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Geneviève Chevallier  : 

Le gai savoir de Winnie

Résumé

Winnie, personnage central de Oh les beaux jours, s’enfonce peu à peu dans un tas de sable, et n’occupe plus guère ses journées qu’avec les quelques objets qui lui restent et les histoires qu’elle raconte à son mari guère plus mobile qu’elle et qui reste caché derrière le mamelon. Bavarde pour rester en vie, Winnie ne cesse de répéter que le jour est beau et qu’elle n’a guère de raisons de se plaindre, et termine en chantant. Nous nous interrogeons sur cette allégresse déroutante en analysant le rapport de Winnie au « réel » et la fonction des histoires qu’elle raconte.

Abstract

Winnie is probably the happiest character of Beckett’s work. While we see her progressively buried deeper in her mound of sand, she keeps talking, smiling, singing, and repeating that things are wonderful and the day happy. We will analyse the elements that sustain her happiness, looking closely at the stories she tells and the way she relates to “reality”.  

Index

Mots-clés : Beckett (Samuel) , gai savoir, Oh les beaux jours, rire

Géographique : France

Plan

Texte intégral

Dans une étendue d’herbe brûlée, sous une lumière aveuglante, enterrée dans son mamelon de sable au milieu d’un désert brûlant, Winnie exhibe ce qui n’est plus que de beaux … restes. Elle et Willie n’en ont plus pour longtemps, tous deux sont douloureux, même s’ils savent qu’ils ne doivent pas se plaindre, et la terre est chaque jour plus juste autour de la taille de Winnie, avant de l’enserrer jusqu’au cou. Les mots la lâchent, elle vit dans la crainte de se retrouver tout à fait seule au milieu de ce désert et se console en contemplant le revolver posé à côté d’elle qui lui permettrait de mettre fin à ses jours… Oh le beau jour !  

Et Winnie de sourire pour saluer une journée divine (Oh les beaux jours, 121). Elle commence d’ailleurs sa journée par une prière, comme s’il fallait aussitôt s’assurer du caractère divin de cette journée. C’est qu’on a du mal à saisir ce qui fait le bonheur intense de Winnie. Et pourtant, du début à la fin de la pièce, c’est un personnage  plein d’allégresse qui  s’exprime, multipliant les annonces du bonheur qu’elle trouve dans les moindres choses de son existence. Car tout est « si merveilleux » et Winnie s’extasie d’un rien. C’est peut-être que le liquide rouge au fond du flacon qu’elle sort de son sac a véritablement la vertu d’apporter une « amélioration […]  instantanée » (19) à la « diminution d’entrain » (18) comme l’étiquette le garantit. Ou bien serait-ce simplement que Winnie n’a pas conscience de la situation, aux yeux du spectateur, terrible dans laquelle elle se trouve ? Pourtant elle multiplie les remarques sur le fait que la fin est proche, sur les efforts qu’elle doit faire pour se faire entendre encore de Winnie, sur la nécessité de garder son revolver à portée de main. Je proposerai donc au contraire la réponse inverse : Winnie est gaie de tout savoir.

Dans La Force majeure, Clément Rosset traite de la joie et de ce qu’il appelle son caractère totalitaire : la joie se manifeste envers et contre tout, elle est une « approbation inconditionnelle de toute forme d’existence présente, passée ou à venir2. »

 […] la joie demeure, quoique suspendue à rien et privée de toute assise. C’est même là le privilège extraordinaire de la joie que cette aptitude à persévérer alors que sa cause est entendue et condamnée, cet art quasi féminin de ne se rendre à aucune raison, d’ignorer allègrement l’adversité la plus manifeste comme les contradictions les plus flagrantes : car la joie a ceci de commun avec la féminité qu’elle reste indifférente à toute objection. Une faculté incompréhensible permet à la joie de survivre à sa propre mise à mort, de continuer à parader comme si de rien n’était […]3.

Si on peut préférer ne pas suivre Clément Rosset sur le terrain glissant de la comparaison avec la féminité, on ne peut manquer de voir dans le personnage de Winnie l’illustration parfaite de ce qu’il décrit ici. Le verbe ignorer tel qu’il est utilisé par Rosset est à prendre dans le sens anglo-saxon du terme, soit la capacité à ne pas tenir compte de l’adversité, et non l’inaptitude à prendre conscience des malheurs dont l’existence est faite. Winnie peut énumérer ses douleurs, sait qu’il n’y a plus grand-chose à faire, mais elle sait aussi que tout cela est sans importance. Car c’est dans la reconnaissance du caractère insensé de l’existence que réside la capacité à être joyeux. Winnie voit son ombrelle exploser, mais déclare qu’elle sera là demain. Est-ce là un acte patent de dénégation? On pourrait penser en effet que c’est aller contre toute réalité, que c’est refuser de « regarder les choses en face » que de penser que ce qui a disparu un jour peut faire retour le lendemain. Mais la réalité de l’expérience des spectateurs fait ici irruption dans la représentation pour donner raison au personnage. Penser que l’ombrelle a disparu à jamais serait oublier que nous sommes au théâtre, et que c’est effectivement ce qui se passe. L’ombrelle peut en effet être là le lendemain, ce n’est qu’un accessoire de théâtre renouvelable à loisir. Winnie installée devant « une toile de fond en trompe-l’œil » (11 : ce sont les premières didascalies) ne s’y trompe pas.

Winnie vit dans un état de cohabitation des contraires par suspension du sens. Si rien n’a de sens, si rien n’est orienté, alors il n’y a pas de plus et de moins, d’avant et d’après, et les douleurs ne sont « pas mieux, pas pis » (14), de sorte que quoi qu’il advienne, Winnie est heureuse de tout. Au caractère insignifiant du réel s’adjoint la possibilité si beckettienne de dire une chose et son contraire : l’oxymore d’une lumière « infernale » (15-16) éclairant une journée « divine » (12). Je ne parle pas de l’alternative entre une chose et une autre, non pas de choix multiple, mais de l’une et de l’autre sans contradiction4. Cela permet d’être sans espoir, puisque il n’y a rien à attendre de neuf. Le sujet joyeux, le sujet « allègre » comme le dit par ailleurs Rosset, ne désire « rien d’autre 5 ».

Qu’est-ce qui donne à Winnie ce gai savoir ? D’où vient cette capacité à saisir à ce point tout de la réalité qu’elle en est même dispensée de l’espoir que Rosset tient pour la faiblesse de qui ne considère pas l’exercice de la vie comme allant de soi, de qui veut y remédier ?

Winnie semble avoir acquis un savoir fondamental. Et il me semble que c’est par l’histoire qu’elle raconte, à la troisième personne, histoire de Mildred et de sa poupée, que Winnie dévoile cet accès au savoir. Comme en atteste un cahier préliminaire, Mildred est un nom que Beckett avait envisagé pour le personnage devenu Winnie dans la version définitive de sa pièce. Mildred-Winnie raconte une histoire à la troisième personne, mais on peut y entendre un des premiers exemples de ce qui se retrouvera si souvent dans les pièces ultérieures de Beckett : un sujet qui se raconte à la troisième personne (« quoi ? qui ? non… elle ! » répètera avec véhémence la bouche de Pas moi6 tandis que ce qu’elle décrit colle à la situation dans laquelle elle se trouve). Winnie­-Mildred donc, alors fillette de quatre ans, traverse l’obscurité avec sa poupée dans les bras – fillette de la fillette, poupée dont on imagine volontiers qu’elle est habillée comme Mildred doit l’être et en a les même yeux bleus, qui porte en tout cas le même collier de perles que Winnie et ouvre et ferme les yeux comme elle, « Fifille » (67), que la fillette déshabille dans le noir, et qu’elle gronde, parce qu’il est sans doute interdit de se trouver ainsi déshabillée dans le noir. Mildred « s’enfil[e] » (67) sous la table, et quand la souris survient, Winnie interrompt son histoire, car il faut aller « doucement » (67), faire durer, parce que l’histoire est le dernier recours, faire durer le plaisir, ne pas abuser des meilleures choses. Alors Winnie évoque un autre événement, le passage du couple Piper, ou Cooker, venus la contempler, déjà mentionnés au premier acte, s’interrogeant pour savoir si ses jambes sont nues, avant de terminer l’histoire de Mildred et de la souris qui monte sur sa cuisse… nue elle aussi. Quand les parents arrivent en réponse aux cris de la fillette, il est « trop tard » (71).

Winnie la blonde, au corsage décolleté et à la poitrine plantureuse, mariée à un homme répondant au nom de Willie – en anglais, le terme désigne de manière familière le pénis – , un homme dont elle a « besoin » (18), même si « ça ne presse pas » (18),Winnie insiste pour que Willie fasse « pénétrer » (20) sa crème, se rappelle (est-ce un souvenir ?) avec ferveur les moments passés sur les genoux de Charlot Chassepot en « taquin[ant] sa toque » (21), évoque son « premier bal […] second bal […] premier baiser […]. Dans un réduit de jardinier » (22), s’offusque à la vue d’une carte postale – que nous ne verrons pas – où on « joue », « de la véritable pure ordure », on « fricote » (24), avant de s’interroger sur ce qu’est un porc (« Cochon mâle châtré » dira Willie (56)). Elle se sent ensuite comme « sucée » (40-41) hors de la terre qui la maintient, et le terme est suffisamment inattendu pour que Willie le répète. Enfin elle énumère ce qu’elle peut encore saisir de son corps, et ce sont les narines, les lèvres, la langue « que tu prisais tant » (63), puis espère un baiser de Willie lorsqu’il s’approche inopinément d’elle, jusqu’au bout pleine d’amour pour lui. Ou peut-être est-ce juste un vieux reste, un oublié du vieux style, un vers parmi tous ceux qui ponctuent le discours de Winnie7, cette fois le poème de Verlaine qui donne son titre à la pièce, le « Colloque sentimental » où l’oubli cassant répond au souvenir nostalgique :

Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! – C’est possible8.

Les carnets de mise en scène de Beckett soulignent que le regard de Willie est à ce moment des moins amènes, contredisant l’attente de Winnie. Mais elle termine, toujours ravie, l’heure exquise qu’a duré la représentation, sur « l’ineffable étreinte de nos désirs fous 9 ».

L’allégresse de Winnie est faite de cette capacité à tout aimer de la vie, sans réserve, et qui ne la quitte plus depuis qu’elle a fait cette découverte indicible, sous la table. Notons en effet que Winnie jouit d’un objet qui reste inconnu : Winnie ne finit pas son histoire, les parents ne sauront pas « ce qui n’allait pas […] ce que ça pouvait être mon Dieu mon Dieu qui n’allait pas. » (71), car il est « (Un temps.) Trop tard. (Un temps. Bas) Trop tard. (71). Oh le beau soir que ça a été, et qui fait que chaque jour en aura été un autre encore. Avant – après. Et comment est-ce pendant ?

L’allégresse de Winnie est construite sur un présent indicible. Le beau jour évoqué est toujours à venir ou passé, voire même dans un avenir qui ne peut être nommé que déjà passé, comme si la case du présent devait être sautée : encore à venir, « Oh le beau jour encore que ça va être ! » (20, 29), déjà passé, sur les genoux de Charlot Chassepot, « Oh les beaux jours de bonheur ! » (21), ou bien dans un futur perçu comme déjà passé, « Oh le beau jour encore que ça aura été ! » (47, 56, 76), et ses diverses variantes, « quel beau jour encore… pour moi… ça aura été » (41), « ça aura été quand même un beau jour, après tout, encore un » (75). Tandis que Winnie s’efforce encore de faire passer le temps, mesurant les gestes et les mots qui l’aideront à venir à bout d’une journée à laquelle la sonnerie de réveil donne un commencement, ce sont précisément dans ces tentatives pour inscrire la durée dans une chronologie qu’elle fait résider l’absurde, ponctuant les remarques sur le passage du temps par un commentaire qui les annule sur le champ : « le vieux style ». De même, Winnie ne laisse guère les mots servir la mémoire, le souvenir n’étant évoqué que pour être remis en question. Ainsi :

Je parle de lorsque je n’étais pas encore prise – de cette façon – et avais mes jambes et l’usage de mes jambes, et pouvais me chercher un coin ombragé, comme toi, quand j’étais lasse du soleil, ou un coin ensoleillé quand j’étais lasse de l’ombre, comme toi, et ce sont des mots vides. (Un temps.) Il ne fait pas plus chaud aujourd’hui qu’hier, il ne fera pas plus chaud demain qu’aujourd’hui, impossible, et ainsi de suite à perte de vue, à perte de passé et d’avenir. (45)

Par cette distance prise avec le temps, toute évocation de son écoulement est rendue indolore. S’il y a de la nostalgie chez Winnie quand elle évoque ce qui était autrefois, elle porte un regard distant sur un mode de pensée qui n’a plus cours – « Je pensais autrefois… (un temps)… je dis je pensais autrefois […] Autrefois… maintenant… comme c’est dur pour l’esprit. » (60-61) Le présent est une juxtaposition des fragments multiples de citations qui composent le discours de Winnie – plus ou moins perçues comme telles par le spectateur, car toutes les références ne sont pas transparentes, et la distorsion qui les affecte le plus souvent ne les rend pas immédiatement repérables. C’est un collage, fait de prières, de slogans, de poèmes, d’histoires, élaboré sur ce fond de trompe-l’œil pompier, qui rend incongrus les mouvements affectifs, ces retours d’émotions que Winnie écarte aussitôt comme appartenant au « vieux style », remontée « un beau jour, de nulle part » (25) de tout ce qui fait à l’occasion disparaître un instant son expression heureuse.

Winnie se sert des mots des autres et fait passer sa journée en racontant des histoires. Là où la mémoire est un moyen fragile de faire revenir le réel, l’imagination en aménage un de toutes pièces, « un site quelconque pour autant qu’il ne peut être localisé quelque part – […] n’importe où pourvu que ce soit nulle part10. »

L’imaginaire de Winnie lui donne accès à un univers parallèle où elle peut dire que l’ombrelle disparue un jour sera là le lendemain, lieu où tout est de l’ordre du « possible ». Et cet imaginaire ne s’oppose en rien au réel insignifiant évoqué précédemment pour expliquer la joie de Winnie. Clément Rosset décrit l’imagination comme un moyen de perception de remplacement du réel qui n’implique nullement une dénégation de la réalité, et précise :

L’imaginaire n’est autre que le réel ; mais un réel légèrement décalé par rapport à son espace et son temps propres, situé dans ce qu’Octave Mannoni, dans Clefs pour l’imaginaire, appelle justement une “autre scène”.

C’est toujours du même réel qu’il s’agit, mais se produisant sur une scène inhabituelle qui figure une sorte d’espace protégé: à entendre par là non un lieu d’échappatoire au réel, mais au contraire un endroit où le réel se trouve comme préservé, mis à l’abri de ce qu’il y a de constitutionnellement fragile dans la réalité même11

C’est cette forme de réel que Beckett nous offre dans ses pièces. Lorsque Winnie évoque le couple… Piper… Cooker… qui la regarde en se demandant ce qu’elle peut bien signifier, le spectateur n’a guère d’autre choix que de s’interroger sur sa propre place, dans un inconfort qui s’apparente à celui de la femme enserrée dans le mamelon. Il lui reste pourtant à lui aussi une joie totale.

Pour citer cet article :

Geneviève Chevallier, « Le gai savoir de Winnie »,  Loxias,  Loxias 27,  mis en ligne le 12 décembre 2009, URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=3178  

Notes de bas de page numériques

1 Édition de référence : Samuel Beckett, Oh les beaux jours, [1963], Paris, Minuit, 1974. Les pages seront désormais signalées entre parenthèses dans le texte.
2 Clément Rosset, La Force majeure, Paris, Minuit, 1983, p. 8.
3 Clément Rosset, La Force majeure, Paris, Minuit, 1983, pp. 8-9.
4 « On dirait, pour paraphraser Musset, que chez Beckett, il faut toujours qu’une porte soit ouverte et fermée », Clément Rosset, Matière d’art : hommages, Nantes, Le Passeur, 1992, p. 19.
5 Clément Rosset, L’Objet singulier, Paris, Minuit, 1979, p. 95. Voir en outre tout le chapitre intitulé « L’appréhension du réel », pp. 89-108.
6 Le texte de Pas moi, écrit d’abord en anglais (tout comme Oh les beaux jours) en 1972, fait suite à celui de Oh les beaux jours dans l’édition déjà citée.
7 Les citations sont légion dans le texte. Beckett a fait la grâce aux chercheurs de les répertorier dans divers carnets et lettres rédigés à l’occasion de ses mises en scène. Stan Gontarski, Beckett’s Happy Days : a Manuscript Study, Columbus, Ohio State University Library Publications, 1977.
8 Paul Verlaine, Poèmes saturniens, suivi de Fêtes galantes, Paris, Le Livre de Poche, 1973, p. 174.
9 Air de valse de l’opérette La Veuve joyeuse, musique de Franz Lehar, sur un livret de Victor Léon et Leo Stein, version française de Gaston Arman de Caillavet et Robert de Flers créée en 1909 à Paris.
10 Clément Rosset, Le Réel, l’imaginaire et l’illusoire, Biarritz, Distance, 2000, p. 34.
11 Clément Rosset, Le Réel, l’imaginaire et l’illusoire, Biarritz, Distance, 2000, pp. 46-47. Rosset fait ici référence à Octave Mannoni, Clefs pour l’imaginaire ou L’autre scène, Paris, Seuil, 1969.

Pour citer cet article

Geneviève Chevallier, « Le gai savoir de Winnie », paru dans Loxias, Loxias 27, I., Beckett, Le gai savoir de Winnie, mis en ligne le 20 décembre 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=3178.

Auteurs

Geneviève Chevallier

Geneviève Chevallier, est maître de conférences dans le département d’anglais de l’UFR LASH, Université de Nice-Sophia Antipolis, et membre du CRHI. Ses activités de recherche portent principalement sur l’image et le corps dans le théâtre anglophone moderne et contemporain. En collaboration avec Delphine Lemonnier et Brigitte Prost, elle vient d’éditer Lectures de Fin de partie/ Endgame (Rennes : PUR, 2009), dans lequel elle a publié trois entretiens avec des metteurs en scène de l’œuvre de Beckett.