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Philippe Humblé  : 

Les orphelins d’Éros. Lexicographie et traductologie

Résumé

« On traduit parce qu’on aime ». Voilà qui pourrait paraître évident pour la plupart des participants de ce colloque. Cela ne le sera peut-être pas pour une grande partie des traducteurs. Qu’y a-t-il de pulsion érotique, de fusion entre le traducteur et le traduit, pour qui s’occupe de localisation de logiciels, de manuels d’essoreuses, de dictionnaires bilingues ? Ces traducteurs traduisent-ils ce qu’ils aiment ou finissent-ils tout au plus par aimer ce qu’ils sont bien forcés de traduire ? Le principe coercitif dans la traduction de tous les jours ne serait-il pas sous-estimé par les chercheurs académiques ? Le plaisir du texte est le plaisir de peu. Cette intervention se veut une ébauche de défense de ces traducteurs qui n’aiment peut-être pas toujours ce qu’ils traduisent, les lexicographes.

Index

Mots-clés : bonheur , choix, dictionnaire bilingue, Eros, lexicographe, Narcisse, pulsion, satisfaction

Texte intégral

 « On traduit parce qu’on aime ». Voilà qui pourrait paraître évident pour la plupart des participants de ce colloque. Cela ne le sera peut-être pas pour une grande partie des traducteurs. Qu’y a-t-il de pulsion érotique, de fusion entre le traducteur et le traduit, pour qui s’occupe de localisation de logiciels, de manuels d’essoreuses, de dictionnaires bilingues ? Ces traducteurs traduisent-ils ce qu’ils aiment ou finissent-ils tout au plus par aimer ce qu’ils sont bien forcés de traduire ? Le principe coercitif dans la traduction de tous les jours ne serait-il pas sous-estimé par les chercheurs académiques ? Le plaisir du texte est le plaisir de peu. Cette intervention se veut une ébauche de défense de ces traducteurs qui n’aiment peut-être pas toujours ce qu’ils traduisent, les lexicographes.

La pulsion d’éros est-elle à la base du désir de traduire ? Et si elle l’est, l’est-elle de traduire n’importe quel texte ? Ou, au contraire, le texte oblige-t-il le traducteur à se soumettre à cette pulsion ? Parlant d’Eros, Schopenhauer inspirera Freud : 

L’instinct sexuel est cause de la guerre, est but de la paix ; il est le fondement de toute action sérieuse. L’objet de toute plaisanterie, la source inépuisable des mots d’esprit, la clef de toutes les allusions, l’explication de tout signe muet, de toute proposition non formulée, de tout regard furtif, la pensée et l’aspiration quotidienne du jeune homme et souvent aussi du vieillard, l’idée fixe qui occupe toutes les heures de l’impudique et la vision qui s’impose sans cesse à l’esprit de l’homme chaste ; il est toujours une matière à raillerie toute prête, justement parce qu’il est au fond la chose du monde la plus sérieuse1.

Alors que l’on se dispose aisément à considérer le traducteur comme celui qui choisit le texte avec lequel il maintiendra une relation intime, il est moins naturel de considérer le texte comme celui qui ne choisit pas son traducteur, mais qui s’impose à lui. Cela est, en réalité, beaucoup plus fréquent que le contraire. Peu de traducteurs peuvent s’offrir le luxe de choisir leur texte, de choisir ce qui va les exprimer, de s’adonner à ce geste d’Eros, qui n’est que le geste de Narcisse : Je traduis donc j’écris. Borges l’exprime de la façon suivante :

No sin alguna lógica amargura
Pienso que las palabras esenciales
Que me expresan están en esas hojas
Que no saben quién soy, no en las que he escrito.
Mejor así. Las voces de los muertos
Me dirán para siempre.

Non pas sans logique amertume
Je crois que les mots essentiels
Qui m’expriment, se trouvent dans ces feuilles
Qui ne savent pas qui je suis, non pas dans celles que j’ai écrites.
Tant mieux. Les voix des morts
Me diront pour toujours. (Borges, Mis libros)2

Quelle est la pulsion qui gît au fond du désir de traduire ? La pulsion de l’amour, de l’autre, de l’union avec l’autre ? Ou la pulsion de soi, la quête, que peu de nous parviennent à mener à son aboutissement, d’une expression parfaite de nous-mêmes ? La traduction à laquelle le traducteur se permet de ne jamais se conformer reflète l’impuissance de celui qui ne parvient pas à se définir. L’auteur, lui, bien ou mal, se définit. Tandis que le traducteur n’en finit pas de se définir.

Et que dire de ce traducteur à solde, le lexicographe, dont le texte dépasse rarement une phrase. Personne ne doute de sa compétence linguistique, souvent plus complète que celle du traducteur littéraire. Personne n’y a songé jusqu’à présent, à ces va-nu-pieds de la traduction, qui entourent le traducteur littéraire quotidiennement, qui sont ses homonymes, ses compagnons de route. En quoi se distinguent-ils des traducteurs littéraires ?

Le choix est une des attributions nécessaires du traducteur. Quand on n’en finit pas de traduire certaines œuvres, quand un même traducteur refait sa traduction au bout de quelques années, son problème est le choix. Tant de traductions pour « En un lugar de la Mancha, de cuyo nombre no quiero acordarme ... » : Dans un endroit de la Manche du nom duquel je ne peux me souvenir ; Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom ; Dans un village de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom ... etc. Si le choix est une attribution essentielle du traducteur, par quels critères ce choix est-il guidé ?  Par des critères érotiques, comme le défendrait Schopenhauer et peut-être Freud ? Mais quel secret désir érotique réalise le choix de bourgade au lieu de village ou d’endroit ? Sans doute le désir du traducteur de se réaliser, celui de s’exprimer et de s’exposer à autrui. La traduction donne voix à l’enroué qu’est le traducteur, mais ceci à condition que le choix lui soit permis.

Le traducteur de dictionnaires, aime-t-il son texte ? Ou le laisse-t-il indifférent ? Ou finit-il par le détester même, à cause de son caractère impératif, à cause de la tyrannie du choix unique ? Si la traduction réalise le traducteur littéraire, donne réalité à son être, l’exprime, dans quelle mesure une traduction dictionnairique, dans laquelle l’anéantissement du choix est l’idéal, continue-t-elle à être une traduction inachevée, et donc sujette au choix ? Cela dépend sans aucun doute du niveau de recherche effectué pour en arriver à l’entrée du dictionnaire. La traduction d’un mot isolé est-elle une traduction ? Elle l’est évidemment dans le sens où il y a intervention de deux langues. Elle l’est dans la mesure où, suivant l’argument de Wittgenstein3, une ‘langue privée’ est impossible, que tous les mots sont insérés dans une interaction verbale culturelle nécessaire et que toute traduction, même d’un mot, suppose la traduction d’un texte, si banal, court, évident, insaisissable qu’il soit. De fait, ce texte imaginaire doit être tout ceci : banal, court, évident, insaisissable. C’est cela qui rend sa traduction possible.

Picasso disait que l’on ne consultait pas le tableau d’un violon pour savoir ce que c’est qu’un violon. A l’inverse, un Indien qui n’aurait jamais vu un violon ne pourrait pas déduire d’une peinture de Picasso à quoi sert cet objet et à quoi ressemble son existence tridimensionnelle. Un mot, et donc sa traduction, n’est possible que dans la mesure où il est inséré dans un texte, bien que nécessairement banal, connu.

Voilà notre lexicographe traducteur cerné de tous côtés par le limpide, le fade, l’obligatoire. Impossible de définir la relation érotique par ces adjectifs-là. Quelle est alors son attitude face à cela ? Le concept d’intraduisible signifie-t-il quelque chose pour le lexicographe ou se trouve-t-il aux antipodes, à l’avant-poste des armées ennemies ? Il est certain que le mot remplit pour lui une toute autre fonction.

Une comparaison des exemples, dont je vous fais grâce, pour des mots identiques dans le dictionnaire Oxford-Hachette, le Collins-Robert et le Larousse Anglais-Français révèle une étonnante similitude qui n’est pas nécessairement due au plagiat. Les dictionnaires bilingues reflètent le monde au degré zéro. Le consensus est là, ils ne sont compréhensibles, et utilisables, que parce qu’ils nous transmettent les mots seulement dans ce qu’ils ont de cocon, d’enveloppe, sans leur contenu, dans ce qu’ils ont d’interchangeable d’une langue à l’autre.

Il est clair que, d’un point de vue linguistique, les deux types de traducteurs ont droit à la citoyenneté. Cependant, quelle distance entre le traducteur lexicographique simple et le traducteur littéraire qui pique les mots, les troue pour en extraire le contenu, mélange le tout pour en arriver à un plat, à un tableau similaire à l’original ! Leur relation avec les mots est décidément différente.

La traduction procure-t-elle une satisfaction ? Les Romains, grands adorateurs d’Eros, ne se le cachaient pas. La porte d’un lupanar à Pompéi portait cette inscription : « Hic habitat felicitas », « Ici habite le bonheur ». La traduction entraîne une satisfaction de type primaire qui est la conséquence de toute conclusion heureuse d’un travail ardu. L’érotisme sous-tend-il ce type de felicitas ? Schopenhauer répondrait probablement que oui. Personnellement, je l’ignore. Mais il s’agit sans doute d’un autre type de bonheur que celui qui nous envahit après avoir conclu la traduction d’un auteur qui nous tient particulièrement à cœur. S’il n’est redevable à Eros, il l’est à Narcisse, et il l’est à Hermès, le Dieu des Voleurs. Le texte traduit se perd dans les bas-fonds, dans les égouts de notre être pour y creuser notre conscience de nous-mêmes. Telles les poutres dans une mine, les textes traduits finissent par étayer l’édifice chaque fois plus délabré de la conscience, de l’être même du traducteur. On creuse, on affaiblit et on étaye.

Là aussi, le traducteur lexicographe perd la partie, et cela pour une raison bien simple. L’acte de signification humaine, en dehors d’un contexte iconique, a besoin d’au moins deux mots. Deux mots peuvent faire le bonheur d’un traducteur. Deviens ne signifie rien, essentiel non plus, mais « Werde wesentlich / Deviens essentiel » (Angelus Silesius) est un ‘message’. La traduction d’un message peut rendre un sens. Il engendre le bonheur parce qu’il fait appel à l’entendement.

La traduction d’un mot unique est un exercice de mémoire. Même louable, le contentement qu’il produit provient de la comparaison avec les autres traducteurs en potentiel, il donne un sentiment de supériorité passager. La traduction d’un mot nécessairement exige la création d’une situation imaginaire, mais cette situation sera le commun diviseur des situations dans lesquelles ce mot fait son apparition.

Dans le cas des exemples dictionnairiques, la même règle s’applique, vu que ceux-ci doivent éviter à tout prix de devenir des messages pour permettre que d’autres en forment en les utilisant. « La chair est triste » n’est pas un bon exemple ni pour illustrer chair, ni pour illustrer triste

On n’aime que ce que l’on est. Traduit-on ce que l’on est, ce qui dit ce que nous voudrons dire sans pouvoir l’exprimer, ce que l’on retrouve de soi dans l’autre, ce que l’on transforme dans l’autre pour qu’il devienne soi ? Pourquoi Eros et pourquoi pas Narcisse ? L’acte de traduire gère-t-il un flux amoureux dans cette identification avec un objet qu’on oblige à parler pour nous ?

Quel est l’objet désiré pour le traducteur technique, le traducteur de dictionnaire ? Sont-ils moins traducteurs, des traducteurs d’un type particulier ? Seraient-ils d’accord avec une telle classification ? L’original du traducteur technique est comme ligoté au réel, apparemment mono-traduisible. Est-ce là la raison de l’ostracisme dont ces traducteurs font l’objet ?

La relation érotique avec le texte est l’apanage de traducteurs privilégiés, d’une minorité qui ne traduit que les grands textes et, parmi ces textes, choisissent ceux qu’ils veulent traduire. Si l’on choisit le texte qui nous exprime et que celui-ci se révèle intraduisible, serait-ce parce que nous sommes intraduisibles pour nous-mêmes et par nous-mêmes ? Traduit-on, dès lors, mieux un texte qui nous est imposé, un texte qui nous laisse indifférent, voire qui nous ennuie ?

Notes de bas de page numériques

1  Arthur Schopenhauer, (Die Welt als Wille und Vorstellung, 1818-1819], Le monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 1966, p. 1264.

2  J. L. Borges, Obra poética, 2, Buenos Aires, Edición Emecé Editores, 1977.

3  Ludwig Wittgenstein, Philosophical Investigations (trad. G.E.M Anscombe, E. Anscombe et L. Wittgenstein), Blackwell, 1953.

Pour citer cet article

Philippe Humblé, « Les orphelins d’Éros. Lexicographie et traductologie », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 12 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=6092.

Auteurs

Philippe Humblé

Universidade Federal de Santa Catarina, Brésil