Loxias | Loxias 24 Pour une archéologie de la théorisation des effets littéraires des rapports de domination | Pour une archéologie de la théorisation des effets littéraires des rapports de domination
Fabio Akcelrud Durão :
Penser la question de la Theory
Résumé
Ce texte part de la pertinence d’une nouvelle formation discursive, celle de la Théorie, pour le débat sur les littératures marginales, minoritaires et périphériques. Typiquement nord-américaine, la Theory est marquée par des contradictions par rapport à ses objets d’étude, ses méthodologies et ses positions énonciatives. Celles-ci derniers révèlent la coexistence d’un potentiel d’ouverture et de liberté associé à une possible reddition à la logique du marché. Dans sa partie finale, le texte indique l’adéquation de la Théorie au nouveau modus operandi de l’université productiviste, en une situation de crise qui ne peut qu’affecter aussi bien le Brésil que la France.
Abstract
This essay starts by pointing out the relevance of a new discursive formation, that of so-called Theory, for the debate on marginal, minority and peripheral literatures. A typically North-American product, Theory is here characterized as a contradictory field in relation to its objects, its methodologies and positions of enunciation. In all of them, it is argued, there coexists a potential for freedom coupled with a possible surrender to the logic of the market. In its final part, the text calls attention to how suitable Theory may be to the modus operandi of new, corporate university. This is a situation of crisis that cannot not affect both Brazil and France.
Index
Mots-clés : contradictions de la connaissance , production de sens, théorie
Keywords : contradictions of knowledge , production of meaning, theory
Texte intégral
1 L’intérêt récent pour les littératures périphériques, minoritaires et marginales a représenté un progrès clair dans l’histoire de la critique littéraire : l’élargissement de l’horizon de ce qui a de la valeur, qui mérite d’être commenté et discuté. L’univers des études littéraires dans son ensemble s’en est enrichi, et il ne se voit plus forcé à ne revisiter que les œuvres canoniques, qui tous les ans sont lues dans des salles de cours de plus en plus vides. Cependant, il serait faux de penser que l’inclusion de littératures périphériques serait liée à une concession, à un retard ou à un mouvement rétrograde, comme si ces corps textuels s’inséraient dans des discussions dépassées ou étaient sujets à des jeux conceptuels désuets ; au contraire, il y a quelque chose de central dans cette incorporation des marges comme objet de réflexion, car leur introduction dans le cadre de la discussion se doit à la théorie la plus avancée. En effet, les littératures minoritaires et marginales doivent être comprises dans le contexte de la consolidation de ce qui, de nos jours, aux E.U.A. s’appelle simplement la Theory. La caractériser dans ses contradictions et ses paradoxes, ses promesses et ses risques est un pas important pour aborder les littératures périphériques, mais aussi pour situer les travaux de critiques aussi importants que Gayatri Spivak, Homi Bhabha, Judith Butler, Eve Kosofsky Sedgwick et Edward Said, entre autres. Cela permet également d’exposer la crise dramatique des études littéraires, dont la Theory est à la fois la cause et l’effet, l’aggravation et le remède. Finalement, cela nous mène à penser aux rapports entre la pratique de la critique ou de la théorie (littéraire) et certaines situations institutionnelles spécifiques, que cela soit aux U.S.A., au Brésil ou en France. De ces trois thèmes (la caractérisation de la Theory, sa relation problématique avec le littéraire en tant que telle, et les spécificités de l’espace de la critique) je n’aborderai que le premier, car il est à la base des deux autres.
2 En France, le problème de la Theory a été récemment abordé par François Cusset (2005). Sa discussion de la question est remarquable et possède plusieurs points de contact avec ce qui est développé dans ce texte, en particulier pour ce qui est des tensions subjacentes à l’université aux U.S.A.1. Cependant, la proposition du livre de se centrer sur le rôle fondateur de penseurs français pour le surgissement et la consolidation de la Theory peut très facilement dévier l’attention de son fonctionnement autonome, alimenté également par d’autres traditions intellectuelles, comme celle de l’École de Francfort, et par des lignées proprement nord-américaines. En outre, aussi justifié qu’il soit, le souci de Cusset de présenter la Theory au public francophone, principalement après le virage à droite de l’establishment philosophique, tend à lui faire adopter une posture peut-être trop positive et pas suffisamment critique, ce qui a pour effet d’aplanir les contradictions. Quoi qu’il en soit, et pour commencer par une définition opérationnelle, la Theory est le résultat de la prolifération et du gonflement des métadiscours de la théorie littéraire qui semblent de nos jours devenir autonomes et cessent de servir en premier lieu à expliquer la littérature. C’est ce processus qu’il convient d’étudier.
I
3Dans un article important (1988), Fredric Jameson, un théoricien marxiste nord-américain très connu, caractérise la Theory comme issue des changements survenus dans les années 1960 qui, à ses yeux, sont le résultat du mouvement contradictoire de l’expansion du capitalisme. Si, d’un côté, cette période a manifesté un relâchement apparent des relations de pouvoir, aussi bien cause que conséquence d’un processus généralisé de révolte, de l’autre, elle a vu l’approfondissement des relations de production capitalistes dans ce qu’on appelle le « Tiers-monde », en l’intégrant beaucoup plus étroitement aux métropoles centrales d’un système de plus en plus mondialisé. Avec l’habileté qu’on lui connaît à établir des médiations, Jameson associe cette dynamique historico-économique contradictoire au surgissement d’une nouvelle configuration du savoir, marquée avant tout par la centralité du langage et de son corrélat méthodologique, le système2. Ce dernier serait responsable du déplacement de toute une tradition philosophique basée sur la dialectique du « je » et de l’« Autre », soit dans sa formulation classique du rapport du maître à l’esclave, dans la problématique sartrienne du regard ou encore dans l’appropriation de Fanon, retraduite dans la paire colonisé-colonisateur. En renonçant aux problèmes inhérents à la conscience, la Theory finit par créer un nouvel espace énonciatif totalement propice à une pratique transdisciplinaire allant au-delà de la philosophie :
Désormais, la pertinence du nouveau texte « philosophique » ne dérivera plus de son insertion dans les questions et débats de la tradition philosophique, ce qui signifie que ses références « intertextuelles » de base deviennent aléatoires, une constellation ad hoc qui se forme et se dissout à chaque nouveau texte. Ce dernier doit nécessairement être un commentaire d’autres textes (en réalité, cette dépendance envers un corps de textes à gloser, réécrire et relier entre eux de manière nouvelle devient au moins plus intense) et cependant, ces textes dérivés des disciplines les plus absurdement éloignées (anthropologie, psychiatrie, littérature, histoire de la science) seront sélectionnés de manière apparemment arbitraire : Mumford aux côtés d’Antonin Artaud, Kant avec Sade, philosophie présocratique, le président Schreber, un roman de Maurice Blanchot, des écrits de Owen Lattimore sur la Mongolie et d’innombrables traités obscurs du XVIIIe siècle3.
4Néanmoins, il manque à la caractérisation de Jameson un élément restrictif simple : loin de représenter un phénomène universel, la Theory correspond à un développement à la fois intellectuel et disciplinaire typiquement nord-américain. Il aura fallu un peu plus de dix ans (l’essai de Jameson est de 1984) pour montrer que ce qui semblait être un mouvement universel de libération et de démocratisation de la pensée était en fait articulé à une croissante hégémonie nord-américaine sur la production de la connaissance. Bien que la généalogie jamesonienne des années 1960 soit convaincante, il convient d’ajouter à l’esprit des années 1960, c’est-à-dire au progrès contradictoire du capitalisme de plus en plus mondialisé, un ensemble complexe de facteurs typiques des États-Unis, parmi lesquels l’on peut citer :
5A. Le vide créé dans la philosophie nord-américaine par la consolidation d’une tradition analytique, dépolitisée et ayant des prétentions scientistes. Il est naturel qu’un milieu philosophique qui renonce aux grandes questions qui sont les siennes (comme la mort, l’existence ou la douleur) pour devenir un bureau de résolution de problèmes ne soit pas intéressant pour des jeunes pleins de vie. D’où l’enthousiasme pour le poststructuralisme français qui prend pour thème le pouvoir, le désir, l’inconscient ou l’impossible ; d’où également le caractère, beaucoup plus iconoclaste, de la lecture de ces auteurs aux U.S.A., où, à la différence de la France, ils sont interprétés de manière isolée, détachés de la tradition philosophique à laquelle ils appartiennent et avec laquelle ils dialoguent4. Cela explique également la pénétration plus limitée qu’elle pourrait ne l’avoir été, dans les milieux universitaires nord-américains, de penseurs de gauche comme Adorno ou Bloch, qui se sont refusés à décréter une rupture avec le passé et se sont efforcés d’y trouver les traits de son possible dépassement. En fait, cette donnée intellectuelle et institutionnelle soulève déjà une question, qui sera développée à la fin, sur la relation de la Theory avec le Brésil spécifiquement ou, de manière plus générale, avec toutes ces traditions de pensée formées à partir de la philosophie dite « continentale » – qui est, pour nous, la philosophie tout court. La frontière entre cette dernière et la Theory n’est pas aussi facile à délimiter au Brésil que dans les pays de langue anglaise ; d’une certaine façon, pour les Brésiliens, le problème de la fin de la philosophie peut être vu comme étant encore philosophique, alors que pour les anglophones, il ne semble déjà plus être récupérable. D’où leur impétuosité à former quelque chose d’autre qui laisse derrière soi les bagages philosophiques.
6B. L’épuisement du projet plus ample du New Criticism. Comme on le sait, ce mouvement, issu du victorianisme de Mathew Arnold, proposait que la littérature occupe la place de la religion dans une Angleterre de plus en plus laïque. Cette tendance a persisté dans le modernisme nord-américain avec la théorie de la littérature comme supreme fiction (selon les mots de Wallace Stevens), capable de fournir une mythologie moderne dans un monde dépourvu de la fiction de Dieu. Or, si le caractère en fait moraliste du New Criticism est devenu insoutenable, ses stratégies de lecture, dont son fameux close reading, ont pris leur autonomie comme procédure d’interprétation et sont restées en usage même quand des théoriciens postérieurs les répudiaient. D’ailleurs, une manière possible d’aborder la Theory, spécialement dans son rapport aux études culturelles, est justement l’expansion de la pratique du close reading aux objets extra-littéraires5.
7C. Un immense appareil institutionnel impliquant un système universitaire extrêmement riche et un immense réseau de publications. Cela a engendré la création d’un milieu de circulation d’idées qui a permis non seulement d’importer et d’adapter des théories étrangères (comme, par exemple, la dépolitisation du poststructuralisme français aux États-Unis), mais également la rediffusion des produits américanisés dans le monde entier, y compris dans les régions où ces théories étaient nées6.
8Comme la Theory contemporaine est le résultat de ces facteurs, sa conceptualisation plus approfondie exige une description plus détaillée prenant en compte ses méthodes, ses objets, ses sujets et ses lieux d’énonciation.
9La Theory précarise la conception traditionnelle de la discipline et instaure la transdisciplinarité comme son propre principe de fonctionnement, d’une manière encore plus radicale que celle décrite tout à l’heure par Jameson. Ce que la Theory offre de nouveau peut être entrevu par une confrontation avec son parent le plus proche, dont elle diffère néanmoins substantiellement, la théorie littéraire. Le fameux bestseller de Terry Eagleton, Literary Theory. An Introduction (Théorie littéraire : une introduction, 1983) présente une vaste discussion des courants, déjà assez éloignés entre eux, qui composaient la théorie littéraire dans un domaine ou champ d’études : d’un point de vue historique, il cite le formalisme russe et le New Criticism ; pour ce qui est des appareils interprétatifs à l’œuvre, il mentionne la phénoménologie et l’herméneutique, le structuralisme et la sémiotique, la psychanalyse, le poststructuralisme et, bien sûr, le marxisme. Si cette liste était complète à l’époque de la première édition du livre, de nos jours, avec la consolidation du féminisme et du new historicism, une approche de la Theory devrait inclure, outre ces tendances, toute une prolifération d’« études » : les cultural studies, post-colonial studies, queer studies, subaltern studies, disability studies, Afro-American studies, latino/a studies, Jewish studies, et également les film and media studies. Finalement, à tout cela s’ajoute la théorisation de champs du savoir autrefois autonomes et intouchables : le droit, la médicine ou les sciences de la nature peuvent eux aussi être lus, par-delà leurs champs d’action, comme des ensembles de signes, comme des pratiques signifiantes.
10Cet état de choses remet en cause la théorie de la littérature telle qu’elle est traditionnellement conçue (une tradition de quelques décennies !). Ceux qui tentent de contenir la Theory en la réduisant à la théorie littéraire se voient contraints de payer un prix élevé pour ce faire. Literary Theory : A Very Short Introduction, le livre plus récent de Jonathan Culler, est intéressant de ce point de vue. En effet, quand il décrit la Theory dans son sens le plus précis, il observe qu’elle
n’est pas un ensemble de méthodes pour l’étude littéraire, mais un groupe illimité de textes sur tout ce qui existe sous le soleil, des problèmes les plus techniques de la philosophie académique aux manières changeantes dont on parle du corps et on le pense. Le genre « théorie » inclut des œuvres d’anthropologie, d’histoire de l’art, d’études de films, d’études de genre, de linguistique, de philosophie, de théorie politique, de psychanalyse, d’études des sciences, d’histoire sociale et intellectuelle et de sociologie. Les œuvres en question sont liées à des arguments dans ces champs, mais elles deviennent « théorie » parce que leurs visions ou arguments ont été suggestifs ou productifs pour des personnes n’étudiant pas ces disciplines. Les œuvres qui deviennent « théorie » présentent des analyses, que d’autres peuvent utiliser, sur le sens, la nature et la culture, le fonctionnement de la psyché, les relations entre expérience publique et privée et entre des forces historiques plus amples et l’expérience individuelle7.
11Or, cette caractérisation correcte qui se situe au début du livre mine de l’intérieur ce que le titre désigne. Son chapitre suivant, « Qu’est-ce que la littérature et a-t-elle une importance ? », ne parvient pas à établir une connexion avec celui qui précède, ni à faire une médiation entre la Theory et la littérature et a donc beaucoup de mal à légitimer ce que serait l’objet de la théorie littéraire. La raison d’être de la littérature par rapport à la Theory, comme la première ne saurait être simplement englobée par cette dernière, n’est à aucun moment explicitée. Un peu comme si, impossible à endiguer, la Theory se refusait à renoncer à son espace et à sa liberté.
12De façon différente que la sémiotique, qui se proposait de lire le monde à partir d’un ensemble d’instruments fixes et scientifiquement élaborés8, les courants de la Theory abolissent la différence entre méthode et objet. Le féminisme, par exemple, peut se pencher sur des structures patriarcales répressives dans les journaux télévisés ou analyser le rôle de plus en plus important des femmes dans le processus électoral ; dans le premier cas, il se présente comme stratégie d’interprétation ; dans le second, il est indissociable de ce qu’il décrit et devient un instrument de défense d’intérêts. En fait, cette perte de distanciation par rapport à l’objet, qui fait naître un désir de praxis qui ne saurait être vu qu’avec de bons yeux, empêche toute confusion entre la Theory et son quasi-homonyme dans la tradition philosophique, la theoria aristotélicienne, purement contemplative et dissociée des autres formes d’agir et de penser. En effet, la Theory stimule le mélange d’approches dans des structures hybrides, liant, par exemple, des questions d’option sexuelle à des formes de représentation ethnique et d’oppression linguistique. Une de ses limites est que la richesse des appareils interprétatifs fait que la méthode perd l’aura de nécessité qu’elle possédait auparavant ; la flexibilité qu’elle acquiert en fait presque une fonction de l’objet. La critique si commune contre le structuralisme, à savoir qu’il imposait ses instruments à la réalité, la déformait et la violait, ne peut aucunement être adressée à la Theory.
13D’un autre côté, si les approches ont perdu l’inévitabilité qu’elles présentaient auparavant, les objets aussi ont pris leur autonomie. Il n’est pas surprenant qu’une des caractéristiques les plus saillantes de la Theory soit la liberté qu’elle met en pratique dans la construction de sujets ou thèmes d’étude. Il n’y a plus la moindre restriction quant à ce qui peut être interprété : monstres, animaux, obésité, système routier, Disneyland, talk-shows, jeux vidéo ne sont que quelques exemples, parmi tant d’autres, d’objets de lecture, de sources de production du sens. La conséquence inévitable de cette dissémination d’objets est qu’elle fait ressortir leur caractère relatif : ils se présentent désormais comme produits par le découpage théorique. Dorénavant, plus rien, pas même les œuvres littéraires, ne peut être pris comme évident ou comme s’il existait par soi-même, incontesté ou incontestable. Ces dernières se retrouvent donc très souvent en mauvaise compagnie, aux côtés d’objets de la culture populaire ou de marchandises de l’industrie culturelle.
14Le résultat de cette fluidification des méthodes et objets de lecture est la formation d’un nouvel espace énonciatif qui ne peut plus être décrit par une métaphore topographique, mais suggère plutôt une approche astrologique. La Theory ne se laisse plus désigner comme « champ » ou « domaine » (termes si évocateurs du champ sémantique de la colonisation, comme dans l’expression « explorer et exploiter un domaine ou un champ ») ; par sa liberté de combinaison d’approches et par son intériorisation de l’extérieur, elle ressemble plutôt à une nébuleuse où matière et énergie paraissent interchangeables. Le professionnel qui évolue dans de ce nouvel espace énonciatif cesse d’être un critique littéraire pour devenir un théoricien ou theoretician. Le meilleur exemple en est probablement Fredric Jameson lui-même, qui a fait un doctorat sur Sartre et écrit énormément sur la littérature mais, depuis les années quatre-vingts, s’insère dans des débats sur le cinéma, la linguistique, l’architecture, l’économie, la vidéo, la psychanalyse, la philosophie et, bien sûr, la Theory elle-même9. Cette flexibilité annonce donc la mort de la figure, autrefois si solide et indiscutable, du spécialiste. Si la Theory court toujours le risque de perdre en rigueur et en sécurité ce qu’elle gagne en malléabilité et en pouvoir d’association, le défi mérite d’être relevé quand on a à l’esprit que le solde est positif en termes d’enthousiasme, d’audace et de fraîcheur théorique, si rajeunissants face à une sobriété érudite aussi surannée.
15Comme le projet structuraliste (celui de Lévi-Strauss, par exemple), la Theory présente un désir a priori sans limites. Puisque les méthodes, les objets et les sujets énonciateurs eux-mêmes sont multiples et ne se laissent pas définir de manière univoque, la Theory commence à ressembler à une machine d’énoncés déterritorialisée, une pure technologie productrice de narrations. Si les œuvres ou objets culturels sont les matières premières, la critique littéraire et la lecture individuelle de textes représentent des biens de consommation ; comme, pour sa part, elle propose des formes de lecture, la théorie littéraire produit des biens durables ; finalement, la Theory fabrique des appareils interprétatifs, des biens de production. Il va sans dire que tout cela projette une utopie de la connaissance, une forme de productivité sans obstacles, un libre flux du désir n’ayant nul besoin de s’ajuster à quoi que ce soit à l’avance, seulement de suivre son propre cours, puisqu’il est même libéré de cet idéal de scientificité qui a si souvent inhibé l’imagination.
16Naturellement, comme toute médaille, cette caractérisation a son revers. En effet, un peu comme si elles se trouvaient face à un miroir déformant, ces déterminations positives de la Theory ont des dystopies qui leur correspondent une à une et forment l’envers de leur transdisciplinarité constitutive. Tout d’abord, les méthodes de lecture se solidifient très facilement en compartiments théoriques autoréférents qui commencent à occuper un tiroir bien à elles dans l’armoire de la Theory : la transdisciplinarité est plus facile à revendiquer qu’à pratiquer. En fait, quand les combinaisons émergent, elles construisent rarement un domaine indifférencié parmi les différentes sous-disciplines, mais imposent au contraire la domination d’un code herméneutique sur un autre. Même dans les cas les plus compatibles, par exemple dans des études combinant une approche de sexe et une approche de race, l’une de ces tendances prévaudra sur l’autre : l’on aura affaire soit à une théorie féministe, soit à une théorie de la négritude.
17Pour ce qui est des objets, des anomalies typiques de la recherche de la nouveauté surgissent. Si, d’un côté, le texte (ou pratique signifiante) à lire est présenté comme inédit, de l’autre, la structure même de cette recherche et l’intentionnalité qui lui est sous-jacente (en somme, les caractéristiques qui parachèvent la nouvelle abstraction) donnent un essor à ce qui est continuellement vieux. Combien de fois n’a-t-on pas l’impression qu’un article ou livre donné n’a été publié que parce que son objet est nouveau, même s’il ne présente aucun intérêt... Les grands appareils interprétatifs, pour leur part, servent de préfabriqués théoriques sur lesquels l’on peut greffer tout ce que l’on veut : il est possible d’adopter la théorie foucaldienne du pouvoir pour faire une lecture des supermarchés ou d’un plan, sans causer la moindre surprise. Une des conséquences en est un lamentable phénomène d’inflation du nom propre. Comme le nombre de métanarrations est limité, un canon d’auteurs théoriques n’a pas tardé à se former ; or, cette galerie s’impose avec la force inexorable de la mode et fait du name dropping une caractéristique pratiquement structurelle des écrits théoriques. Qui ne les connaît point, se voit rabrouer par l’impérialisme de la Theory qui dit très souvent de manière complexe ce que l’ignorance de systèmes compliqués permettrait d’observer en quelques mots. Bien sûr, cela n’a pas échappé aux théoriciens eux-mêmes ; Culler souligne pertinemment que :
La théorie est donc une source d’intimidation, une ressource pour constamment éclipser les autres : « Comment? Vous n’avez pas lu Lacan ! Mais comment pouvez parler de poésie sans prendre en compte la constitution spéculaire du sujet parlant ? » Ou « Comment pouvez-vous écrire sur le roman victorien sans avoir recours à l’analyse de Foucault sur le développement de la sexualité et de l’hystérisation des corps féminins ni la démonstration de Gayatri Spivak sur le rôle du colonialisme dans la construction du sujet métropolitain ? » Parfois, donc, la théorie se présente comme une sentence diabolique condamnant à des lectures ardues dans des champs inconnus, où même la conclusion d’une de ces tâches ne signifiera pas un répit mais un renvoi vers d’autres devoirs difficiles. (« Spivak ? Oui, mais avez-vous lu la critique que Benita Parry fait à Spivak et la réponse que cette dernière lui a apportée ? »)10.
18« Éclipser » : quel mot particulièrement bien approprié pour désigner un principe de compétition qui, comme le passage ci-dessus le montre clairement, n’a presque rien à voir avec le dialogue ou l’idéal d’un savoir partagé – même si l’une des plus importantes préoccupations de la Theory réside de nos jours dans la dynamique communautaire, dans les liens de solidarité établis entre les opprimés ou, comme le dirait Spivak, les subalternes. Une contradiction performative claire : théoriser ce qui est partagé dans un milieu d’isolement compétitif.
19Ce que la Theory a d’illimité, d’irrépressible, Culler le caractérise de manière typiquement idéaliste :
La théorie fait désirer la maîtrise : on attend de la lecture théorique qu’elle nous fournisse des concepts pour organiser et comprendre les phénomènes qui nous préoccupent. Mais la théorie rend toute maîtrise impossible, non seulement parce qu’il y a toujours plus à savoir, mais, plus spécifiquement et plus douloureusement, parce que la théorie est elle-même la remise en cause des résultats présumés et des présupposés sur lesquels ils se basent. La nature de la théorie est de défaire, au moyen d’une contestation de prémisses et de postulats, ce que l’on pensait savoir, de sorte que les effets de la théorie ne sont pas prévisibles11.
20Que la tâche de la Theory soit de « défaire », voilà quelque chose qui ferait bondir de nombreux théoriciens militants. Il leur serait cependant plus difficile de nier la nature déterminée des formes de négation périodiquement altérées dont la Theory fait usage. Autrement dit, la remise en cause « de ce que l’on pensait » ne se fait pas de manière abstraite mais au contraire, elle est intimement articulée à tout un appareil théorique de production qui, à partir de centres de diffusion, établit la manière dont tous « déferont » leurs idées reçues. Il n’est donc pas surprenant que le caractère de mode des objets théoriques se réfléchisse sur les choses étudiées. Car l’ouverture sur le monde, typique de la Theory, tend très facilement à privilégier les produits de la culture de masse et de la sphère de la consommation ; ainsi le critique court-il le risque de se laisser éblouir par des objets isolés (combien de congrès ne sont-ils pas réalisés sur Disney, Barbie ou Madonna !) parce qu’il les réifie et oublie de critiquer la logique qui les a produits.
21Or, vue sous une perspective plus ample, la liberté énonciative du théoricien lui-même présente un côté négatif. En réalité, elle est très proche de la flexibilité exigée sur le nouveau marché du travail avec la production postfordiste12. De nos jours, le théoricien doit être prêt à s’adapter rapidement aux nouvelles fonctions dictées par le marché et à participer à des champs et à des débats n’ayant pratiquement rien à voir avec ce qu’il écrivait quelques années auparavant. Les changements de point de vue et même de croyances et d’attitudes politiques qui, chez un Roland Barthes, pouvaient encore être considérés comme un caractère idiosyncratique, une recherche personnelle du nouveau, une insatisfaction des limites d’une forme de savoir donnée, deviennent maintenant une condition préalable à la survie des grands noms de la Theory : en effet, comme ils peuvent être cités à tout moment, ils se doivent d’être périodiquement infidèles à eux-mêmes13. Mise côte à côte avec son contraire, le métier, cette flexibilité s’en illumine. Car dans ce contexte, le métier évoque une image radicalement différente : il implique une telle familiarité et coexistence avec son objet que l’expérience du travail (et cela vaut aussi pour le travail théorique) devient constitutive et caractérise le sujet lui-même, qui se trouve ainsi indissociable de ce qu’il fait. La disjonction entre le dire et le faire de ou dans la Theory qui, dans les années 1960, semblait représenter une conquête immuable, a dégénéré en absurdité. Combien de professors obtus ne théorisent-ils pas l’infini du corps ! Combien, tristement monogamiques, n’affirment-ils pas le libre flux, métonymique, du désir !
22Finalement, quand nous considérons les espaces énonciatifs de la Theory, il ne faut pas être sorcier pour noter que la liberté implicite de leur multiplication doit, de manière très incommode, coexister avec son contraire, car la liberté théorique actuelle aux États-Unis s’inscrit dans la plus grande institutionnalisation jamais vue dans les études du langage. La circulation de textes publiés, l’organisation de congrès et de conférences, l’interaction humaine elle-même n’ont lieu que dans le milieu universitaire – qui, aux États-Unis, est une sphère entrepreneuriale comme une autre. Sous l’égide de la Theory, l’académie nord-américaine n’a jamais été aussi isolée de la société en général ni aussi autoréférente ; les étudiants qu’elle diplôme n’ont jamais été si professionnalisés – au point même d’être sous l’emprise du job market, qui représente une source de préoccupation et parfois même le but ultime des freshmen, c’est-à-dire dès la première année de doctorat.
II
23 Toutes ces contradictions montrent qu’il existe clairement deux positions opposées insoutenables. D’un côté, défendre la Theory, comme si elle ne posait pas de sérieux problèmes ; de l’autre faire table rase de la Theory et revenir aux bonnes vieilles études littéraires. Cette dernière possibilité n’est pas exactement insoutenable parce que toute interprétation a nécessairement une théorie sur laquelle elle se fonde, car l’on ne saurait exiger que tout essai exprime d’où il vient : ne pas exhiber sa théorie sous-jacente n’est pas la même chose que se supposer a-théorique ; pas non plus parce que les options présentées sont frustrantes14 ; mais parce que postuler un simple retour à la littérature et aux grandes œuvres revient à se bercer d’illusions et feindre d’ignorer la grande crise qui frappe les lettres dans le monde entier face à la révolution technologique de l’ordinateur, des jeux vidéo, etc. Le rôle de la Theory est donc contradictoire car, si d’un côté elle relativise l’importance du littéraire, qui coexiste maintenant avec les dessins animés ou le youtube, de l’autre, elle donne un souffle nouveau à la lecture de textes qui, sinon, pourrait perdre de leur intérêt15.
24 Je voudrais maintenant évoquer un essai publié dans un livre appelé Theory’s Empire. Dans « Constructionnisme social : philosophie pour le milieu universitaire », Mark Bauerlein commence par caractériser une croyance qui alimente beaucoup la Theory actuelle, selon laquelle, puisque toute connaissance est une construction, il n’existe que des connaissances différentes ayant le même degré de relativité, de sorte qu’il est impossible de les transcender pour arriver à une espèce d’objectivité quelconque. Le choix entre l’une ou l’autre de ces constructions devient moral ; la vérité est substituée par la tactique. Le point fort du texte de Bauerlein est de relier cette conception erronée au modus operandi de l’académie nord-américaine actuelle :
Voilà l’avantage simple et banal du constructivisme social : il fait gagner du temps. Vérité, faits, objectivité – tout cela exige trop de lecture, trop de visites aux bibliothèques, trop de temps à solliciter des matériaux d’autres bibliothèques, à faire des recherches sur des microfilms, à vérifier les sources et à se projeter au-delà des modes universitaires qui vont et viennent. Une philosophie qui discrédite les fondations de cette recherche qui prend du temps est une bénédiction professionnelle. C’est le système de croyances des chercheurs ayant besoin d’un alibi pour ne pas lire tel livre en plus, pour ne pas avoir à se rendre aux archives ou ne pas prêter l’oreille à d’autres points de vue. Voilà pourquoi, de nos jours, le constructionnisme représente le credo prédominant dans les humanités. C’est l’épistémologie de la recherche hâtive, des professeurs sous pression, sous la menace d’un revolver16.
25C’est-à-dire que l’indifférenciation des constructions s’adapte très bien à la furie productiviste de l’Université contemporaine. Et il en va de même du discours postmoderne de l’abondance, des trans- (transdisciplinarité, transculturalité...) et des multi- (multiculturalisme, etc.) qui dispensent par avance de tout discernement aigu, sans parler de la confrontation et de l’antagonisme. Si cela est vrai, il existerait donc un type de pratique théorique qui serait plus adéquat au mode de production universitaire nord-américain17.
26 Dans un petit livre de 2004, Lindsay Waters, responsable éditorial en sciences humaines et sociales des Cambridge University Press, a bien caractérisé la crise que l’académie nord-américaine traverse en la définissant comme celle d’une surproduction de textes (que personne n’achète ni ne lit). De fait, les chiffres sont effarants : en 2000, les presses universitaires nord-américaines n’ont publié rien moins que trente et un millions de livres, alors que la moyenne du nombre d’exemplaires vendus par édition a chuté de mille deux cent cinquante à deux cent soixante-quinze ces trente dernières années18. Cette explosion et la perte parallèle de pertinence de la recherche ont pour cause la quantification du jugement qui, pour sa part, naît de la réforme administrative des universités qui sont maintenant dirigées par des cadres plus que par des universitaires. Quand, pour devenir tenure (c’est-à-dire titulaire) et accéder à la stabilité de l’emploi après une période d’essai de sept ans, il faut avoir publié au moins un livre, indépendamment de son contenu, la machine académique ne peut que s’enfler. Or, la Theory, même si elle n’est pas la seule, a été un moyen par lequel on a réussi à resignifier tout ce qui existait, très souvent en ignorant ce qui avait déjà été dit auparavant. Ainsi Shakespeare a-t-il pu être relu (c’est-à-dire réécrit, publié) selon des schémas féminins/féministes, queer, postcoloniaux, du New historicism, de la pragmatique, des media studies etc. Mais il n’est pas le seul : les journaux télévisés, le heavy metal, les toilettes et la M.T.V. y sont passés aussi. Waters termine son livre sur un appel à des théories nouvelles et osées car il considère que les Theories actuelles (et il vise là Stanley Fish et Richard Rorty) ont en réalité une nature anti-théorique, conformiste et, en dernière instance, normative ; comme on l’a vu, il s’agit là de l’un des arguments contre la Theory. La conclusion que Waters laisse entrevoir sans l’expliciter, est que le système universitaire nord-américain tourne en roue libre, qu’il produit des discours détachés de la société comme un tout, et que lui-même ne parvient pas à absorber ce qu’il produit. Notez bien qu’il ne s’agit pas de réduire simplement le débat de la Theory à la matérialité de ses espaces d’énonciation, mais de montrer combien la conscience des conditions concrètes de la production intellectuelle peut aider à éviter de laisser le débat de la Theory tourner en roue libre, aussi bien au Brésil qu’en France – moins pour que cela nous mène à une autre position théorique que pour transformer ces conditions.
Notes de bas de page numériques
Bibliographie
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Pour citer cet article
Fabio Akcelrud Durão, « Penser la question de la Theory », paru dans Loxias, Loxias 24, mis en ligne le 15 mars 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=2711.
Auteurs
Fabio Akcelrud Durão a soutenu sa thèse de doctorat dans le cadre du Programme de Littérature de la Duke University (2003) et il est actuellement professeur au Département de Théorie littéraire de l’Université de Campinas (Unicamp). Il a coédité plusieurs livres, dont A Indústria Cultural Hoje (L’industrie culturelle de nos jours, Boitempo, 2008) et Modernist Group Dynamics (Cambridge Scholars Publishing, 2008) ; il a publié Modernism and Coherence (Peter Lang, 2008), et plusieurs articles au Brésil et à l’étranger, dans les champs de la théorie littéraire et de la critique de la culture. Ses intérêts de recherche incluent l’école de Frankfort, le modernisme de langue anglaise et la théorie critique brésilienne.