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Patrick Sultan  : 

Peut-on parler de « littérature polynésienne francophone » ?

Résumé

Cet article expose, à la lumière des catégories de la Postcolonial Theory, quelques-unes des difficultés théoriques à parler de « littérature polynésienne francophone ». Il prend l'exemple singulier de l'œuvre de C. T. Spitz pour souligner la nécessité de prendre en compte la dimension historique du « trauma colonial » afin de rendre justice à la signification littéraire des œuvres en provenance de la zone Pacifique.

Index

Mots-clés : francophonie , littérature polynésienne, postcolonial, Spitz Chantal T., théorie postcoloniale

Chronologique : Période contemporaine

Texte intégral

1Une approche savante, rigoureuse et pertinente de ce qu’on doit encore appeler, par provision, « la littérature polynésienne francophone » est encore à construire.

2Certes, cette littérature existe, c’est un fait indéniable. On pouvait encore écrire, il y a peu : « Nous ferons le pari de dire qu'il existe à Tahiti une littérature en français, même si pour certains le fait n'est pas avéré »1. Un tel propos, déjà dépassé en 20012, serait absurde en 2009. À présent en tout cas, aucun doute n’est plus permis. On n’a plus à parier pour une existence encore incertaine mais juste à la constater. Il reste à recenser, à lire et à étudier un corpus qui comporte ses auteurs (ses poètes et ses romanciers, ses mémorialistes et ses essayistes), ses éditeurs et sans doute toujours davantage de lecteurs.

3Cette littérature donne lieu à diverses formes de la reconnaissance sociale et institutionnelle : des recensions dans des revues littéraires, des salons du Livre, des textes d’auteurs polynésiens lus en classe de lycée et proposés aux examens du Brevet des Collèges, voire étudiés à l’Université... Ce sont des formes de consécration extérieures à la valeur proprement littéraire et souvent limitées à une perspective locale; néanmoins, ces médiations permettent à une jeune littérature de se construire et d’entrer progressivement dans le marché mondial des Lettres.

4La Polynésie Française possède, depuis 2002, sa revue littéraire. Le bimestriel Literama’ohi3 permet à divers contributeurs natifs de Tahiti et des îles mais aussi du Pacifique, d’affirmer leur désir partagé de produire, de réfléchir à des questions qui les rassemblent (ou les séparent). C’est un signe décisif de l’existence de la littérature en Polynésie car la fondation d’une revue comme espace d’expression fédérateur et lien socio-culturel marque souvent une étape de maturation dans la consolidation des littératures dites émergentes.

5Ainsi, l’existence de cette littérature et son plein essor sont des faits mais ces faits ne dispensent pas d’en concevoir une vue théorique et d’en délimiter les contours comme objet de connaissance. Bien au contraire, ils y obligent, sous peine de méconnaître la spécificité de cette production.

6C’est le point sur lequel insiste à juste raison S. André lorsqu’elle souligne la « nécessité » et l’urgence de mener « des analyses épistémologiques, historiques et sociologiques »4 – à quoi il ne faudrait sans doute pas omettre d’ajouter également : « littéraires » – qui permettent de clarifier ce qu’on entend par « littérature polynésienne francophone ».

7Car dans cette dénomination de sens commun, les deux qualificatifs méritent examen critique et exigent théorisation : déclarer cette littérature « francophone » et la réputer « polynésienne » supposent que l’on mesure et que l’on éclaircisse la portée et le sens de ces attributs. C’est le travail d’élucidation que nous essaierons d’esquisser à la lumière des questionnements de la Théorie postcoloniale/Postcolonial Theory5.

8Pour ébaucher ces distinctions, majeure est la référence à l’écrivain tahitien C.T. Spitz : l’œuvre romanesque exigeante qu’elle élabore lentement, le travail original qu’elle effectue sur la langue et sur les formes, la cohérence de la vision qu’elle offre en font un artiste de premier plan dans le domaine littéraire. Pourtant, dans cette étude, ce ne sont pas les fictions de cet auteur que nous interrogerons mais essentiellement ce qui constitue l’épitexte de cette œuvre (interventions critiques, prises de position, entretiens, discours prononcés en public, articles de circonstance), notamment dans les numéros thématiques de Literama’ohi, revue qu’elle a co-fondée et qu’elle dirige depuis 20076. En effet, loin d’être un prolongement vraiment externe à l’œuvre, l’épitexte, dans le cas des écrivains extra-européens qui écrivent dans des langues européennes, joue un rôle constitutif. Leur situation (géographique, linguistique, politique, culturelle, éditoriale...) les contraint de manière récurrente à se définir, à donner toujours davantage d’explications pour rendre lisible ou plus accessible, voire pour justifier, leur projet artistique. Dans la mesure où celui-ci ne s’inscrit pas dans une tradition, dans une lignée familière ou supposée bien connue des lecteurs européens, ils sont tenus à une fonction « présentative » ou parfois à jouer le rôle pédagogique ou même médiatique de « représentant » culturel. Or assurément, par la radicalité de son propos, par son franc-parler corrosif, par son refus de toute compromission, Chantal T. Spitz n’est pas « représentative » des autres voix qui s’élèvent à Tahiti ou dans les îles voisines. Mais cette absence de « représentativité » ne doit pas s’entendre comme une limite ou un défaut ; bien au contraire, se refusant à parler « pour » ou « au nom » de son peuple, elle exprime en toute son acuité la singularité polynésienne. Loin d’être « isolée7 » – sinon certes au sens où tout insulaire peut l’être par sa position géographique – menant une réflexion critique radicale sur tous les sujets essentiels à la construction d’une identité océanienne, elle fait entendre une voix libre et exemplaire marquée par un sens aigu de l’indépendance, voire de l’insoumission, par rapport au discours idéologico-politique ambiant.

9Tout en se gardant de suivre, de relayer ou d’amplifier le propos des auteurs étudiés, l’étude savante doit veiller à être une critique d’accompagnement et non pas une critique de surplomb ; elle doit pouvoir tenir compte du regard que les écrivains portent sur eux-mêmes, sur la langue dans laquelle s’élabore leur œuvre et sur l’identité qu’ils revendiquent – et cela surtout lorsqu’il en va d’une littérature récente et qui se cherche.

 

10S. André, dans l’étude déjà citée, reprenant les analyses de M. Beniamino (La Francophonie littéraire, L’Harmattan, 1999) distingue deux « grilles de lectures » pour « rendre compte des littératures francophones8 ». Elle désigne la première sous le titre de « grille postcoloniale », et la seconde, celui de « grille du nationalisme littéraire ». Celle-ci anticipe la réalisation à venir d’une nation polynésienne unifiée, intégrant et subsumant tous les acquis du passé, prenant acte du présent et se tenant ouverte au devenir multi-identitaire. Celle-là revendique avec force une identité perdue, et, « utilisant des modèles de périodisation9 », repose sur une opposition rigide entre un passé anté-colonial exalté et un présent condamné, sinon vouée à la damnation.

11Même si le terme désuet de « grille », peu propre à suggérer souplesse et subtilité, risque de susciter, et d’abord chez les écrivains ainsi circonscrits, le sentiment d’un emprisonnement dans un réseau trop étroit, il n’invalide pas la démarche classificatoire indispensable à une juste description. Reste à examiner si ces « grilles » facilitent la compréhension et l’interprétation des œuvres venant de Polynésie Française.

12Peut-on tout d’abord parler de la littérature polynésienne comme d’une littérature nationale en germe, « comme réalité en construction ou comme horizon d’attente10 »? Ce modèle, S. André prétend qu’il donne une bonne idée des récentes productions tahitiennes (Titaua Peu, J.-M. Pambrun, S. Ari’irau). Elle associe cette « nouvelle génération d’écrivains » au changement de climat politique annoncé par la victoire du parti indépendantiste en 2004 aux élections de l'Assemblée Territoriale. Ces auteurs appelleraient de leurs vœux une nation plurielle, multi-identitaire et se placeraient ainsi « dans une nouvelle lecture du temps historique, placée sous le signe de la continuité, de l’interdépendance, […] de la prise en compte du réel, de la relativisation des concepts de résistance à l’oppression coloniale ». Ces auteurs ainsi auraient l’audace de reprendre, sans complexe, au XIXe siècle européen le concept jugé libérateur de « nation ».

13Bien qu’il soit hasardeux d’enrôler, dans une projection aléatoire, des écrivains sous une bannière politique, cette évolution peut s’envisager. La question de savoir s’il faut prendre le modèle des littératures nationales comme telos pour l’analyse des littératures du Pacifique reste certes ouverte. Mais elle suppose que le concept de nationalité (politique) demeure pertinent si on le prend pour cadre (littéraire) descriptif ; car cette superposition d’une catégorie littéraire sur une catégorie politique, suspecte à bon droit de masquer un coup de force idéologique, est sujette à caution ou, du moins, impose un sérieux examen11. Surtout, – et l’argument est dirimant dans le cas de la Polynésie –, sauf à forcer abusivement la réalité politico-culturelle, on n’a pas affaire à une nation en germe (comme par exemple l’Italie au XIXe siècle avant le Risorgimento) mais à un regroupement arbitraire d’îles éparses dans le Pacifique. La Polynésie est un agrégat, effet non pas d’une volonté unificatrice interne, d’une communauté ou d’un voisinage mais des aléas des successives et tâtonnantes visées impériales de l’Europe, le résultat des victoires ou des échecs d’une conquête coloniale accomplie sans ordre. Dans ce cas, le concept de nation, foncièrement unifiant, reposant sur une volonté commune de s’inscrire sur même territoire dans une communauté linguistique et culturelle, est-il bien adapté à ce qui porte, jusque dans le préfixe grec qui forme son nom, une irréductible pluralité (territoriale, linguistique, culturelle) ?

14Dans un article inédit (2000), C.T. Spitz écrivait :

On se dit Polynésien donc habitant « de la Polynésie, partie de l’Océanie qui est constituée par de très nombreuses îles (d’où son nom) et qui est située à l’est de la Mélanésie, de la Micronésie et de l’Australie ». Sont ainsi Polynésiens tous les habitants de toutes les îles de la vaste Polynésie que nous nommons communément Triangle polynésien. Pourtant nous n’hésitons pas à nous approprier une identité collective générique pour la transcrire en identité individuelle spécifique. Que la puissance coloniale française soucieuse de politique correction ait
après un rapide toilettage externe
transformé l’ancienne colonie des Établissements Français de l’Océanie en territoire français nouvellement nommé Polynésie française
nous donne-t-il le droit de nous arroger l’identité jusqu’alors indivise ? Si Polynésie française nous sied nous devrions nous préciser Polynésiens français ou Polynésiens de Polynésie française
car en nous spécifiant Polynésiens seul nous congédions un héritage ethnique culturel langagier millénaire commun au peuple polynésien dans son entier
souscrivant ainsi à la vaste supercherie d’un État colonial nous démarquant du peuple originel en nous marquant français. En nous affirmant nous-mêmes aujourd’hui haut et fort Polynésiens sous-entendant français nous nous dissocions à notre tour de nos frères en nous associant à l’antique combat contre la perfide Albion modernisé en lutte pour la francophonie contre l’anglophonie.

15Récusant l’uniformisation inévitable du concept national, C.T. Spitz relève les pièges recelés par le terme de « Polynésie » ; elle note que l’héritage colonial est au cœur de cette dénomination. «Poly-nésie » vient en remplacement de celle, caduque idéologiquement, d’Établissements Français de l’Océanie ; c’est un nom singulier alors qu’il désigne, en les regroupant, de multiples îles distinctes et parfois divergentes entre elles. Cette reductio ad unum menace de gommer l’appartenance au multiforme peuple polynésien disséminé sur le Pacifique bien au-delà de l’aire de domination française.

16Renvoyant dos à dos adversaires de l’indépendance et indépendantistes zélés et naïfs, C.T. Spitz exhibe alors la contradiction profonde qui existe entre la véritable autonomie (ou indépendance) et le maintien d’un dispositif perpétuant la structuration et le découpage coloniaux. Dès lors, s’il existe – c’est le credo de C.T. Spitz – un peuple premier, un peuple originel dont se réclament les Polynésiens de Polynésie Française comme d’autres Polynésiens d’autres pays, et si l’on peut donner sens à une origine proclamée commune qui fasse lien entre les îles – aussi diversifiées soient-elles –, peut-être faudrait-il renoncer à parler comme d’une évidence de « littérature polynésienne » mais la décliner au pluriel.

 

17L’autre « grille », selon S. André, qu’il est possible de mobiliser pour étudier les œuvres de la littérature « polynésienne », la « grille postcoloniale », consisterait à distinguer, comme on a pu le faire pour les littératures africaines, « un avant et un après, avec une date inaugurale qui serait celle des indépendances12 ». Or, ce découpage est à opérer avec précaution et surtout avec une rigueur exempte de préjugés idéologiques. Ainsi, on ne voit pas où se situeraient « l’après » et « l’avant » qui permettraient de périodiser les œuvres littéraires d’une Polynésie Française encore (et peut-être pour longtemps?) au seuil de son indépendance.

18Et même s’il a pu arriver, en mai 2004, que le Parti Indépendantiste parvienne à conquérir la majorité des sièges de l’Assemblée Polynésienne (le Taui), ce bouleversement n’a rien là de comparable avec ce qui a pu se produire, lors de la décolonisation, dans les pays africains libérés du joug colonial. Dès lors, l’analogie avec les littératures africaines, sur ce point, est trompeuse, injustifiée et ne permet nullement de rendre compte de l’actuelle production littéraire à Tahiti. S’il y a sans doute eu, à l’initiative de la République Française, de nombreuses dispositions conférant aux Territoire d’Outre-Mer une assez large autonomie, on ne saurait parler d’indépendance véritable en Polynésie Française. Ainsi, entendre le « postcolonial » dans un sens étroitement chronologique conduit à méconnaître gravement la diversité et la singularité des multiples devenirs, propres aux peuples ex-colonisés.

19Toutefois, à la condition de ne pas restreindre la préposition « post » au sens étroit de la chronologie, il est légitime et fécond de parler de « postcolonial » dans le cas des littératures du Pacifique. Conformément au sens en vigueur chez les tenants anglo-saxons ou américains de la Postcolonial Theory13, il convient de prendre cette désignation comme l’indicateur d’une situation coloniale qui perdure et persévère. La notion de « postcolonialité » repose sur l’hypothèse que la colonisation n’est pas un facteur qui appartiendrait seulement au passé mais qu’elle est au contraire un processus qui persiste, se poursuit, s’actualise dans le présent et se donne à lire dans les œuvres littéraires. Un écrivain comme C.T. Spitz peut, non sans raison, considérer que bien qu’il ait assoupli et aménagé au fil du temps ses formes institutionnelles, bien qu’il bénéficie du soutien ou, si l’on veut, de la complicité des élites locales (notamment « demies » ou Polynésiens comptant des ascendants européens), le joug colonial ne reste pas moins inchangé en son principe.

20Dès lors, il est bien possible d’affirmer, comme le fait S. André, que le schéma postcolonial « permet de rendre compte fidèlement d’une œuvre, celle de Chantal Spitz ». Mais on se méprendrait du tout au tout sur son sens si l’on en déduisait « qu’elle prône un retour aux sources » et qu’elle « succombe au fantasme du paradis perdu et retrouvé dans Hombo [sic]14 ». Or, précisément, prendre en compte la dimension postcoloniale de cette œuvre, c’est justement saisir que le chant de la terre qui s’élève de ce roman15 douloureux n’a rien de passéiste et ne tisse en rien un banal éloge du temps passé, une exaltation naïve des temps précoloniaux.

21Le propos de C.T. Spitz est aux antipodes de la sublimation aveugle du passé qui placerait l’avenir du peuple polynésien dans un retour à des temps mythiques. Dans un discours prononcé le 26 juin 2008 devant l’Assemblée de Polynésie16, elle dénonce, avec le lyrisme et la fermeté qui caractérise ses prises de parole,

 le risque de tourner le mépris de nous-mêmes en conflits fratricides
le risque de succomber à la mythisation des origines la célébration de racines imaginaires l’exaltation sectaire de la culture traditionnelle
le risque de substituer à la mythologie forgée par le colonisateur une contre-mythologie « un mythe positif de [nous]-mêmes
17 »
nous engageant à notre tour sur le chemin d’une nouvelle désidentification

 nous sommes là pour un espoir une histoire une mémoire
nous sommes là pour deux mots
qui posent notre historicité avèrent notre temporalité nous mettent en sonorité

 résistance
résignation

ni l’un ni l’autre
et pourtant l’un et l’autre
.

22Il y a bien assurément une mélancolie postcoloniale mais cette nostalgie ne peut s’interpréter comme une forme de régression ou de passéisme. C’est une question de douleur.

23En outre, le regard tourné vers la splendeur du passé n’est pas toujours un regard figé et archaïsant ; il peut être – pour reprendre un propos de C.T. Spitz à propos des Polynésiens – celui d’un « survivant18 » qui se retourne vers le lieu (ou le temps) de son désastre après l’avoir quitté sans espoir d’y revenir jamais. Il y a bien une « nost-algie », une « souffrance du retour », qui gagne et empoisonne les personnages de Hombo, mais c’est précisément parce que le retour est vécu et senti comme impossible. La douleur muette qui traverse le personnage d’Ehu et des jeunes hombos qui l’entourent, résulte d’une souffrance, d’un trauma historique19 dont ils ressentent le choc sans pouvoir le transformer en parole. C’est la dimension qu’une lecture postcoloniale invite à explorer.

24Faut-il dès lors parler non pas de « littérature polynésienne » mais plutôt d’une littérature « autochtone » de Polynésie Française ? ou d’une littérature océanienne de Polynésie Française ?

25Le débat reste bien sûr ouvert et des difficultés analogues ne manqueraient pas de surgir. En outre, il n’appartient pas aux seules études littéraires de trancher sur le fond de ces questions. En attendant, le nom du corpus littéraire en cours de constitution à Tahiti et dans d’autres îles francophones du Pacifique doit être suspendu et le titre de « littérature polynésienne » n’être attribuée qu’à défaut de mieux, et par provision. Seule une réflexion transversale approfondie, sollicitant les apports conjugués des sciences humaines et de la philosophie, serait en mesure de penser clairement le concept adéquat qui rende raison de la situation des Lettres en Polynésie en prenant en considération le poids de l’héritage colonial, à moins qu’il ne faille dire plutôt, d’après le point de vue « autochtone », de la dépossession coloniale. Les Postcolonial Studies ont forgé, durant les deux dernières décennies, de nombreux outils d’analyse que l’étude des littératures francophones, appartenant à des pays ex-colonisés gagnerait à s’approprier20 et à développer.

26Par conséquent, si l’on adopte cette perspective, on est amené à poursuivre l’enquête et à s’interroger sur le bien-fondé de l’évidence qui consiste à réputer cette littérature « francophone ».

27Là encore, il est nécessaire de se mettre à l’écoute des écrivains qui ont chacun, en fonction de son itinéraire personnel, de sa formation, de son parcours, un rapport singulier à leur langue d’écriture. Cependant, un fait historique majeur, dépassant les options et les déterminations individuelles, s’impose à tous, oriente et conditionne en profondeur leur « site de pensée » : l’assujettissement linguistique des peuples colonisés.

28C’est à cet événement qu’il faut mesurer la position des écrivains du Pacifique. C. Spitz s’est expliquée avec perspicacité et profondeur sur cette question. Refuse-t-elle « le français et la civilisation occidentale21 », comme on pourrait le croire à une lecture inattentive? Là encore, l’approche postcoloniale permet d’invalider un tel propos sans nuance.

29Dans un texte consacré à la francophonie (publié dans la revue Literama’ohi) elle pourfend non pas la langue française mais l’idéologie francophoniste. En cohérence avec le point de vue qui est le sien et à l’unisson avec bien des écrivains caraïbes ou africains, elle récuse la francophonie dans la mesure où celle-ci perpétue, sous l’apparence un peu condescendante d’une générosité bienveillante, la permanence de l’occupation française. Son refus est donc de nature exclusivement politique.

30Elle adopte l’argumentaire classique de l’anti-francophonisme : prétexte et alibi de la domination, éviction de l’altérité du colonisé, arrogance et orgueil de la France, dévalorisation des langues autochtones, hégémonie de l’écriture sur l’oralité, condescendance paternaliste. Elle refuse le lien arbitraire entre les « sujets-supposés-francophones » et au rebours de cette solidarité artificielle, elle revendique un lien charnel avec « tous les sentants colonisés, tous les sentants meurtris parce que leur histoire est la [sienne] leur déchirure est la [sienne] ». La Francophonie ravive un affect : la souffrance de la dépossession.

31Se définit alors un autre rapport à la francophonie, plus libre, moins contraint, affranchi de toute croyance en l’illusoire prestige attribué à la langue du colonisateur :

ma francophonie dans le sens où je parle français ne me rend ni francophile ni redevable encore moins fière. elle est une composante de mon essence au même titre que toutes les autres qui me font qui je suis. après m’avoir été blessure m’avoir fait violences elle a depuis longtemps perdu tous ses pouvoirs de déstabilisation de mon identité pour n’être qu’une de mes langues. elle n’est ni plus ni moins importante que les autres. elle est un outil d’expression de communication dont j’use à mes convenances sans convenances libre du corset grammatical de la camisole syntaxique aux goûts de renfermé aux odeurs de formol. cette francophonie cramponnée à ses normes du bien écrire du beau parler mutile l’expression de ceux qu’elle complexe par ses complexités qui finissent par s’en penser indignes22.

32L’approche postcoloniale permet une lecture plus fine et plus aiguë du travail littéraire. Postulant la perduration du colonial longtemps après que, à défaut de ses pratiques, son concept a été abandonné, elle permet de mieux comprendre le dépassement, chez les écrivains francophones, de l’alternative entre la haine de la langue française et la révérence envers ce qu’elle aurait de supérieur. Ni sacralisation, ni refus crispé. Il ne serait donc pas indispensable, dans l’étude savante des littératures postcoloniales du Pacifique, d’accorder un privilège particulier à la langue mais d’en tenir compte comme d’un simple fait, une simple virtualité que la colonisation (française) a réalisée.

 

33En somme, qui envisage de prendre la littérature polynésienne pour sujet d’étude doit d’abord écouter les voix singulières qui s’y expriment. Mais pour les interpréter, il sera contraint de prendre toujours en considération la façon dont elles se situent, avec plus ou moins de conscience historique, dans un processus (la violence coloniale) dont les effets sont loin d’avoir cessé. Dans ces conditions, la démarche proprement esthétique des œuvres ainsi produites apparaîtra dans toute sa lumière.

34Pour citer cet article :

35Patrick Sultan, « Peut-on parler de « littérature polynésienne francophone » ? »,  Loxias,  Loxias 25,  mis en ligne le 15 juin 2009, URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=2909

Notes de bas de page numériques

1 Sylvie André (http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/pacifique/polynesie_litterature.html). « La Littérature polynésienne en français », est un résumé de son article publié pour la première fois dans J. Bessière et J.-M. Moura (dir.), Littératures postcoloniales et francophonie, Champion, Paris, 2001, pp. 67-82). Il est repris sur le site « île en île » et mis en ligne en 2002.
2 Flora Devatine, Tergiversations et Rêveries de l'Ecriture Orale: Te Pahu a Hono'ura, Papeete, Au Vent des îles, 1998 ; L'Ile des rêves écrasés, Papeete, Les Éditions de la plage, 1991.
3 Ramées de Littérature Polynésienne Te Hotu Ma'ohi. On trouve le sommaire des quatorze numéros parus entre 2002 et 2007 sur le site « île en île » http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/litteramaohi/
4 « Les enjeux du corpus de la littérature francophone enseigné à l’Université de la Polynésie Française à la lumière du TAUI », in D. Deblaine, Y. Abdelkader, D. Chancé (dir.), Transmission et théories des littératures francophones, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, Éditions Jasor, 2008.
5 Pour une brève présentation (en langue française) je renvoie à l’Atelier de théorie littéraire sur le site fabula : Théorie littéraire postcoloniale Adresse : http://www.fabula.org/atelier.php?Théorie_littéraire_postcoloniale .
6 Nous y ajouterons également le texte d’un entretien réalisé avec l’auteur, en mars 2008, joint en annexe.
7 Comme on le lit avec étonnement dans l’étude de S. André, déjà cité, « Les enjeux du corpus de la littérature francophone enseigné à l’Université de la Polynésie Française à la lumière du TAUI », p. 152.
8 S. André, « Les enjeux du corpus de la littérature francophone enseigné à l’Université de la Polynésie Française à la lumière du TAUI », p. 151.
9 S. André, « Les enjeux du corpus de la littérature francophone enseigné à l’Université de la Polynésie Française à la lumière du TAUI », p. 151.
10 S. André, « Les enjeux du corpus de la littérature francophone enseigné à l’Université de la Polynésie Française à la lumière du TAUI », p. 153.
11 Sur le sujet de question nationale dans les littératures de pays ex-colonisés, je renvoie à P. Sultan, Littérature comparée et théorie postcoloniale : Le cas des écritures postcoloniales : Pagli d’Ananda Devi, Maps de Nuruddin Farah, Le Quatrième siècle d’Edouard Glissant, Hombo de Chantal T. Spitz, (Doctorat soutenu à Lille 3 en octobre 2008, dirigé par M. le Professeur Jean-Marc Moura), pp. 203-242.
12 S. André, « Les enjeux du corpus de la littérature francophone enseigné à l’Université de la Polynésie Française à la lumière du TAUI », p. 151.
13 Une abondante, voire pléthorique, discussion sur le sens à donner à la préposition « post » dans l’expression «postcoloniale» a occupé un temps, dans les universités anglo-saxonnes, les partisans ou les adversaires de la Postcolonial Theory. On trouvera un résumé de ces débats dans P . Childs, P. Williams, An Introduction to Post-Colonial Theory, Harlow, Longman, 1997, pp. 1-25.
14 S. André, « Les enjeux du corpus de la littérature francophone enseigné à l’Université de la Polynésie Française à la lumière du TAUI», p. 151. Sans doute au lieu de : « succombe au fantasme du paradis perdu et retrouvé dans Hombo», doit-on lire : « « succomberait, dans Hombo, au fantasme du paradis perdu et retrouvé »
15 C.T. Spitz, Hombo : Transcription d’une biographie, Tahiti, Éditions Te Ite, 2002.
16 Il s’intitule Des mots pour dire des maux : ‘E tü e a tau e a hiti noa atu/résistance et résignation », non publié.
17 A. Memmi, Portait du colonisé, Paris, Gallimard, 1985, p. 153.
18 Voir questionnaire adressé à C.T. Spitz, joint en annexe.
19 Sur la notion de trauma et son usage littéraire, voir P. Sultan, Littérature comparée et théorie postcoloniale : Le cas des écritures postcoloniales : Pagli d’Ananda Devi, Maps de Nuruddin Farah, Le Quatrième siècle d’Edouard Glissant, Hombo de Chantal T. Spitz, pp. 244- 258.
20 Ce travail a déjà commencé à être entrepris dans l’Université Française. Citons seulement l’ouvrage fondateur de J.-M. Moura, Théorie postcoloniale et littérature francophone, Paris, PUF, 1999.
21 « Les enjeux du corpus de la littérature francophone enseigné à l’Université de la Polynésie Française à la lumière du TAUI », p. 151.
22 « Sur la francophonie – À toi qui ne nous vois pas», Littérama'ohi, 2 décembre 2002, pp. 120-129.

Annexes

Questionnaire adressé à Chantal T. Spitz (mars 2008)

 1/ Vous considérez vous en tant qu’écrivain comme un porte-parole du peuple polynésien?

Absolument pas. J’écris plus pour moi-même que pour les autres. Mon écriture est un acte de pur égoïsme. Par ailleurs, je ne me considère pas comme un écrivain «à message ».

 2/ Vous définiriez vous comme un écrivain anti-colonial ? Un écrivain engagé ? Un écrivain politique ? Un écrivain polynésien ? Quel sens, en tant qu’écrivain, donnez vous à votre engagement politique ?

J’écris. Cela fait-il de moi un écrivain? Est-ce que j’ai l’épaisseur la densité d’un écrivain? Je n’en suis pas sûre et je le dis sans fausse modestie. On me traite souvent d’« écrivain polynésien majeur » ou autres choses de ce genre, mais au fond de moi, j’ai juste le sentiment que j’écris parce que je ne sais faire autrement.

Admettons que je me définisse ou me considère ainsi. Dans ce cas, je suis juste écrivain. Tous les autres qualificatifs qu’on veut accoler à cet état (dans le sens où écrire fait partie de moi au même titre que la couleur de mes cheveux) sont superflus. Je suis anti-coloniale engagée politique tahitienne (pas polynésienne) non pas parce que je suis écrivain mais parce que je suis Chantal T. Spitz avec mon histoire particulière. Écrire ne me fait pas tout ça. Je suis tout ça et j’écris.

L’Occident aime traiter les êtres humains comme des parties et non comme un tout (emplois du temps scolaires, spécialisations médicales ...), classifier et étiqueter les individus. Je ne suis pas 10% de ceci, 20% de cela ... Je suis un tout et ce tout accomplit différentes choses qui ne peuvent être dissociées.

Je ne suis pas un écrivain polynésien. Je suis tahitienne et j’écris. Je ne peux en dire davantage.

Dès lors, la définition du sens de mon engagement en tant qu’écrivain tombe dans la même difficulté.

Je suis engagée pour l’indépendance de mon pays ; cet engagement englobe tout mon être ; je ne donne pas plus de sens, ou du moins je ne donne pas un sens différent à mon engagement quand j’écris que quand je participe à des marches de protestation, quand j’occupe un bâtiment public, quand je vote. Tous ces actes ont le même sens. Ils ont pour but l’accession à l’indépendance.

 3/ Quel sens et quels contours donneriez-vous au concept de « nation polynésienne»? L’usage de ce concept de nation vous semble-t-il pertinent? Et la réalisation de ce concept vous paraît-elle désirable? Sous la forme d’un État? De quel type?

Le concept de « nation » est totalement étranger à l’organisation politique de nos îles. Le mot même de « nation » n’existe pas en tahitien. C’est un concept qui nous est étranger. À ceci s’ajoute que nous n’avons aucune expérience de ce que peut être une nation. Notre pays tel qu’il est (la Polynésie française) est un accident de l’histoire, constitué de cinq archipels indépendants les uns des autres mais réunis par la force des armes de la colonisation. La récente demande de quelques élus marquisiens que leur archipel soit détaché de Tahiti et directement rattaché à l’État français comme département en dit long sur la « non-notion » de nation.

Il est important de rappeler que la Polynésie française n’est qu’un pur avatar de la colonisation française qui a réuni en « Établissements Français de l’Océanie » des groupes d’îles indépendants les uns des autres. Les Marquises n’ont pas plus de lien historique avec les Raro Mata’i qu’ils n’auraient chacun avec les Samoa ou Rapa Nui. Le concept de nation telle qu’elle est comprise en Occident est né avec une des récentes moutures du statut de la Polynésie Française, lorsqu’ont été accordés le drapeau, l’hymne, l’ordre de Tahiti Nui. Pareillement la notion de « polynésien » est très récente et contrairement aux apparences (le mot est employé quotidiennement dans tous les espaces), elle ne recouvre rien de bien défini. Ceci est si vrai que personne n’est capable de dire avec précision ce que ce terme englobe. D’ailleurs la réalité change avec la langue utilisée. En français, on peut être polynésien de souche, de cœur, d’adoption ... En tahitien, on ne peut être mä’ohi que par naissance, filiation. Aucun étranger, quel qu’il soit, ne sera dit « mä’ohi ». Alors, on assiste à des délires identitaires : « polynésien de cœur », « polynésien d’adoption », le pire étant quand même « demi », pour se désolidariser des indigènes sauvages que furent nos ancêtres et que continuent d’être certains de nos compatriotes.

On se reconnaît d’abord d’une famille, ensuite d’un village (ou d’un quartier), puis d’une île et – très loin (ceci est récent) – d’un archipel.

Nous nous disons « nuna’a mä’ohi » ce qui veut littéralement dire « peuple indigène » dans son sens premier « originaire de la terre qui le porte ». Cette définition date des années soixante-dix au moment où a commencé la revendication identitaire culturelle. Auparavant, nous ne nous... définissions pas. L’État français et les étrangers seuls nous définissaient. Aujourd’hui encore, c’est par ce regard que nous nous voyons.

« Nation » est un mot que nous n’utilisons jamais même quand nous parlons français. Aucun homme politique n’emploie ce mot non plus. Je ne donne donc pas de contours à un concept qui n’existe pas dans ma tête.

Peut-être que je n’ai pas de réponse à ta question telle qu’elle est formulée. Si le concept de nation nous est étranger et si « polynésien » ne veut pas dire grand chose, il est en effet difficile de donner une réponse.

Il n’est donc pas sûr que le concept de nation soit pertinent. Je pencherais plutôt pour une « correction » de l’histoire. Puisque, en effet, la Polynésie Française est un avatar de la colonisation, que les populations des archipels ne se reconnaissent pas forcément dans la nouvelle colonisation tahitienne (le seul nom de « Tahiti Nui » nie toutes les différentes composantes du pays), que certains (notamment les Marquisiens) se sentent plus français que tahitiens (ceci est sans doute dû à la forte présence de l’église catholique française dont la domination continue d’être très forte), je verrais plus une adhésion volontaire de chaque archipel à une structure qui pourrait se présenter comme une fédération d’États ayant librement choisi de s’associer pour former un État. Quelque forme politique qu’il nous faut inventer. Je continue de penser que nous devons nous garder de reproduire servilement ce qui se fait ailleurs. S’en inspirer certainement. Mais cela suppose que nous soyons indépendants...

Une nation suppose la souveraineté (que nous n’avons pas) : un drapeau dans lequel tous se reconnaissent (ce qui n’est pas le cas de notre drapeau actuel, c’est pourquoi le Tavini a son propre drapeau dans lequel une partie des populations ne se reconnaîtra pas s’il vient à être le drapeau « national »), un hymne (qui aujourd’hui encore laisse une partie des populations indifférente).

Je ne vois pas une nation polynésienne. Je vois un peuple premier. Mon pays indépendant sera fait d’un peuple premier et de citoyens venus d’au-delà les océans qui auront décidé d’y vivre.

De quoi sera fait ce pays? Chaque archipel aura à se prononcer. Je ne suis pas partisan d’obliger les archipels à rester ensemble sous prétexte d’histoire commune comme l’a dit clairement et furieusement O. Temaru. Il me semble que chacun doit choisir librement son avenir son devenir.

 4/ Vous estimez-vous loin de la France ?

Très loin. Géographiquement, culturellement, historiquement, linguistiquement.

Je n’ai aucun sentiment de partager quoi que ce soit avec la France en tant que pays-nation. Malgré tout ce qu’on a voulu m’apprendre de force à l’école, je ne me reconnais pas dans ce pays ni dans son peuple. À aucun moment je ne me suis sentie part de la France. Le fait de parler écrire français ne m’en rapproche pas plus.

 5/ Quelles sont les filiations littéraires, culturelles, et /ou idéologiques dont vous vous estimez l’héritière ?

Je n’en ai aucune idée. Bien sûr, j’ai lu beaucoup d’auteurs français au lycée par obligation mais aussi, européens, dans mes premières années adultes. Mais curieusement, je ne me souviens pas avoir été marquée par un auteur de façon indélébile. Très vite, je me suis intéressée aux écrivains d’Amérique du Sud, aux écrivains venus d’ex-colonies (quel qu’ait été le colonisateur), issus de l’esclavage, et bien sûr aux écrivains océaniens. Par ailleurs, durant mon adolescence, à la suite d’un voyage au Chili (j’avais 15 ans), j’ai assisté à la campagne présidentielle au terme de laquelle Allende a accédé au pouvoir. J’ai été, à cette occasion, marquée par la poésie de Neruda, par toute la chanson engagée chilienne de l’époque (Quilapayun, Victor Jarra, Violetta Parra, l’Indien Atahualpa Yupanqui) ; je n’oublie les références d’époque : Che Guevara, Marx bien sûr, Rosa Luxembourg, et même Mao Tse Toung et Lénine. Bref tout ce qui peut faire rêver de changer le monde

J’avais lu aussi après une visite au camp de Dachau (j’avais dix ans), tous les livres de la bibliothèque de mon père qui traitaient de la question juive mais aussi des tsiganes et des homosexuels dans les camps. Des sujets d’intérêt à rendre n’importe quelle gamine d’une île paumée un peu plus paumée que son île.

C’est peut-être finalement ces événements ces lectures ces musiques qui ont ancré en moi l’idée fondamentale qu’aucun peuple ne doit être asservi ; enfin je ne sais pas vraiment... De toute façon c’était aussi ma culture familiale.

Je n’ai pas l’impression d’être héritière mais plutôt de faire corps avec les peuples qui ont eu qui ont toujours à subir une domination quelconque. Faire corps, si j’ose dire, avec un corps de douleurs historiques.

 6/ Que « devez-vous » à l’Europe ?

L’assurance que le Mal fondamental peut se faire homme.

L’Inquisition la Saint Barthélémy les Croisades la colonisation l’esclavage la Shoah le communisme dévoyé le mur de Berlin le racisme les droits de l’homme qui ont ancré au plus profond de moi le sentiment que tous les êtres humains sont égaux non seulement en droit mais en humanité.

 7/ Quelle place donnez-vous, dans votre travail d’écriture, au reo mä’ohi?

A dire vrai pas une grande place. Je ne me sens pas investie du devoir « divin » d’écrire en reo mä’ohi. Pour plusieurs raisons. Parce que je ne maîtrise pas assez le tahitien pour traduire tout ce que je peux en français. Parce que l’exercice me demanderait toute une existence avant d’arriver au bout d’un texte que je continuerais sans doute de trouver imparfait. Par paresse sans doute.

Je ne revendique pas ce que je ne sais pas même pour être dans la mouvance ou le culturellement correct. Je parle tahitien parce que j’en ai décidé ainsi, parce que mes parents me l’ont interdit dans mon enfance. Mes enfants parlent tahitien parce qu’ils ont grandi dans des petits villages. Je suis capable d’écrire des courts textes en reo mä’ohi mais pas plus.

 8/ La Polynésie est-elle un pays triste ? En souffrance ? Mélancolique ? En deuil ? Nostalgique d’un mode de vie détruit ?

Tout ça mais bien plus.

Un peuple de survivants. Au sens littéral du terme. Survivants des voyages océaniques. Survivants de l’évangélisation. Survivants de la colonisation. Survivants du nucléaire. Survivants de la modernisation.

 9/ Vous avez dénoncé avec vigueur la persistance de stéréotypes et clichés exotiques (dont Loti donne l’exemple le plus fameux) sur la Polynésie ? Quelle image souhaitez-vous lui donner dans vos œuvres ?

Juste l’image de ce qu’elle est. Un pays où les gens ont les mêmes préoccupations que tous les êtres humains qui peuplent la planète les mêmes besoins les mêmes aspirations. Les conditions de vie la culture les modes d’organisation du monde sont différents mais l’humanité reste la même. Inchangée. Universelle. Humaine.

Pour citer cet article

Patrick Sultan, « Peut-on parler de « littérature polynésienne francophone » ? », paru dans Loxias, Loxias 25, mis en ligne le 15 juin 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=2909.


Auteurs

Patrick Sultan

Patrick Sultan, agrégé de lettres classiques, est collaborateur à la « Quinzaine Littéraire ». Titulaire d'un doctorat de lettres soutenu en 2008, à Lille 3, sous la direction de M. le Professeur Jean-Marc Moura : « Littérature comparée et théorie postcoloniale : Le cas des écritures postcoloniales (Pagli d’Ananda Devi, Maps de Nuruddin Farah, Le Quatrième Siècle d’Édouard Glissant, Hombo de Chantal T. Spitz) ». Il a enseigné à l'Université de Polynésie, en Première Supérieure au Lycée de Bellevue (Martinique) puis à l'Université des Antilles-Guyane. Il est affecté depuis 2008 au Collège Charles Desvergnes de Bellegarde (Loiret).