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Vannina Lari :
La réutilisation du conte populaire en littérature à travers L’étrange histoire de Peter Schlemihl de A. de Chamisso
Résumé
Travailler à partir de L’étrange histoire de Peter Schlemihl de A. de Chamisso invite à évoluer au cœur d’une écriture double. On y retrouve ce génie du lieu qui caractérise la plupart des contes, allié à la création de ce que l’on peut qualifier de pays mythique : Chamisso propose ainsi un intervalle entre deux types d’écritures, deux types de lectures, deux cultures en somme. Cet intervalle vient exprimer son espace-temps propre, celui qui le définit et dans lequel il peut évoluer sans se départir de ses multiples origines. L’utilisation d’outils littéraires permettant la création d’un monde autre peut être analysée à la lumière d’anciennes croyances transmises par les contes populaires. L’imaginaire exprime une altérité du lieu et de l’être relative à une mémoire collective. Ainsi nous allons tenter d’appréhender cette étrange histoire au travers du prisme proposé par l’imaginaire.
Index
Mots-clés : altérité , conte, double, imaginaire, pays
Plan
- L’origine du thème du double
- Les matérialisations du changement de monde
- Figures du double et figures de l’Autre
- Des identités à l’origine d’une nouvelle identité
Texte intégral
1L’utilisation du fonds imaginaire dans des écrits de création littéraire est loin d’être anodine. Si celui-ci agit sur la structure du récit, le choix des motifs (lieux, personnages, archétypes), il peut aussi indiquer une volonté de s’identifier à une culture donnée.
2L’étrange histoire de Peter Schlemihl est un conte populaire anhistorique doublé d’un conte relevant de la création littéraire. L’auteur y cherche également sa place, son identité d’homme comme d’écrivain et tente de poser clairement un questionnement personnel à l’aide d’un texte qui s’appuie sur des sujets issus de l’imaginaire collectif. La notion d’altérité s’est exprimée tout d’abord au travers de récits mythiques intégrant de nombreux signes relatifs à la compréhension du Cosmos ainsi qu’à la place de l’homme dans celui-ci. L’imaginaire méditerranéen, et notamment corse, propose cette approche du Cosmos et exprime une altérité du lieu et de l’être relative à une mémoire collective reprise presque inconsciemment par les auteurs participant à la littérature du double.
3Altérité et changement de monde sont ainsi devenus des thèmes à part entière dans une littérature que l’on qualifie de relative au double. Double littéraire, littérature du double, la figure de l’autre, le moi inversé, le double psychanalytique renvoient à une quête d’identité, à une perte d’identité où une reconquête est toujours possible. Cette altérité, combattue, affirmée, assumée ou vaincue s’appuie, dès lors que l’on s’éloigne de l’aspect psychanalytique du double, sur des stéréotypes issus de l’imaginaire collectif. L’Etrange histoire propose des changements de monde, d’état, un pacte amenant le héros à donner son ombre au Diable, autant des gestes et d’objets symboliques que l’auteur reprend afin de confirmer son récit dans la lignée des contes.
4L’histoire est pourtant celle d’un héros faussement anonyme, déjà double de l’auteur avant d’être double lui-même. L’auteur cherche sa place au cœur d’une société qui est celle d’un pays d’adoption forcée et ne peut retourner en arrière dans son pays d’origine. Il lui faut de fait se forger une autre origine. Alors si la notion de quête est présente au sein des contes et récits issus de la culture du dire, puis reprise comme un combat à mener dans les contes écrits, L’Etrange histoire est une quête digne des contes traditionnels alliée à une quête identitaire finalement très personnelle.
5C’est dans le cadre de recherches relatives à mon doctorat qu’a été abordée une approche du mythe en tant que récit d’origine. Le recueil de récits transmis oralement dans un espace donné – la Corse en l’occurrence – a été à l’origine d’une étude sur le thème universel du double. En effet, la plupart des contes renvoient au thème du double, à la notion d’altérité dépendant étroitement du changement de monde, et la Corse n’échappe pas à cette constante. C’est à partir de cette approche de l’espace-temps, à la lumière de ce que nous avons pu déterminer comme symboles relatifs au double qu’une lecture autre des textes relatifs à ce thème littéraire s’est amorcée. Nous nous proposons, en nous appuyant sur la notion de double inhérente aux contes et religiosités insulaires, d’aborder le double présenté dans L’Etrange histoire. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les stéréotypes présentés par le conte et issus de l’imaginaire collectif. Nous terminerons sur une analyse générale des motifs de L’Etrange histoire relative à la création d’une identité autre alliée à un pays inventé et créé de toutes pièces par l’auteur, pays devenu mythique et accueillant cette identité nouvelle.
6Pour avoir un regard autre sur cette double écriture relative à une certaine conception du Cosmos où, justement, duplicité et dualité sont l’essence même de la vie, il nous faut remonter à l’origine du thème du double. Associé à l’illusion, au fictif, le mythe est un des actes parlés majeurs dans notre manière de comprendre le monde. Sa structure, ses motifs, les explications qu’il transmet sont repris dans la littérature et notamment dans le conte. Celui-ci, par sa structure et l’aspect irréel qu’il renferme en est l’héritier le plus simple à déterminer. Le mythe exprime donc une certaine compréhension du monde, celle-ci transparaissant à travers divers archétypes repris par les contes mis en écriture. Ainsi, la notion d’altérité, alliée au changement de monde, est une notion basique qui agence la plupart des contes. De fait nous la retrouvons dans L’Etrange histoire et nous la présenterons en utilisant les outils que la tradition orale insulaire nous a fait parvenir. Ces outils participent de l’universalité d’un imaginaire où le questionnement sur la place de l’homme dans l’univers est l’élément central ; ils sont parvenus jusqu’à nous soit par la transmission orale, ce qui est encore le cas en Corse, soit par l’écriture reprenant elle aussi ces thèmes.
7Nous choisirons de désigner par conte ce que l’auteur appelle « étrange histoire » (dans le but faussement candide de la faire passer pour réelle) afin d’en conserver l’aspect de « récit relatif à l’oral » que propose l’œuvre mais aussi la connotation « imaginaire » qu’elle sous-entend. L’idée que cette « étrange histoire » puisse être réelle est portée par un artifice volontairement grossier qui reprend une tradition d’écriture datée où une prétendue correspondance épistolaire doit rendre pour vrais chacun des dires transmis par écrit. Le but de l’auteur est de présenter cette histoire écrite à la manière d’un conte comme son vécu, étrange mais réel. Il débute son récit en insistant sur sa véracité tout en sachant qu’il sera pris pour ce qu’il est, un conte, une étrange ou fabuleuse histoire. Ce conte réutilise donc de nombreux thèmes et outils issus de l’imaginaire collectif où la spécificité allemande ressurgit. Cela permet de donner un cadre à l’histoire mais aussi de déterminer à quelle culture celle-ci est liée et est ainsi maîtrisée par l’auteur, allemand d’origine française. L’Etrange histoire n’échappe pas au fait que la plupart des contes exploitent et transmettent ce que la culture du dire et donc l’imaginaire ont pu réunir comme motifs, stéréotypes et thèmes :
Ainsi entre écrit et oral, se manifeste en permanence tout un jeu de rétroactions réciproques. Approprié et intégré dans des créations littéraires : contes écrits, nouvelles et romans, saynètes, puis, à la suite de subtiles transmutations, le conte repassera, sous des formes incessamment renouvelées, dans le répertoire oral de certains « acteurs », estompant les rapports dialectiques et les multiples controverses entre culture populaire et culture savante.1
8Il est admis que le mythe participe d’une certaine compréhension du monde. Il exprime l’origine comme la mort, les échanges entre les différents mondes, la présence permanente d’autres forces ou pouvoirs relatifs à ce qui est non-humain. Il propose une jonction entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas et met en scène la rencontre entre des êtres n’appartenant pas au même monde mais qui dépendent étroitement les uns des autres. La compréhension de la vie, l’alternance vie-mort-renaissance, autrement dit, la destinée humaine sont des thèmes inhérents à un seul et même questionnement : celui de la place de l’homme dans un espace donné. L’image du double dans la littérature reprend ce questionnement en s’appuyant sur les archétypes transmis par les mythes puis les contes populaires et en proposant d’autres outils peut-être plus liés à une quête personnelle qu’à une approche commune de ce questionnement. Si la conception du monde et de l’altérité est au cœur des contes populaires, c’est la place du moi dans la société qui est mise en écriture dans la littérature. Ainsi la figure du double est avant tout l’autre moi, le double psychanalytique, plutôt que le double rêvé ou le revenant. Cependant, le dédoublement s’appuie sur des stéréotypes humains ou géographiques qui sont les mêmes que ceux de l’origine.
9La première manifestation du double est d’abord celle issue des anciennes religiosités, celles-ci exprimant avant tout une compréhension de la vie. En Corse, cette explication du cycle de la vie présente toute figure du double comme relative à un espace précis mais sans exclure une possibilité de voyage entre ces espaces.
10Il faut dire que les changements d’états peuvent à la fois impliquer et provoquer le changement d’espace-temps. Nous désignons par l’expression u corpu à sali (qui peut se traduire par corps de chair) notre représentation sur terre et dans notre présent. L’esprit est désigné par l’expression u corpu à spirtu, c’est notre représentation dans le monde des rêves qui renvoie à une même apparence que le corps de chair tout en intégrant parfois des attributs animaliers. Le terme corpu signifie à la fois corps et personne ; sa présence dans les expressions relatives au vivant et à son double spirituel exprime le fait qu’il propose une enveloppe corporelle reconnaissable. Ce n’est pas le cas de l’anima, l’âme, qui est ce qui nous représente dans le monde des morts et dont personne ne sait rien de l’apparence. Ces différentes enveloppes correspondent donc chacune à un état ainsi qu’à un monde. Le monde où s’exprime le double spirituel est celui des rêves. Le monde des rêves est à la fois limite et jonction entre le monde des vivants et le monde des morts, mais il faut préciser qu’il n’est pas qu’un intervalle, mais bien un monde à part entière. Nous considérons aussi que l’homme peut y évoluer et que certains de ses actes ont une conséquence directe au cœur du monde des vivants. Autrement dit, les rêves agissent sur un futur proche dans notre réalité. La figure du passeur, u mazzeru, renvoie également au double rêvé. Son rôle est de guider l’âme dans le monde des morts, il est lié à aux franchissements et se situe précisément dans l’intervalle que propose le monde des rêves. Le rôle de cette personne s’apparente à celui des chamans et exprime notre compréhension de la mort :
C’est grâce à sa capacité de voyager dans les mondes surnaturels et de voir les êtres surhumains (dieux, démons, esprits des morts etc.) que le chaman a pu contribuer de manière décisive à la connaissance de la mort2.
11Les anciennes religiosités insulaires proposent une jonction entre les mondes, celle-ci impliquant un va-et-vient permanent entre ces mondes-là. Dans notre conception du Cosmos, nous ne déterminons aucune frontière, ni fixe, ni infranchissable, entre les différents mondes qui composent le monde dans lequel nous vivons. Il y a imbrications, voire interactions des espaces. Ces imbrications et ces interactions s’expriment ainsi dans la manière dont nous comprenons la vie et nous pensons qu’à chaque espace-temps va correspondre une enveloppe corporelle, une apparence particulière. Ainsi on peut parler de limites indéterminées entre vivants et morts, limites composant un intervalle où s’exprime la figure du double. Nous considérons alors que les morts (en tant que représentant des hommes dont la vie sur terre est passée) peuvent se rencontrer soit dans le monde des rêves, soit dans le monde des vivants mais revêtant une forme d’esprit ou prenant corps en un animal en général lié au monde souterrain ou nocturne. Cette apparence animale peut aussi être endossée dans le monde des rêves par les vivants comme par les morts, l’animal étant à la fois attribut d’un pouvoir ou d’un caractère précis ou bien véhicule permettant le passage d’un monde à l’autre. Ici, le monde qui accueille Schlemihl impose qu’une apparence autre soit endossée par le nouveau venu. Ce monde agit en intervalle avec une vie autre, à laquelle l’auteur-héros aspire, comme nous le verrons plus en détail.
12Pour en revenir à la question du franchissement, nous considérons donc qu’une communication entre les mondes est possible et que l’homme doit être prudent et vigilant à certains endroits où le franchissement entre deux espaces ou deux temps s’exprime. Les ponts, les cols, les cours d’eaux sont des endroits-limites où se cachent les forces surnaturelles sous diverses formes ; esprits défunts, esprits des brouillards, fées et sorcières ou figures du Diable attendent qu’un imprudent se présente à eux.
13Ces diverses figures sont rendues plus fortes encore lorsque le moment de la journée propose également une jonction entre deux espaces : l’aube et le crépuscule, moments clefs entre la nuit et le jour, mais aussi minuit, heure où les forces surnaturelles atteignent leur paroxysme, et midi, heure sans ombre. Le temps rejoint l’espace dans ce franchissement où à chaque espace-temps correspond une figure : l’esprit, l’âme, l’ombre, autant de doubles types repris dans L’Etrange histoire, autant de signifiants également. La traversée, l’arrivée devant un seuil, une porte qui s’ouvre sur un monde aux codes différents, un habit endossé correspondant à ce monde-là (renvoyant de fait à une apparence demandée par ce monde) et un personnage que personne ne voit sauf celui à qui le pacte va être proposé sont également autant de stratagèmes issus d’un imaginaire codifié que reprend l’auteur. Après une lettre plus vraie que nature nous préparant à entrer dans un monde où le réel côtoie l’irréel, l’arrivée de Schlemihl-Chamisso dans un monde construit de toutes pièces et pourtant tellement familier nous projette dans une quête personnelle qui nous interpelle finalement comme n’importe quel conte traditionnel.
14Le récit s’amorce par l’arrivée dans un port3, ce qui de fait implique une traversée, mais de quelle rive à quelle autre rive, nul ne le sait.
15Le lecteur, celui à qui est tout d’abord adressé la lettre comme celui du livre doit comprendre que le héros arrive dans un espace inconnu où d’autres codes l’attendent. Nous apprenons par la suite qu’il est muni d’une lettre de recommandation et qu’il doit se rendre à une adresse précise. La plongée dans l’inconnu n’est alors que partielle, du moins à ce stade du récit. La traversée, de la mer ou d’un cours d’eau plus ou moins important, est une symbolique de changement de monde – donc d’état – que l’on retrouve communément utilisée au sein de tout imaginaire. L’autre rive, c’est un monde autre, à la fois dépendant et séparé du lieu d’origine. C’est aussi l’autre monde, celui, ultime, auquel l’humain dans son entier n’est pas convié, mais avec lequel il peut entrer en contact. C’est ce contact que mettent en scène la plupart des contes, s’appuyant ainsi sur un changement d’état du ou des personnages relatifs au récit. Ainsi, franchir c’est avant tout choisir une direction différente, ne plus suivre la route proposée et traversant un monde qui nous est dévolu. Franchir c’est aller au-delà de ce monde, dans un espace autre, lequel accueille un temps autre.
16En Corse nous l’avons vu, chaque franchissement implique un changement d’état et ce fait est aujourd’hui encore très présent dans notre manière de comprendre le territoire. On ne peut se rendre dans le monde des rêves qu’en l’état d’esprit, on ne peut rejoindre le monde des morts que lorsque l’âme, détachée du corps, est appelée à nous représenter dans cet ailleurs de manière définitive. Morts, nous ne pouvons visiter nos vivants qu’en endossant à nouveau un état double, d’esprit seul ou d’esprit incarné en un animal. Cette idée que chaque corps correspond à un monde et que chaque changement de monde nécessite un changement d’état se retrouve dans la plupart des mythologies et est notamment mise en exergue dans la littérature médiévale. La littérature du double reprend cette idée ou, tout du moins, chaque auteur participant de l’imaginaire collectif utilise logiquement, instinctivement ce code inhérent au changement de monde. Le Schlemihl de Chamisso revêt ainsi un habit adapté au monde dans lequel il vient de débarquer : « M’étant habillé le plus proprement possible, je me mis en chemin. »4 puis il se propose ainsi à un autre franchissement, celui de la porte qui sépare la ville somme toute normale qu’il vient de traverser (ville où évolue la société si ce n’est étrange, du moins exotique, à laquelle il se destine) du monde nouveau qui l’attend.
17La porte est bien sûr un élément central dans tout changement de monde. Frontière entre un dehors et un dedans, elle protège et sépare l’intime du commun. Franchir un seuil n’est pas un acte anodin et demande une permission pour ce faire. En Corse, on dit d’ailleurs qu’il ne faut jamais laisser un inconnu franchir un seuil pour la première fois à midi, heure sans ombres où les portes entre les mondes s’entrouvrent. En effet c’est l’ombre qui détermine si l’être appartient au monde des vivants ou au monde des morts, un mort ne peut pas avoir de double puisqu’il est le double (il est justement ce qu’il reste de l’homme après sa mort, son image le représentant précisément dans le monde des morts) A midi, le soleil au zénith ne permet pas aux corps tangibles de projeter l’ombre qui les détermine justement comme tangibles ; tous les êtres ont alors les mêmes propriétés visibles, en apparence du moins. Les morts comme les esprits malins peuvent donc se mélanger aux vivants sans que l’on puisse les considérer comme tels. Ainsi avant de permettre à quelqu’un de franchir le seuil qui protège la famille, doivent se déterminer ses propriétés comme ses intentions. Parallèlement à la crainte de midi, où l’alliance de l’espace – le seuil et la porte – et du temps – midi, heure sans ombres – rendent les franchissements entre les mondes possibles et l’homme vulnérable, nous craignons aussi la nuit. La porte devient alors le support d’objets apotropaïques censés garder la maison des forces négatives. Des clous plantés en forme de croix sur la partie supérieure de la porte, les clefs toujours dans la serrure à l’intérieur ou encore des outils coupants –faucille, faux- accrochés à l’extérieur empêchent esprits défunts, esprits malins, sorcières et Diables de franchir le seuil. Ce n’est donc pas un endroit neutre, franchir n’est pas un acte sans conséquences et de nombreux rituels régissent ainsi le franchissement du seuil. Celui qui le fait sait qu’il entre dans un espace où les codes ne sont pas forcément les mêmes, où ses propres pouvoirs doivent se faire discrets.
18L’angoisse de Schlemihl devant la porte provient de ces faits car il sait que ce franchissement inéluctable va lui permettre une vie autre, pire ou meilleure, il ne peut le savoir qu’en allant de l’autre côté, alors « A la garde de Dieu, je tirai le cordon de la sonnette, la porte s’ouvrit.»5
19Et la porte s’ouvre sur une société qu’il ne connaît que peu et à laquelle il n’appartient pas, ce que lui fait remarquer à plusieurs reprises son hôte. Son attention est toutefois bien vite attirée par la présence d’un homme (« l’homme en gris ») auquel personne ne semble faire attention, et ce malgré ses différents exploits relevant de la magie. On retrouve d’ailleurs les objets magiques chers à l’imaginaire collectif, objets dont certains sont plus spécifiquement allemands et d’autres transmis par la mythologie grecque. Ces objets, tous issus d’un autre monde où ces pouvoirs sont possibles, rencontrent presque de manière incongrue la réalité de la société dans laquelle Schlemihl vient d’entrer. Nous retrouvons ici une écriture double adoptée par Chamisso qui s’emploie de manière subtile à rendre son conte plausible jusqu’à ce qu’un élément issu de l’impossible vienne casser cette impression.
20Avec l’apparition de « l’homme en gris » dont la description nous fait d’entrée de jeu plonger dans l’univers des contes traditionnels allemands, la possibilité de rupture avec le vécu actuel de Schlemihl se profile. Le Diable, puisqu’il s’agit bien de lui, propose purement et simplement d’acheter l’ombre du héros après l’avoir complimenté sur celle-ci6. Le ton obséquieux de cet homme « âgé, pâle, grêle, sec et effilé qui suivait la troupe en silence et à l’écart »7 allié à son apparence inquiétante et à l’absurdité de l’offre précise le basculement dans le fantastique. Ainsi c’est bien le Diable, dont la couleur grise est traditionnellement celle de ce personnage en Allemagne, que rencontre Schlemihl et invariablement, il lui propose un échange. Celui-ci doit permettre au héros d’être à la hauteur de la caste au sein de laquelle il choisit évoluer ; la bourse inépuisable de Fortunatus contre une ombre somme toute inutile est un échange qui peut sembler de prime abord intéressant.
21Le Diable ici détenteur de la bourse de Fortunatus, figure typique de l’imaginaire allemand, est un personnage récurrent dans la plupart des contes. Il est celui qui permet un basculement, – un bouleversement des faits. Il propose un pacte de dupe, à son avantage, le conte ou récit reposant alors à la fois sur l’aspect irrémédiable des conséquences et une possibilité de retourner la situation en sa faveur. Duper le Diable ou sa figure montre la supériorité de l’homme sur les représentations du mal en plus de proposer une morale relative à la religion chrétienne. La figure du Diable représente souvent, dans les contes populaires, la religion pré-chrétienne que l’on se doit de combattre afin de faire triompher une religion plus « officielle » la religion chrétienne en l’occurrence- celle relative à l’homme civilisé. La figure de Fortunatus peut s’apparenter à celle de Fortuna, la déesse romaine du destin. Cette figure est présente aujourd’hui encore dans l’imaginaire méditerranéen et plus précisément en Corse sous le nom de Furtuna. Dans ces anciennes religiosités, elle est l’image du franchissement et l’homme fait appel à elle non pas pour avoir une vie meilleure mais pour avoir une fin heureuse, c’est à dire un franchissement ultime qui nous permette d’atteindre l’autre monde et d’y rester. Ainsi nous retrouvons, gravés au dessus des portes d’entrée, cinq F signifiant Furtuna Fammi Fà Filice Fine (Furtuna donne moi une fin bienheureuse). Trouver a furtuna renvoie également à faire basculer son destin en possédant une matière divine – l’or – à laquelle l’homme n’a que très rarement accès. Cet or divin est caché, selon les contes insulaires, sous les dolmens et dans les coffres mégalithiques. Ces pierres sacrées marquent des lieux comme relatifs à des divinités liées aux franchissements souvent remplacées par la figure du Diable. L’or des dolmens et des coffres matérialise un pouvoir inhérent au franchissement quelle qu’en soit la forme. Ici, Fortunatus, par le biais d’un objet magique est lié à un choix impliquant un changement de monde. Enfin riche, Schlemihl peut répondre aux codes de la société qui semble l’avoir finalement accueilli mais il doit ruser pour que personne ne s’aperçoive de l’absence d’ombre.
22Le thème de l’ombre est d’ailleurs très présent dans l’imaginaire allemand, moins dans l’imaginaire européen où le reflet l’emporte. Reflet ou ombre sont des doubles utilisés en littérature mais la signification même de double de l’humain s’exprime avant tout dans la plupart des anciennes religiosités. Nous avons pu le voir plus avant, un être sans ombre est déterminé comme appartenant à un autre monde, à celui des morts en l’occurrence, autrement dit, des autres. De la même manière, un être appartenant à ce monde autre ne peut avoir de reflet puisque le reflet est le double du corps de chair, du vivant. Quelqu’un qui a franchi les limites entre les mondes ne possède plus de corps tangible, il est devenu autre, son double d’origine étant sa seule existence possible dans le monde auquel il appartient désormais. Ici, l’ombre possède une double connotation : celle de l’enracinement au monde des vivants et celle, plus autobiographique, d’un enracinement à un territoire. La perte de l’ombre est discriminatoire, puisque le héros n’est plus considéré comme un être humain, elle renvoie de manière métaphorique au choix identitaire auquel est confronté l’auteur. Le fait que le héros refuse de donner son âme pour retrouver son ombre exprime la blessure de l’auteur, confirme l’injustice de sa situation et affirme sa liberté de choix. Gardant son âme et subissant sa différence sereinement, Schelmihl entreprend d’évoluer dans le monde qu’il s’est créé à son image. On comprend alors le sens de l’œuvre, qui ne se termine absolument pas comme un conte mais au contraire sur une note terriblement réelle renvoyant à la vie (future, curieusement !) de l’auteur8 ; celui-ci a bel et bien créé ce que l’on peut qualifier de pays mythique, entre rêve et réalité. L’Etrange histoire est bien un conte autobiographique alternant entre divers codes relatifs à l’imaginaire traditionnel, au fantastique littéraire et à la réalité historique de l’époque.
23Ainsi ce conte non-traditionnel écrit en 1813 se situe dans le droit fil de la tradition populaire allemande d’abord par le thème proposé, celui de la perte de l’ombre. Il trouve également sa place au sein du roman d’initiation de par le fait qu’une sombre série d’épreuves attend le héros. Peter Schlemihl vend donc son ombre au Diable contre la bourse de Fortunatus, au nom doublement évocateur, et cette duplicité est présente en filigrane tout au long de l’histoire. Condamné, par cet échange, à vivre loin de ceux qu’il aime et en marge d’une société qui n’admet pas la différence, différence représentée ici au départ par le manque d’argent, puis par l’absence d’ombre, le héros saura quand même tirer parti de son acte et poursuivre sa quête de soi. C’est cette histoire qu’il écrit à Chamisso, il s’agit, nous l’avons mentionné plus haut, d’un code littéraire fréquemment utilisé qui tend à rendre la fiction réaliste.
24Nous sommes ainsi confrontés la fois à un récit fantastique utilisant toutes les ficelles de l’écriture et des codes traditionnels liés à cette thématique, et à un récit philosophique relatant une quête initiatique intemporelle. Cette « étrange histoire » présente sans aucun doute un intérêt identitaire certain dès lors que l’on s’y plonge en gardant en mémoire la propre histoire de l’auteur, citoyen allemand d’origine française, héritier de deux cultures et locataire de deux pays.
25Patrie d’origine et terre d’adoption, deux formules lourdes de sens désignant tout autant l’exil que l’accueil, le départ et l’éventuel retour, et faisant en tout et pour tout référence à l’inévitable pays intermédiaire, entre attachement et ignorance, mémoire et oubli, destruction et reconstruction ou peut être abandon et recherche de l’origine.
26C’est à ces interrogations-là que doit répondre Schlemihl en lieu et place de Chamisso.
27Dès que l’on se plonge dans le conte, on remarque que le changement de monde est mis en scène de manière très claire, et ce dès les premières lignes de l’œuvre où la rive d’un monde inconnu accueille le héros (la seule précision géographique est celle de Berlin).Ce dernier se hâte d’endosser alors un habit correspondant au monde, où plutôt à la société dans laquelle il va évoluer et surtout, à laquelle il tient au départ à appartenir.
28Une dernière limite matérialisée par la porte nous projette définitivement dans le monde imaginaire de Schlemihl, décor de la quête de ce dernier, mais aussi dans celui de l’auteur, un monde fait de choix implacables et indispensables à l’acquisition d’une existence. Après l’expression d’un changement d’espace et de temps, c’est, et nous l’avons déjà évoqué, la différence sociale exprimée par celui qui accueille Schlemihl qui nous fait admettre que le héros n’en est qu’aux prémices de sa quête9. Ce qui nous est présenté ici, en opposition aux symboles précédemment cités, c’est une approche réelle des castes composant la société, le conte, bien que conte, restant tout d’abord miroir de la société dans laquelle évolue Chamisso. Mais le fantastique, distillé au travers d’une présence, celle de « l’homme en gris », aussi étrange pour le lecteur que pour le héros, toujours indiscutablement humain, va petit à petit prendre toute la place que tout conte lui réserve. Ainsi le changement d’état du héros intervient rapidement et presque de manière frustrante tellement l’étrangeté de la situation semble si simplement acceptée : « Tope, dis-je, le marché est conclu ; pour cette bourse vous avez mon ombre. »10
29De même, le changement de situation finale laisse perplexe quant à la manière dont est amené un questionnement pourtant essentiel : « Mais lui dis-je, il me semble que c’est une chose qui mérite au moins réflexion : racheter mon ombre au prix de mon âme ! »11
30Pour terminer, le choix du héros ramène à celui de l’auteur12, l’ombre abandonnée par la force des choses mais sans regrets renvoie à l’abandon du choix identitaire.
31On peut dès lors considérer ce choix comme étant non pas résignation d’une non-appartenance à aucune nation, mais bien libération d’une quelconque appartenance en vue de la constitution d’une identité permettant l’expression et la jonction entre « deux pays culturels ». Ainsi, exploiter les deux cultures est le seul moyen d’arriver à se forger une identité nouvelle, sans pour autant renier aucun héritage. Le succès de l’œuvre dès sa parution en Allemagne en 1814 a amené Chamisso à se diriger vers une traduction en français ; cette dernière est survenu tardivement du fait du périple autour du monde de l’auteur (périple identique mais postérieur à celui de son héros, rappelons-le). La traduction, assurée par son frère, Hyppolite, propose également une adaptation parfois maladroite ou tout du moins mal perçue par les lecteurs français, des codes traditionnels allemands à la culture française. Ainsi, concernant l’édition de 1821, l’éditeur indique :
Cette histoire merveilleuse pourrait bien n’être qu’une traduction de l’allemand, ou, si l’auteur est français il faut avouer que ses pensées, et peut être son style, ont parfois quelque chose de germanique. Nous n’avons pas cru pouvoir nous permettre aucun changement. L’idée de ce conte est assez bizarre et assez nouvelle pour faire passer quelques incorrections. 13
32Malgré toutes ces précautions, le Schlemihl français n’a pu échapper à la virulence des critiques littéraires des compatriotes de l’auteur, confirmant ainsi la blessure jamais refermée de l’exil subi par ce dernier. Patriotisme réel relatif à la situation politique de l’époque ou rivalité littéraire entre la France et l’Allemagne, le bilinguisme diglossique de l’auteur est raillé par la critique lors des premières parutions de cette histoire ; ainsi dans l’article de Nodier publié en 1822 :
L’acculturation de Chamisso n’est mentionnée qu’en raison de ses incidences linguistiques, l’auteur déplorant l’inexpérience d’un français expatrié que l’habitude d’une nouvelle langue a presque brouillé avec la sienne.14
33Ces maladresses liées plus certainement à l’adaptation de l’auteur à sa culture adoptive qu’à une acculturation avérée de ce dernier vont également concerner le fonds même de l’œuvre :
On a vu toutefois combien la réception de cette œuvre fut problématique tant la critique française, toujours obnubilée par la question du sens, avait du mal à lui appliquer ses critères de jugement.15
34La première édition française reprenant le travail du frère de l’auteur et autorisée par Chamisso lui-même date ainsi de 1838, mais l’accueil reste aussi mitigé, et ceci malgré le fait que nous nous situons en pleine période fantastique ; il est à noter que si le thème du double est largement présent dans la littérature française, celui de l’ombre reste quant à lui inexistant.
35De ce fait, le fossé entre ces deux littératures restera fortement présent, ce qui fait qu’après le décès de Chamisso, une question va résumer à elle seule la problématique de ce qui a pu motiver l’écriture de Schlemihl : « Appartient-il à la France, appartient-il à l’Allemagne ? »16
36L’histoire personnelle de Chamisso renvoie donc nécessairement, non plus à la constitution chaotique volontaire et subie d’une identité autre, parfois qualifiée à tort, de substitution, mais bien à une légitime appartenance à deux cultures portant à la création d’une identité de jonction entre ces deux cultures. Ainsi la frontière entre deux appartenances n’est plus inévitable et devient même caduque : ne plus appartenir à aucun des deux mondes impliquant nécessairement l’émergence d’un troisième, celui de Chamisso tout d’abord, et celui de Schlemihl presque immédiatement. Alors la limite devient pays à part entière, et, étroite parcelle de terre accueillant un nouvel enracinement, permet une véritable acceptation de soi et légitimation de son existence envers et contre « tous », puisque c’est dans le regard de l’autre que le problème de l’identité va naître. La constitution de ce pays-limite se trouve représentée au sein même du conte par le biais simplement du pays imaginé par Chamisso. La géographie représente une nature verte et fleurie, faite de collines et de forêts, elle semble douce, accueillante et s’apparente à la géographie réelle du pays de l’auteur. Mais cette douceur et cette sérénité exprimées par ces courbes et ces vallons se trouvent modérées par les parcours, réels et initiatiques, effectués par l’auteur-héros. Ainsi, ce pays est finalement fort peu imaginaire dans le sens où il s’appuie sur une réalité géographique familière de l’auteur. Il va de fait accueillir la réalité de la société dans laquelle évolue l’auteur accompagné du cortège de codes issus de l’imaginaire allemand. C’est ce monde étrange qui permet cette quête, dont le déroulement, également étrange, renvoie pourtant clairement à une recherche terriblement humaine.
37Le pays imaginaire dans lequel évolue Schlemihl va évoquer le pays dans lequel évolue Chamisso. Ainsi la limite en tant que pays est le pendant réel de ce pays rêvé. L’idéalisation de ce fonctionnement au départ double, mais que la quête porte à une réunification, nous amène dès lors à considérer que le pays rêvé de Schlemihl comme le pays-limite de Chamisso accueillent chacun une parcelle ou plutôt deux approches différentes (l’une littéraire, la seconde psychanalytique) de l’identité de l’auteur. Pour ce dernier, il convient d’insister sur le fait que famille et enfance confortent le maintien des liens avec le pays d’origine, alors que le voyage et la vie d’adulte de l’auteur enracinent ce dernier dans une autre contrée. Il lui faut dès lors atteindre la capacité à se situer au-delà de ce qui est proposé, capacité salvatrice à l’origine de la quête de l’auteur tout en étant garante de cette dernière. L’autre devenu moi propose une ré-unification des deux cultures qui s’affrontaient et implique la naissance d’un autre homme. Sans ombre, c’est à dire sans appartenance à une terre donnée, l’homme nouveau évolue librement dans un monde qu’il a su se créer.
Notes de bas de page numériques
Bibliographie
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Pour citer cet article
Vannina Lari, « La réutilisation du conte populaire en littérature à travers L’étrange histoire de Peter Schlemihl de A. de Chamisso », paru dans Loxias, Loxias 22, mis en ligne le 15 septembre 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=2523.
Auteurs
P. IUFM en Langue et Culture Corses à l’IUFM de Corse, responsable de la préparation aux concours d’enseignement et formation des professeurs stagiaires. Docteur en sciences humaines et sociales. Auteur d’articles en littérature, en anthropologie et en sciences de l’éducation ainsi que d’un ouvrage récemment paru aux éditions Dumane : Parà a Sorti. Objets et rituels de protection de Corse.