Loxias | Loxias 23 Programme d'agrégation 2009 et programmes de littérature des concours | Programmes de littérature des concours 2009
Josiane Rieu :
Le sujet à la marge : pratique de l’inhumanité chez Jean de Léry
Résumé
Au-delà de l’intérêt historique de la découverte de l’Amérique, les récits des voyageurs de la Renaissance peuvent fonctionner comme des axes de renversement par lesquels les prétentions à un savoir « neutre » et reposant sur l’universalité de la raison, se trouvent confrontées à l’image de leur insupportable origine. Quel éclairage peut donner le texte de Léry, sur les limites entre le « respect » des spécificités – et l’aversion pour l’autre – ; la distance d’ « impartialité » – et l’ironie ou le cynisme – ; le « refus d’ingérence » – et la déresponsabilisation – ; les délimitations protectrices pour maintenir des « identités » culturelles ou ethniques – et l’exclusion – ? La différenciation est certes le principe qui régit la démarche d’écriture sur les autres peuples, mais au lieu de créer les conditions d’un échange, de laisser la place à l’autre, pour que soit composé avec lui un nouveau langage, le récit oriente vers l’altérité un effort qui en son terme souvent la récupère et l’annexe au lieu initial. Jean de Léry, devenu pasteur, fournit l’archéologie d’un regard prétendument rationnel et profondément cruel. C’est cette inhumanité fondamentale et dérangeante, au regard d’une interprétation religieuse, que nous voudrions interroger ici.
Index
Mots-clés : humanité , religion, sauvages
Chronologique : XVIe siècle
Plan
- Pratique de la marge
- La lisière cruelle
- L’effet de miroir
- Les signes aveugles
- L’écriture de l’inhumanité
- L’écriture anthropophage
Texte intégral
1Le regard porté sur le Nouveau Monde par l’Histoire d’un voyage en terre de Brésil (1578) est révélateur de la naissance d’une certaine observation « scientifique », mais il en révèle aussi les illusions d’objectivité et les cruautés1. Jean de Léry, en effet, se situe comme à la marge de ce qu’il observe, d’une part parce qu’il est lui-même victime d’exclusion en tant que Réformé, d’autre part parce qu’il vit ce voyage comme un exil en utopie promise, utopie déçue dont il se sent encore plus cruellement séparé lorsqu’il écrit son texte, enfin et surtout parce qu’il exerce sur les « Sauvages » un jugement d’exclusion et de condamnation qui les met au ban de l’humanité. D’un point de vue historique, il est intéressant de noter que la représentation de l’indigène a toujours été l’objet d’une construction mythique (négative ou positive), parce que l’enjeu concernait avant tout la représentation de soi. Par la condamnation autant que par l’idéalisation, on rejette l’autre à la marge de son univers ainsi mieux circonscrit, pour finalement se refermer sur ses propres repères. Apparemment, l’expérience de l’altérité a tout de suite été ressentie comme l’occasion de décentrer un point de vue européen, et d’exercer sur soi un jugement critique. Montaigne invite à reconsidérer les définitions de la normalité, en fonction de la localisation conjoncturelle à laquelle personne ne peut échapper : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vray il semble que nous n’ayons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes2 ». À partir de là commence pour la pensée occidentale une réflexion sur la relativité des mœurs et des jugements, qui aboutit à des renversements axiologiques et plus tard à la valorisation d’un prétendu « bon sauvage ».
2Or, ces balancements peuvent eux-mêmes être considérés comme des « effets » de bipolarisation dialectique pour justifier davantage la perspective épistémologique qui fait l’effort d’une saisie globalisante, dans la mesure où les deux pôles appartiennent à un même univers de représentation, et servent une pensée qui reste organisée selon le tropisme européen. Les images du Nouveau monde et du Sauvage, produites par les récits de voyageurs de l’époque, comme plus tard par les ethnologues modernes, deviennent dépendantes d’un système de représentation qui intègre l’étrangeté à son profit. Prendre conscience de cette distorsion fondamentale opérée par tout discours qui vise à enregistrer (et donc finalement englober)3 l’altérité, même avec les plus louables précautions « scientifiques », permet de relire avec plus d’indulgence les efforts maladroits des voyageurs de la Renaissance, et le témoignage d’authenticité que livrent leurs condamnations.
3C’est maintenant, au-delà de l’intérêt historique de la découverte de l’Amérique, que ces récits peuvent fonctionner à nouveau comme des axes de renversement par lesquels les prétentions à un savoir « neutre » et reposant sur l’universalité de la raison, se trouvent confrontées à l’image de leur insupportable origine. Quel éclairage peut donner le texte de Léry, sur les limites entre le « respect » des spécificités – et l’aversion pour l’autre – ; la distance d’ « impartialité » – et l’ironie ou le cynisme – ; le « refus d’ingérence » – et la déresponsabilisation – ; les délimitations protectrices pour maintenir des « identités » culturelles ou ethniques – et l’exclusion – ? La différenciation est certes le principe qui régit la démarche d’écriture sur les autres peuples, mais au lieu de créer les conditions d’un échange, de laisser la place à l’autre, pour que soit composé avec lui un nouveau langage, le récit oriente vers l’altérité un effort qui en son terme souvent la récupère et l’annexe au lieu initial. La fécondité qu’aurait pu donner l’ouverture à l’ailleurs et à l’autre se réduit à un effet de miroir ou, sur le plan de la pensée, à un principe de renversement critique par lequel une société croit se mettre en question à peu de frais, puisque c’est encore elle qui se regarde.
4Allons plus loin. Le regard de l’intellectuel qui associe la science à la « neutralité » ne court-il pas le risque de se mettre de facto à la marge (refusant de compter sur la force de l’empathie qui reposerait, elle, sur l’acceptation de l’universalité de la nature humaine dans ses racines insaisissables et transcendantes où le sujet n’a plus la maîtrise absolue), et ne joue-t-il pas de ces catégories de « normalité » et de « marginalité » comme instrument commode pour créer une illusion d’inconnu, alors que chaque fois, la marge recrée son centre, rejetant une « marge » ? Et à nouveau la pensée visite cette marge qui redevient centre, dans un voyage aveugle, à l’infini. Le plaisir de se tenir sur le seuil, exclu et protégé, n’est-il pas aussi celui d’une illusoire supériorité, lorsqu’il se joint au sentiment de possession perverse de ce dont il s’exclut ? Jean de Léry fournit l’archéologie d’un regard prétendument rationnel et profondément cruel. C’est cette inhumanité fondamentale et dérangeante que nous voudrions interroger ici, sans cesser de nous étonner que des ethnologues aient pu voir dans l’Histoire d’un voyage au Brésil un ouvrage « on ne peut plus moderne […]. Il s’agit vraiment là du premier modèle d’une monographie d’ethnologue »4.
5La découverte des Amériques est associée à l’élan de conquête de l’univers qui hante la Renaissance, et aux rêves humanistes de pouvoir relier les hommes par delà les différentes coutumes : la recherche du trafic commercial, de la liberté de circulation mais aussi des échanges culturels motive ces voyages à la rencontre de l’autre. Dans le Tiers Livre, Rabelais fait un éloge célèbre du Pantagruelion qui sert à faire les voiles des navires : « Icelles moyennant, sont les nations, que Nature sembloit tenir absconses, impermeables et incongneues à nous venues, nous à elles5 ». Le chiasme ébauche l’image idéale de la réunion espérée. La réalité du voyage de Léry pour rejoindre la colonie de la France antarctique (1556-58) est à l’opposé d’une recherche de l’altérité. Pour les Réformés, il s’agissait de fuir les Infidèles catholiques et de tenter de trouver un « Refuge6 » pour y « establir le pur service de Dieu7 ». De façon significative, Villegagnon s’était établi non parmi les indigènes, mais sur une île dans la baie de Guanabara, qu’il fortifiait, et son souci était moins d’évangéliser les Brésiliens que de maintenir la véritable foi parmi les colons. Il proclame son objectif dans le discours qu’il tient à l’arrivée des renforts venus de Genève (dont fait partie notre auteur) : « Faire une retraitte aux povres fidèles qui sont persecutez en France, en Espagne, et ailleurs outre mer, à fin que sans crainte ni du Roy, ni de l’Empereur, ou d’autre potentats, ils y puissent purement servir Dieu selon sa volonté » (chap. VI, p. 162). Lorsque Léry et ses compagnons sont obligés de quitter le Brésil, ils le font à regret, car la situation excentrée où ils se trouvaient offrait la possibilité de vivre en sécurité par rapport aux troubles européens :
… plusieurs d’entre nous, ayans là non seulement moyen de servir à Dieu, comme nous desirions, mais aussi gousté la bonté et fertilité du pays, n’avoyent pas deliberé de retourner en France, où les difficultez estoyent lors et sont encores à present, sans comparaison beaucoup plus grandes, tant pour le faict de la Religion que pour les choses concernantes ceste vie. » (chap. XXI, p. 507).
6La colonisation est donc liée paradoxalement à un désir de repli sur soi, de protection dans un lieu suffisamment coupé du reste du monde corrompu, tant du côté des occidentaux que des indigènes. Les colons transportent telles quelles en terre étrangère leurs propres préoccupations, notamment leurs querelles doctrinales sur la présence réelle dans l’Eucharistie (chapitre VI), ou encore leurs problèmes politiques (les hostilités entre Français et Portugais). Les différentes tribus brésiliennes prennent tout de suite parti pour les uns ou les autres et utilisent ces rivalités. Lorsque la rupture éclate entre Villegagnon et les pasteurs, ceux-ci sont renvoyés aux marges du monde humain, et débarqués parmi les Tupinambas. Ainsi se dessine une frontière entre un lieu acceptable, objet de projections utopiques, symboliquement une île, et le reste de l’univers, rejeté dans l’horreur d’une confusion menaçante, où tout être est potentiellement un ennemi.
7Chez Léry, la rencontre des cannibales a été décisive pour sa vision pessimiste de l’humanité ; mais plus encore la découverte de l’anthropophagie latente chez tout homme, prétendument civilisé et même chrétien. Le voyage du retour particulièrement éprouvant a conduit les compagnons à frôler ce danger, comme il l’avoue progressivement :
durant nostre famine sur mer, nous estions si chagrins qu’encores que nous fussions retenus par la crainte de Dieu, à peine pouvions nous parler l’un à l’autre sans nous fascher : voire qui pis estoit (et Dieu nous le vueille pardonner) sans nous jetter des œillades et regards de travers, accompagnez de mauvaises volontéz touchant cest acte barbare. (XXII, p. 536).
8En 1573, dans la ville assiégée de Sancerre, où Léry avait fui les massacres de la Saint Barthélemy, surgit un fait d’anthropophagie particulièrement odieux8. Aidés d’une vieille servante, des parents mangent le corps de leur enfant. La nature humaine
en l’extremité de la famine deviendra néantmoins si desnaturé qu’en regardant son prochain, voire sa femme et ses enfants d’un mauvais œil, il appetera d’en manger. Car outre les exemples que j’ay narrez en l’histoire de Sancerre, tant du père et de la mère qui mangèrent de leur propre enfant, que de quelques soldats, lesquels ayans essayé de la chair des corps humains qui avoyent esté tuez en guerre, ont confessé depuis que si l’affliction eust encores continué, ils estoyent en delibération de se ruer sur les vivans… (XXII, p. 535-536).
9Spontanément, l’homme semble devenir un prédateur, et viser la destruction de son prochain ; spontanément, il se laisse aller à un regard « de travers » qui prémédite de sombres desseins ; et seule la Grâce peut agir contre cette dérive naturelle (conséquence du péché originel) vers l’inhumanité.
10Lorsque Léry rédige son voyage en « discours » à partir des notes prises sur le terrain, et d’un premier manuscrit intermédiaire, écrit en 1563, perdu et retrouvé, il est devenu pasteur, et par cette saisie a posteriori il donne à l’épisode brésilien de sa jeunesse le sens d’un mythe personnel et collectif. À ce moment de l’Histoire, selon lui, s’est jouée une chance de salut pour l’humanité, mais précisément, les hommes n’ont pas su la mettre à profit, n’ont même pas reconnu l’avertissement, et ont renouvelé leur propre condamnation. En 1573, l’horreur portée à son comble avec ces actes barbares, ainsi que la menace d’une subversion de la vérité historique du martyre des Réformés en antarctique, ramènent brusquement Léry à l’urgence d’un discours qui place en perspective anagogique les événements de son passé. Léry se sent d’autant plus à l’écart de la société qu’il n’a cessé d’approfondir un pessimisme anthropologique conforté par la pensée calviniste, par le spectacle de l’évolution historique, et par l’échec de sa vie personnelle. Celui qui écrit est donc en marge de son milieu social, en marge intérieurement de l’apocalypse où il voit se précipiter l’humanité, et en marge de ses idéaux passés, dont la nostalgie compose difficilement avec une lucidité amère. Ses aspirations les plus sacrées lui semblent désormais avoir été dupées, et le rêve brésilien pourrait bien avoir été une supercherie. Certes, les préfaces répètent que l’entreprise était louable en son origine, et que la faute retombe entièrement sur Villegagnon – car sinon, c’est l’espérance même qui paraîtrait avoir été donnée en vain comme une suprême cruauté avant l’anéantissement universel. Pourtant, la représentation de l’humanité, dont les Sauvages renvoient l’image, va dans le sens de la condamnation générale. Progressivement au cours du texte, le lecteur est amené à voir que les attitudes de sa communauté qui se croit « supérieure » peuvent se calquer sur celle de ces êtres exclus du salut. Seuls ceux qui savent se tenir sur le seuil, comme observateurs implacables peuvent rester accessibles à la Grâce, en attendant que l’humanité vidât jusqu’à la lie sa propre corruption pour que les temps nouveaux puissent advenir par une purification radicale. L’épisode du Nouveau monde, considéré sous cet angle, ne serait qu’un soubresaut symptomatique qui permettrait de mesurer l’étendue d’un mal incurable. Le récit est un dernier témoignage lancé à la face du monde, par lequel Léry répond aux espoirs dérisoires du jeune homme d’antan. En se mettant à distance de lui-même, il entretient une blessure intime qui fait de lui un sujet définitivement « marginalisé », et qui y trouve le plaisir ambigu d’une auto-destruction. Désormais simple observateur, sans visage, le sujet écrivant se construit un fondement mythique qui transcende l’évident échec, et lui permet de justifier ce dédoublement cruel, dans lequel il croit trouver le salut.
11Le chapitre V, qui expose la première rencontre avec le nouveau monde et les sauvages, nous permet d’examiner le fonctionnement de cette pratique d’un regard qui se tient à la lisière de l’univers observé, et qui a pu passer pour l’origine d’un regard « moderne », ou scientifique. Tout se trouve déjà en germe dans cette confrontation initiale.
12Et tout commence par la désillusion. Le chapitre est fracturé en permanence par de grands contrastes entre les espoirs projetés et la réalité, contrastes qui deviennent une modalité de perception et d’écriture, et qui érigent l’ironie en éthique. Le lecteur est invité à partager cette herméneutique incisive. La chute de l’épique au trivial s’introduit dès les premières phrases. Le début est grandiose, le narrateur replace le moment dans une temporalité de la Rédemption, et rend compte d’une véritable apparition :
… le vingtsixiesme jour du mois de Febvrier 1557, prins à la nativité environ huict heures du matin, nous eusmes la veuë de l’Inde Occidentale, terre du Bresil, quarte partie du monde et incogneuë des anciens, autrement dite Amerique, du nom de celuy qui environ l’an 1497 la descouvrit premierement… » (p. 146).
13La joie devant la Terre promise fait d’ailleurs suite à une épreuve d’exil (« nous y estions comme exilez ») de quatre mois, qui rappelle l’errance de quarante ans des Hébreux, et le désert de quarante jours de Jésus. L’image du désert est renforcée par une allusion aux mirages (p. 147). Or, le premier contact avec les habitants est marqué par la corruption : celle que notre civilisation leur a déjà apportée, mais aussi celle de la dégénérescence (parallèle) de leur propre nature. Les Margajas appartiennent à une nation
alliée des Portugais, et par conséquent tellement ennemie des François, que s’ils nous eussent tenus à leur advantage, nous n’eussions payé autre rançon, sinon qu’apres nous avoir assommez et mis en pieces, nous leur eussions servi de nourriture. (p. 147).
14 Quelles que soient les conditions merveilleuses du pays9 – la luxuriance des forêts, l’éternel printemps, les fruits et vivres en abondance (p. 147-148), la beauté du bois de Brésil, et l’hospitalité apparente des indigènes –, la réalité horrible qui se cache sous les sourires ne cesse de démasquer ce paradis illusoire. Les marins sont d’ailleurs conscients du danger d’être « prins et boucanez, c’est-à-dire rostis » ; ils se méfient et « n’approcherent pas plus pres de terre que la portée de leurs flèches » (p. 148). La Terre promise est déjà occupée par une humanité déchue.
15C’est ainsi que Villegagnon décrivait la situation, selon ce que rapporte Léry dans sa Préface : « il y avoit des gens farouches et sauvages, esloignez de toute courtoisie et humanité, du tout differens de nous en façon de faire et instruction : sans religion, ny aucune cognoissance d’honnesteté ni de vertu, de ce qui est droit ou injuste, en sorte qu’il me venoit en pensée, assavoir si nous estions tombez entre des bestes portans la figure humaine » (p. 69). Un tel point de vue suppose encore que certains sont dans le juste (« nous »), et exalte une société contre une autre. Avec Léry, un à un tous les pans de l’humanité tombent dans une même condamnation, de part et d’autre des univers trop bien construits. Le sujet s’enfonce dans un exil total, se dissociant à la fois des sauvages observés et du groupe dont il est issu. L’équilibre qu’il semble trouver sur le seuil d’où il exerce une exclusion, provient d’une oscillation entre deux condamnations égales. Son « impartialité » fonctionne de façon négative, et le lieu de son analyse « scientifique » puisqu’elle a pu passer pour telle10, est la création de l’asocialité radicale. Observons sa méthode, plus insidieuse qu’elle ne paraît.
16Léry semble commence par tracer un portrait admiratif de la beauté physique des sauvages qui montent sur le bateau, et il insiste sur le fait qu’ils ne sont pas velus (donc apparemment distincts des animaux), et ont le sens de la parure (donc de la culture). Ils sont peints par tout le corps, ont des coiffures comparables aux nôtres, les hommes gardent leurs cheveux longs, dit-il. Mais un détail trouble cette perfection extérieure : « mais ainsi que ceux qui portent leurs perruques par deçà, ils estoyent roignez à l’entour du col » (p. 149). Le défaut – le même par deçà et par delà (en Occident et au Brésil) – est une rognure qui trahit une amputation plus grave. De même leur parure principale, la pierre verte enchâssée sous la lèvre de dessous, laisse apparaître lorsqu’ils l’enlèvent, un trou horrible :
Or ils portent telles choses en pensant estre mieux parez : mais pour en dire le vray, quand ceste pierre est ostée, et que ceste grande fente en la levre de dessous leur fait comme une seconde bouche, cela les deffigure bien fort. (p. 149).
17Ce trou est le signe d’un manque essentiel : ils ne sont même pas des bêtes portant figure humaine, ils sont un leurre d’humanité, sur un vide fondamental. L’éloge qui à certains moments exalte les Brésiliens pour rabaisser les Occidentaux trouve immédiatement ses limites. La description de leur force et de leur santé au chapitre VIII, qui a pu donner à penser qu’on se trouvait à l’origine du mythe du bon sauvage, est à lire au contraire dans le sens d’une exclusion définitive au ban de ce qui fait la dignité humaine. Selon Léry, ils sont des corps sans âme spirituelle. Frank Lestringant montre que si les catholiques exerçaient une pression excessive et illégitime pour convertir les infidèles, le protestant Léry entreprenait une célébration « apollinienne » du « beau » sauvage, (et non du « bon sauvage ») qui était le signe du jugement terrible qui le frappait : « D’un côté, la violence physique d’une conversion, de l’autre, la célébration esthétique d’une image et l’exclusion corrélative de la communauté des fidèles »11.
18Les sauvages sont des corps-signes, dont la réalité de signifiant est devenue opaque à leur propre signifié ; si bien que l’exaltation de la beauté extérieure va de pair avec une dissociation radicale du signe et du sens, et accroît la distance infinie entre le matériel et le spirituel. Leur corps n’est plus la manifestation de l’être, il est seulement nudité, un signifiant nu, sans relation au sens, se suffisant tel quel, hermétique et même réfractaire à tout lien avec une « conscience ». En effet, leur nudité après avoir été décrite de façon relativement « objective » est sanctionnée par le rappel de la faute commise contre la nature particulière de l’homme, qui se définit par la transformation des données naturelles en conscience éthique et spirituelle. Ils ne montrent « aucun signe d’en avoir honte ny vergogne ». Le seul élément qui aurait pu signaler un début de conscience morale, l’étui pénien utilisé par quelques vieillards, est bientôt attribué à une raison triviale et avilissante :
de prime face, il sembleroit qu’ils restast encor en eux quelque scintile de honte naturelle ;
19mais Léry corrige :
voire toutesfois s’ils faisoyent telles choses ayant esgard à cela : car combien que je ne m’en sois point autrement enquis, j’ay plustost opinion que c’est pour cacher quelque infirmité qu’ils peuvent avoir en leur vieillesse en ceste partie là. (p. 216).
20L’obstination des femmes à ne porter aucun vêtement, qui provoque une certaine émotion érotique chez Léry, confirme surtout l’endurcissement dans le péché qui consiste pour l’homme à en rester au stade animal : son émotion est donc « perverse » en ce qu’elle suppose un flirt avec le mal : « Et de faict, cest animal se délecte si fort en ceste nudité… » (p. 232). Les comparaisons avec les animaux sont d’ailleurs omniprésentes : « quand nos sauvages en beau temps sont ainsi nuds, […], en peschans sur la mer, vous diriez, les voyans de loing, que ce sont Singes, ou plustost (tant paroissent-ilz petits) Grenouilles au soleil… » (p. 303) ; « tous nageoyent voirement aussi aysément que poissons […] comme une troupe de Marsoins nous les voyons et entendions souffler et ronfler sur l’eau » (p. 300) ; « Bref, ces diablotins d’Ouetacas demeurans invincibles, […] et au surplus comme chiens et loups mangeans la chair crue, » (p. 153)… Si les animaux ne sont pas coupables, parce qu’ils ne trahissent pas leur être profond, ceux qui étaient destinés à devenir véritablement hommes et ont refusé cette vocation essentielle sont l’illustration de la déchéance totale.
21En effet, ils apparaissent comme des caricatures vivantes de l’humanité, dans leur corps, mais aussi dans ce qui fait la noblesse de l’homme, la culture et le langage. Un des passages les plus célèbres à ce sujet est celui où les sauvages après avoir été habillés de vêtements occidentaux par les marins, en remontant dans le bateau qui les ramène sur le rivage, retroussent leurs jupons et montrent leur derrière :
…afin de ne les gaster en les troussant jusques au nombril, et descouvrans ce que plustost il falloit cacher, ils voulurent encores, en prenant congé de nous, que nous vissions leur derrière et leurs fesses. Ne voilà pas d’honnestes officiers, et une belle civilité pour des ambassadeurs ? car nonobstant le proverbe si commun en la bouche de nous tous de par deçà, assavoir que la chair nous est plus proche que la chemise, eux au contraire, pour nous monstrer qu’ils n’en estoyent point là logez, et possible pour une magnificence de leur pays en nostre endroit, en nous monstrans le cul preferent leurs chemises à leur peau. (chap. V, p. 150-151).
22Le lecteur inattentif pourrait être seulement sensible au grotesque de la scène, et y voir un pied de nez à la civilisation européenne. Léry fait preuve d’une ironie constante à leur égard, en les exaltant de façon excessive et en usant d’antiphrase : « d’honnestes officiers », « belle civilité » ; ils sont élevés au rang d’ « ambassadeurs » du nouveau monde. L’auteur sait pertinemment que le pseudo-discours qu’il leur attribue : « pour nous monstrer qu’ils n’en estoyent point là logez, et possible pour une magnificence de leur pays en notre endroit », n’est pas entré une seconde dans l’esprit des Brésiliens, et ses hypothèses sont en elles-mêmes burlesques et humiliantes. De fait, si leur geste a réellement eu pour raison de protéger les présents reçus et faire honneur aux Français, il ne suscite aucune sympathie chez Léry, qui retient leur incapacité à assimiler le sens de la pratique culturelle des vêtements. Déjà l’auteur s’indignait de leur nudité, et l’épisode qu’il ajoute porte leur condamnation à son comble : « ils voulurent encore …». La scène est d’ailleurs présentée comme le clou du spectacle, quelques lignes plus haut il prévenait : « Mais pour la fin et bon du jeu... » (p. 150).
23Le message se retourne aussi contre les Européens. Les Brésiliens sont des corps nus, privés de conscience ; inversement, le surcroît de vêtements, les marques abondantes de la « culture » peuvent servir de masque pour cacher l’inhumanité :
Mais ce que j’ay dit de ces sauvages est, pour monstrer qu’en les condamnant si austerement, de ce que sans nulle vergogne ils vont ainsi le corps entierement descouvert, nous excedans en l’autre extremité, c’est à dire en nos boubances, superfluitez et exces en habits, ne sommes gueres plus louables. Et pleust à Dieu pour mettre fin à ce poinct, qu’un chacun de nous, plus pour l’honnesteté et necessité, que pour la gloire et mondanité, s’habillast modestement (chap. VIII, p. 236).
24La principale faute que le point de vue liminaire et critique de notre texte dénonce par deçà et par delà, est de ne pratiquer que le vernis de l’humanité, un vernis plaqué sur l’inhumanité fondamentale, qui elle, est toujours prête à ressurgir.
25L’utilisation du langage que font les Brésiliens est également perverse. Elle est fondée sur le mensonge, et orientée vers l’assouvissement de leur besoin :
allegans qu’il y avoit en leur contrée du plus beau bois de Brésil… lequel ils promettoyent de nous aider à couper et à porter : et au reste nous assister de vivres, firent tout ce qu’ils peurent pour nous persuader charger là nostre navire. Mais parce que, comme nos ennemis que j’ay dit qu’ils estoyent, cela estoit nous appeler et faire finement mettre pied à terre, pour puis après, eux ayans l’avantage sur nous, nous mettre en pièces et nous manger, […] nous n’avions garde de nous arrester là » (chap. V, p. 150).
26Ils savent développer l’art de la rhétorique, de l’argumentation, et de la séduction persuasive, tout cela, pour « nous manger ». Les Ouetacas privés de communication avec les autres tribus ont tout un code pour leurs opérations de troc ; mais une fois le rituel accompli, la réalité de l’instinct de prédation reprend le dessus : « chacun ayant son change, […] c’est lors à qui pourra voir et ratteindre son compagnon, afin de luy oster ce qu’il emportoit… » (chap. V, p. 154). Or les politesses pratiquées entre marins français et portugais sont du même ordre. Le chapitre II raconte une série de « prises » :
messieurs les mariniers en faisans caller le voile et joindre les pauvres navires marchands, leur alleguent ordinairement qu’il y a longtemps qu’[…] ils sont sur mer en necessité de vivres, dont ils prient qu’en payant ils en soyent assistéz. Mais si sous ce prétexte ils peuvent mettre le pied dans le bord de leurs voisins, ne demandez pas si pour empescher le vaisseau d’aller en fond, ils le deschargent de tout ce qui leur semble bon et beau (p. 116).
27Nous trouvons le même regard ironique et pessimiste sur la nature humaine. Les mots ont été pervertis : « s’accommoder (comme on parle aujourd’huy) d’un vaisseau » (p. 123), signifie : le « prendre » ; et Léry raconte ces saccages avec amertume : « après ce beau chef d’œuvre, fait au grand regret de plusieurs… » (p. 125) ; « nos matelots, lesquelz possible ne seront pas joyeux que je raconte ici leurs courtoisies… » (p. 125). Les codes les plus compliqués apparaissent ainsi être une mystification monstrueuse, un masque culturel posé sur la barbarie fondamentale. Le miroir est cruel pour tous.
28La critique se renverse en permanence et Léry a beau jeu de montrer combien la société occidentale a perverti le sens de la maternité (chap. XVII, p. 433), combien les sauvages la surpassent en courage et pour ce qui concerne l’organisation militaire (chap. XIV), le système social et le sens de l’hospitalité (chap. XVIII)… ils montrent aussi qu’ils excellent à toutes les turpitudes, et les poussent à leur dernière extrémité. C’est pourquoi il convient de suspendre le jugement que nous pourrions faire des passages d’éloges que Léry accorde aux sauvages, jusqu’au moment où nous pouvons comprendre le regard qu’il invite à porter sur eux. Les louanges concernent ce qui relève du physique, de l’habileté matérielle et des valeurs mondaines, celles que le pasteur doit mépriser (c’est-à-dire tenir pour néant).
29De la page 210 à 226, Léry décrit scrupuleusement les parures rituelles, les comportements, et loue l’habileté artistique des sauvages : « n’y ayant plumassier en France qui les sceust mieux manier, ni plus dextrement accoustrer, vous jugeriez que les habits qui en sont faits sont de velours à long poil » et « les garnitures de leurs espées et massues de bois, […] ainsi décorées et enrichies de ces plumes si bien appropriées et appliquées à cest usage, il fait merveilleusement bon voir » (p. 222-23). De la page 226 à 228, il propose un bilan qui récapitule les différentes images du brésilien, et fait défiler les portraits évoqués :
si maintenant en premier lieu, suyvant ceste description, vous vous voulez représenter un Sauvage, imaginez en vostre entendement un homme nud, bien formé et proportionné de ses membres, ayant tout le poil qui croist arraché, les cheveux tondus de la façon que j’ay dit, les levres et joues fendues […]. (p. 226-27).
30 Suit un passage à nouveau de description de faits. Mais bientôt, tout s’éclaire, et, si l’on avait voulu croire à une neutralité de la description, le doute n’est plus possible. L’ethnologue au cirque s’amuse enfin tout son saoul, laisse aller l’ironie tenue jusqu’alors en bride12 moins par respect ou par souci scientifique que pour produire un effet choc sur le lecteur. Désormais acquis, le ridicule né de la mise en présence de ces êtres étranges, « emplumassés », peut offrir un moment de joie récréative. Par une ironie croissante, Léry tente de faire du lecteur le complice de cette condamnation graduelle. La mise en scène de la représentation qui faisait du sauvage un objet de manipulation imaginaire pour le lecteur devient plus agressive, et finit par une sanction explicite de la figure obtenue :
Pour la seconde contemplation d’un sauvage, luy ayant osté toutes les susdites fanfares de dessus, après l’avoir frotté de gomme glutineuse, couvrez luy tout le corps, les bras et les jambes de petites plumes hachées menues, comme de la bourre teinte en rouge, et lors estant ainsi artificiellement velu de ce poil folet, vous pouvez penser s’il sera beau fils.
En troisième lieu, soit qu’il demeure en sa couleur naturelle, qu’il soit peinturé, ou emplumassé, revestez-le de ses habillements, bonnets, et bracelets si industrieusement faits [nous sommes renvoyés au passage qui aurait pu passer pour l’éloge de leur art !] de ces belles et naifves plumes de diverses couleurs dont je vous ay fay mention, et ainsi accoustré, vous pourrez dire qu’il est en son grand pontificat.
Que si pour le quatrieme à la façon que je vous ay tantost dit qu’ils font, le laissant moitié nud et moitié vestu, vous le chaussez et habillez de nos frises de couleurs, [allusion à l’utilisation que les sauvages font des vêtements offerts par l’équipage] ayant l’une des manches verte, et l’autre jaune, considerez là dessus qu’il ne luy faudra plus qu’une marote… » (p. 227-228).
31La liste continue. Le regard que Léry porte sur les sauvages est celui des pasteurs protestants de l’époque. En 1557, Pierre Richier écrit à Calvin qu’il est sceptique sur la conversion des indigènes à cause de l’« hébétude crasse de leur esprit13 » ; et Urbain Chauveton montre quelle valeur il convient de donner à l’effet de miroir qui est offert avec le sauvage : le créateur, dit-il, « nous ha voulu apprendre en la personne de ces peuples sauvages que c’est de nostre povre Nature, quand elle est destituée de la cognoissance de Dieu ; et, par manière de dire, nous faire mirer en la face d’autruy »14. Les sauvages renvoient l’image caricaturale d’une humanité sans humanité, d’une matérialité sans spiritualité, d’un univers de signes opaques à leur propre signification, et imperméables à la dimension transcendante du signifié. C’est pourquoi la parole de Dieu semble ne pouvoir que glisser sur eux, ou même aboutit à les renforcer dans leur erreur (p. 413).
32Si les sauvages donnent une leçon, c’est donc à leur insu, et ils sont victimes d’une condamnation tout aussi radicale. Ils sont des signes impuissants qui n’ont même pas conscience de cette faille ni de l’horrible défiguration qu’ils font subir à l’image humaine. C’est pourquoi Léry se sert d’eux pour fustiger les Athées, qui « sont du tout indignes qu’on leur allègue ce que les Escritures sainctes disent si magnifiquement de l’immortalité des ames, je leur presupposeray encores nos povres Bresiliens, lesquels en leur aveuglissement leur enseigneront… »; « je leur fais encor trop d’honneur de leur bailler ces barbares pour docteurs… » (XVI, p. 393). Les sauvages servent à témoigner de l’existence de Dieu de façon négative, en témoignant de l’existence du Mal, par la possession diabolique dont ils sont victimes (p. 391-92). Ils témoignent aussi de ce qu’est l’endurcissement dans l’erreur. Ils sont maintenus dans la fausse religion par les Caraïbes, « faisans accroire aux autres povres idiots […]. Tellement qu’en estans ainsi ambabouynez… » (p. 407) ; et lorsqu’on essaie de leur faire voir la vérité : « cela derechef estoit autant en leur endroict que de parler par deçà contre le Pape ou de dire à Paris que la chasse de saincte Genevieve ne fait pas pleuvoir… » (XVI, p. 409). Le signe fonctionne de façon paradigmatique : ils sont, selon Léry, des contre-exemples de la voie du salut ; comme peuvent l’être les catholiques et tous ceux de « par-deçà » qui commettent les mêmes fautes. Ils sont seulement moins condamnables en ce qu’ils ne prétendent pas se faire passer pour autres qu’ils ne sont :
…au regard de ce qu’on nomme Religion parmi les autres peuples, il se peut dire tout ouvertement que, non seulement ces pauvres sauvages n’en ont point, mais qu’aussi s’il y a nation qui soit et vive sans Dieu au monde, ce sont vrayment eux. Toutefois en ce point sont–ils peut-estre moins condamnables : c’est qu’en advouant et confessant aucunement leur malheur et aveuglissement, (quoy qu’ils ne l’apprehendent pour s’y desplaire, ni cercher le remede quand mesme il leur est presenté), ils ne font semblant d’estre autres que ce qu’ils sont (Préface, p. 92-93).
33De fait, ils sont des signes transparents, et accomplissent pour les autres le rôle qui leur a été dévolu par Dieu : celui de représenter la déchéance ultime, celle qui n’a plus aucune conscience du mal, qui se vautre dans la régression à l’animalité et qui souffre les tourments de l’enfer (rançon de plaisirs fugaces ?), dans les crises auxquelles les soumet « Aignan ». Pour que le signe aveugle à lui-même soit plus éloquent (pour le lecteur), le pasteur prête donc sa voix en mettant en scène le « discours » de l’autre : « en advouant et confessant aucunement leur malheur et aveuglissement » (p. 92) ; de même, dit il, lorsqu’on leur annonce la révélation, « usans de leur interjection d’esbahissement Teh ! ils dirent, O que vous autres Mairs, c’est à dire François, estes heureux, de savoir tant de secrets qui sont tous cachez à nous chetifs [captifs du Mal] et pauvres miserables… » (XVI, p. 418-419). La manchette dans la marge précise : « Sauvages confessans leur aveuglissement ». Ce prétendu aveu est une formulation de l’interprétation que Léry donne de leurs attitudes. Nous avons là l’illustration grossière du danger que dénonce Michel de Certeau pour toute mise en écriture d’un univers qui ressortit à un autre système de pensée. Dans la pensée sauvage, « on suppose une parole qui circule sans savoir à quelles règles silencieuses elle obéit. Il appartient à l’ethnologue d’articuler ces lois dans une écriture et d’organiser en tableau de l’oralité cet espace de l’autre », mais, ajoute-t-il, « je m’interroge sur la portée de cette parole instituée en lieu de l’autre, et destinée à être entendue autrement qu’elle ne parle15 ». Examinons donc les déformations propres à l’écriture de Léry.
34Léry pratique une ironie permanente qui donne sa pleine mesure lors des « pauses » qu’il ménage pour rétablir l’équilibre d’un jugement consensuel sur les « vraies » valeurs, après cette mise en contact avec l’anti-humanité. Le lecteur est ainsi invité par une technique insidieuse à exercer son jugement lors d’une confrontation apparemment neutre avec l’étrange, de façon à ce qu’il voie s’il a été prompt à se laisser séduire par les seules apparences, ou s’il a tout de suite su décoder le sens supérieur (la condamnation eschatologique) qu’il fallait y discerner. Le « miroir » fonctionne à deux niveaux : les sauvages révèlent l’abjecte inhumanité où conduit la misère de l’homme sans Dieu ; et le texte révèle le degré de l’aveuglement où l’on tombe lorsqu’il s’agit de succomber au plaisir des seuls leurres. Le texte (ou surface du miroir) voudrait opérer comme un garde-fou. Il dessine de sa trame le voile protecteur où le pasteur pose des jalons qui sélectionnent les élus, ceux qui sont du côté de la Grâce. La partition se fait là encore, de part et d’autre de l’écriture.
35Nous pourrions voir l’emblème de ce nouveau positionnement épistémologique du sujet « moderne » dans les situations d’observation qu’occupe Léry lors des scènes rituelles des Caraïbes. Tout d’abord, le narrateur recrée les conditions de son immersion dans le monde sauvage, en construisant une mise en scène fantastique : la nuit, il entend des murmures, des chants, des « he, he, he » de plus en plus violents, qui lui donnent les plus grandes craintes, et qui enfin se radoucissent. Il prend alors le risque d’approcher :
Me approchant doncques du lieu où j’oyois ceste chantrerie, comme ainsi soit que les maisons des sauvages soyent fort longues, et de façon ronde (comme vous diriez les treilles des jardins par deçà) couvertes d’herbes qu’elles sont jusques à terre, à fin de mieux voir à mon plaisir, je fis avec les mains un petit pertuis en la couverture. Ainsi faisant de là signe du doigt aux deux François qui me regardoyent, eux à mon exemple s’estans enhardis et approchez sans empeschement ni difficulté, nous entrasmes tous trois dans ceste maison. […] en nous retirans tout bellement en un coin, nous les contemplasmes tout nostre saoul. (p. 399-401).
36La description qui suit relate scrupuleusement les gestes et chants de leurs danses, et pourrait passer, hors de son contexte, pour un témoignage exemplaire de la naissance d’un regard scientifique moderne. Ce serait oublier la mise en perspective plus que trouble qui lui est donnée. Le spectateur est un voyeur, qui prend « plaisir » au spectacle interdit, qui commet juste l’infraction nécessaire à sa jouissance, tout en restant « protégé » de l’immixtion avec les damnés, soit par le treillage, soit par sa position décalée « en un coin », où il se fait oublier et profite de la vision : « nous les contemplasmes tout nostre saoul ». Léry utilise des termes à forte connotation sensuelle, et son plaisir et redoublé par le fait d’avoir entraîné des compagnons dans cette étrange délectation. Il peut jouir du mal, avec le sentiment d’en être préservé, grâce à la condamnation encore plus forte qu’il fait tomber aussitôt après, et qui accomplit cette fonction précisément de désengager et de dédouaner celui qui a frôlé le péché. L’objectivité qui « préserverait » l’espace et la réalité de l’univers observé, et qui devient le signe de l’évolution scientifique la plus aboutie, celle qui refuse idéologiquement toute intrusion, et toute influence sur l’autre, trouve son origine dans le souci inverse : celui de préserver l’observateur de toute contamination avec le mal, les damnés, d’autant plus volontiers abandonnés à leur misère qu’ils marquent les bornes de son élection. D’une certaine façon, l’altérité laissée à elle-même, « respectée » en apparence de façon scrupuleuse, justifie la « pureté » de celui qui condescend à inclure dans un système bien hiérarchisé la possibilité de l’autre. La conscience de l’altérité en elle-même est toute proche de l’exclusion (dans une sphère de condamnation ou d’idéalisation, ce qui revient au même), dans la mesure où elle repose sur une ligne de démarcation frontalière, d’où le sujet observant imagine avoir une position de supériorité rationnelle, celle que lui donne l’autorité de sa méthode. Tant que se poursuit ce regard de démarcation, de contours, de « profils » (ou de comptabilisation statistique par exemple), se perpétue une représentation symbolique de l’univers qui fonctionne sur la séparation et l’évaluation.
37Le chapitre XX de Léry est instructif à ce sujet. Il s’agit d’une série de notes prises sur la langue tupi, avec un essai de dictionnaire et de grammaire sommaire. Il se présente d’abord sous la forme d’une conversation retranscrite entre T (le Tupi) et F (le Français). Les langages sont juxtaposés : « T. –Ere-ioubé ? Es-tu venu ? F. – Pa-aiout. Ouy, je suis venu » (p. 479). L’évolution du pseudo-dialogue montre le sens qu’il convient de donner à cette mise en « relation » prétendue. Progressivement, le narrateur glisse des intrusions métatextuelles qui le mettent à distance du monde des sauvages, par exemple : « Tav-ouscou-pe-oim ? Est-ce un grand village ? Ils ne mettent point de différence entre ville et village à raison de leur usage, car ils n’ont point de ville » (p. 492). Finalement les commentaires ne jugent plus que la grammaire. Le dialogue devient un répertoire d’exemples linguistique, et le lecteur est invité à ne plus faire attention au sens pour se concentrer sur le seul fonctionnement de la langue. À partir de la page 494, la disposition dialogique est rompue, et le narrateur installe une organisation par rubriques, aligne les occurrences, en listes de mots, ou exemples de pluriel et singulier, de conjugaisons (« La déclinaison du verbe Aiout », « Exemple du futur ou temps à venir », etc.).
38Or, le contenu de ce « dialogue » de sourds est très intéressant. Nous pouvons le relire après coup dans cette perspective. Une première partie évoque la situation de la mise en présence des deux univers, la venue du Français, accueilli comme un « fils » : « voilà doncques, il est venu par-deçà, mon fils, nous ayant en sa memoire helas ! » (p. 481), – cette réaction spontanée du brésilien qui offre à l’arrivant le statut de fils était aussi relatée dans l’anecdote de la cane et du « père » adoptif que refuse Léry (chap. XVIII, p. 467) –. Puis, la conversation s’oriente vers les échanges commerciaux et matériels (p. 481-485), et la comparaison des systèmes respectifs d’organisation sociale, spatiale et toponymique (p. 486-487). Une deuxième partie engage des relations plus personnelles. Le Tupi dit sa joie de la venue de l’étranger, et lui demande pourquoi il n’a pas emmené sa femme ; ce qu’il compte faire pour s’installer. Le Français s’étonne : « ne haïssez vous point nostre principal, c’est-à-dire nostre vieillard ? » (p. 488), car il aurait imaginé une hostilité vis à vis de leur chef. Le Tupi montre au contraire son respect, et fait de l’autre immédiatement un allié, contre des ennemis qu’il imagine communs. Le Français lui fait alors décliner la série de ses ennemis, et des différences entre les tribus brésiliennes, mais le Tupi finit sur une note d’espoir en la bienveillance humaine : « Le monde cherche l’un l’autre et pour nostre bien. Car ce mot iendéve est un dual dont les Grecs usent quand ils parlent de deux. Et toutesfois icy est prins pour ceste maniere de parler à nous. » (p. 489). Si nous alignons les phrases du Tupi, sans tenir compte des remarques de langue, nous découvrons une profession de foi en la relation à autrui qui donne une vraie leçon de christianisme :
Tenons nous glorieux du monde [des étrangers] qui nous cherche. C’est le monde qui nous est pour nostre bien. C’est lui qui nous donne ses biens. Gardons le bien. C’est que nous le traittions en sorte qu’il soit content de nous. Voilà une belle chose s’offrant à nous. Soyons à ce peuple icy. Ne faisons point outrage à ceux qui nous donnent de leurs biens. Travaillons pour prendre la proye pour eux. Apportons-leur de toutes les choses que nous leur pourrons recouvrer. Ne traittons point mal ceux qui nous apportent de leurs biens. Ne soyez point mauvais mes enfants. A fin que vous ayez des biens. Et que vos enfants en ayent. (p. 489).
39Les vertus d’accueil de l’autre comme frère, d’amour du prochain comme soi-même, de gratitude, de dévouement, etc. sont fortement affirmées. Le « monde » est ici l’autre, l’étranger, et tout ce qui vient (de Dieu ?). Car bientôt se découvre une ouverture à la spiritualité, à laquelle le pasteur habitué aux lectures allégoriques aurait pu être sensible, d’autant que la résonance évangélique est forte (rejet du passé, du vieil homme, et joie d’un temps nouveau, que les anciens auraient voulu voir et n’ont pas vu) :
Nous n’avons point de biens de nos grans pères. J’ay tout jetté ce que mon grand père m’avait laissé. Me tenant glorieux des biens que le monde nous apporte. Ce que nos grands pères voudroient avoir veu et toutesfois ne l’ont point veu […] qui nous fait avoir de grands jardins.
40Le Tupi manifeste ensuite le désir de parler du ciel, des étoiles, de la terre, de l’eau, des pierres et des maisons. En raccourci, la création est en train de tenter de se refaire sous les yeux du lecteur. Si Léry avait été attentif au sens et non au fonctionnement linguistique, aurait-il pu laisser tels quels ces fragments dialogiques16, qui, selon le principe d’interprétation qui le guide ailleurs et qu’il n’applique pas ici, démentent son projet de condamnation du sauvage à cause de ce qui serait son obscurité spirituelle ? Le Tupi continue en interrogeant le Français sur son univers. Enfin, le dernier paragraphe de ce dialogue refusé est particulièrement cruel. Le Tupi demande « nomme moy les choses appartenantes au corps », et les deux langages se juxtaposent :
Chè-acan. Ma teste. De acan. Ta teste. Ycan. Sa teste. Orecan. Nostre teste. Pè acan. Vostre teste. An atan. Leur teste.
Mais pour mieux entendre ces pronoms en passant, je declaireray seulement les personnes tant du singulier que du pluriel. (p. 494).
41À partir de là se rompt la forme dialogique et commence la présentation en manuel grammatical (p. 494-503). Le Tupi proposait la reconnaissance d’une identité des corps, qui aurait été aussi celle d’une identité de valeur des personnes humaines. Remarquons que les « choses appartenantes au corps » ne sont pas les membres, ni les éléments physiques – qui avaient servi pour Léry à dessiner des lieux d’éloges du sauvage –, mais seulement la tête, c’est-à-dire le lieu du corps le plus noble et le plus ambivalent, puisqu’il concerne autant la réalité physique que l’intelligence et la présence spirituelle. La série juxtapose les têtes humaines, non pour les mêler et les unir, non pour en découvrir et en affirmer l’éclatante communion (ma, ta, sa, notre, votre, leur : appliqués à une même tête, un même visage d’humanité), mais pour gommer le sens et ne retenir que l’observation linguistique concernant les « pronoms ». C’étaient bien des « personnes » qui étaient en jeu, et elles sont réduites à un statut d’instances grammaticales : « les personnes tant du singulier que du pluriel ». Le signe verbal masque la personne humaine. Il se dissocie d’elle, comme il laisse se creuser une distance infinie entre le signifiant et le signifié. Ce dialogue dont le véritable enjeu nous semble après coup avoir été une relation interpersonnelle, et dont le sens a été volontairement ignoré, mis à l’écart par un souci d’objectivité scientifique, nous apparaît aujourd’hui d’une cruauté radicale. L’un parlait pour vivre avec son interlocuteur, l’autre pour le mettre en fiches.
42Le langage dans l’Histoire d’un voyage est donc à la fois une treille protectrice, préservatrice de l’intégrité dominante de celui qui regarde, et un instrument de « maîtrise », dans son filet de parole, d’une altérité qu’il croit ainsi circonscrire (neutraliser et réduire). La longue série de classification, de mise en forme analytique participe de cet effort anthropo-logique (logos) ou anthropo-phrastique qui pourrait bien être l’équivalent d’une anthropophagie métaphorique. Exactement comme l’anthropophagie des sauvages était symbolique « plus pour la vengeance que pour le goust » (chap. XV, p. 366), l’ingestion grammaticale, linguistique, vise à fournir l’illusion d’une possession. Par l’écriture, le pasteur dix-huit ans plus tard, retrouve la saveur de l’expérience brésilienne, mais à la joie du flirt se mêle désormais celle de l’anéantissement des vieux monstres. La relation de l’écriture et de l’anthropophagie est omniprésente dans notre texte ; et elle est indissociable des réflexions théologiques qui surgissent d’ailleurs dès le chapitre VI. Elle concerne à la fois la relation du verbe et de la chair, de la nudité et du symbolisme culturel, de l’écriture et de la jouissance : trois lieux de tension insoluble où s’écartèle le sujet écrivant.
43La position calviniste représente au XVIe siècle la tentative d’une séparation radicale du signe et du corps. Frank Lestringant montre bien comment le problème de la nudité du sauvage (emblématique de la rencontre de l’altérité) rejoint celui de la querelle sur l’Eucharistie. Les ministres réformés tentent de persuader Villegagnon de renoncer à la Présence réelle, en montrant que les paroles « ceci est mon corps, ceci est mon sang », « sont figurées, c’est-à-dire que l’Escriture a acoustumé d’appeler et de nommer les signes des Sacremens du nom de la chose signifiée » (chap. VI, p. 176), et installent entre le divin et l’humanité un abîme sur le modèle linguistique qui établit une différence d’ordre entre le signifiant et le signifié. Théodore de Bèze dira bientôt au colloque de Poissy (en septembre 1561) : « Le corps du Christ est éloigné du pain et du vin autant que le plus haut ciel est rapproché de la terre17 ». Léry affirme fortement cette distance :
Les ministres enseignoyent et prouvoient par la parole de Dieu que le pain et le vin n’estoyent point reellement changez au corps et au sang du Seigneur, lequel aussi n’estoit point enclos dans iceux, ains, que Jesus Christ est au ciel… (p. 175).
44Et ridiculise Villegagnon et Cointa, qui demeurent opiniâtres,
tellement que sans savoir le moyen comment cela se faisoit, ils vouloyent néantmoins non seulement grossièrement plustost que spirituellement, manger la chair de Jesus Christ, mais qui pis estoit, à la manière des sauvages nommez Ou-ëtacas, dont j’ay parlé ci-devant, ils la vouloyent mascher et avaler toute crue. (p. 176-177).
45Les Réformés ont une véritable hantise de la chair du Christ18 et du risque d’idolâtrie afférent à tout système de continuité supposée entre le sensible et le spirituel, de sorte que les catholiques paraissent ici privés de la capacité de percevoir le sens spirituel de l’Eucharistie, et sont assimilés aux pires des anthropophages. Les Ouétacas sont décrits comme les plus sauvages et cruels, ceux qui mangent la chair crue, alors que les autres la font rôtir, et ceux qui sont incapables de communiquer par le langage19. Cet abîme posé entre le réel et le symbolique permet de construire un univers autonome de pensée humaine et de « saisie » scientifique de la réalité par le filtre linguistique écrit (qui peut le mieux mettre à distance la présence, même celle de l’être qui parle, contrairement au système oral, qui dans sa structure est identique, mais dont la différence vient de l’indissociable accompagnement du langage par une personne humaine avec tout ce qu’elle porte en plus du système linguistique). Frank Lestringant analyse avec finesse cette ambivalence de la sensibilité réformée :
S’il en va de l’Eucharistie comme de la nudité, c’est que la chair ici et là impose envers et contre toutes les interprétations son spectacle fascinant. La peur du nu et la hantise de l’idole traduisent au fond le même sentiment ambivalent à l’égard du corps : un corps vivant, une chair ouverte et qui saigne. Le rêve calviniste était de substituer une parole à ce corps. Le code que l’on superpose à l’insultante silhouette de la vierge brésilienne rend compte de cette volonté d’en finir avec le substrat charnel du signe. Telle est en définitive l’intention qui préside à l’interprétation réformée de la Cène comme mémorial20.
46Or, cette substitution d’un code linguistique à une réalité est l’opération même de la démarche scientifique, celle par laquelle se fondent nos « savoirs ». Le miroir que renvoie Léry dément l’idéal de neutralité qui soutient le statut épistémologique du regard moderne, en mettant à jour son origine : un positionnement qui s’autorise le jugement, l’exclusion, et la réduction de l’autre (modélisé par le système linguistique) dans un ordre symbolique où il puisse être maîtrisé et finalement anéanti. Pour Léry, le langage écrit dont sont privés les sauvages est la marque de leur damnation. Ils sont privés de la lumière de la foi par l’Ecriture sainte, et la Grâce glisse sur eux : si la révélation les séduit sur le moment, « tout cela puis apres s’esvanouissoit de leur cerveau » (p. 389), car « estant privez de toutes sortes d’escritures, il leur est malaisé de retenir les choses en leur pureté » (p. 405-406), et ils corrompent la vérité en mensonge. Par contre coup, le langage écrit devient un signe d’élection :
Ainsi, outre les sciences que nous apprenons par les livres, desquels les sauvages sont semblablement destituez, encore ceste invention d’escrire que nous avons, dont ils sont aussi entierement privez, doit estre mise au rang des dons singuliers, que les hommes de par deçà ont receu de Dieu (chap. XVI, p. 382).
47L’écriture du Voyage en effet, sert à tracer une ligne de démarcation moins entre les hommes de par-delà et ceux de par-deçà (les occidentaux), qu’entre les damnés et les élus. Le pasteur cherche des origines bibliques à la condamnation des sauvages – peut-être issus de la lignée de Cham, selon lui et beaucoup d’autres –, puis conclut :
Quoy que c’en soit, tenant de ma part pour tout resolu que ce sont pauvres gens issus de la race corrompue d’Adam, tant s’en faut que les ayant ainsi considerez vuides et despourveus de tous bons sentimens de Dieu, ma foy (laquelle Dieu merci est appuyée d’ailleurs) ait esté pour cela esbranlée : moins qu’avec les Athéistes et Epicuriens j’aye de là conclud, ou qu’il n’y a point de Dieu, ou bien qu’il ne se mesle point des hommes : qu’au contraire ayant fort clairement cogneu en leurs personnes la difference qu’il y a entre ceux qui sont illuminez par le sainct Esprit, et par l’Escriture saincte, et ceux qui sont abandonnez à leur sens, et laissez en leur aveuglement, j’ay esté beaucoup plus confermé en l’asseurance de la verité de Dieu. (XVI, p. 422-423).
48La « leçon » réussie permet de trouver les repères eschatologiques, mais pour ceux qui ne vont pas au sens allégorique et se laissent séduire par les apparences, la « leçon » se renverse et signe leur condamnation : celle-ci atteint les Occidentaux pervertis, en particulier les catholiques, selon lui affamés de sens littéral et englués dans la matérialité. Villegagnon, appelé « le Caïn de l’Amérique » (p. 549), rattache tout le peuple catholique à la lignée des damnés21.
49L’écriture du Voyage opère donc une sélection, une coupure dans l’humanité, à tous les niveaux de la narration. La phrase de Léry se présente comme relevant d’une structure périodique classique, cicéronienne, se caractérisant par un enchâssement de propositions subordonnées complexe mais construit de façon logique. Cependant, elle vise souvent à produire un effet de renversement final qui invite à une intellection supérieure et à la destruction de ce qui précède. La syntaxe est dramatique, car elle met en scène un arrachement à l’univers de la mimesis, en vue d’un jugement de condamnation sur le spectacle évoqué. Ce brusque saut – cet écart –, qui surplombe le discours a posteriori, se manifeste dans l’aboutissement épigrammatique de la narration. Par exemple, Léry prépare longuement le lecteur à ce qui semble être une « conversion » réussie des sauvages, au cours d’un « colloque (lequel comme j’ay dit, dura fort longtemps) » (p. 411-413), et en effet, il a rapporté tous les détails, en vue de la chute :
Cela fait, ils nous firent coucher à leur mode, dans des lits de coton pendus en l’air, mais avant que nous fussions endormis, nous les ouismes chanter tous ensemble, que pour se venger de leurs ennemis, il en falloit plus prendre et plus manger qu’ils n’avoyent jamais fait auparavant. Voilà l’inconstance de ce pauvre peuple, bel exemple de la nature corrompue de l’homme (p. 413).
50L’effet de « pointe » fonctionne en deux temps et délivre deux leçons en surplomb l’une de l’autre. D’abord, le lecteur est invité à ressentir la déception des prédicateurs devant l’inconvertibilité des sauvages, et l’ironie qui scande le bénéfice de leur « leçon » inversée (« plus manger.. ») sert à condamner les obstinés ainsi que toute tentative de conversion à leur égard22. Mais aussitôt après, la formule lapidaire (non verbale) de la dernière phrase opère un choc encore plus grand : c’est la nature de l’homme qui est décrite, déchue, condamnée. Seule la Grâce peut éclairer l’homme en lui donnant la foi et en lui permettant de lire le sens du spectacle pour son profit spirituel. Les sauvages sont les signes d’un message que Dieu adresse aux occidentaux ; ils sont les contre exemples qu’il convient d’identifier comme tels.
51La deuxième manière de signifier un positionnement interprétatif supérieur (ou ironique) est d’insérer dans la période même des parenthèses (par exemple p. 114, 115, 116, 124…), ou des espaces de digression isolés par un « en passant ». Apparemment marginales, ces séquences contiennent le plus souvent les indications les plus révélatrices, de manière à ce que le lecteur puisse prendre une « juste » perspective de lecture. C’est par un « en passant » que Léry décrit pour la première fois les sauvages (p. 149), ou les pratiques de pillage des marins (p. 116)…
52On retrouve enfin la même technique à une échelle plus grande : de longs passages ostensiblement « neutres », sont suivis de bilans ou de pauses où le pasteur révèle la manière dont il convenait de lire les descriptions précédentes (nous avons examiné l’exemple des pages 226-228). Il est amusant de voir que ces passages prétendument objectifs qui ont pu servir de documents à des ethnologues modernes sont soumis à ce regard le plus engagé et le plus exclusif possible. Non seulement les sauvages sont marqués par la condamnation (qui autorise leur description toute « extérieure », zoologique, inhumaine), mais la technique de la « neutralité » narrative sert aussi à éprouver le lecteur : l’élu sait anticiper la vérité d’interprétation allégorique qui est donnée dans la pause, l’indécis a besoin de cette éducation pastorale, et l’exclu, après avoir lu la leçon, ne veut pas la recevoir et ne rit pas du côté de Léry…
53L’écriture à l’encre rouge (encre du bois de Brésil) accomplit une délimitation cicatricielle dans l’humanité ainsi coupée à vif. Le long de la piste d’écriture et de lecture se séparent chaque fois les élus éclairés dans leur interprétation et les damnés, rejetés dans un abîme marginal infini et tout proche. Dans ce même abîme tombent les sauvages lointains presque moins coupables parce que discriminés dès l’origine et isolés dans leur étrangeté, comme témoins malgré eux du devenir de l’homme sans Dieu, mais aussi les « athéistes » qui pèchent par orgueil, et surtout les chrétiens endurcis, obstinés, qui ont fait régresser l’humanité à la barbarie et l’animalité : c'est-à-dire pour Léry, les catholiques, qui corrompent le message de salut, refusent de reconnaître la vérité et persécutent les Élus. Le sage se tient donc sur cette mince ligne de cruauté, exerçant un jugement « objectif » dans la mesure où il ne met personne à l’abri de la condamnation, et où la blessure l’affecte aussi gravement. Mince tribut personnel en face de la condamnation universelle de l’histoire humaine.
54L’auto-condamnation excuse-t-elle la condamnation de l’autre et suffit-elle à faire passer la partialité extrême pour de l’impartialité ? La destruction universelle peut-elle tenir lieu de jugement ? Le texte de Léry donne l’occasion de regarder l’origine d’un certain regard scientifique moderne, celui qui voudrait neutraliser l’humanité, classer, légaliser, et mettre à la place d’une véritable relation à l’autre un système complexe (prétendument destiné à favoriser la relation) refermé sur une auto-exaltation de ses instruments relationnels : par exemple la surface linguistique qui resterait obstinément aveugle au signifié. Ayant rompu avec l’humanisme de la renaissance qui se fondait sur le respect a priori du prochain, la vision nouvelle et dérangeante de Léry permet d’interroger les présupposés de toute méthodologie « moderne » et de suggérer la nécessité d’introduire dans le regard scientifique même ce qu’on pourrait appeler un « principe de précaution d’humanité ».
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Josiane Rieu, « Le sujet à la marge : pratique de l’inhumanité chez Jean de Léry », paru dans Loxias, Loxias 23, mis en ligne le 27 mai 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=2842.
Auteurs
CTEL, Université de Nice