Loxias | Loxias 29 Eros traducteur | I. Eros traducteur |  2. Expériences 

Denis Devienne  : 

Le petit dieu amour : au cœur de la traduction des Sonnets de Shakespeare.

Résumé

Dans les deux derniers sonnets, redondants, du recueil des sonnets de Shakespeare, apparaît la figure d’Éros-Cupidon. Est-ce à dire que tout le recueil doit se traduire avec pour cible une érotisation univoque ? Si le traducteur s’aperçoit vite qu’il ne peut faire l’économie de la dimension sexuelle des récits et discours qui habitent les poèmes, la couleur à leur donner reste une affaire de choix, difficile à prendre. En effet, Shakespeare semble avoir pris un malin plaisir à multiplier les points d’irrésolution ; au premier chef desquels, sans doute, il faut placer la valeur du désir et de ses diverses incarnations verbales. Désir brutal, amour essentiel, parodie de discours, c’est au traducteur de choisir sa flèche.

Abstract

Among the ambiguities which abound in Shakespeare’s Sonnets (1609), the issues of gender and sexual identity are certainly central; they imply crucifying decisions for the translator and particularly for the French translator. The grammatical choices, syntax and style, on the one hand, and gender issues, choices and sexual identity or colour, on the other hand, are not exactly equivalent but they interact profoundly. Who speaks to whom and of what love? Is irony the sexual hue hiding love or is love just a speech ironically covering brutal desire? How are we to translate a text that play on those double meanings, without losing this humor based on hesitation that seem to be the trademark of the sonnets? Can one combine and vary angles of translation without lacking of unity? We present here the choices made by several among the numerous translators in French.

Index

Mots-clés : ambiguïté , Bonnefoy (Yves), genre, Hugo (François-Victor), pronom, sexualisation, Shakespeare, sonnets, Thomas (Henri)

Plan

Texte intégral

Car les esprits quand il leur plaît
Peuvent prendre l’un des deux sexes, ou les deux ; si malléable
Et dépourvue de mélange est leur essence en sa pureté,
Sans les liens ou l’épaisseur que donnent une jointure ou un muscle,
Sans la structure qu’offre la résistance cassable des os,
Contrairement à la chair pesante ; mais sous quelque forme qu’ils choisissent
Dilatée ou concentrée, éclatante ou obscure,
Ils peuvent exécuter leurs projets faits de souffle,
Et accomplir les œuvres de l’amour ou de l’inimitié.
Charles Milton, Paradis Perdu (I, 423-431). (1667)

1Tout le monde n’a pas lu les Sonnets de Shakespeare. Ou bien n’a pas lu les mêmes.

2Il est vrai que, pour les définir, ces 154 sonnets qui sont l’œuvre poétique la plus développée de Shakespeare, on peut le faire en une boutade aux airs d’équation : Que sont les Sonnets de Shakespeare ? c’est une gageure pour le traducteur et notamment pour le traducteur français.

3Cinq traductions françaises en 1900 (il est vrai, alors, douze en Allemagne !). vingt-trois entre 1821 et 1976 (partielles et totales). Une dizaine depuis 1976, dont certaines en cours.

4D’où vient cette frénésie à laquelle même les pièces les plus aimées de Shakespeare n’ont pas droit ?

5Peut-être du fait que chaque traducteur pense avoir découvert la clé d’un recueil énigmatique dont l’édition de 1609 est rarement considérée comme voulue par Shakespeare, à tort ou à raison.

6Rappelons les quelques faits ténus qui forment cette énigme : dédiés à W.H., engendreur (Jouve, 1955), obtenteur (Fuzier, 1959) des Sonnets, ils racontent –ou ne racontent pas- une histoire vécue par Shakespeare -ou pas. Homosexuelle ou amicale, les Sonnets ont pour trame la relation entre deux personnes ou personnages, puis avec au moins deux autres « intervenants » : un poète, une femme.

7Ils évoquent une faute, une trahison, éventuellement une maladie. Et c’est tout pour l’histoire.

8On conviendra que c’est assez peu. L’idée est donc que chaque traducteur va pouvoir donner à cette relation variable, la vérité de sa forme. Il se substitue ainsi au Cupidon des deux derniers sonnets (153, 154). C’est vraiment Eros traducteur.


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9En fonction de leur stratégie amoureuse, explorons donc quelques choix de traductions révélateurs de cette importance centrale d’une forme de désir amoureux dans l’expérience de la traduction de ces sonnets.

10Eros, est-il là ? Y a-t-il ou pas un désir dans les traductions des sonnets ?

11Si oui, de quoi ? Vers où lance-t-il ses flèches ?

12Et jusqu’où le traducteur peut-il et doit-il lancer ses traits ?

I. Figures d’Eros dans quelques traductions des Sonnets de Shakespeare

13Nous partons donc de l’hypothèse naïve que le désir de traduire les Sonnets de Shakespeare trouve sa source dans les Sonnets dans le désir amoureux, sexuel, qui y est figuré avec un certain nombre de problèmes.

14a. Raisonnons par l’absurde pour justifier l’énormité de notre simplification.

15Que faire s’il n’est pas là, Eros ? Existe-t-il des traductions des Sonnets sans désir ? Est-ce possible ?

16Oui.

17Maurice Blanchart, en 1944, a traduit l’ensemble des Sonnets mais après réflexion, décide de n’en garder que douze dans son édition (Aux Quatre-Vents). Ce qu’il justifie par la phrase, en préface : Je publie ainsi 12 sonnets que je n’ai point tués.

18S’ensuit une traduction en vers, assez froide, pour ne pas dire glaciale, surtout dans la mesure où Blanchart n’a gardé que les Sonnets qui ont pour thème la mort et le passage du temps en tant que tels (non pas opposés à la survie dans les Sonnets ou à la procréation). Est-ce bien, est-ce mal ? ce qui importe ici c’est qu’une traduction mue par une pulsion mortifère garde pour thème unique la mort.

19Autre traduction sans Eros apparent, celle de Montégut en 1881.

20C’est une traduction en prose et par un bloc-phrase de chaque sonnet. Le mot désir y a été soigneusement gommé.

21Ainsi des sonnets 135-136 qui sont deux sonnets d’humour sexuel fondés sur le mot will-désir, ou volonté, mais aussi mot argotique pour désigner le sexe masculin. Will enfin, c’est le prénom de Shakespeare.

22Là où Fuzier (1959) traduira :

Riche de désir, ton désir amplifie
D’un seul désir de moi qui doit grossir le tien.

23Montégut donne :

Veuille donc toi qui es riche en volonté, ajouter à ta volonté une volonté mienne afin d’élargir ta volonté.

24Envoi en guise de remarque formelle : ces traductions sans désir sont aussi sans mesures musicales régulières.

25b. Autre choix : Eros est là mais comme allégorie. Au sens d’un dieu ou d’une figure qui représente une idée générale (l’amour, le désir, la sexualité). Cet Eros-là n’est pas destiné à mettre en scène un amour précis, humain, personnel, singulier.

26Je mets en scène l’amour et ses lois sous forme de Cupidon.

27Love désignera ainsi moins l’être aimé (mon amour) que le sentiment en général (l’amour voire l’Amour).

28Une telle optique va de pair avec les allégories et prosopopées du recueil : celle du Temps, de Décrépitude, de Nature, de Beauté, Vérité, Luxure, Hiver, notamment.

29Mais, en revanche, notons immédiatement que le cachet mythologique du recueil est très peu marqué (si l’on compare avec les sonnets de Daniel, ou avec ceux de Spenser, par exemple).

30On a chez Shakespeare : Saturne, Philomèle (le rossignol), Diane, Mars, Adonis, Hélène, Cupidon. Une fois chacun. Et c’est tout !

31Deux traductions adoptent un projet d’écriture qui ressemble à cette allégorisation que nous avons définie : celle de Pierre-Jean Jouve (1955) et celle de Fernand Henry (1900).

32Chez Jouve, Amour/Désir, ceci dit, n’est pas tant l’allégorie du désir que l’allégorie du langage à la fois ancien et neuf qu’il forge.

33Sonnet 154 :

Le petit dieu Amour une fois endormi laissa à son côté le brandon enflamme-cœurs, tandis que maintes nymphes ayant juré vie chaste venaient sur la pointe des pieds ; dans sa main de fille

La plus belle vouée a ramassé ce feu, qu’avaient chauffé maintes légions de cœurs sincères ; et ainsi fut le commandant du chaud désir, en dormant, par virginale main désarmé

Ce brandon elle l’éteignit en une fraîche source proche, laquelle du feu d’Amour prit chaleur perpétuelle, devenant un bain, remède bienfaisant, pour les hommes souffrants ; moi, serf de ma maitresse

Je suis venu pour guérison, et par cela prouve ceci : si le feu d’Amour échauffe l’eau, par l’eau l’amour n’est refroidi.

34Un monument moderne, voilà ce que Jouve dans sa préface estime avoir élevé. De là cette allégorisation qui est à la fois archaïsme et néologisme, une archaïsation sensible mais non pas historique, non pas destinée à reconstituer un équivalent de la langue du temps de Shakespeare.

35Même chose chez Henry.

36Eros est allégorie au sein d’une Forme, d’un système de contraintes formelles. Henry s’impose en effet un schéma de sonnet ayant pour rimes ABBA/ABBA/CDD/CEE et ce, en dépit du nombre de rimes dans le sonnet élizabéthain (plus souple) et du schéma en trois quatrains et un distique, très marqué chez Shakespeare.

37Henry est donc plus royaliste que le roi, au point que là ou Eros (allégorisable aisément) est absent, il l’y remet.

38Sonnet 145 :

Cette bouche qu’Eros de sa main même a faite
Tandis qu’à ses cotés pensif je languissais

39Eros traduit...love (quand Mars du sonnet 55, lui, disparaît).

40Envoi en guise de remarque formelle : dans ces deux traductions, les majuscules (qui chez Shakespeare, naturellement, pullulent et sont une question importante) sont en général gardées. Les archaïsmes sont nombreux (encor, par exemple) – surtout sous la forme d’absence d’articles et d’inversions de groupes. Chez Jouve, sur les sonnets 153 et 154, on compte, ainsi, cinq inversions et cinq absences d’articles.

41Opposé à cet Eros intellectuel, un Eros sexuel, intime, narratif, autobiographique.

42Ici je =W.S =le poète et tu =W.H. =le dédicataire. Les deux sont liés par un sentiment véritable, moteur des Sonnets.

43Dans ces traductions, la préface comme le texte sont habités par un mot abondant : vivant.

44C’est Henri Thomas, avec deux préfaces (1959, 1965). Et c’est François-Victor Hugo, en 1856 avec une préface de 64 pages.

45Appelons ce type de traduction, des traductions narratives, sous l’égide d’un Eros reconstitué.

46Thomas par exemple, reconstitue cette histoire d’amour dans sa violence comme une lutte poétique contre la précarité du monde (un monde, il le rappelle, d’emprisonnements, d’empoisonnements, de guerre, de mort, de maladies, de maladies vénériennes) redoublée par la lutte de la vérité du texte malgré l’édition de Thomas Thorpe, qu’il juge mauvaise. C’est aussi le combat de la poésie contre ce qui est institué :

... les Sonnets le révèlent (Shakespeare) comme en filigrane au sombre rideau des jours- nous pouvons en saisir beaucoup de traits mais l’image totale n’est peut-être pas saisissable. Elle n’est pas en tout cas celle du plaisir, ou disons de la satisfaction érotique ; une époque qui paraît avoir laissé toute licence aux poètes ne saurait expliquer que le plaisir y paraisse sous un jour aussi noir :

Ruine d’âme perdant honteusement sa force
Est le désir en acte, et devant qu’il n’agisse
Il est parjure, infâme, assassin, plein d’opprobre
[…] Enrageant qui le cherche, et qui l’a, et qui l’eut-

Cette plainte n’est pas le fait d’un homme vieilli, affaibli –, mais d’un jeune homme d’une sensualité toujours en éveil, et pour ainsi dire jupitérienne, c’est à dire universelle : homosexualité, hétérosexualité, désignent ici la même passion envers cette merveille harmonieuse, l’être aimé, adolescent ou fille– intensément le même, éternellement autre.

47On pourrait faire remarquer à Thomas qu’il exagère, que Shakespeare ne fut jamais bien vieux (si tant est qu’il naquit), que les dernières pièces sont habitées de cette même sexualité noire et universelle.

48Mais là n’est pas notre propos : cette forme d’exagération, de ramification vivante est constitutive du désir de traduire dans ce type de programme. C’est une mise en scène (auto)biographique, où la sexualité est centrale, vivante.

49Chez F-V. Hugo, on la retrouve, cette mise en scène de tout instant avec la même insistance sur les coups du sort qu’essuie le « Shakespeare » tel qu’il se montre dans les Sonnets. Hugo en effet évoque le caractère maudit de la forme sonnet, portant malheur à qui la pratique. La forme choisie et le destin personnel, dans sa préface, c’est tout un.

50Il commente le Sonnet 128. Shakespeare s’y montre jaloux des touches de l’épinette, du virginal ou du clavecin (jacks, également les valets...) sur lesquelles celui qu’il aime fait courir ses doigts.

51Curieusement, Hugo y voit une scène de bonheur.

O ! Regardez un peu Shakespeare comme il est heureux en ce moment ! Comme il écoute ! Comme il oublie tout ! Comme il rayonne à présent ! Comme son front immense s’illumine ! Comme les narines de ce nez aquilin palpitent !

52Dans le sonnet, Hugo traduit ainsi « naturellement » thou, my music par ô, ma vivante musique. On voit que c’est le même programme : la vie, le désir.

53Ce type de traduction n’est évidemment pas allégorique du tout.

54Hugo rappelle, au contraire, que c’est un autre grand poème narratif de Shakespeare, Vénus et Adonis, qui serait la version allégorique des « derniers » sonnets. A savoir les sonnets 1 à 24, en fait, puisque dans sa volonté de reconstitution vivante, Hugo a placé ces sonnets en fin de sa traduction (qui en contient 155 !). Ces 24 sonnets sont ceux dont le discours essaie de convaincre le jeune destinataire de la nécessité urgente pour lui, de se marier et de faire des enfants. Que François-Victor Hugo ajoute : car la poésie a la capacité mystérieuse d’engendrer, doit nous convaincre de la cohérence de son désir de traduire.

55Remarque : Ce sont là deux traductions simples, souvent louées par les commentateurs ou les imitateurs. Elles n’esquivent pas l’aspect sexuel ou amoureux mais l’intègrent dans une vie. La vigueur des images, chez F-V. Hugo et l’abondance de tournures phatiques et d’ellipses, chez Thomas, vont dans ce sens.

56Deuxième remarque : en conformité avec l’historiographie française, la majorité des traductions adopteront grosso modo ce système d’un Eros reconstitué, narratif, (auto)biographique.

II. Esprit d’Eros dans quelques traductions des Sonnets de Shakespeare

57Mais vers quelle direction orienter ce désir, cette vie ? Quel est l’esprit de cet Eros-là ?

58a. Notons en préambule que la traduction de ces Sonnets pose, à ce sujet, un problème de « genre » au sens grammatical (ou sexuel) du terme.

59En anglais, par rapport au français, le genre est, on le sait, bien moins souvent marqué et marquable, dans les accords ou dans la carte d’identité d’un nom, par exemple. Il y a là une ambiguïté anglaise, et Shakespeare en joue.

60Bien souvent, on peut hésiter. Homme ou femme ? Glen or Glenda, pour parodier le film d’Ed Wood sur le travestissement. On peut. Mais doit-on ?

61Je peux relire plusieurs fois le recueil et, par recoupements, décider du sexe de tel ou tel destinataire (you/thou) d’un sonnet. Il n’empêche que qui les découvre hésite. Pastichons un peu ces hésitations possibles du traducteur, à grands traits d’errements.

62Au premier sonnet, je peux croire, avec l’image de la rose de la beauté et puisque l’auteur semble être un certain Shakespeare (traditionnellement masculin), qu’un homme parle à une femme.

63Mais dès le troisième sonnet, l’image du labour m’annonce que c’est à un homme qu’on parle. Est-ce donc une histoire homosexuelle ?

64À partir du sonnet 20, je comprends que non puisque Nature a doté le maître-maîtresse du poète de quelque chose que ce dernier considère comme usage exclusif des femmes.

65À partir du sonnet 126, intervient une femme, la Dame Noire. Dès lors, une forme d’alternance ou de mixité s’instaure, difficile à trancher.

66Comment faire ?

67Guizot (qui commença sa traduction avant F-V. Hugo) fait des sonnets 110 et 120 deux sonnets adressés à une femme. Au même sonnet 110, Hugo, qui l’adresse à un homme, fait dire à Shakespeare : je me suis travesti comme un paillasse. Hugo et le français de 1856 veulent dire : je me suis déguisé en Arlequin. Bien entendu.

68Hugo, encore, au sonnet 40 :

Prends tous mes amours, mon bien aimé, prends les tous !

69Il est fidèle à ses choix et le pluriel masculin désigne non pas une cohorte d’hommes mais une série d’amours physiques à envisager concrètement.

70Alfred Copin en 1888 fait un tout autre choix. Gêné par la tournure sexuelle (et homosexualisante, éventuellement) du poème, sans doute, il désexualise les amours pour en faire des amours abstraites (le pluriel est alors féminin !) et l’aimé pour en faire un ami. En anglais, c’est le même mot : love.

71Ce qui donne un peu l’effet inverse de celui que Copin escompte :

Prends tous mes amours, ami, prends les toutes !

72On pourrait sortir de ce préambule par une pirouette. Celle, magistrale, d’Oscar Wilde dans Le portrait de Monsieur W.H. : le destinataire est un comédien, qui, comme tel, à l’époque, est voué à se travestir. Soit. Mais il ne faut pas oublier que dans les Sonnets, la métaphore du théâtre, présente quatre fois, est toujours celle de l’impermanence du monde, de l’inconstance du temps.

73Dans un recueil centré souvent sur la jalousie et l’inconstance, la vérité et la parole, ce serait là un choix fort. Aucune traduction ne le fait.

74Comment traduire l’ambiguïté quand traduire, c’est décider ?

75b. On peut tout simplement ne pas se poser la question.

76C’est ce que fait Jean Malaplate en 1992, ou Jean Fuzier en 1959. La sexualité de leur poète n’est pas orientée puisque le recueil n’a pas de véritable esprit global. Des séries diverses, et certains poèmes isolés, davantage. Malaplate affirme ainsi que les deux sonnets finaux n’ont aucun lien avec le reste du recueil.

77Précision : si son choix d’ensemble est respectable, on ne peut que lui donner tort sur ce point précis. Chacun des deux derniers sonnets renvoie à un autre sonnet-clé par deux syntagmes cruciaux : « les yeux de ma maîtresse » citent le sonnet 130 et « le petit dieu amour » renvoie au sonnet 110.

78Ces traductions, éclectiques, dédramatisent et débiographisent les Sonnets. Ce que d’aucuns peuvent juger sain.

79Ainsi du Sonnet 20, chez Fuzier, qui juge que les Sonnets sont avant tout « exercice de style » et « rhétorique » (plus qu’inspiration et lyrisme). Le travestissement y est purement rhétorique, jeu verbal sans référent :

Ton visage est de femme, et par Nature peint,
O de ma passion le maître et la maîtresse ;
De femme est ton doux cœur, quoiqu’il ne sache rien
Des changements soudains qu’on voit ces traîtresses ;

Ton œil est plus brillant, moins pervers à rouler :
Il dore tout objet auquel il s’abandonne ;
Ton aspect d’homme, auquel obéit tout aspect,
Des hommes ravit l’œil, des femmes l’âme étonne.

Et c’est femme d’abord que Nature te fit,
Mais en te façonnant s’éprit de son ouvrage,
Et par addition de toi me déconfit
En t’ajoutant un rien à mes fins sans usage :

Armé pour le plaisir des femmes, fais donc mien
Ton amour, et du fruit de ton amour leur bien.

80C’est l’opposé de la lecture narrative, ou son antidote.

81Ce que Thomas, du sonnet 75, traduit :

Oui, mes pensées te réclament comme la vie sa nourriture

82Malaplate en donne :

Vous êtes pour mon âme un aliment de vie,
(Une averse de juin sur un sol desséché
Et pour l’amour de vous j’ai guerre aussi suivie
Que celle d’un avare avec son bien caché :)

83Formellement : archaïsmes, inversions, absences d’articles, que la traduction allégorique utilisait abondamment, sont ici non plus seulement fréquents mais presque la règle.

84Dommage collatéral : les jeux de mots sont renvoyés dans l’appareil de notes. Vous et tu se partagent les sonnets sans pour autant respecter la distribution en thou et you. La traduction du même au même n’a en effet pas lieu d’être dans un tel projet. Ainsi, le sonnet 135 traduit Will soit par Will soit par vouloir. Le désir a peut-être un peu disparu...

85C’est que cette recherche d’une voix poétique, ou mieux, de la couleur d’un rythme, légère, correspond peut-être, mal gré que les traducteurs eux-mêmes en aient, à une lecture parodique des sonnets, qui peut se justifier amplement. Mais le traducteur français n’a pas toujours l’habitude d’associer rire, rhétorique et amour, de façon volontaire.

86c. Choix radicalement opposé à l’éclectisme : des traductions dialectiques, qui rassemblent les thèmes, voire les unifient, allant jusqu’à en gommer les discussions de genre, de sexe, dans un puissant désir de compréhension.

87C’est bien le souhait de Pierre Leyris, en 1990 (ca).

88Il n’y a qu’une idée dans chaque sonnet, assure Leyris, du recueil de 1609.

89Cela va de pair avec le propos explicite de maints sonnets. 1 =2 =3. Mon amour par moi se marie et enfante. Ou en remontant : 3 =2 =1. Bien qu’il y ait trois personnages, leur amour à deux est en moi, aliénation et joie. C’est le sujet des sonnets 36 et 105 par exemple.

90Ou du sonnet 144 :

J’ai deux amours, qui sont ma joie et mon malheur,
Deux esprits, semble-t-il, qui tour à tour me hantent ;
Le bon ange est un homme, de blondeur ardente,
Le mauvais une femme, de noire couleur.

Pour me voir en enfer, le fléau féminin
Cherche à me dérober mon ange, qu’elle tente,
Qu’elle voudrait corrompre et changer en démon,
Souillant sa pureté d’une luxure immonde.

Que mon ange en démon soit bel et bien mué,
J’en ai soupçon, pourtant je ne puis l’affirmer.
Mais tous deux s’entr’aiment et tous deux sont loin de moi,
Celui-ci doit-être en l’enfer de celle-là.

L’est-il ? Je ne le sais et je ne le saurai
Que si mon bon ange est chassé par le mauvais.

91Même intuition d’une dialectique unitaire ou unifiante, dans la traduction d’Yves Bonnefoy. Cette intuition plotinienne, propre à Bonnefoy, n’est pas étrangère à la Renaissance anglaise, bien entendu. C’est le temps de John Florio.

92C’est ainsi que l’on peut illustrer ou comprendre ce que dans sa préface aux 24 premiers sonnets qu’il traduit, Bonnefoy dit de l’acte de traduire : le matériau du traducteur, c’est moins le sens qu’a le texte que son expérience propre de celui-ci.

93Et Bonnefoy de chercher la dialectique entre invention formelle et invention de parole, ou encore une forme sans règle mais pas sans loi. Désirant dégager les virtualités étouffées dans l’original, s’il réussit aussi à déchirer les représentations de nous-même et du monde.

94Avançons, dans un premier temps, une impression que ce lexique donne (et qu’on reniera dans quelques lignes) : ce programme est celui de la traduction d’une essence. Un Eros essentialiste.

95Confirmation de cela viendrait de l’usage abondant du vocabulaire de l’être et de l’essence, dans la traduction elle-même :

Tu prives de sa vie l’être qui est en toi (4, v.9)

96Ou bien essence mis pour l’anglais distillation. Bonnefoy joue là bien sur le vocable technique de la parfumerie, mais c’est l’essence d’un parfum sans fin. (sonnet 5).

97De même, Bonnefoy, dans le débat sur le genre des pronoms, offre une solution originale. Il emploie souvent le pronom nous. C’est le nous de politesse et philosophique, mais pluriel. (notre musique et quand tu nous auras quittés, du sonnet 8).

98Est-ce une solution qui va au-delà encore des traductions dites « allégoriques » ?

99Non plus Eros le dieu-mythe d’un ancien principe, mais Eros comme idée pas encore réalisée, nuée qui transperce l’éphémère des vocables et des genres. Soit.

100On le croit encore quand on lit, sonnet 8 :

Ce que te dit ce chant bien que sans mots,
Cet Un, bien que multiple ? Etre seul, n’être pas.

101L’Un, avec sa majuscule (que Bonnefoy décide), c’est évidemment l’Un néo-platonicien des Ennéades.

102Mais comment concevoir alors que Bonnefoy adresse les poèmes à mon bien aimé ? Comment expliquer des choix de vocables exprimant une sensualité qui pour être perlée n’en est pas moins tangible, certaine, terrestre ?

103Ainsi du sonnet 16 :

And you must live, drawn by your own sweet skill

104Bonnefoy fait :

Tu dois vivre, tu as pinceau
Pour avec art, et voluptueusement, te reproduire

105Voluptueusement est un mot de 6 syllabes, ce qui en français est considérable.

106Pour traduire le i long mais tout de même monosyllabique de sweet.

107Yves Bonnefoy l’a dit, il traduira en rythme mais ce sera son rythme (à lui, Yves Bonnefoy).

108Eros se fait donc rythme ici, matière sonore et densité, médiation et méditation.

109Remarque formelle : cet « unisme » est la source d’audaces fortes. L’unité de pensée, promulguée ou découverte par Leyris ou par Bonnefoy, leur permet de mettres en séquences l’original anglais, sans crainte. Il leur ouvre la porte des mesures courtes, d’apparence plus idiomatique en français contemporain.

III. Dieu d’Amour dans quelques traductions des Sonnets de Shakespeare

110Est-ce aller trop loin ?

111L’idéologie est un phénomène humain. Et cette « idéologie poétique » d’Yves Bonnefoy exclut de nombreux choix. Bonnefoy tente la traduction comme expérience, le sens comme nuée et c’est un peu par manière de provocation empathique que nous désignons à l’aide du mot idéologie, justement, sa volonté de s’arracher à la gangue des idéologies et des schèmes. Il n’empêche : Bonnefoy, Leyris excluent la binarité dont nombre d’études américaines font la clé des Sonnets. Que ce soit Stephen Booth, ou Heather Dubrow, pour ne citer qu’eux. Dualité de sens, de détail, de genre, hésitation psychologique violente entre pulsions et postulations antinomiques, irréconciliables.

112Entre masculin et féminin.

113Entre mots de racine latine et mots de racine germanique. Helen Vendler fait de jolis relevés des doublés redondants latin/germanique sur lesquels les sonnets jouent- l’anglais accepte ces doublés, le français non, et les traduire devient alors une double contradiction !

114Autre hésitation, encore, l’hésitation entre protestantisme et catholicisme.

115Est-ce la liturgie du rite d’amour (Bonnefoy, 22)qu’il faut traduire, un acte, une vraie profession de foi, ou faut-il se contenter de chanter comme il convient l’amour et son doux rite (Malaplate, même vers !), une convention de conjonctions un peu fortuites ?

116a. On a déjà évoqué Alfred Copin (1888). Rappelons-le pour illustrer un choix éminemment idéologique de limite face à un thème qu’on comprend au minimum comme connexe avec celui d’Eros-principe sexuel : celui d’Eros-dieu (sacré ou divinité).

117Copin reclasse les sonnets en cinq parties. À savoir dans l’ordre qu’il choisit et avec les titres qu’il leur donne : Amour, Amitié, Séparation, Misanthropie, Immortalité.

118Il est évident que Copin, à sa manière, reconstitue un Eros narratif mais c’est un Eros qui se défait de sa peau dès le second épisode du feuilleton. L’amour est un point de départ ou de décollage, dont Copin se débarrasse.

119Il évacue d’emblée, en effet, les sonnets 135-136 (nos fameux sonnets d’humour sexuel tournant autour de la répétition de Will, si vous vous en souvenez).

120Encore une fois, les mettre en ouverture de sa traduction peut donner l’effet inverse de celui que Copin escompte, lui qui termine le recueil par le vers à écho biblique /Tu vivras plus longtemps que les tombeaux des rois/.

121Jugez vous-même, c’est le sonnet 136 (mais premier chez Copin, donc) :

À d’autres le dégoût ! Soyons insatiable !
Ton désir, je le sais, va débordant toujours
Or je viens te prier comme sort enviable
De m’accorder enfin place dans tes amours !

122b. Même si je comprends que le sacré est là, derrière, je peux choisir autre chose que Copin n’a fait.

123Toutes les traductions ont en l’occurrence leur mot à dire. Elles s’étalent ou s’étagent sur un éventail qui va du culte fervent à la révérence formelle.

124Ainsi, au sonnet 110, au bout de l’arc-en-ciel, l’unitariste Leyris donne :

Un vrai dieu à qui je veux vouer un culte unique

125Il s’agit ici du jeune ami/amant à qui la fidélité est comme celle à dieu, mais aussi comme celle à l’art.

126J’ai écrit « comme » mais c’est un peu faux. Le problème est justement : s’agit-il vraiment d’une métaphore, d’une métonymie ? Leyris dit non et reste au premier degré.

127À l’inverse, Fuzier le rhétorique fait du même vers de 110 :

Dieu d’amour où ma flamme ores s’est retirée.

128C’est l’autre bout de l’éventail. Non plus la présence sacrée mais une image (soulignée dans son aspect archaïque, conventionnel, contournée), une image travaillée.

129Le statut de l’image et notamment de l’image qui lie amour et sacré, en un mot de l’image à proprement parler érotique est donc au centre de la traduction des Sonnets.

130On pourrait dire que c’est son cœur.

131Mais si on dit cœur, on ne dit pas sexe. Et c’est bien le cas : aucune des traductions n’a fait le lien entre image sexuelle et image sacrée. L’amour, oui, mais le sexe (la sexualité, le genre, le corps), non.

132c. Il est vrai qu’une telle image -qui relie trois termes !– est de l’ordre de la gageure en matière de traduction. Elle confine aussi au blasphème ou à l’humour qui repousse les limites des conventions.

133La rhétorique des Sonnets de Shakespeare, leurs jeux de mots ne sont-ils pas une indication que là est leur postérité ? Dans ce halo sexuel et comique derrière l’amour divin et sacré ?

134Fuzier qui a traduit les HolySonnets de Donne, n’est pas sans savoir que l’un thématise l’autre comme on le répète à l’envi sur la Sainte-Thérèse du Bernin. Mais Donne jouait un jeu moins masqué.

135Shakespeare a ses sonnets 135-136, qui peuvent être une bonne illustration de ce que « intraduisible » veut dire dans une note (mais qu’on peut traduire !). C’est aussi le nom à sanctifier du sonnet 108, ou Shakespeare, tendant la perche à ses biographes futurs en parodiant Moïse : Je suis ce que je suis. Ou encore la phrase tu es mon tout, qu’un Anglais de la fin du XVIe siècle dans le Stradforshire pouvait entendre (all/whore/hole pouvaient sonner à l’identique assure Stephen Booth, que l’on croit sur parole) comme : tu es ma pute (traduira-t-on : tu es mon trou ?) de même que Will peut aussi s’entendre well : le bien et le « puits » d’amour.

136Infidélité, fidélité, Shakespeare ou celui qui a pris son nom semble avoir laissé ces Sonnets en héritage aux traducteurs.

137Amour en est-il un mot-clé ? Oui, direz-vous- ouvrez le livre : love, love, love est aussi présent que sur un livret des Beatles.

138Helen Vendler, dans sa belle édition, définit comme mot-clé d’un sonnet de Shakespeare un mot qui revient dans les quatre parties (les trois quatrains ET le distique (d’envoi)).

139Si l’on suit cette définition, love est bien mot-clé mais de trois sonnets seulement ! (31, 32 et 138).

140Alors qu’il est mot-clé manquant (dans une des parties seulement) dans les sonnets 23, 36, 72, 115, 136, 151 et 154 (et dernier).

141Il manque en général dans l’envoi. Ce n’est pas peut-être pas pour rien. Eros nous empoisonne à nous laisser le mot de la fin.

Conclusion

142Pourquoi traduit-on ? La question devient évidemment : comment traduire les Sonnets de Shakespeare ?

143Tant mieux.

144Shakespeare a bien dit :

Puisque : pourquoi aimer ? je ne peux alléguer nulle cause

145Il nous reste un envoi à faire en deux lignes. Que cela soit ce qui suit : lisez les Sonnets de Shakespeare, en français si vous voulez. Ceux que vous voulez. Si vous percevez derrière la forme une obscénité qui flirte avec le sacrilège par amour ou par humour, continuez. Sinon, cherchez une autre traduction qu’Eros ne manquera pas de vous envoyer.

Bibliographie

A- En anglais, les deux éditions suivantes, par exemple, sont très précieuses :

Shakespeare’sSonnets, Edition de Stephen Booth, Yale, 1977, 584 p.

The Art of Shakespeare’s Sonnets, Editionde Helen Vendler, Belknap Press of Harvard (Cambridge/London), 1997, 672 p.

B- Traductions citées- chronologie

1857 : François-Victor Hugo, Les Sonnets de William Shakespeare, traduits pour la première fois en entier (chez Michel Lévy).

1860 : Guizot

1881 : Montégut

1888 : Alfred Copin

1900 : Fernand Henry

1944 : Maurice Blanchart, 12 Sonnets de Shakespeare (Aux 4 Vents).

1959 : Jean Fuzier, in Œuvres Complètes, pp. 82-137, Gallimard, coll. Pléiade, t. I, avec introduction et notes de Jean Fluchère, auteur de l’introduction générale.

1955 : Pierre-Jean Jouve, Sonnets, Le Sagittaire, Paris, 1955, trad. avec une préface. (reprise dans les Œuvres complètes de Jouve, Mercure de France ; puis par Gallimard, coll. Poésie.)

1959 : Henri Thomas Sonnets/Le Phénix et la Colombe, dans Œuvres Complètes, dir. par Pierre Leyris et H. Evans, Paris, Club français du livre, 1961, trad. reprise au Temps qu’il fait, Cognac, 1995). Préface citée parue dans La Chasse aux Trésors, II, pp. 16-17.

1990 (ca) : Pierre Leyris, choix, in Rencontres de poètes anglais/ suivi de/ Sonnets de Shakespeare, Paris, Corti, 2002

1992 : Jean Malaplate, Livre de Poche, coll. Bibliothèque classique, avec une préface (reprise de sa traduction de 1992 chez L’Âge d’Homme).

1994 : Yves Bonnefoy, XXIV Sonnets de Shakespeare ; précédé de « Traduire les sonnets de Shakespeare », Les Bibliophiles de France (Eaux-fortes de Zao Wou-ki).

Nous nous sommes aussi permis de citer à l’occasion notre propre traduction parue dans les volumes 4 et 5 des European Studies (Sendai, Japon, Juillet 2004 et décembre 2005).

C- Sur la traduction des Sonnets, signalons :

BONNEFOY Yves, « Traduire les sonnets de Shakespeare », L’Esprit créateur, 34 (3), printemps 1994, p. 14-21, (voir B-1)

Repris en anglais sous le titre « Translating Shakespeare’s Sonnets » dans : Yves Bonnefoy, Shakespeare and the french poet, U. Chicago P., 2004. Trad. par John Naughton. Recueil de préfaces et essais sur Shakespeare et sur l’acte de le traduire, suivi d’un entretien inédit.

MESCHONNIC Henri, Poétique du traduire, Verdier, 1999, pp. 257-307.

LINDSAY Marshall, « French Translations of the Sonnets » dans New Essays on Shakespeare’s Sonnets, collectif, publié par Hilton LANDRY, AMS Press, New York, 1976, pp. 193-216.

Signalons qu’un colloque s’est tenu, le 27 mars 2004, à l’Université de Paris-VIII., « A Zealous Pilgrimage : traduire les sonnets de Shakespeare », colloque dirigé par Monsieur Patrick HERSANT, que nous remercions.

D-Sur ce thème des choix amoureux dans les Sonnets- on peut lire :

ORGEL Stephen, Impersonations /The Performance of gender in Shakespeare’s England, Cambridge, 1996, 179 p.

DUBROW Heather, Captive Victors: Shakespeare’s Narrative Poems and Sonnets, Cornell U.P., Ithaca N.Y., 1987, pp. 169-257, consacrées aux Sonnets.

Pour citer cet article

Denis Devienne, « Le petit dieu amour : au cœur de la traduction des Sonnets de Shakespeare. », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 12 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=6120.


Auteurs

Denis Devienne

Université du Tohoku, Sendai, Japon