Loxias | Loxias 5 (juin 2004) Doctoriales I 

Hélène Carbolic-Roure  : 

L’ironie de Giraudoux : de l’ironie moderne à « l’Umorismo »

Résumé

Giraudoux, à partir de 1930, se dit « condamné », face à ce qu’il  considère comme le « délabrement des machines du monde », au rôle de prophète, c’est-à-dire à celui de « conseiller parfaitement inutile ». Ce sentiment d’amertume et d’impuissance se traduit dans son œuvre par des bouleversements esthétique et éthique. Une ironie destructrice envahit ses derniers écrits. Le rire que déclenche ce type d’ironie donne faussement l’illusion de s’affranchir d’un réel où le sens est irrémédiablement perdu. Giraudoux suit dangereusement les voies de l’Humorisme défini par Pirandello, en se complaisant dans la dérision et l’auto-dérision et en se condamnant à se tromper sans fin dans le style.

Index

Mots-clés : auto-parodie , Giraudoux, humorisme, ironie

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

« Le rire […] contient toutes les mélancolies humaines »1.

Un sentiment nouveau, à partir des années trente, envahit la fin de l’œuvre romanesque de Giraudoux et pénètre tout son théâtre : l’amertume, une amertume où se mêlent la révolte et la mélancolie. Face à ce qu’il considère comme le « délabrement des machines du monde »2, Giraudoux, dans un article à l’occasion du centenaire d’Hernani, appelle ses contemporains à trouver un nouveau « langage »3 pour sauver son époque en perdition.

Or ce langage ne semble pas avoir été trouvé, et c’est plein d’amertume que Giraudoux déclare : « l’écrivain se voit condamné de plus en plus chez nous au rôle de prophète, et le prophète est, par définition, le conseiller dont on ne suit pas les conseils, c’est-à-dire le conseiller parfaitement inutile »4. Comment va se traduire ce sentiment d’impuissance au sein de l’œuvre de Giraudoux ? Quels bouleversements esthétique et éthique va-t-il entraîner?

Nous montrerons que, sous l’effet de l’amertume, le regard de Giraudoux sur le monde s’altère et que son style se modifie. Ses écrits prennent une nouvelle tonalité, déroutante pour les lecteurs de Provinciales : une ironie destructrice envahit la fin de son œuvre. Cette ironie contraste avec la légèreté raffinée de ses premières œuvres où s’exprimait son âme d’enfant émerveillé devant le monde : « Et je tiens, pendant l’heure qui me reste à être enfant, à m’amuser une dernière fois des enfantillages du monde »5. A présent, ses personnages, en regardant l’aurore, ne voient plus, écœurés, qu’« une espèce de récitatif, de motif immuable »6.

Du regard très sombre que porte l’auteur sur son époque émerge un rire amer7 qui s’appuie sur des procédés comiques spécifiques qui cultivent la dérision et l’auto-dérision. Ce rire est généré par une forme de raillerie inhérente à la modernité et qui résulte de l’amertume que provoque le spectacle d’une époque à l’avenir excessivement sombre : l’ironie, que nous définirons avec Philippe Hamon d’« écriture oblique »8. Nous analyserons donc, à travers Aventures de Jérôme Bardini et Choix des élues9, l’expression de l’ironie giralducienne à partir des procédés comiques présents dans ces deux romans.

A partir des années trente, l’ironie pénètre tous les procédés d’écriture giralduciens10, le rire qu’elle génère est devenu, pour Giraudoux, un moyen de surmonter les affres de son temps. Par cette écriture oblique qui tente de s’approprier le réel, Giraudoux place la fin de son œuvre sous l’éclairage moderne. Le rire naît ici d’un décalage et d’une mise à distance, que l’écrivain croit maîtriser, au point qu’il tente d’imposer l’ironie comme une philosophie ; il rejoint ici l’Umorismo11 défini par Pirandello. Nous verrons alors que le sentiment d’amertume de Giraudoux donne naissance à un style qui privilégie dangereusement la beauté d’effet.

Le rire surgit devant les normes brisées et s’appuie en grande partie sur le monde inversé. Ce procédé est comique12 lorsque la subversion participe du principe de plaisir et appartient à la sphère du jeu13.

Le « monde inversé » est au cœur des procédés comiques utilisés par Giraudoux. Ces procédés appartiennent à la fois au comique littéraire qui raille le monde (la comédie) et à celui qui raille les oeuvres littéraires (la parodie). Giraudoux ira même jusqu’à diriger contre lui-même son amertume et à railler ses premiers écrits dans une auto-parodie caustique.

La raison d’être première du « monde inversé », lorsqu’il sert le genre comique, est de s’amuser de tout. Le « monde inversé » est remis à l’endroit au terme du jeu : les normes sont sauves, car le but n’était pas de les combattre, à peine peut-être d’en souligner les travers. En effet, selon l’analyse de Jean Emelina, « le comique naît du spectacle d’un changement des êtres, de la société, des valeurs, des idées, du langage, du monde ou de soi-même, à la condition expresse que cette modification, réelle ou fictive, voulue ou subie, prévue ou imprévue, légère ou profonde, simple ou complexe, soudaine ou progressive, soit, dans tous les cas, perçue pour de multiples raisons individuelles ou collectives comme anormale, et que cette anomalie n’affecte point ce spectateur, quelles qu’en soient les conséquences éventuelles »14. Mais ce procédé peut dévier lorsqu’il procède d’un jugement sur le monde. Dans ce cas, valeurs, comportements et états se trouvent mêlés dans une désorganisation complète, en vertu d’une raillerie qui dénonce avec amertume l’impuissance de l’homme !

Chez Giraudoux, ces procédés sont confondus et inextricablement mêlés. Giraudoux joue sur deux plans : il rappelle et détruit à la fois univers et personnages de ses premiers écrits. Il attaque également les œuvres de ses contemporains où se retrouvent certaines de ses aspirations premières. Voici un tableau qui tente de mettre en évidence les différents procédés utilisés par Giraudoux et les genres qui leur sont associés : 

procédés

définitions

exemples

Parodie

Imitation déformante du texte initial, avec intention de dépréciation.

L’élection d’Edmée, parodie de toute élection et particulièrement de l’Annonce faite à Marie de Claudel15.

Les rapports mystiques d’Edmée avec l’Abastitiel, parodie de la vie spirituelle des saints ; texte visé : Bonheur et Souffrance du Chrétien de Mauriac16.

Auto-parodie

Reprise du thème majeur de l’œuvre avec intention dépréciative.

Le réveil des personnages sur Bellac : celui émerveillé de Suzanne et celui dégoûté de Jérôme.

Le voyage initiatique de Suzanne, et la fuite misérable de Jérôme.

L’île de Suzanne et le jardin d’Edmée.

Travestissement burlesque

Dégradation par outrance d’un thème héroïque.

Jérôme, un pitoyable « fantoche », décrit comme un « héros initiatique »17.

Portrait du Christ  (avec les ongles de pieds et les narines)18.

Elpénor.

Héroï-comique

Personnage inférieur élevé à un rang héroïque.

Edmée, femme adultère, en position de sainte19.

Stéphy, petite sotte sentimentale, élevée au rang de Femme archétypale.

Caricature

Trait grossi pour déchaîner le rire.

Edmée, caricature de la mère20,

Pierre, caricature du mari21,

Jacques et Marie Rose, caricatures des fiancés22.

Paradoxe

Réalité contradictoire présentée comme une vérité.

Eloge de l’infidélité par Edmée23.

Couple qui fait chambre à part pour ne plus se quitter.

Anti-proverbes :

« Une femme ne revient au foyer que si le séducteur l’abandonne »24,

« Les voies du ciel ne sont pas variées. L’amant inexistant n’a pas d’autres voies que les amants réels »25.

Mots d’esprit

Tournure piquante

« l’éternité volage »26

Calembour

Jeu sur les mots au niveau le plus bas.

« Jacques du moins était un chou. On le sentait avec son cœur frisé ses nervures dans ses feuilles »27.

Satire

Œuvre qui attaque en se moquant les mœurs, les vices, les travers de son temps dans le but de les dénoncer.

- Les relations familiales à travers la famille d’Edmée.

- Les crises existentielles de l’époux et de l’épouse à travers le départ de Jérôme et plus encore de celui d’Edmée.

Tragi-comédie

Le tragique se mêle au comique, le dénouement est heureux.

Or chez Giraudoux, le tragique et le comique se mêlent bien, mais le dénouement plonge les personnages dans le ridicule et accentue paradoxalement le tragique.

- La fuite d’un époux qui mêle ses velléités ridicules de liberté et les efforts tout aussi ridicules de sa femme pour le retenir à la douleur réelle de celle-ci et à l’avenir détruit de leur enfant.

- Le récit d’une élection  qui brise une famille, la douleur du mari est tragique mais l’élection de la femme est traitée sur le mode comique et la fin du récit ridiculise la réconciliation du couple.

Giraudoux démantèle les travers de son époque et les raille pour les condamner. Les derniers romans de Giraudoux englobent, dans une ironie constante, à la fois la satire et la tragi-comédie.

L’auto-parodie est le procédé le plus révélateur du comique giralducien.

Comédie, tragi-comédie et satire renversent les valeurs et les convictions des hommes et de la société. La satire n’est pas uniquement un renversement du monde, elle est refus du monde. Elle n’est pas un jeu puisqu’elle a une visée didactique, même si elle affirme comme le jeu la possibilité de se rendre maître du monde : « Ce monde est une guerre : celui qui rit aux dépens des autres est victorieux »28 enseigne Voltaire.

Le burlesque, le pastiche héroï-comique et la parodie sont le lieu d’un dérèglement des valeurs, d’un renversement des héros, des situations et en règle générale des modèles littéraires.

Dans le burlesque, ce qui est condamné devient légitime, et ce qui est immoral se retrouve défini comme moral. Cette inversion est source de plaisir pour celui qui l’exerce; le monde inversé apparaît alors comme le « triomphe fantasmatique du principe de plaisir sur le principe de réalité, de la volonté de puissance et de pulsion réprimées ou honteuses, soudain légitimées »29.

La parodie est un dénigrement des valeurs, non par le contraire mais par le même30. La parodie fonctionne sur la dissonance entre le modèle et son imitation. Dans la parodie, ce qui est digne d’admiration est tourné en dérision. Le rire naît alors du décalage, entre le texte d’origine et le nouveau texte recréé. Ce qui est grand est dévié de sa finalité! Le texte de base est placé sous un éclairage nouveau qui détruit son sens et sa dignité. La parodie entretient un rapport étroit avec le burlesque. Les procédés rhétoriques sont dénudés et l’artifice, devenu visible, donne à rire. La parodie peut se doubler de la satire quand elle ajoute à la dérision la critique; elle prend alors pour modèle autant le fond que la forme. Elle n’est, dans ce cas, plus du tout un jeu gratuit!

Il en va de même dans l’auto-parodie où l’écrivain se met en contradiction avec lui-même comme s’il se regardait dans un miroir déformant.

La parodie s’attaque souvent au sacré, au sublime et au tragique. Elle est alors une épopée retournée, qui génère le rire car « Le comique n’est qu’un tragique vu de dos », selon Genette31. Lorsqu’elle intègre le domaine de l’ironie, elle révèle les causes et les conséquences d’un rire qui masque une révolte. La parodie,  qui s’attaque au grand et au sacré, nous conduira aux sources du rire moderne.

L’écriture de Giraudoux se fait parodique et auto parodique. Les vérités des premiers romans s’effondrent. Bellac est remplacé par l’Amérique32, signe que Giraudoux renie jusqu’au symbole de ses premiers écrits. Le narrateur, mais aussi le héros, ce qui accentue le sentiment d’amertume qui habite la fin de l’œuvre giralducienne, commentent en les détruisant par la dérision les images porteuses de sens. Ce ton surprenant et déroutant révèle la souffrance d’un écrivain qui a cru en des valeurs désormais utopiques.

Parodie et auto-parodie, dans les derniers romans giralduciens, intègrent le burlesque, car ces procédés s’ingénient à dégrader tout ce qui est noble. Le burlesque intégré à l’auto-parodie apparaît dans les sentiments et le comportement des derniers personnages qui reproduisent l’attitude des premiers héros dans un contexte dénigrant; ce burlesque révèle combien le rire qu’il génère est chargé d’un amer désespoir.

C’est à travers le traitement des images mythiques33, qui donnaient son ossature à ses premiers écrits, que le rire amer de Giraudoux est le plus manifeste. Dans Aventures de Jérôme Bardini et Choix des Elues, le sens des images de l’harmonie originelle qui proviennent des romans précédents sont inversées. Ces deux romans apparaissent pleinement comme des auto-parodies et même des auto-pastiches ironiques, à travers lesquels le sens se perd.

Nous évoquerons trois images mythiques placées sous la lumière contrastée du monde inversé : l’enfant, la jeune fille, le jardin. L’enfant devient satanique, la jeune fille luciférienne et le jardin infernal.

thèmes

premiers romans

derniers romans

le jardin

Le jardin est édénique : Suzanne fait naufrage sur une île qui est déjà un jardin et qui a les caractéristiques du Paradis. Le rôle de la jeune fille est de bien l’entretenir, elle l’embellit pour que cette île du Pacifique ressemble à la France 34.

Cette île-jardin est habitée par des oiseaux d’une rare beauté.

Pour Renée, l’épouse, le jardin provincial est associé à « la vieillesse, la sécheresse »35.

Pour Pierre, l’époux, le jardin américain est un square anonyme, un amant36.

Les hommes romantiques placent dans les jardins américains des oiseaux mécaniques37.

la jeune fille

Dans Provinciales, les jeunes filles sont « timides et rieuses »38

Suzanne est « faite pour l’amour »39.

Indiana est une prostituée droguée ;

Stéphy est un piége40.

l’enfant

Les enfants, des Provinciales, respirent l’innocence, ils imitent « sur leurs mains le bruit des baisers »41.

The Kid est un « pauvre enfant »42 ;

Claudie apporte le « scandale »43, «l’ironie enfantine »44.

Le tableau montre que les images mythiques sont dévoyées. Il n’y a plus d’explication du monde mais une évocation ironique d’un monde absurde autant qu’injuste.

Dans les premiers romans, les images de l’île, du jardin, de la jeune fille, et surtout de l’aurore, images de l’âge d’or et de l’Eden retrouvé dont Bellac est le centre donnent à Giraudoux les mots pour exprimer son aspiration à l’harmonie originelle. A présent ces images ne servent plus qu’à exprimer la nausée qu’inspirent à Giraudoux l’humanité et ses tentatives pour se libérer d’un contexte oppressant : « de ce gouffre », de « cette ombre », de « cette inconnue » 45 qu’est devenue son époque à partir de 1930.

La place prépondérante accordée à l’origine, à travers la présence de l’image de l’enfant et de la jeune fille, même si elles sont bafouées, montre que Giraudoux n’a pas totalement perdu le sens du mythe46. Mais il n’y croit plus.

Giraudoux se complaît dans des associations d’images et de sentiments absurdes et dans le décalage entre le ton et le thème, pour décrire un monde désorienté et déchiré par la désunion. Giraudoux place ses personnages dans un contexte déstabilisant, où le bien devient le mal et vice et versa : « tout est à contre sens » constate Edmée. Les images de l’harmonie cosmique sont maintenant utilisées pour dire toute la dissonance du monde. Ces images sont utilisées à l’emporte-pièce sous forme de clichés renversés. Ce bouleversement ne leur donne aucune nouvelle impulsion d’où sortirait un sens neuf. Jérôme et Edmée sont des avatars de héros. Giraudoux, amer, dénigre tout ce qu’il a aimé. Ses personnages sont des exilés, ils n’ont plus la beauté du Contrôleur des poids et mesures. Tel est le contexte dans lequel surgit cette forme d’expression complexe qu’est l’ironie et que l’on peut tenter de définir à la suite de Riffaterre et de Philippe Hamon, comme « toute introduction d’un écart, ou d’une surprise, dans un système de règle et de régularité textuelles »47.

L’auto-parodie, pénétrée par l’ironie, sert à démanteler l’harmonie affirmée dans les premiers écrits. Les romans des années trente apparaissent comme des contre-romans des années vingt : les mêmes matériaux sont là mais sabotés par l’ironie.

Giraudoux fonde maintenant son originalité sur ce contrepoint : la distorsion des images mythiques. L’auteur plonge la fin de son œuvre dans une atmosphère de clair-obscur. Avec l’ironie, le « biais » croise le « droit », le discours devient oblique, l’antiphrase règne, le monde est présenté renversé48. Cette nouvelle sorte d’originalité révèle le drame caché de Giraudoux, qui vit, en plein désarroi, la rupture avec le passé et l’incapacité à formuler l’avenir. Il en résulte un rire ambigu qui devient vite une triste grimace…

L’altération, par l’ironie, du symbolisme fondamental des images mythiques va de pair avec la perte de la transcendance.

Giraudoux s’attaque sournoisement aux vérités chrétiennes. Le titre de son dernier roman, Choix des Elues, l’atteste; il fait suite à Combat avec l’ange. Ces romans s’annoncent comme des échos de thèmes bibliques (l’élection, la lutte de Jacob) mais, en réalité, il les dénature. Son théâtre s’inspire de plus en plus de récits bibliques : Judith, Sodome et Gomorrhe, Cantique des Cantiques. D’ailleurs l’inspiration mythologique s’associe à l’inspiration biblique, comme pour rendre plus terrible encore la disparition de la transcendance qu’entraîne la dérision : dans Amphitryon 38, c’est la notion d’élection divine qui est dévaluée; Alcmène est une Marie qui dit « non ».

Au moment où Giraudoux raille la transcendance divine, il revient sur Suzanne et le Pacifique dans un petit texte intitulé Dieu et la Littérature. Texte paradoxal, où Dieu n’est pas nié mais évoqué au second degré. Le fait qu’il revienne, en 1932, sur son roman de 1921, Suzanne et le Pacifique,  pour s’exprimer sur la place de Dieu dans la littérature49, montre bien qu’il s’acharne à détruire son œuvre passée et particulièrement tout ce qui la relie à une quelconque transcendance. Pour Giraudoux, il ne s’agit pas d’un refus de Dieu mais d’une définition de Dieu blasphématoire, qui provoque le rire. A travers les aventures de ses derniers personnages, Dieu est ridiculisé; Jérôme, par exemple, raille ce messie qui, pour se faire homme, a pris « des narines et des doigts de pieds »50. La disparition de la transcendance dans les années trente projette les images mythiques au sein d’histoires scabreuses. Dieu et le diable se confondent en l’Abastitiel, figure d’un Dieu détestable, qui prépare Edmée, comme la femme du pécheur prépare la pieuvre, « en la brisant »51. Les valeurs sont inversées. Il s’agit bien ici d’un acte destructeur.

Le vocabulaire chrétien dénaturé trahit les contradictions de l’auteur non résolues; ce vocabulaire est le révélateur du drame intérieur que l’ironie met en évidence.

Tout l’intérêt de l’ironie est qu’elle est à la fois une forme d’expression et un comportement. L’ironie, chez Giraudoux, naît de la souffrance que procure le spectacle du monde. Face à cette souffrance, l’auteur met le monde en question52, ce qui implique un dédoublement, une mise à distance et une distanciation, conditions d’émergence de l’ironie53.

Avec l’ironie, écriture oblique, le jeu perd alors de son innocuité et devient périlleux : le « monde inversé » n’est plus remis » à l’endroit » car la destruction est voulue. Le rieur détruit en dénigrant ce qu’il ne peut comprendre et posséder ; c’est une lutte.

Le but de l’ironie n’est pas seulement de faire rire, mais de se servir du rire pour exprimer des réalités qui ne pourraient pas, pour de multiples raisons, être dites franchement. Ironiser consiste à dire le contraire de ce que l’on veut laisser entendre54. L’ironiste renverse les données du réel pour en dénoncer les maux. A la clarté, il préfère l’ambiguïté de l’anti-phrase. Tous les procédés comiques peuvent prendre une connotation amère lorsqu’ils prennent l’ironie comme moyen d’expression. Le rire devient alors malsain, car surtout « dans ses variétés "modernes" », le texte ironique est un « texte cruel »55.

L’ironie de l’auteur touche les réalités qu’il célébrait dans les romans des années 20 et qui s’avèrent à présent utopiques. Suzanne et le Pacifique s’achevait sur le couple futur de l’héroïne et du représentant de l’harmonie universelle, le Contrôleur des poids et mesures; Siegfried et le Limousin se terminait sur le tableau de la paix retrouvée. Aventure de Jérôme Bardini et Choix des Elues s’achèvent à l’inverse sur une vision désespérée de l’avenir.

Giraudoux ironise sur l’individualisme naissant qui empêche les êtres de s’unir et à la paix d’exister. Les personnages sont à la fois tragiques, car ils sont aux prises avec un destin impitoyable (Pierre est par exemple « l’homme de paille du destin »), et comiques puisqu’ils évoluent dans ce destin sans grandeur et de façon ridicule.

Toutes les valeurs se retrouvent attaquées dans un rire parfois insoutenable56. Déjà, au lendemain de la première guerre, Giraudoux écrivait Elpénor, récit inclassable qui parodie l’Odyssée, mais aussi expression d’une révolte. Giraudoux y exacerbait son « esprit normalien », pour détruire les valeurs « apprises », et détruites par une guerre endurée sur les lieux même de Troie !

Elpénor est un texte prémonitoire qui porte en germe le nihilisme des années trente. L’anti-héros périt à la fin. Elpénor sera republié, dans une édition augmentée, en 1935 !

L’ironie amère est le langage nouveau que Giraudoux semble avoir trouvé pour sortir d’un siècle qui réitère les « époques barricadées et obtuses et angoissées et enceintes »57. En effet, lorsqu’on se penche sur ses œuvres, à partir de ce célèbre article où il appelle ses contemporains à trouver un nouveau langage pour se libérer d’une époque invivable, on ne rencontre sous sa plume qu’un rire ironique. L’auteur choisit l’ironie, parce que le rire qu’elle génère est une arme contre le temps présent qui ne permet plus à ses valeurs de s’exprimer. « Caricature et satire »58 (titre de l’un de ses articles) sont pour lui « les deux seules armes », armes que l’ironie aiguise le mieux.

Dans l’ironie, l’homme « joue sérieusement » explique Jankélévitch59. L’accent est mis tantôt sur le severe, tantôt sur le ludit. Cette situation déstabilisante enlève au rire sa joie et sa fraîcheur.  Avec l’époque moderne, le rire sape les fondements de la vérité. Ce rire devient ambigu et d’une grande complexité car il détruit.

Cependant, si dans ses œuvres littéraires, Giraudoux ridiculise ses premiers idéaux, dans ses conférences, il continue de les défendre. Alors qu’en 1930, dans sa conférence sur le centenaire d’Hernani, il affirme qu’il faut un nouveau langage pour sauver le monde60, dans ses romans, il raille cette aspiration et en dénonce la vanité61. Edmée aussi rêve d’un langage nouveau, celui qu’elle croit percevoir dans Claudie  et qui consiste à « tout dire en se taisant »62.

Lorsque Giraudoux publie Littérature où il affirme que là est la source de toute solution, il écrit en même temps une lettre à son fils pour lui confier que cet ouvrage devait plutôt s’intituler Non-Littérature !!! Qui s’y retrouve? Où est la vérité, dans les écrits de l’homme ou dans les écrits de l’écrivain? Littérature témoigne de ce déchirement en s’achevant sur le mot « mort ».

Cependant, en 1943, dans la continuité de son article de 1930 sur le centenaire d’Hernani, il écrit Portrait de la Renaissance, Renaissance qui évoque le XVIe siècle mais aussi renaissance de la France, car pour Giraudoux, nous sommes au « début d’un âge » ; il en appelle au patrimoine culturel de son pays, sa vraie force, pour prendre « l’or dans la nuit, la rose dans la neige ».

Dans ses romans ou ses pièces de théâtre, à travers le voile de l’ironie, se reflète la douleur qui se lit dans sa correspondance. Giraudoux choisit donc comme moyen d’expression l’ironie car elle est le lieu privilégié du paradoxe et de l’ambiguïté puisque l’ironiste s’exprime par antiphrase. L’ironie, en tant qu’écriture oblique63, lui permet de divulguer au plus grand nombre ce qu’il ne peut écrire clairement que dans ses lettres intimes.

L’ironie giralducienne s’inscrit donc au sein de l’écriture d’un l’homme déçu, qui garde la nostalgie de l’harmonie première à jamais perdue.

Les procédés de style utilisés par Giraudoux révèlent une crise générale de sa pensée. Ces procédés, qui sont tous orientés vers la dégradation, correspondent globalement à la manifestation de l’humour en littérature, comme tonalité « moderne » de l’œuvre.

L’ironie giralducienne, au sein de l’auto-parodie, exprime la forme de l’ironie la plus destructrice et la plus pernicieuse. Giraudoux, au cœur du pathétique, voit le monde et lui-même avec des yeux railleurs et se moque de ses idéaux les plus précieux. L’auteur n’existe que sur un mode de dégradation, et étend sur le monde sa dérision.

L’ironie, sous sa forme moderne, jaillit dans l’œuvre de Giraudoux sous son aspect le plus pernicieux. Jankélévitch distingue deux sortes d’ironie, « l’ironie sociale » des classiques qui sanctionne par le rire les travers de la société (c’est celle que pratique Voltaire) et l’ironie qui exalte la « solitude du moi ». Cette dernière est « lyrique et romantique » : elle montre la rupture du poète avec le monde, du poète damné. Le romantisme identifie les « rêveurs » et les « railleurs »64.

Poussée à son extrême, l’ironie conduit au nihilisme. Le monde perçu sans cesse de façon oblique, sous l’effet de l’ironie, finit par devenir instable et par perdre son sens. Cette ironie est le résultat d’une scission entre le réel et l’idéal qui conduit le poète à prendre et à présenter « tout le jeu de la vie » « comme un jeu »65. Le rire que produit l’ironie est diabolique, c’est celui de Méphistophélès, « l’esprit qui toujours nie ».

Avec le poète Jean Paul, l’ironie romantique s’exprime un bref instant sous un angle positif. Jean Paul « met en scène le dérisoire pour faire apparaître le sublime »66. Mais la notion de dérisoire, au cœur du rire romantique, étouffe vite celle de sublime pour se muer en néant. Ce rire écorche tout ce qui est sacré, jusqu’à l’art et jusqu’au poète. L’ironie aboutit alors à l’autodérision. Le romantisme voit se développer avec force l’autodestruction, trait spécifique du rire moderne. Ce rire complexe fait se croiser humour et ironie.

Qu’est-ce que l’humour? Une définition « in abstracto » est bien périlleuse : « le problème restera posé »67 affirme avec honnêteté et en souriant André Breton !

L’humour est, si l’on tente prudemment une définition, « l’énorme pour le plaisir de "l’énorme" »68. Avec l’humour « on ne cherche pas à donner à penser le contraire de ce qu’on dit, ni à faire rire de l’endroit en le présentant à l’envers comme dans l’ironie. On joue avec un discours ou un comportement considéré comme aberrants en faisant semblant de les croire appropriés à la situation et en invitant le récepteur à feindre avec nous. »69 L’humour peut se rattacher à l’ironie, dans la mesure où il est « un mode de pensée et un état d’esprit qui investissent un mode de discours ou de comportement d’allure banale et " normale" »70, c’est un « mode d’expression ténu, une sorte d’"understatement" humain et esthétique qui l’apparente au sang-froid, à la discrétion et à la litote. On peut, en ce sens, le rattacher à l’ironie, puisqu’il est affaire d’énonciation non d’énoncé. Il est "esprit de la pensée" non "esprit des mots" »71.

L’humour peut être soit inoffensif soit tendancieux, mais au contact de l’ironie, l’humour ne peut être que tendancieux, car il s’agit d’un humour violent et agressif. L’humour relève d’une émotion72, il est donc subjectif, mais aussi du jeu, il obéit donc à quelques règles. Or lorsque le rieur ne joue plus, les règles qui veulent que l’humour soit bref et que les normes, au dernier éclat de rire, reprennent leur place ne sont plus respectées. L’humour moderne est un humour que l’ironie a infiltré pour lui faire servir une volonté meurtrière. L’humour ne peut plus alors être ce pouvoir exaltant qui fait jaillir du réel les liens invisibles les plus surprenants pour tisser autour de la vie, comme un enfant plein de gaieté, un réseau divertissant. L’humour est devenu grinçant et amer.

Les réflexions de Baudelaire sur l’humour préfigurent le croisement entre l’ironie et l’humour. Ses réflexions abordent un domaine de l’humour qui donne lieu à une attitude au monde particulière. Il définit l’humour décadent, postromantique qui engendre l’humour moderne. Baudelaire mêle humour et ironie et définit l’humour comme « un sentiment double et contradictoire » voire satanique73. Il l’analyse comme une expression démoniaque de l’orgueil de l’homme en révolte contre Dieu ; il est le signe et l’explication de sa chute. Cette forme d’humour est foncièrement tendancieuse.

Le Surréalisme va exacerber cette forme d’humour pénétrée par l’ironie. En effet, c’est dans le creuset du surréalisme, qui exprime un sentiment de révolte contre des normes perçues comme hypocrites et des valeurs qui ont trahi, que s’élabore l’humour moderne.

Comme le définit André Breton, l’humour moderne est un humour noir74, c’est-à-dire « une révolte supérieure de l’esprit » qui apparaît « lorsque la lucidité devient insoutenable », et que le rire « s’empare de tout l’être pour devenir la seule affirmation »75.

L’humour noir est « ce comportement qui permet d’échapper à une réalité désagréable par la plaisanterie en mettant le monde à l’envers, il devient noir quand l’artiste travaille sans filet, au-dessus du vide, et que derrière l’envers il n’y a plus d’endroit. Le comble de l’humour noir, c’est quand il y a chute et qu’on rit. Or quand le ciel se sera vidé, il faudra, dit Nietzsche voir sombrer les natures tragiques et pouvoir en rire »76. Le rire moderne gît là : il est issu de la raillerie romantique poussée à son extrême.

Le rire moderne surgit au moment où l’homme, au sein d’un monde dépouillé de la garantie divine, voit se briser son élan vers l’infini. Ce rire appartient comme l’affirme Lukàcs à « la mystique négative des époques sans Dieu »77. Ce rire qui dégrade le sacré bannit du réel toute dimension transcendantale. En riant, l’homme dit son mépris pour Dieu et affirme que la transcendance est une déconvenue : « Sais-tu ce qu’est le rire? [...] C’est l’erreur de Dieu. En créant l’homme afin de le soumettre à ses dessins, il lui octroya par mégarde la faculté de rire. »78.

La manifestation de l’humour moderne, qui mêle humour et ironie, chez Giraudoux, est perceptible dans la dérive d’une parodie qui s’attaque aux images mythiques censées receler le sens de la vie et qu’il célébrait dans ses premiers écrits. Giraudoux, en pratiquant l’ironie, tente de se libérer d’un monde qu’il perçoit comme oppressant et dénué de sens. Il cherche à s’imposer comme être libre à qui rien n’est impossible : « l’ironie est, dans un monde sans Dieu, la plus haute liberté possible »79. Mais cette ambition est illusoire. Les affres dans lesquelles il se débat se rejoignent dans l’angoisse de la mort. D’un regard ironique porté sur le monde plus aucun sens ne peut jaillir. Le rire chez Giraudoux est le résultat de ce regard, il est le point d’aboutissement du nihilisme.

Giraudoux ne conçoit plus la vie que sur un ton ironique et donne à l’humour la mission de le sauver d’un réel hostile et insensé. En effet, l’humour peut être un « moyen de défense contre la douleur, consolation du moi par le surmoi, défi aux autres, au monde et à soi-même »80. L’humour tente alors de cacher l’abîme qui s’est creusé entre les aspirations de Giraudoux et une réalité perçue comme décevante. Cet humour se sert de l’ironie comme moyen d’expression, or l’ironie correspond aussi à un comportement. L’humour tente alors d’apparaître comme « une attitude de l’esprit devant le problème de l’existence »81.

Cet emploi du rire appartient à une catégorie de l’humour moderne spécifique où l’ironie veut s’élever à la hauteur d’une sagesse. Il rejoint la manière d’être au monde d’un Pirandello théoricien de l’Umorismo. Le fait que forme et comportement se confondent permet à l’Umorismo de se faire passer pour une philosophie. Cette « doctrine » voit le jour au début du siècle82. L’Humorisme, comme le Surréalisme83, exacerbe l’ironie romantique et manifeste les doutes et les souffrances d’une époque à la recherche d’elle-même. L’Humoriste, explique Pirandello84, « déconstruit », il « négativise » tout. Il affirme par l’ironie se libérer de tout ce qui l’oppresse et s’en rendre maître, telle est la base de cette philosophie. L’auteur humoriste regarde ce qui l’entoure et lui même avec détachement. Son art s’oppose à l’art en général qui bâtit un monde nouveau et apporte de la cohérence là où il n’y en a pas. L’humoriste est animé uniquement par la recherche d’une jouissance qui se nourrit de l’imprévisible et de l’original, et qui représente la tension entre forces constructives et forces destructrices. L’adéquation au sens n’est plus recherchée. Le sens vole en éclat. Domine seul l’empire du style, avec l’agencement  des images, les innovations sans autre horizon qu’une surprise à provoquer.

Giraudoux rejoint l’attitude de l’Humoriste lorsqu’il considère  l’humour comme un moyen de défense autant qu’une arme qui permet de survivre face à une réalité perçue comme anéantissante85. L’humour giralducien, chargé d’ironie, cherche à détruire ce qui porte atteinte à la vie : il devient apparence de vie pour celui qui rit. Sous cet angle, l’humour permet de mettre en représentation ce qu’on subit pour en jouir comme d’un spectacle. Il permet de se détacher de ce qui affecte. Le plaisir se situe autant dans l’acte de détruire que dans son effet (le détachement et la disparition de la cause de la douleur, et surtout le plaisir esthétique qu’offre toute expression ironique). Cependant, ce résultat est superficiel et illusoire.  En effet, la mise à distance peut devenir nocive et fallacieuse. D’une part, le  grand recul qu’exige l’humour pour penser une chose et dire son contraire86 peut aller jusqu’au dédoublement, et d’autre part, les effets de l’humour pour persister exigent que l’on se maintienne dans l’illusion constante, donc dans la folie. Ainsi, se croyant faussement maîtres du jeu, les héros giralduciens finissent-ils par être anéantis à l’instar des personnages de Pirandello et de Svevo. Pirandello et Italo Svevo87 présentent des personnages non impliqués au drame qu’ils traversent, décadents et fous; c’est que « l’humoriste veille au corps et à son ombre, et parfois plus à l’ombre qu’au corps » affirment-ils.

Le personnage giralducien, comme celui de l’Umorismo, se fait « complice de son ricanement pour souscrire en jubilant à sa propre fin »88. Les sarcasmes auxquels se livre Giraudoux révèlent cruellement une absence de foi en l’homme, et tente de la masquer, par le rire. Seule l’amertume d’être homme domine.

Giraudoux n’en finira plus de montrer, sur le mode ironique propre à l’Humoriste, la bassesse et la vanité humaines ainsi que l’impuissance des hommes de bonne volonté, comme Ulysse et Hector dans La guerre de Troie n’aura pas lieu.

Giraudoux expérimente un humour qui se mêle à l’ironie. Il porte sur le monde un regard à la fois oblique et ludique. De ce regard découle une écriture qui a deux visages, un qui rit en s’émancipant du principe de réalité, l’humour étant « la négation du réel »89, et l’autre qui ricane90 en mettant en évidence la réalité dans ce qu’elle a de plus insoutenable.

Le rire de Giraudoux nous conduit alors au paradoxe de l’union du plaisir et de la souffrance, il se situe entre la pulsion de vie et la pulsion de mort.

Pour Giraudoux, rire et douleur peuvent aller ensemble. Mais il joue ici avec le feu. Le rire, lorsqu’il est exclusivement jeu est sain; tout poète joue avec le monde en le décrivant et le refaçonnant à sa guise. Il n’en va pas de même avec l’Umorismo. Giraudoux mêle poésie et ironie, d’où le malaise que procurent certains passages, par exemple ceux décrivant les personnages dans un jardin91. En effet, ironie et poésie cohabitent ici sur le mode « angoissé de la perte de l’identité et de la « vaporisation » (Baudelaire) du moi »92. L’horizon d’attente du lecteur est brouillé : la poésie joint à l’ironie ne peut plus être un bouleversement ludique du monde93 mais devient une perturbation qui « fait « boiter » tout ce qui est « droit » »94 et qui laisse le lecteur douloureusement pensif.

La parole giralducienne est une parole qui doit être prise au second degré. Giraudoux se sert de la parole, à partir de 1930, non plus pour dire le sens du monde mais pour affirmer en raillant son absurdité. Les mots d’esprit de Giraudoux s’inscrivent dans ce schéma. Ils participent à une volonté de séduction ambiguë qui enjolive ce qu’on veut dénigrer : « Je me réfugie dans mon ministère du Quai d’Orsay, seul asile où, de même qu’on ne parlait pas guerre dans les tranchées, je puis enfin échanger quelques idées sur la taille des caniches et l’encadrement des Daumiers. »95. Mais si le mot d’esprit est un jeu avec les mots, il est aussi et surtout un jeu avec la vie, comme en témoigne l’inventaire d’Anthologie de l’humour noir d’André Breton. La notion de jeu est ici équivoque car le jeu révèle plus ici la douleur qu’il ne conduit au plaisir.

Giraudoux ne parvient pas, par le rire, à apaiser la souffrance causée par un monde vide de sens. En effet, le rire ne peut se maintenir dans le temps sans voir le soulagement qu’il apporte s’effondrer pour laisser apercevoir un réel démantelé et totalement saccagé. D’où les fins escamotées où une belle image, présentée sur un ton ironique, tente de masquer la réalité, comme l’aurore à la fin tragique d’Electre. Le réel ne reprend plus sa place à la fin, puisque de toute façon, il finit par ne plus y avoir de fin96 !

Après s’être élevé à célébrer, au terme du voyage de ses premiers héros, le retour de l’âge d’or, Giraudoux s’enlise dans une vision noire de l’existence. Alors que Suzanne devait « jouer le rôle d’une Française sur une île », c’est-à-dire d’un être porteur d’équilibre, Edmée comprend qu’elle doit au contraire « jouer le rôle des femmes malheureuses »97. Le bonheur est parti dans un rire qui était censé libérer de la souffrance par le plaisir. Règne seul la jouissance esthétique que procure la recherche d’expressions ironiques, fausses beautés qui révèlent en le masquant un profond désespoir.

L’ironie de Giraudoux engendre une parole qui suit une « voie négative » selon l’expression de Ch. Rudy dans Les archipels de la différence98. Cette ironie mène vers une esthétique du langage, esthétique moderne, qui fait des mots la matière d’un jeu et non plus un moyen de communication du sens ; mais cette ironie mène également à un point de non-retour qu’atteint Giraudoux, lorsque son œuvre n’est plus qu’un miroir déformant, où se défigure le style précédent et que cette déformation s’impose autant comme un effet de style que comme une attitude dans la vie. L’univers originel déconstruit, il ne reste alors plus rien qu’une attitude humoriste face aux événements, qu’une forme d’humour, qui se pose en « philosophie ».

Cet humour est la réponse que se donne l’homme à lui-même lorsque le néant répond au De profundis clamavi ad te, Domine. L’humour veut permettre alors de supporter une vie, rendue absurde par l’absence d’une sagesse pouvant remplacer un ciel, or lorsque rire n’est plus jouer, l’humour se saborde dans le nihilisme99. L’humour alors « néantise » le monde, en lui ôtant toute possibilité de se reconstruire. Ce qui est ridiculisé est perdu à jamais. L’humour libérateur est un leurre car l’humour n’engendre rien. Giraudoux est, à la fin de son œuvre, aliéné dans une écriture qui met le monde en question pour le rejeter, sans aboutir à une réponse apaisante et porteuse de sens100.

L’amertume de Giraudoux conduit à un problème d’écriture. Avec le changement dans le traitement des images mythiques, le ton change. « Comment écrire la beauté du monde? » se transforme en « comment écrire sa déchéance? ». Giraudoux ne se sert plus de la parole pour découvrir la vérité mais pour tourner en dérision ce qu’il avait célébré; il brûle ce qu’il a adoré.

Cette écriture complexe, née dans l’amertume, favorise l’apparition d’un rire ironique, à la fois élégant et meurtrier, propre à la modernité. L’ironie atteint Giraudoux au moment où il est aux prises avec les pires incertitudes spirituelles - celles qui font vaciller les assises sur lesquelles il avait appuyé sa vie et son oeuvre. La fin de l’œuvre giralducienne montre que lorsque le rire prend source dans l’auto-parodie ironique, il fait sien le mouvement d’une « modernité déconstructrice qui ne laisse rien derrière elle »101.

Giraudoux n’a pu trouver un nouveau langage pour sauver son époque de la décadence et se sauver lui-même de l’amertume. La seule forme d’expression qui lui reste est une ironie qu’il expérimente jusqu’à ses extrémités.

A l’instar d’un Pirandello et d’un Svevo, théoriciens de l’Umorismo, Giraudoux croit faussement avoir trouvé la solution à tous ses problèmes, dans le style, mais le style sert de paravent à une crise existentielle. L’esthétique est à présent devenue une fin en soi, elle remplace l’éthique. Il reste la contemplation d’une beauté qui n’est plus découverte mais créée et qui se plaque sur un monde à la vérité désormais insoutenable.

L’Umorismo ne parvient pas à devenir une voie vers la vérité car il n’existe que par opposition au principe de réalité; or c’est ce principe qui pousse l’homme à agir. Le drame de l’Umorismo, c’est qu’il envisage l’humour en dehors de son contexte  (le jeu) et qu’il veut l’imposer, en vain, comme éthique.

La faculté destructrice de l’humour, supérieure à sa faculté créatrice, fait lucidement dire à Breton : « il ne peut être question d’expliciter l’humour et de le faire servir à des fins didactiques. Autant vouloir dégager du suicide une morale de la vie »102.

Giraudoux se complaît donc dans la dérision sans parvenir cependant  à s’émanciper de son amertume ; et il se condamne à se tromper sans fin par le style.

Ces vers auraient pu être écrits pour Giraudoux :

« Seulement masquer [...]
Te permettrait de vivre au milieu d’eux
Jusqu’à la nausée. […]
Tu recevras la vie en partage de tes larmes
Un peu d’ironie en échange de ta joie [...]
Tu ne recevras plus les grains de lumière fine
Qui précèdent les aurores [...]
Vaincu,
Tu mentiras. »103

Giraudoux est un être déchiré, qui va cacher sous de belles formules son désespoir et utiliser l’ironie pour exprimer avec élégance sa douloureuse révolte.

Ainsi les éclats de rire giralduciens sont-ils autant de débris de sa première œuvre démantelée sur lesquels se reflète, comme sur des éclats de verre, le sens de l’aventure humaine à jamais perdu.

Notes de bas de page numériques

1 Villiers de L’Isle-Adam, Œuvres complètes, La Pléiade, p. 926 et p. 281.
2 Jean Giraudoux, De Pleins Pouvoirs à Sans Pouvoir, Paris, Julliard, 1994, (Gallimard, 1950), p. 36.
3 Ibid., p. 195.
4 « La femme 1934 », 28 novembre 1934, conférence publiée dans Conférencia, 15 janvier 1935, reprise dans La Française et la France, Paris, Gallimard, 1951, p. 21-24.
5 Jean Giraudoux, L’Ecole des Indifférents, œuvre romanesque complète, Bibliothèque « La Pléiade », tome I, p. 182.
6 Jean Giraudoux, Aventures de Jérôme Bardini, œuvre romanesque complète, Bibliothèque « La Pléiade », tome II, p. 4.
7 « La différence entre le rire et le comique est claire : celui-ci est la cause, celui-là l’effet » explique Jean Emelina, Le comique. Essai d’interprétation générale, Paris, Sedes, 1996, p. 9.
8 Philippe Hamon, L’ironie littéraire, Paris, Hachette, 1996, p. 9.
9 Ces deux romans nous semblent les plus représentatifs de l’orientation que prend l’œuvre de Giraudoux, à partir des années trente.
10 De nombreuses études se sont déjà penchées sur les procédés de style utilisés par Giraudoux. Citons par exemple l’étude Hans Sörensen, Le théâtre de Giraudoux : les techniques et le style, théâtre de l’Un. d’Aarhus .
11 Léonardo Sciascia a déjà mis en évidence une parenté possible entre Giraudoux et Pirandello dans Quando Giraudoux incontra Pirandello, Corriere della Sera, 4 août 1982, repris dans Téatro, programme du Piccolo Téatro di Milano, 4, 1985-1986, pour Intermezzo.
12 Ce procédé n’est pas toujours comique: Agrippa d’Aubigné présente dans Les Tragiques un moment de l’histoire où tout ce qui soutient le monde s’inverse sans aucune intention ni effet comiques.
13 La différence entre les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné et le Virgile travesti de Scarron, deux œuvres construites à partir du « monde inversé », réside dans les motivations de leurs auteurs. D’Aubigné dénonce une réalité qui le déchire, Scarron joue avec la société de son temps et se joue de lui-même. D’Aubigné reste à jamais meurtri, alors que Scarron triomphe, car le joueur est maître du jeu.
14 Jean Emelina, Le comique. Essai d’interprétation générale, Paris, Sedes, 1996, p. 83.
15 Jean Giraudoux, Choix des Elues, œuvre romanesque complète, Bibliothèque « La Pléiade », tome II, p. 631.
16 Ibid., p. 631.
17 Aventures de Jérôme Bardini, op. cit., p. 33.
18 Choix des Elues, op. cit., p. 594.
19 Ibid., p. 631-633.
20 Ibid., p. 641.
21 Ibid.., p. 670.
22 Ibid., p. 642.
2323  Ibid., p. 639.
24 Ibid., p. 674.
25 Ibid., p. 674.
26 Ibid., p. 662.
27 Ibid., p. 640.
28 D.8916, cité par M.-H. Cotoni dans Rires et sourires littéraires, études réunies par A. Faure, C.R.L.P., Publication de la faculté des Lettres Arts et Sciences Humaines de Nice, n°18, Juin 1994.
29 J. Emelina, « Les grandes orientations du rire », dans Rire et sourire littéraires, op. cit., p. 63.
30 La Poétique d’Aristote mentionne l’existence de la parôdia, sans la définir. Parodier, en se reportant à l’étymologie, signifie chanter (ôdè = chant) à côté (para = le long de, à côté), en rendant une épopée vulgaire, on la ridiculise!
31 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Seuil, 1982.
32 Jérôme s’enfuit vers l’Amérique et Edmée y est émigrée.
33 Images issues des mythes, récits qui révèlent le sens de l’aventure humaine.
34 Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, œuvre romanesque complète, Bibliothèque « La Pléiade », tome I.
35 Aventures de Jérôme Bardini, op. cit.., p. 18.
36 Choix des Elues, op. cit., p. 539.
37 Aventures de Jérôme Bardini, op. cit., p. 44.
38 Jean Giraudoux, Provinciales, œuvre romanesque complète, Bibliothèque « La Pléiade », tome I, p. 92.
39 Suzanne et le Pacifique, op. cit., p. 587.
40Aventures de Jérôme Bardini, op. cit., p. 37.
41 Provinciales, op. cit., p. 90.
42 Aventures de Jérôme Bardini, op. cit., p. 91.
43 Choix des Elues, op. cit., p. 502.
44 Choix des Elues, op. cit., p. 499.
45 Jean Giraudoux, Littérature, Gallimard, 1941, Folio, 1994, « De siècle à siècle », p. 195.
46 cf. Jung et Kerényi, Introduction à l’essence de la mythologie, Petite bibliothèque Payot, p. 19.
47 Philippe Hamon, L’ironie littéraire, Paris, Hachette, 1996, pp. 9 et 10.
48 Ibid., p. 9.
49 « Dieu et la littérature » dans Littérature, Gallimard, 1941, Folio, 1994, p. 133 et suiv.
50 Choix des Elues, op. cit., p. 594.
51 Choix des Elues, op. cit., p. 631.
52 Ironie vient du grec eirõneia qui signifie « action d’interroger en feignant l’ignorance ».
53 Philippe Hamon, op. cit., p. 9.
54 Vladimir Jankélévitch, L’ironie, Paris, Flammarion, 1979, coll. Champs.
55 Philippe Hamon, op. cit., p. 153.
56 On pense par exemple à l’amour filial, anticipation de l’amour, dont Edmée donne un aperçu écœurant, dans Choix des élues, p. 626 et suiv.
57 Jean Giraudoux, Littérature, Gallimard, 1941, Folio, 1994, « De siècle à siècle », p.195.
58 Ibid., p.153 et suiv.
59 Ibid., p. 95.
60 Ibid., p.173 – 195.
61 Aventures de Jérôme Bardini, op. cit., p. 111.
62 Choix des Elues, op. cit., p. 591.
63 Philippe Hamon, op. cit., p. 9.
64 Villiers de l’Isle Adam dédicace L’Eve future « Aux rêveurs, Aux railleurs », Œuvres complètes, édition A. Raitt et P. G. Castex, Paris, Gallimard, Bibliothèque, La Pléiade, 1986, t.1, p. 766.
65 Schlegel, l’Entretien sur la poésie, cité par R. Bourgeois, L’Ironie romantique, Grenoble, P.U.G., 1974, p. 18.
66 A. Faure, « Jean Paul et le « le jeanpaulisme », in Rires et sourires littéraires, op. cit., p. 147.
67Anthologie de l’humour noir, André Breton, Paris, Grasset, coll. « Biblio », 1984, p.12.
68 Jean Emelina, Le comique. Essai d’interprétation générale, Paris, Sedes, 1996, p. 132.
69 Ibid., p. 132.
70 Ibid., p. 126.
71 Ibid., p. 127.
72 Le mot humour vient du mot humeur.
73De l’Essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques, Baudelaire, Œuvres complètes, Bibliothèque La Pléiade, p.719.
74 S’il y a un humour noir, il y a un humour blanc qui est son contraire. Il est un « comique cosmique [...] (il) accompagne l’émergence de l’absolu au milieu du tissu de relativité où nous vivons » (Michel Tournier, Le Vent Paraclet, Paris, Gallimard, coll. Folio/Essai, 1977, p.198). Cet humour, Giraudoux le pratique avant les années trente.
75 B. Vibert, « Romantisme et modernité: le problème de l’ironie », in Rires et sourires littéraires, p. 190.
76 D. Grojnowsky et B. Sarrazin, L’esprit fumiste et les rires fin de siècle, Paris, José Corti, 1990, p. 37.
77 G. Lukàcs, La théorie du roman, Paris, Ferenc Janossy, 1920, Gallimard, coll. « Tell », 1989, p. 86.
78 B. Sarrazin, Le rire et le sacré, Paris, Desclée de Brouwer, 1991, p. 7.
79 Ibid., p. 89.
80 Jean Emelina, op. cit.., p. 136.
81 R. Bourgeois, L’ironie romantique, Grenoble, P. U. G., 1974, p. 11.
82 Luigi Pirandello, Essence, caractères et matière de l’humorisme, in Choix d’essais, p. 49-103, Denoël, 1968. (1ère édition italienne : L’Umorismo, 1908).
83 Mais les surréalistes n’ont pas de leur mouvement extrait une philosophie.
84 Pirandello, Staggi, Poesi, Scritti vari, Mondadori, p. 49.
85 Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris, Gallimard, « Idées », 1978.
86 Vladimir Jankélévitch, L’ironie, Paris, 1964, 2e édit. 1979.
87 Italo Svevo, 1861-1928, auteur italien qui demeura toujours en marge du monde culturel italien. Il connut le succès grâce à James Joyce qui fit la promotion de son livre La conscience de Zeno, premier roman directement et explicitement inspiré par la psychanalyse. Au-delà de cet aspect, le livre présente un style particulier où se mêlent dérision et ambiguïté. Svevo met en question le problème du contact avec la réalité avec un humour particulier. Cette œuvre illustre l’attitude au monde de « l’humoriste ».
88 J. F. Mattéi, La Barbarie Intérieure, Essai sur l’immonde monde, PUF, 1990, p. 11.
89 Ibid., p. 128.
90 L’ironie se situe entre le rire et le sourire, comme le montre Philippe Hamon dans L’ironie littéraire, Paris, Hachette, 1996, p. 46.
91 Choix des Elues, op. cit., p. 539-542.
92 Philippe Hamon, L’ironie littéraire, Paris, Hachette, 1996, p. 57.
93 Jean Emelina, op. cit., p. 142.
94 Philippe Hamon, op. cit., p. 53.
95 De Plein Pouvoir à Sans Pouvoir, op. cit., « Le vrai problème français », p. 36-37.
96 Sodome et Gomorrhe, œuvre théâtrale complète, Bibliothèque « La Pléiade », p. 915.
97 Choix des Elues, op. cit., p. 563.
98 Ch. Rudy, Les archipels de la différence, édit. Du Félin, 1989
99 En effet, peut-il y avoir une sagesse fondée sur l’artifice?
100 Il ne triomphe pas de l’aigreur qui le domine en s’exprimant par un rire ironique. Après 1930, Giraudoux ne crée plus vraiment. Il ressasse, en tournant dans tous les sens les mêmes thèmes...
101 B. Vibert, « Romantisme et modernité: le problème de l’ironie », in Rires et sourires littéraires, p. 185.
102 A. Breton, Anthologie de l’humour noir, J.J.Pauvert, 1966, p.11.
103 Marie Solemne, « La vie rêvée », in La sincérité du mensonge, Dervy, 1999, p. 139.

Pour citer cet article

Hélène Carbolic-Roure, « L’ironie de Giraudoux : de l’ironie moderne à « l’Umorismo » », paru dans Loxias, Loxias 5 (juin 2004), mis en ligne le 15 juin 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=44.

Auteurs

Hélène Carbolic-Roure

Certifiée de Lettres Modernes, docteur en littérature française, sur le sujet : « L’œuvre romanesque de Jean Giraudoux. Du mythe du voyage initiatique à l’errance : une esthétique brisée ».