Loxias | Loxias 4 (mars 2004) Identités génériques: le dialogue 

Jean-Marie Seillan  : 

Orientations de la recherche :

Emergence et hybridation des genres littéraires

Conférences du CTEL, année 2002-2003

Texte intégral

1D’Aristote à Hegel, rares sont les cultures qui n’aient pas élaboré des typologies voire des hiérarchies génériques et qui n’ouvrent pas aujourd’hui un large champ de réflexion à la problématique des genres. Chaque projet d’écriture, qu’il proclame avec Racine sa « vénération […] pour les ouvrages qui nous restent de l’Antiquité » ou qu’il forme comme Rousseau « une entreprise qui n’eut jamais d’exemple », qu’il entende enrichir, reconstruire ou déconstruire les formes dominantes de son temps, est amené à réinterroger les identités et typologies établies parmi lesquelles il vient s’inscrire, avec l’intention plus ou moins délibérée ou explicite d’en respecter les règles, de les faire évoluer, de les transgresser, de les parodier ou de les éluder. A ce titre, l’articulation entre l’ensemble des divers paratextes à objectifs ou arrière-pensées métapoétiques et génériques (manifestes, préfaces, réponses à la critique, correspondance d’écrivains, interviews, etc.) et les réalisations littéraires elles-mêmes présentera un intérêt tout particulier pour évaluer l’influence éventuellement exercée par les injonctions ou suggestions de la théorie sur les œuvres et les effets en retour de la création sur la théorie littéraire.

2C’est donc à des moments critiques de l’histoire littéraire (affrontement entre héritage médiéval et apport renaissant au XVIe siècle, crise de la conscience européenne dans les années 1689-1715, controverses opposant tradition classique et efforts de décloisonnement générique au début du XIXe siècle, brouillage et élargissement des formes narratives dans la seconde moitié du XXe siècle, etc.) que le centre trouvera sa nourriture. Tout en s’intéressant à des genres identifiés et reconnus comme tels, sa réflexion se fondera moins sur la déduction, ainsi que le font les classifications traditionnelles des genres, que sur l’interrogation de la singularité des textes et le raisonnement inductif. Son objectif prioritaire ne sera pas d’élaborer une nouvelle typologie des genres ni de prendre nécessairement position par rapport à celles qui existent, mais de formuler des hypothèses théoriques sur le parcours évolutif d'un genre en procédant à un balayage des siècles dans des domaines encore insuffisamment explorés. Sans tenir à l’écart les œuvres littéraires caractéristiques d’un genre au point d’en résumer les principaux traits morpho-thématiques à une époque donnée (la tragédie racinienne, la « formule naturaliste » romanesque de Zola, le cinéma néo-réaliste, etc.), la démarche privilégiera l’examen des textes dont le statut générique transitionnel, frontalier, indécis permet d’observer les effets de collusion ou de collision produits par le croisement de formes répertoriées par les typologies. La réflexion s’attachera donc moins aux « formes simples » (Jolles) ou à la « logique » des genres littéraires (Käte Hamburger) qu’aux formes complexes et indécises, aux textes hybrides (par contamination, inclusion, raboutage, greffes, reprises ironiques ou parodiques, etc.) qui se multiplient dans les phases d’émergence, d’amuïssement, de reclassement ou de reviviscence des genres.

3Comment rendre compte de l’histoire à éclipses de l’épopée ou de l’élégie ? du destin de l’idylle, placée en tête des genres poétiques par L’Art poétique de Boileau ? de l’accession au milieu du XIXe siècle du poème en prose à un statut générique autonome ? Pour comprendre ce qui explique, dans les épistémè contemporaines, ces phénomènes complexes d’apparition et de disparition de formes nouvelles, de quelle façon, du point de vue de la réception des œuvres, l’horizon d’attente du public et des institutions littéraires agit ou réagit sur l’histoire des genres, comment, du point de vue de la conception des œuvres, les genres servent de repères aux auteurs pour élaborer leurs projets, en exerçant une force qui peut être attractive ou répulsive mais toujours stimulante pour la créativité, la réflexion entend adopter un esprit transdisciplinaire dépourvu d’exclusive et faire appel aux sciences humaines (anthropologie, sociologie, philosophie, psychanalyse, histoire, histoire des mentalités, médiologie, etc.) susceptibles d’enrichir par leurs méthodes et leurs savoirs propres ce qu’a de spécifique la recherche littéraire.

4Un tel objectif l’amènera aussi à reconsidérer la place des formes dites ‘mineures’, des écrivains ou mouvements littéraires relégués, à tort ou à raison, au rang de minores. Une telle réévaluation présente l’avantage d’élargir le champ d’étude à des territoires littéraires un peu moins fréquentés par la critique, et de vérifier l’hypothèse selon laquelle les textes génériquement hybrides, déclarés imparfaits au regard des hiérarchies dominantes, peuvent nous en apprendre davantage sur les phénomènes d’interactivité générique interne que des œuvres figées par l’académisme de leur statut officiel. S’il est vrai, comme l’écrit Huysmans dans A rebours, que « l’écrivain subalterne de la décadence, l’écrivain encore personnel mais incomplet, alambique un baume plus irritant, plus apéritif, plus acide que l’artiste de la même époque qui est vraiment grand, vraiment parfait », ni la teneur de vérité d’un texte, ni l’émotion esthétique qu’il est susceptible de faire partager ne dépendent du rang ou du statut que l’histoire littéraire, en révision permanente, a pu lui attribuer. A l’horizon de cette réflexion, se posera donc le problème, embarrassant mais essentiel pour toute critique littéraire et pour tout chercheur qui se sait enseignant, de la hiérarchie, sans cesse remise en cause, des genres et des textes littéraires et, finalement, de leur valeur.

Pour citer cet article

Jean-Marie Seillan, « Emergence et hybridation des genres littéraires », paru dans Loxias, Loxias 4 (mars 2004), mis en ligne le 15 mars 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=38.


Auteurs

Jean-Marie Seillan