Loxias | Loxias 4 (mars 2004) Identités génériques: le dialogue |  Identité générique: le dialogue 

Jacques Domenech  : 

Ecriture de soi et récit de voyage : Chateaubriand et Rousseau à Venise

Résumé

Chateaubriand s’est cru plus grand par la pose moralisatrice, par le sermon. A Venise il fait la leçon à Rousseau et à Byron. Heureusement, il laisse au lecteur des Mémoires d’outre-tombe, texte avant tout autobiographique, la possibilité d¹entrevoir la déréliction et la contingence de l’homme attaché à une cause perdue et peu enthousiasmante. René devient le fidèle paladin de ce qu’il sait être une chimère. Il offre ainsi la figure paradoxale du perdant de génie. Par cette posture le Vicomte séduira la jeune génération romantique. Il devient par l’écriture de soi le semblable d'autres voyageurs autobiographes, leur frère, même s’il feint de les ignorer par affectation.

Index

Mots-clés : autobiographie , Chateaubriand, philosophie, récit de voyage, Rousseau

Chronologique : XIXe siècle , XVIIIe siècle

Plan

Texte intégral

1Quand Rousseau arrive à Venise en 1747, il est inconnu, mais ambitieux et plein d’espoir : n’est-ce pas le début d’une carrière brillante diplomatique qui s’offre à lui ? La réalité ne fut pas à la mesure des illusions. Rousseau avait été nommé secrétaire de l’Ambassadeur, et non secrétaire de l’Ambassade de France auprès de la République de Venise. Après sa dispute avec l’ambassadeur M. de Montaigu, Rousseau doit revenir à Paris, passant à pied le Simplon. Il se plaint, on lui donne raison, mais il importune, comme Voltaire finit par lasser en demandant réparation contre le duc de Rohan. Rousseau n’avait-il pas été renvoyé comme un laquais ? Sous l’Ancien Régime Rousseau ne fut, à Venise, qu’un petit secrétaire. Sa postérité littéraire lui a donné, entre autres, un ministre des affaires étrangères, un ministre d’Etat, plusieurs fois ambassadeur... Chateaubriand, en fin de course, en 1831, sous Louis-Philippe, attend à Venise la duchesse de Berry, mère de Henri V, petit-fils de Charles X, pour un combat qu’il sait perdu d’avance.

2 Épigone de Rousseau, Chateaubriand relève perfidement les amours vénitiennes de Jean-Jacques la cruelle mésaventure de Zulietta et en mentionne quelques autres en 1833 dans le Livre XL de ses Mémoires d’outre-tombe1. Le jugement est sévère. Après la lecture du Livre VII des Confessions2 (publié en 1789), à consulter la Correspondance3 de Rousseau, mais aussi d’autres textes comme le Dictionnaire de musique4, le lecteur peut constater le bien-fondé de certaines critiques tout en remarquant que le maître conserve à bien des égards des mérites qu’un disciple parfois trop désinvolte n’a pas toujours su ou voulu reconnaître. Chateaubriand ne se montre-il pas à la fois iconoclaste ou mesquin à l’égard de Jean-Jacques, son illustre aîné ? Les critiques contre Rousseau, parfois associées à celles qui visent Byron dans un même chapitre très polémique, servent surtout de faire-valoir au Vicomte. L’exemple des « Vénus mercenaires » vient immédiatement à l’esprit lorsque est évoquée Mila dans le procès fait à Byron et la situation de la petite Anzoletta dans les Confessions5. Les divergences qui apparaissent entre Rousseau et l’un de ses plus célèbres épigones dépassent le caractère anecdotique. Il faut avant tout situer cette comparaison dans le cadre bien défini de la tradition du voyage en Italie au XVIIIe siècle que Rousseau a su renouveler... de l’aveu même de Chateaubriand. À cette tradition renouvelée que l’» immaculée Mme de Staël »6, Goethe, Byron, Chateaubriand et Stendhal perpétuent alors doit s’ajouter une invention récente : l’autobiographie telle que l’a conçue Jean-Jacques. Toutes les remarques, tous les commentaires qu’écrit Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe, à propos de Jean-Jacques Rousseau, dans les paratextes et les variantes, se reportent au Livre VII des Confessions. Ce double héritage est plutôt encombrant et il ne faut pas s’étonner de le voir dénigrer simultanément Rousseau et la gloire du moment si jalousée, lord Byron. La mise en parallèle des deux hommes constitue un hommage implicite, même si François-René se fait en l’occasion juge de Jean-Jacques (et de Byron). Il n’est pas interdit de se demander pourquoi un pair de France qui attend la duchesse de Berry, mère du futur souverain putatif Henri V, revient à plusieurs reprises sur Rousseau à Venise. A-t-il emporté les Confessions pour tromper son ennui de courtisan malheureux et résigné ?

3 François-René semble avoir gardé malgré tout de mauvaises habitudes de vicomte de l’Ancien Régime. À Venise, l’autobiographe affiche son légitimisme par dévotion affective, mais peut-être aussi par affectation . Il prend la pose du dernier des preux, du romantique solitaire attaché à la perpétuation de la dynastie que ses aïeux ont servie. N’est-ce pas de l’acharnement thérapeutique ? Chateaubriand manque-t-il à ce point de lucidité, lui qu’on a connu si opportuniste ? Fait-il repentance de son ambition passée, dans une démarche qui le conduira à rédiger La vie de Rancé ? Sans nul doute son image devient attachante. L’autobiographe s’en trouve rasséréné à ses propres yeux. Toutefois, l’auteur de l’Essai sur les révolutions se révèle mesquin à plusieurs reprises, comme il sied de l’être quand on écrit une autobiographie, quand il se compare à Byron ou à Jean-Jacques à Venise. Rédigeant ses Mémoires d’outre-tombe il a la dent dure, la plume acerbe et souvent un trait de trop. Avant lui, Rétif de la Bretonne a fait de même pour Rousseau qui, lui-même, avait indiqué que Montaigne ne s’était peint que de profil.

4 À Venise, en septembre 1833, François-René l’applique avec plus d’insistance que d’habitude. Il entreprend, Livre LX, Chapitre 12, un parallèle intitulé « Rousseau et Byron » qui a surtout pour but de souligner l’excellence d’un certain vicomte de Chateaubriand. La part réservée à Jean-Jacques n’est pas la meilleure. Il s’agit d’aventures galantes, topos du voyage à Venise nouvelle Cythère, lieu commun que le témoignage contemporain met à mal. La Correspondance de Byron pourrait laisser croire qu’il n’a pas failli à la tradition ou au mythe. C’est la moindre des choses pour l’auteur de Don Juan.

5 Rousseau a écrit, Livre VII des Confessions, ce que Chateaubriand commente dédaigneusement. François-René s’est intronisé censeur des mœurs mais surtout il devient un nouveau Pétrone. Cet « arbitre des élégances » n’est plus à son avantage comme dans le salon de Mme Récamier. L’autobiographe austère tranche sans humour comme s’il était déjà à Prague dans le salon de la Dauphine ou de la duchesse de Berry où il joue l’homme providentiel, le sauveur d’une cause perdue. La providence l’a désigné à l’ancienneté : il faut relire l’appel aux morts pathétique qu’il prononce dans ce même Livre des Mémoires d’outre-tombe. Il s’applique à écrire comme un de ses ultras auxquels l’auteur de René ressemble si peu :

Dans ces deux récits de Rousseau et de Byron, on sent la différence de la position sociale, de l’éducation et du caractère des deux hommes.7

6La condition sociale tient lieu d’introspection psychologique. Faut-il s’étonner de ce qui va suivre, de ce qu’on va lire?

À travers le charme du style de l’auteur des Confessions perce quelque chose de vulgaire, de cynique, de mauvais ton, de mauvais goût ; l’obscénité d’expression particulière à cette époque gâte encore le tableau. Zulietta est supérieure à son amant en élévation de sentiments et en élégance d’habitude ; c’est presque une grande dame éprise du secrétaire infime d’un ambassadeur mesquin.

7Rappelons que Zulietta a été offerte par surprise à Rousseau par le capitaine Olivet en remerciement pour l’avoir tiré d’affaire. Doit-on en vouloir à Rousseau de ne pas prendre la pose et de se montrer délibérément à son désavantage dans son autobiographie ? La suite du jugement de Chateaubriand implique le même commentaire :

La même infériorité se retrouve quand Rousseau s’arrange pour élever à frais communs, avec son ami Carrio, une petite fille de onze ans dont ils devaient partager les faveurs ou plutôt les larmes.

8Chez Chateaubriand comme chez Rousseau le tableau devient un Greuze. Rousseau aborde ce qu’aujourd’hui on appelle « le tourisme sexuel ». Rousseau a-t-il tort d’évoquer ainsi ce qui n’est pas alors considéré comme un fléau contemporain ? Jean-Jacques a un ami, le Carrio, qu’il mentionne : c’est un chevalier vénitien, secrétaire de l’ambassadeur d’Espagne à Venise, puis en Suède et à Paris qui devint chargé d’affaires de la cour d’Espagne à Paris, puis à Vienne en 1754 et à Londres en 1763. C’est ce que Chateaubriand, qui se promène grâce à son guide Antonio, appellerait du « petit personnel », lui ancien ministre des affaires étrangères, à qui échut de réprimer une révolution libérale en Espagne pour obéir aux consignes du Congrès de Vienne. Si souvent ambassadeur, notre touriste à particule a également sous les yeux l’ouvrage Otto giorni a Venezia d’Antonio Quadri ou un autre. De toutes façons, grâce à un autre Antonio, son guide8, il ne se perd pas et étale même son érudition comme il le fait pour lItinéraire de Paris à Jérusalem.

9 Chateaubriand serait-il devenu pudibond ? Pas plus qu’il n’est ultra ou réactionnaire. La censure des mœurs de Rousseau ou de Byron n’intéresse pas vraiment le vicomte. Le dernier des preux, désabusé, de l’improbable Henri V, cherche toujours à prendre l’avantage sur le voyageur d’hier et sur celui qui lui est contemporain. Querelle d’autobiographe et petitesse d’homme de lettres. Chateaubriand prend la pose, et après avoir éliminé le rival du passé, fait l’étalage de ce qui le sépare de Byron. Non, jamais, il ne sera un grand seigneur méchant homme comme cet Anglais qu’admire Stendhal. Le point de vue de Chateaubriand est à opposer au portrait fait par Stendhal lorsqu’il le rencontre à Venise :

L’on m’a présenté au spectacle à lord Byron. C’est une figure céleste ; il est impossible d’avoir de plus beaux yeux. Ah! le joli homme de génie ! Il a à peine vingt-huit ans, et c’est le premier poète de l’Angleterre et probablement du monde. 9

10 Non, jamais, Chateaubriand ne fera fuir les dames quand il fera son entrée dans un salon. A Coppet, chez Madame de Staël fort bienveillante pour Byron, les réactions hostiles ne manquent pas. Stendhal s’en amuse. Chateaubriand s’explique en un duel que seule l’autobiographie met en scène :

J’ai rencontré plus beau que Mila. Une femme portait un enfant emmailloté ; la finesse du teint, le charme du regard de cette Muranaise, se sont idéalisés dans mon souvenir. Elle avait l’air triste et préoccupé. Si j’eusse été lord Byron, l’occasion était favorable pour essayer la séduction sur la misère ; on va loin ici avec un peu d’argent.10

11Pour montrer sa jalousie et son dépit à l’égard de Byron qui « livrait aussi sa vie à des Vénus payées », et qui constitue pour l’heure concurrent plus importun que Jean-Jacques, Chateaubriand emprunte à Rousseau cette histoire qui lui a tant déplu. Le registre est libertin (« occasion », « séduction », plutôt cynique et même poissard (« on va loin ici avec un peu d’argent »), mais dans l’atelier de Rousseau François-René n’est pas un mauvais apprenti pour peindre le trompe-l’œil :

Puis j’aurais fait le désespéré et le solitaire au bord des flots, enivré de mon succès et de mon génie. L’amour me semble autre chose: j’ai perdu de vue René depuis maintes années ; mais je ne sais pas s’il cherchait dans ses plaisirs le secret de ses ennuis.

12Faut-il reprocher à Chateaubriand de faire son apologie ? Elle suppose une volonté autobiographique qu’il ne dissimule guère dans ce chapitre. Les Confessions ont montré la voie. Toutefois François-René éreinte Byron par le biais de Rousseau, et, par un juste mouvement de balancier, Rousseau par le biais de Byron. Jamais le récit de voyage aura pu paraître un genre apparenté à la plus assassine des critiques littéraires :

Lord Byron est d’une autre allure : il laisse éclater les mœurs et la fatuité de l’aristocratie ; pair de la Grande-Bretagne, se jouant de la femme du peuple qu’il a séduite, il l’élève à lui par ses caresses et par la magie de son talent. Byron arriva riche et fameux à Venise, Rousseau y débarqua pauvre et inconnu ; tout le monde sait le palais qui divulgua les erreurs de l’héritier noble du célèbre commodore anglais ; aucun cicérone [Chateaubriand en est tributaire comme on sait] ne pourrait vous indiquer la demeure où cacha ses plaisirs le fils plébéien de l’obscur horloger de Genève. Rousseau ne parle pas même de Venise ; il semble l’avoir habitée sans l’avoir vue : Byron l’a chantée admirablement.11

13Mais la comparaison qui suit, une fois Rousseau écarté, entre « le poète de Childe Harold » et « l’historien de René », celle entre « la brune Fornarina de lord Byron » et « la blonde Velléda des Martyrs ne doit pas laisser supposer que l’Anglais va se tirer indemne d’une partie aussi mal engagée. L’autobiographie s’emboîte parfaitement dans le récit de voyage pour exalter les vertus d’un Chateaubriand esthète. L’art prime sur les autres avantages attribués à Venise. Y aurait-il un prix d’excellence du voyageur ? Chateaubriand crée la compétition, le prix, qu’il s’attribue. Sa casuistique remplit d’admiration le lecteur ébahi :

 Rousseau et Byron ont eu à Venise un trait de ressemblance : ni l’un ni l’autre n’a senti les arts.

14Le voilà donc le critère décisif. Ce n’est ni la logique, ni la morale, ni la foi, c’est, comme dans Génie du christianisme, l’esthétique :  

Rousseau, doué merveilleusement pour la musique, n’a pas l’air de savoir qu’il existe près de Zulietta des tableaux, des statues, des monuments ; et pourtant avec quel charme ces chefs-d’œuvre se marient à l’amour dont ils divinisent l’objet et augmentent la flamme !12

15Nous reviendrons sur la valeur de cet axiome et au tribut payé ici à une tradition du voyage en Italie que Rousseau a rendue obsolète, à lire même les pages consacrées à Venise dans les Mémoires d’outre-tombe. Mais c’est Byron qui est visé, c’est lui qui aura droit au dernier coup de griffe : la relation de son voyage en Italie, ses écrits autobiographiques, sont visés, mais surtout sa gloire littéraire à son zénith :

Quant à lord Byron, il abhorre l’infernal éclat des couleurs de Rubens ; il crache sur tous les sujets des saints dont les églises regorgent ; il n’a jamais rencontré tableau ou statue approchant d’une lieue de sa pensée. Il préfère à ces arts imposteurs la beauté de quelques montagnes, de quelques mers, de quelques chevaux, d’un certain lion de Morée, et d’un tigre qu’il vit souper dans Exeter-Change.13 

16Sans citer plus longuement le procès instruit contre lui, contentons nous de donner la phrase qui conclut ce chapitre 12 :

N’y aurait-il point un peu de parti pris dans tout cela ?

17Et comment oublier la citation du Tartuffe14( Dorine contre Tartuffe) :

« Que d’affectation et de forfanterie ! »15

18François-René est un voyageur polémiste. Mais cette plume acérée, ces formules ne constituent pas une preuve, un label authentique et certifié de la meilleure relation de voyage.

19  Contre les Anglais François-René eût été un redoutable maréchal d’Empire. Mais au-delà des rivalités de personne, déjà étudiées16. Les critiques, longues et qui se veulent démonstratives, du moins celles qui concernent Rousseau, demandent explication quand on connaît tout ce que doit cet épigone : l’écriture de soi, même si François-René veut à tout prix se démarquer des Confessions, la nature, l’amour du Tasse, un projet de société envoyé la même période le 30 juin 1833 à Mme la Dauphine17, qui ne s’en remettra jamais.   

20 Le regard de Chateaubriand sur le Livre VII des Confessions permet de revenir aisément sur la singularité de l’aventure vénitienne de Jean-Jacques, sur ce curieux aller-retour Paris-Venise, sur son séjour d’un an environ comme secrétaire de l’Ambassade de France. Bien des études ont déjà relevé les nombreux aspects de l’originalité de la conception du voyage de Rousseau. Il l’a définie plus particulièrement dans Emile avant d’évoquer une anecdote de son séjour à Venise « chez le Gouverneur d’un jeune Anglais » :

Toutes les capitales se ressemblent ; tous les peuples s’y mêlent, toutes les mœurs s’y confondent ; ce n’est pas là qu’il faut aller étudier les nations. Paris et Londres ne sont à mes yeux que la même ville.

21Rousseau développe son raisonnement paradoxal et écrit plus loin :

C’est dans les provinces reculées où il y a moins de mouvements, de commerce, où les étrangers voyagent moins, dont les habitants se déplacent moins, changent moins de fortune et d’état, qu’il faut étudier le génie et les mœurs d’une nation.18

22Il l’illustre notamment dans la Nouvelle Héloïse et dans les Confessions. Le grand mérite des critiques anecdotiques de Chateaubriand, c’est paradoxalement d’éclairer naïvement - ce qui est à son avantage - la nouveauté radicale que J.-J. Rousseau a apportée en refusant la tradition (ou la mode) du « Tour », conçu, en France et en Angleterre, pour les aristocrates aisés, la noblesse de robe (Montesquieu) et même des bourgeois aisés. Laurence Sterne a trouvé un beau titre de roman pour exercer son talent avec son Voyage sentimental en France et en Italie. Ami de Jean-Jacques, Duclos l’a précédé et a semé des jalons. À Venise Rousseau conseille à un aristocrate espagnol, désireux d’accomplir le « Tour », à « un Biscayen ami de Carrio et digne de l’être de tout homme de bien » de ne pas s’en tenir à la coutume instituée, lui qui vient de suivre le Tour comme la tradition pédagogique bien établie le préconise :

Cet aimable jeune homme, né pour tous les talents et pour toutes les vertus venait de faire le tour de l’Italie pour prendre le goût des beaux-arts, et n’imaginant rien de plus à acquérir, il voulait s’en retourner en droiture dans sa patrie.

23Rousseau n’hésite pas à prescrire une autre route :

Je lui dis que les Arts n’étaient que le délassement d’un génie comme le sien fait pour cultiver les sciences, et je lui conseillai pour en prendre le goût un voyage et six mois de séjour à Paris. Il me crut et fut à Paris.19

24C’est ainsi que Rousseau va retrouver cet ami basque Ignacio Manuel de Altuna à son retour à Paris :

Je le trouvai dans la ferveur des hautes connaissances. Rien n’était au-dessus de sa portée ; il dévorait et digérait tout avec une prodigieuse rapidité. Comme il me remercia d’avoir procuré cet aliment à son esprit que le besoin de savoir tourmentait sans qu’il s’en doutât lui-même ! Quels trésors de lumières et de vertus je trouvai dans cette âme forte.20

25C’est bien sûr l’auteur dEmile qui écrit ces lignes. Il ne craint pas plus « la corruption » et « la contagion » des « grandes villes » pour son ami que pour Emile21. Ils connaissent tous deux la nouvelle forme de voyager préconisée par Rousseau et bien développée notamment au Livre V d’Emile :

J’ai dit ce qui rend les voyages infructueux à tout le monde. Ce qui les rend encore plus infructueux à la jeunesse, c’est la manière dont on les lui fait faire. Les Gouverneurs, plus curieux de leur amusement que de son instruction, la mènent de ville en ville, de palais en palais, de cercle en cercle, ou, s’ils sont savants et gens de lettres il lui font passer son temps à courir des bibliothèques, à visiter des antiquaires, à fouiller de vieux monuments […] Dans chaque pays ils s’occupent d’un autre siècle ; c’est comme s’ils s’occupaient d’un autre pays ; en sorte qu’après avoir à grand frais parcouru l’Europe, livrés aux frivolités ou à l’ennui, ils reviennent sans avoir rien vu de ce qui peut les intéresser, ni rien appris de ce qui peut leur être utile.22 

26Cette nouvelle conception du voyage n’est en rien froide et abstraite bien au contraire. Quelle exaltation pour la Rome antique comme pour l’acquisition des Lumières à Paris !

27Claude Lévy-Strauss, l’auteur de Tristes tropiques, a souligné la nouveauté radicale de l’écriture de Rousseau : pour lui Rousseau est le fondateur de l’ethnologie23.

28Le rôle de « l’amour de soi » - que Lévy-Strauss nomme « pitié », le respect de l’autre, des autres cultures, un universalisme véritable…- voilà le véritable viatique de Rousseau, même s’il n’a pas apparemment goûté le plaisir esthétique que procurent Le Titien et Véronèse à Venise. On pourrait évoquer aussi à ce propos les écrits autobiographiques de Michel Leiris. Rousseau représenterait donc l’avenir, une prospective anthropologique nouvelle… Tout cela n’est ni étranger ni indifférent à Chateaubriand. Le Vicomte a conscience de la diversité des approches dans la relation de voyage. Il cite Dupaty comme exemple de ce nouveau « souffle » inspiré par Rousseau et qu’il critique pour lui préférer Voltaire dont il préfère la « clarté ». Chateaubriand écrit ainsi au Chapitre 7 du Livre XXX à propos de Dupaty :

L’admiration déclamatoire de Dupaty n’offre pas de compensation pour l’aridité de Duclos ou de Lalande, elle fait pourtant sentir la présence de Rome : on s’aperçoit par un reflet que l’éloquence du style descriptif est née sous le souffle de Rousseau, spiraculum vitae 24. Dupaty touche à cette nouvelle école qui bientôt allait substituer le sentimental, l’obscur et le maniéré, au vrai, à la clarté et au naturel de Voltaire. Cependant, à travers son jargon affecté, Dupaty observe avec justesse : il explique la patience du peuple de Rome par la vieillesse de ses souverains successifs. 

29On peut penser à Rousseau visitant le Pont du Gard25. Goethe suivra en 1786-1787, et de quelle manière ! Puis Madame de Staël et son « enthousiasme » pour l’Italie. Puis Chateaubriand. Puis Stendhal.

30Dans les Mémoires d’outre-tombe, la figure cocasse de Pococurante, gentilhomme vénitien, personnage de Candide, est évoqué dans ces mêmes pages du séjour à Venise. C’est à croire que Voltaire n’a pas « le sourire hideux » que lui prêtent d’autres auteurs romantiques. Chateaubriand témoigne de la nostalgie. Il mêle les personnages de fiction aux personnes ayant réellement existé.

31Rousseau a été inspiré par Louis Béat de Muralt dont les Lettres sur les Anglais et les Français et les voyages, récit publié en 1726, anticipe la conception nouvelle de Rousseau26. Il donne l’exemple comme voyageur à pied bien avant qu’il ne revienne ainsi de Venise par le Simplon : « Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délices.27 » Rousseau inverse les valeurs communément admises. Mais sa modernité, son apport à Chateaubriand et aux voyageurs ultérieurs est complexe et diverse. Le cadre de la Profession de foi du Vicaire savoyard est un paysage italien, un véritable tableau de maître avec la plaine qui s’étend, la chaîne des Alpes imposantes. C’est une approche nouvelle des descriptions de paysages que les guides que Chateaubriand consulte ne mentionnent pas non plus remarquablement. Goethe peindra à Rome des petits tableaux que Rousseau aurait aimés.

32Chateaubriand s’est cru plus grand par la pose moralisatrice, par le sermon. Heureusement il laisse au lecteur des Mémoires d’outre-tombe, texte avant tout autobiographique, la possibilité d’entrevoir la déréliction et la contingence de l’homme attaché à une cause perdue et peu enthousiasmante, fidèle à ce qu’il sait être une chimère. Il offre ainsi la figure paradoxale du perdant, une posture qui séduira la jeune génération romantique. Il devient par l’écriture de soi le semblable, le frère qu’il feint de ne pas être par la pose et l’affectation.

33S’il y a épopée dans les Mémoires d’outre-tombe, elle est moderne, résolument moderne, avec des « héros fort peu héros », comme le roman et l’écriture de soi en forgeront d’autres au XIXe et au XXe siècle. Chateaubriand convoque l’histoire, mais pour mieux montrer ceux qu’elle laisse sur le bord de la route. Rousseau s’est montré lui-même fort peu à son avantage à Venise. Le ton moralisateur, la prétention à être le meilleur voyageur ne valent guère mieux. L’esthétique du jeu sur le jugement sur soi et sur les autres aboutit à une évolution de l’écriture de soi. Bientôt, avant Proust, Stendhal nous fera rentrer dans sa chambre, poussant le gage d’authenticité jusqu’à en dessiner le plan, jusqu’à nous dire combien sa mère excitait ses sens quand il avait sept ans. L’autobiographie est comme la peinture : Stendhal apprend de Chateaubriand et de Rousseau. Fabrice à Waterloo, c’est un peu Chateaubriand à Venise. Les considérations sur la République de Venise, jadis « bouclier de la chrétienté », sur l’Orient, sur l’histoire et l’état pitoyable de cette « république » amènent à une comparaison. Toute analogie avec Chateaubriand, âgé de soixante-trois ans, mentor résigné d’un roi sans royaume, ne paraîtrait pas fortuite.

34Dès lors il faut s’attacher aux convergences, aux points communs dans l’écriture de soi : les petites religieuses qui chantent dans les Confessions et que Chateaubriand retrouve, les gondoliers et la figure mythique du Tasse : ils sont dissociés chez Chateaubriand, Rousseau fait de la Jérusalem délivrée l’hymne épique de Venise, dans le Dictionnaire de Musique. Byron met en exergue du Corsaire un vers du Tasse28. Quant à Stendhal, il se moque ouvertement de Chateaubriand en citant Molière dans les premières pages de La Vie d’Henri Brulard : « De je mis avec moi tu fais la récidive… » Ne faudrait-il pas réconcilier ces voyageurs autobiographes ? Le sentiment d’appartenir à la même confrérie semble s’effacer et (presque) tout pousse à la concurrence et au dénigrement.

Notes de bas de page numériques

1 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Livre XL, éd. Jean-Paul Clément, Paris, Quarto Gallimard, tome II, 1997. Chateaubriand commence cette œuvre en 1811 officiellement, en réalité vers 1803-1804. Le titre initial est simplement Mémoire de ma vie.
2 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Œuvres complètes I, Gallimard, 1959, Bibl. de la Pléiade.
3 Jean-Jacques Rousseau, Correspondance, éd. R. A. Leigh, Oxford, Voltaire Foundation, tome II. Voir également la Correspondance diplomatique du comte de Montaigu, Paris, 1915.
4 J.-J. Rousseau, O. C., tome V, éd. cit.
5 O. C. I, p. 323.
6 Expression de Lord Byron, « Lettre à Murray », 25 décembre 1822 : « Aucune fille ne sera jamais séduite par la lecture de D(on) J(uan), non, non, elle se tournera pour cela vers les poèmes de Little et les romans de Rousseau ou même vers l’immaculée de Staël […] » in Lettres et journaux intimes, éd. Leslie A. Marchand, p. 381.
7 Mémoires d’outre-tombe, tome II, p. 2789, de même que les deux citations suivantes.
8 Tome II, p. 2260 et p. 2779.
9 Stendhal dans « Venise et Milan » in Rome, Naples et Florence en 1817 - Voyages en Italie, éd. V. del Litto, Gallimard, 1973, Bibl. de la Pléiade, p. 124.
10 Tome II, p. 2782, de même que la citation suivante.
11 Tome II, p.2790.
12 II, p. 2791.
13 Mémoires de lord Byron, 1830, in Lettres et journaux intimes, éd. Leslie A. Marchand, pp. 200-202.
14 Acte III, scène 2, vers 857.
15 Voir Stendhal, Voyages en Italie, éd. V. del Litto, Gallimard, 1973, Bibl. de la Pléiade.
16 Marc Fumaroli : « Chateaubriand et Rousseau » in Chateaubriand. Le tremblement du temps, pp. 202-203.
17 II, p. 2727.
18 O. C. IV, pp.852- 853.
19 O. C. I, pp. 327-328.
20 O. C. I, p. 327.
21 O. C. IV, p. 853.
22 O. C. IV, pp. 849-850.
23 Voir notre étude « L’exemple de l’ethnologie » in Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, texte fondateur, Paris, Ellipses, 2000, p. 125 sq.
24 « Dieu forma l’homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l’homme devint un être vivant » (Genèse, II, 7) p. 1994. Citation digne de Génie du christianisme ; J.-J. Rousseau à Rome évoquerait d’autres valeurs.
25 O. C. I, p. 327.
26 Voir l’édition critique de ce texte de Muralt par Charles Gould, Paris, 1833, p. 286.
27 O. C. I, p. 59.
28 « I suoi pensieri in lui dormir non ponno » : « En lui ses pensers ne peuvent trouver aucun repos. » Le Tasse, La Jérusalem délivrée, chant X, éd. bilingue de Jean-Michel Gadair, Paris, Garnier, 1991.

Pour citer cet article

Jacques Domenech, « Ecriture de soi et récit de voyage : Chateaubriand et Rousseau à Venise », paru dans Loxias, Loxias 4 (mars 2004), mis en ligne le 15 mars 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=39.


Auteurs

Jacques Domenech

Professeur de littérature française, CTEL, Université de Nice