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Laurent Robert :
La littérature au risque de la postérité dans Le Géranium ovipare de Georges Fourest
Résumé
L’objectif du présent article est de montrer comment un écrivain, en l’occurrence Georges Fourest dans Le Géranium ovipare (1935), interroge pour lui-même les notions de postérité, de notoriété, de succès littéraire. Recourant à une forme ostensiblement datée et connotée – le triolet –, Fourest feint de célébrer les « romanciers à la mode » pour mieux thématiser l’oubli qui ne peut manquer de frapper les littérateurs provisoirement les plus connus. Par contraste se définit une posture selon laquelle le poète n’a d’autre ambition que d’habiter la littérature, même s’il n’ignore pas les enjeux institutionnels et commerciaux qui rythment la vie littéraire, et même s’il n’a de cesse de jouer, dans les textes, avec sa signature et son identité d’écrivain, comme s’il tentait ironiquement de les imposer à la postérité même.
Index
Mots-clés : Georges Fourest , postérité, scène d’énonciation, Théodore de Banville, triolet
Plan
- Le livre ou sa mise en scène
- Du bon usage des triolets
- « Caetera desiderantur : / c’est assez de littérature62 ! »
Texte intégral
1Publié en 1935, Le Géranium ovipare de Georges Fourest pourrait sembler au lecteur pressé n’être qu’une redite, sans doute moins brillante – sinon davantage gagnée par la facilité –, de La Négresse blonde du même auteur, parue vingt-six ans plus tôt1. Il s’en distinguerait par un anachronisme accru, par un décalage plus appuyé encore avec les productions poétiques du temps. En effet, livre culte pour les uns, La Négresse blonde n’en fut pas moins jugée datée par certains critiques et cela presque immédiatement après sa parution. Ainsi Georges Duhamel écrivait-il à propos de la réédition de 1913 :
M. Fourest a fait un livre curieux, mais qui date, qui date déjà… […] il a parodié les décadents, comme il les appelle. Il a imité ce qui en ces poètes était périssable, et c’est pourquoi ses précieux poèmes sont démodés, alors que Laforgue et Rimbaud sont déjà au large de la mode2…
2De son côté Apollinaire, à propos de la même édition, notait que « les poèmes facétieux ou satiriques [de La Négresse blonde] eurent une grande vogue au moment du symbolisme il y a une vingtaine d’années3 ». Tant Duhamel qu’Apollinaire savent que la majorité des poèmes de La Négresse blonde ont été préalablement publiés au cours de la dernière décennie du dix-neuvième siècle, dans diverses revues proches de la décadence telles que Le Décadent, L’Ermitage ou La Plume4. À titre d’exemple, « Le doigt de Dieu » paraît dans Le Décadent en 18895, soit, comme l’a rappelé Apollinaire, exactement vingt ans avant la publication de La Négresse blonde. Le poème « Le vieux saint » se trouve au sommaire d’un numéro de L’Ermitage de 18956. La majorité des prépublications de poèmes dans des revues ont lieu entre ces deux dates. Dans une époque où les écoles littéraires et les mouvements esthétiques parfois les plus contradictoires se succèdent à un rythme soutenu7, la parution de La Négresse blonde se révèle pour le moins tardive, sinon décalée, et ce n’est pas sans raison que des critiques l’ont souligné. Avec Le Géranium ovipare, l’impression d’anachronisme ne peut qu’être décuplée : que reste-t-il, effectivement, des facéties de la fin du siècle précédent alors qu’ont paru, au cours des dernières années, des œuvres aussi diverses et fortes que, par exemple, Corps et biens, Les Vases communicants ou encore Hourra l’Oural8 ? Le présent article ne souhaite naturellement pas s’en tenir à un jugement a priori. Son objectif est précisément de montrer que Le Géranium ovipare joue – et se joue – d’un rapport au temps et à la postérité. L’ouvrage ne constituerait donc pas – ou pas seulement – un recueil de poèmes fin de siècle anachroniquement édité dans les années 1930, mais il thématiserait l’anachronisme même, ainsi que la fuite du temps et que l’oubli qui menace d’effacer les noms de littérateurs de tous ordres – et jusqu’à celui, peut-être, de Georges Fourest. C’est d’ailleurs contre l’oubli qu’il serait écrit – qu’il se serait élaboré en patiente machine de guerre.
3La première arme dont se servirait Fourest serait la mise en scène du livre perçu moins comme objet rhétorique ou esthétique que comme produit commercial. C’est d’emblée sur ce terrain que Le Géranium ovipare est placé : il ne s’agit pas d’affirmer un projet esthétique quelconque mais de se vendre, de convaincre le chaland sans toutefois argumenter, en ne comptant que sur son seul « désœuvrement » :
Le livre au lecteur
Lege, quaeso
Je ne suis pas le plus beau livre
qu’on écrivit depuis cent ans :
L’auteur (secret que je vous livre)
est majeur… depuis quelque temps.
A-t-il fait bonne ou fausse route
en m’écrivant ? je n’en sais rien ;
me lira-t-on beaucoup ? j’en doute
et, d’ailleurs, nous le verrons bien !
Amis de la littérature,
bons désœuvrés qui sans émoi
flânez à cette devanture,
entrez, payez, emportez-moi !!!
4N’émanant pas, à la différence de précédents illustres9, d’une instance auctoriale mais du livre même et n’ayant rien à dire hormis « entrez, payez, emportez-moi !!! », l’adresse « au lecteur » institue une scène d’énonciation10 originale, selon laquelle le livre n’est plus le véhicule d’une pensée ou d’une esthétique mais s’avère être, strictement – et quelque peu cyniquement –, un produit à vendre et à acheter. Tout au plus est-il souligné – mais ce n’est pas innocent – que son « auteur » est « majeur… depuis quelque temps » – donc pas forcément très jeune – et que ce sont, malgré tout, les « amis de la littérature » qui sont ici interpellés. Ces trois composantes – le livre produit marchand, l’auteur personnage âgé dont la mort approche, et la littérature sous diverses formes – sont au cœur des « Anecdotes controuvées et fausses confidences » qui constituent la première section du recueil. Fourest s’y livre à un jeu subtil, funambulesque, par lequel il se démarque tant « des littérateurs/ qui encaissent de forts droits d’auteurs11 » (Pierre Benoit, Edmond Rostand, Paul Géraldy) que des auteurs classiques (Musset, Chateaubriand), tout en ne cessant de proclamer sa propre existence – et, partant, de signer son œuvre passée et présente. La posture est évidemment ironique et polysémique. Être Fourest, c’est d’abord affirmer qu’on est « Georges Fourest », l’auteur de la « Négresse blonde ». Dans ce « livre » qui n’est « pas le plus beau » « qu’on écrivit depuis cent ans », le poète feint d’exister par le seul truchement des poèmes où il inscrit son nom et où il rappelle l’unique fait notable de sa carrière littéraire, à savoir la composition et la publication de La Négresse12. De même, les déplorations sur l’insuccès et sur l’absence de notoriété sont une façon de signifier sa singularité : que l’énonciateur prétende qu’il éprouverait de la « joie/si les gazettes parlaient de [lui]/autant que de Pierre Benoît13 [sic] » permet surtout d’épingler la littérature de large diffusion de l’époque14. Il n’en va pas autrement avec la mention de Paul Géraldy, dont le Toi et moi constitue le parangon d’une œuvre sans tension ni inquiétude, de celles que l’on peut sans crainte confier aux « petites filles/Dont on coupe le pain en tartines15 ». À l’opposé des auteurs de best-sellers, romanesques ou poétiques, figure le personnage de l’« Histoire (lamentable et véridique) d’un poète subjectif et inédit16 ». Le texte reprend, en les outrant, les motifs du poème « En passant sur le quai » de La Négresse blonde17. Au Parnassien de la dernière heure qui publia à compte d’auteur chez « l’éditeur Lemerre » un « livre de vers », avant de regagner « sa maison de province où toute chose est douce » et où « il végète […] digne et ventripotent, tel un poussah mandchou18 » a succédé un poétaillon sentimental mort dans un cocasse accident avant que son œuvre puisse être éditée :
Au moins un lustre
s’est écoulé
depuis qu’un lustre
s’est écroulé
sur sa tête chez un bistro
dont il savourait le sirop
tout en corrigeant ses épreuves ;
[…]
Mais comme ces vers pleins de cœur
s’imprimaient à compte d’auteur,
il arriva que l’éditeur,
(commerçant fort intelligent !)
sans imprimer garda l’argent19.
5Le poème relève du comble. Un poète du moi voit son identité auctoriale gommée de la plus absolue façon : non seulement, il meurt « inédit », mais son manuscrit, « brûl[é] dans [un] poêle à bois » n’a pas même reçu la chance de finir « parmi tant de volumes/endormis […] dans les boîtes du quai20 ». L’œuvre ne peut exciper non plus d’une existence virtuelle, puisque le texte raconte justement qu’elle n’a pas existé – et ce, non sans une désinvolture qui est également formelle puisqu’aux alexandrins coppéistes d’« En passant sur le quai » se sont substitués des vers libres et des rimes de mirliton21.
6Avec les « Anecdotes controuvées et fausses confidences », Fourest a pris soin de se situer dans un entre-deux relativement évident, entre les auteurs qui n’existent que trop et ceux dont il n’est même pas possible de se souvenir. Cependant, c’est bien la mémoire qui est au cœur de ces textes, dont chacun, à sa manière, pose la question de ce qui restera ou non après la mort – du personnage du poème, mais aussi, incidemment, du poète qui écrit ce dernier et le signe. À la différence de ce qui se donne à lire dans l’ « Épître falote et testamentaire pour régler l’ordre et la marche de mes funérailles » qui concluait La Négresse blonde22, la mort n’a plus rien de son ironique grandiloquence. Elle reste joyeuse mais devient familière, comme dans « Dernières volontés » où l’énonciateur refuse de « moisir sous le Grand-Bé/tel Chateaubriand, macchabé/prétentieux23 » mais s’imagine plutôt « squelette homogène » « reconstitu[é] », demeurant « en famille au lieu de passer [l]a mort tout entière/au cimetière24 ». Dans « Ma blanchisseuse25 », des « Pierrots » – qui dansaient encore dans le poème « La Négresse blonde26 » – sont « morts de bâiller ou de trop rire/ – leur chandelle est morte et leur mot,/ la plume n’ose plus l’écrire » : ils ne sont plus que « fantôme[s] » comme « la petite Salammbô,/la blanchisseuse de la lune », et alors que l’énonciateur s’y rêve « Fourest lunaire et lunatique ». Si la mort est partout, c’est un univers bien précis qui semble se déliter, celui de l’imaginaire fin de siècle. Le Géranium ovipare ne se satisfait pourtant pas d’entériner la disparition d’un tout petit monde, ni de prononcer, avec plusieurs décennies de retard, l’acte de décès de la décadence littéraire. Il faut, pour s’en aviser, se porter aux « Triolets en l’honneur de quelques romanciers vivants ou trépassés », lesquels forment la dernière partie du recueil – et, en fait, la dernière partie de l’œuvre publiée.
7La section des « Triolets en l’honneur de quelques romanciers vivants ou trépassés » se compose de cinquante-cinq triolets octosyllabiques27. Elle se divise en quatre poèmes de vaste ampleur, « D’abord quelques trépassés d’hier ou d’avant-hier » (quinze triolets), « Quelques chers maîtres » (quatorze triolets), « Quelques Prix Goncourt » (quatorze triolets) et « Autres chers maîtres » (dix triolets), auxquels il convient d’ajouter un triolet de « Prélude » et un triolet de « Postlude ». La pratique du triolet a été popularisée au dix-neuvième siècle par Théodore de Banville, qui propose dix-huit poèmes en triolets dans ses Odes funambulesques28. Fourest n’a évidemment pu manquer de les lire, non plus d’ailleurs que le Petit traité de poésie française où Banville note que le triolet est un « petit poème bon pour la satire et l’épigramme et qui mord au vif, faisant une blessure nette et précise29 ». D’autres hypotextes probables doivent cependant être mentionnés. Dans l’œuvre versifiée d’Émile Bergerat se remarquent effectivement deux satires sous forme de triolets : « Le Ministère Floquet en triolets30 » et « La comédie française en triolets31 ». Gendre de Théophile Gautier, présent dans la troisième livraison du Parnasse contemporain32, Émile Bergerat a rendu hommage à l’auteur des Trente-six ballades joyeuses dans une « Ballade à Banville33 » :
Prince, et chez nous, Théodore, c’est toi,
Nous buvons tous l’encre à la régalade.
Le mal d’écrire en a tué l’effroi.
Il n’est plaisir qu’à baller la ballade.
8Par ailleurs, dans son « Enfer littéraire », « poème satiricomique en six chants », il écrit assez justement :
On gobe en ville
Chez les railleurs,
Mais moins ailleurs,
L’art de Banville34.
9Non moins que Banville, Émile Bergerat a conscience de produire, avec sa poésie satirique, une œuvre à la fois très parisienne et éminemment périssable. Ainsi écrit-il en note pour sa « Comédie française en triolets » :
Si je réédite ce badinage, dont le « sujet » est périmé et dont les « objets » ont disparu de la scène, soit pour cause de trépas, soit pour cause de retraite, ce n’est que par déférence pour le public qui, lors de sa première publication, m’a paru lui sourire35.
10La précision fait penser à la note que Banville avait cru bon de placer au début de ses satires « Évohé – Némésis intérimaire » :
Rien de plus difficile que de faire comprendre, après dix ans, une plaisanterie parisienne. Autant vouloir transvaser cette essence de roses que Smyrne enferme dans des flacons bariolés d’or. Ici ce sont les vivants qui vont le plus vite ! […] Mais tout cela semble aujourd’hui s’être passé avant la guerre de Troie. O neiges d’antan36 !
11En préface aux Odes funambulesques, Banville indiquait d’ailleurs déjà que « la Satire magistrale de Boileau ne peut plus servir en 1857, ni même plus tard, comme arme du moins37 ». Inventeur de « la poésie “jetable” » selon l’expression de Jean-Pierre Bertrand38, Banville trouve en Bergerat une manière d’épigone. La notation de celui-ci sur le caractère rapidement « périmé » de ses triolets se révèle d’autant plus exacte que Bergerat n’a fait que suivre une poétique alors que Banville, pour sa part, en a inventé une. Lecteur à la fois de Banville et de Bergerat39, Fourest pourrait sembler se livrer, à son tour, dans ses « Triolets en l’honneur de quelques romanciers vivants ou trépassés », à la pratique d’une poésie ostensiblement circonstancielle, inéluctablement vouée à l’oubli dès lors qu’elle ne peut plus – guère – être comprise du lecteur. Il importe toutefois de nuancer et ce, de deux façons. Dans les Odes funambulesques, Banville prend principalement pour cibles les milieux de la presse et du théâtre, univers factices dont les productions sont éphémères. Sa « Némésis » faisait allusion à des satires publiées par le journal Le Siècle, alors que l’« ironique et frivole Évohé » devait « remplir l’intérim de Némésis » dans « un petit journal de ce temps-là, La Silhouette40 ». Quant au théâtre, à l’opéra, à la musique, à la chanson, à la danse, au spectacle sous des formes parfois les plus dégradées, leur présence est récurrente dans le recueil, que ce soit dans les pièces longues ou dans les triolets, comme dans cette « Académie royale de Mus » :
Voulez-vous des Jeux et des Ris.
On en tient chez Monsieur Guillaume.
Il fabrique rats et souris.
Voulez-vous des Jeux et des Ris ?
Il fournit le Bal de Paris,
Le Château-Rouge et l’Hippodrome.
Voulez-vous des Jeux et des Ris.
On en tient chez Monsieur Guillaume41.
12Il n’en va pas autrement dans les poèmes satiriques de Bergerat. Si le « Ministère Floquet en triolets » et la « Comédie française en triolets » énonce leur sujet dans leur titre même, son « Enfer littéraire » consacre un chant – sur les six – au « Cercle des critiques » et un autre au « Cercle des théâtreux » – soit, dans ce dernier cas, à des écrivains dont la gloire s’avère généralement volatile et qui tirent leur succès de la scène, non du livre. Quant aux poèmes du « Cercle des poètes » et du « Cercle des romanciers », ils avancent certes un point de vue critique tant sur les écrivains que sur les genres pratiqués42, mais ils témoignent surtout de l’habileté de Bergerat à placer et à évoquer le nom d’un auteur dans l’espace extrêmement restreint du quatrain quadrisyllabique :
Dans le sabbat,
Le macferlane
De Paul Verlaine
Pousse un rabat43.
13L’attitude de Fourest dans ses triolets paraît sensiblement plus ambiguë. Significativement, les triolets fourestiens ne portent ni sur des acteurs, ni sur des dramaturges, ni sur des critiques ou des journalistes. Ils n’abordent non plus aucun poète – à moins qu’il ne soit aussi auteur de romans. Avec ses triolets, Fourest reste donc strictement dans le domaine de la littérature, mais le genre traité, le roman, est le plus équivoque, le plus bâtard. En effet, Fourest semble entériner l’idée que le roman devient, au vingtième siècle, le genre littéraire par excellence – le seul qui compte, du moins, aux yeux du public ; le seul qui donne le droit, en outre, d’acquérir un statut d’écrivain économiquement autonome. Le roman est – il est banal de le dire aujourd’hui – le genre qui permet de trouver un public et d’en vivre. Cependant, si la pratique du roman favorise la notoriété d’un auteur, elle n’empêchera pas que son nom peu à peu s’efface des mémoires, que le grand romancier – ou le romancier à succès – « d’hier ou d’avant-hier44 » rejoigne la masse des quidams, où se croiseraient dès lors, par exemple, Messieurs « Fabre », « Maindron 45 » ou « Cherbuliez46 ». Là se situe la double différence entre la démarche de Fourest et celle de Banville ou de Bergerat. Fourest consacre ses triolets à un objet purement littéraire, les « romanciers à la mode47 », de la seconde moitié du dix-neuvième siècle au début des années dix-neuf cent trente ; et il le fait en intégrant dans son texte même l’idée que la postérité oubliera la plupart d’entre eux, que leur nom ne sera plus mentionné nulle part, hormis peut-être parmi les soixante-quatre syllabes de l’un de ses triolets. Comme Banville, Fourest évoque la fuite du temps en détournant un vers de la « Ballade des dames du temps jadis » de François Villon. Toutefois, au lieu de glisser l’allusion dans une note infrapaginale d’avertissement, il la place dans le poème proprement dit :
Theuriet, Feuillet, Aubryet,
Où sont-ils, vierge souveraine ?
Vous souvient-il de Theuriet
Qui fut maire de Bourg-la-Reine48 ?
14La perte – de mémoire, de savoir – qui est là signifiée se révèle à d’autres endroits souvent confortée par des jeux formels. Ainsi lorsqu’il écrit « Mais où sont Adolphe Belot/ et madame Giraud, sa femme », l’énonciateur semble avoir lui-même déjà oublié le titre du roman, qui est en réalité Mademoiselle Giraud, ma femme49. Et lorsque, en conclusion du poème « D’abord quelques trépassés d’hier ou d’avant-hier », il veut exprimer sa lassitude, il tronque son dernier triolet, ramenant le couplet à deux vers au lieu des trois attendus :
Assez ! Assez !! Assez !!! Assez !!!!
Arrêtez la danse macabre !
Assez ! Assez !! Assez !!! Assez !!!!
Passez, passez ! spectres glacés :
Droz, Maupassant, Ferdinand Fabre !
Assez ! Assez !! Assez !!! Assez !!!!
Arrêtez la danse macabre50 !
15Les « Quelques chers maîtres » subissent des traitements similaires, par lesquels les lacunes de la mémoire contaminent la matière même du poème. Citant (René) Bazin parmi des auteurs vivants, Fourest s’autorise une note en bas de page particulièrement désinvolte : « Un mort parmi les vivants ? Et puis après51 ? » D’autres approximations finissent par apporter au texte son rythme, sa dynamique propre : « Binet-Valmer ? Valmer-Binet […] Bien malin qui s’y reconnaît52 ! ». Carco devient l’auteur de « L ‘Homme qu’on traque53 », même si « À Mexico, chez l’Arbico/ Carco, Carco, l’écho te nomme ». Quant à « Giraudoux (de la Haute-Vienne) », l’énonciateur est forcé de s’interroger : « Vint-il de Bellac ? d’Ambazac ?/Je ne sais mais – qu’on s’en souvienne ! –/il décrocha le prix Balzac54 […] ». En d’autres endroits du texte, la manifestation d’une mémoire fragilisée s’accompagne de paradoxes pragmatiques55. Ainsi un triolet entier est-il consacré à signifier qu’il est impossible de « trioliser Monsieur Bourget » – ce qui, par conséquent, s’avère fait : « Morbleu ! souffrez que j’y renonce !/[…]/Mais pour traiter un tel sujet/il faudrait être au moins le nonce56 ! ». De même, s’agissant des « Quelques Prix Goncourt », l’énonciateur semble forcé de s’exclamer : « Il est bien d’autres Prix Goncourt/mais hélas ! je n’ai pas la liste/sous la main : je m’arrête court,/il est bien d’autres Prix Goncourt57 ! » En réalité, Fourest a inséré dans ses triolets dix-sept Prix Goncourt sur les trente qui ont été décernés de 1903 à 1932 – ce qui n’est pas loin d’être une performance quand on n’a, comme le prétend l’énonciateur, « pas la liste/sous la main ». Par surcroît, plusieurs triolets dénotent sinon une connaissance, du moins une attention réelle à la petite histoire du prix littéraire. Si le poète n’ignore pas que Proust a obtenu le Prix Goncourt, il n’oublie pas non plus de préciser dans une note en bas de page que son adversaire malheureux, Roland Dorgelès, a dix ans plus tard pu prendre « un fauteuil » dans l’Académie éponyme58. L’évocation de Louis-Ferdinand Céline, auquel fut préféré Guy Mazeline en 1932, est nettement plus ironique : « Très-doux et pas du tout jaloux/Céline galamment s’incline:/Mazeline, l’auteur des Loups,/chez les Dix a battu Céline59… ». L’évocation du Goncourt de Marcel Arland peut sembler plus énigmatique : « Marcel Arland, bon an mal an/pond trois romans, ne vous déplaise/ […]/ Ah ! quel mirobolant brelan !/ Monsieur Cendrars en est tout… Blaise60.» En 1929, le Goncourt paraissait dévolu à Blaise Cendrars pour ses Confessions de Dan Yack, mais c’est finalement Marcel Arland qui l’obtint, pour L’Ordre61. L’essentiel ne réside pas dans ces menus détails d’histoire littéraire mais dans le fait que Fourest, dans un seul flux poétique, à la fois thématise l’oubli – d’écrivains, d’œuvres, voire de la littérature en général –, annihile cet oubli même et, dans une certaine mesure, procure au lecteur une part de la connaissance qui pourrait lui faire défaut. Le processus culmine dans le dernier triolet sur les « Quelques Prix Goncourt », qui tient de l’énoncé performatif (« Ah ! du moins, n’oublions pas Nau,/ne l’oublions pas, camarade ! »), d’ailleurs symbolisé par la coupe, entre les vers cinq et six, de l’expression « au milieu de » … au milieu d’elle-même : « Mieux vaudrait rester en panne au/milieu d’une belle tirade:/ah ! du moins, n’oublions pas Nau […] ».
16La notion de paradoxe pragmatique pourrait dépasser le cadre strict des « Triolets en l’honneur de quelques romanciers vivants ou trépassés » et conférer au recueil sa dynamique majeure. Évoquant une littérature « jetable » – à des degrés divers – en recourant à une forme poétique également devenue « jetable », celle du triolet satirique inspiré de Banville et de Bergerat, Fourest paraît offrir un supplément d’existence à l’une comme à l’autre : la forme d’un poème existe pour autant qu’un poète en fasse usage, et certains auteurs ne sont vraiment plus qu’un nom dans un vers. La portée des « Triolets » est cependant plus large et doit se jauger en considérant l’économie de l’ensemble du recueil, sinon de l’œuvre. Dans les « Triolets », Fourest n’est présent que par la confrontation de sa Négresse avec La Négresse du Sacré-Coeur d’André Salmon63. Il en est, pour le reste, singulièrement absent, comme s’il adoptait à leur encontre un point de vue de Sirius, foncièrement à distance de son objet. C’est que les « Triolets » font contraste avec les autres parties du recueil – avec, même, les autres écrits de Fourest. Moins « jetable » – ou plus « durable », si l’on veut – depuis que Fourest l’a « triolisée », la littérature désignée dans ces quatre cent trente-neuf vers n’en constitue pas moins, au fond, un corpus dispensable, grâce auquel le poète ne fera jamais œuvre – ne fera jamais rien d’autre que ces triolets-là. Fourest semble confirmer cette interprétation dans l’avant-dernier triolet64 dédié aux « Autres chers maîtres » :
Arnoux fut l’auteur d’Abisag
et sa foi transportait l’Église.
Topffer voyageait en zigzag,
Arnoux fut l’auteur d’Abisag.
Pour aller à Jérimasag (1)
Je l’ai fourré dans ma valise.
Arnoux fut l’auteur d’Abisag
et sa foi transportait l’Église.
(1) Jérimasag, ville de Chaldée voisine de Jérimadeth découverte par V.H. (Note de l’Auteur).
17La « note de l’auteur » contrevient au sérieux apparent du texte. La « Jérimadeth découverte par V.H. » n’est autre évidemment que la ville imaginaire non pas « découverte » mais inventée par Victor Hugo et placée à la rime dans le poème « Booz endormi » de La Légende des siècles :
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait65 […]
18« Jérimasag » n’étant pas plus réelle que « Jérimadeth », nul Abisag ne fut « fourré » dans aucune « valise », et la célébration d’Alexandre Arnoux66 se voit irrémédiablement sapée. Elle l’est d’autant plus que la note a toutes les chances d’être mieux comprise que le poème, puisqu’il suffit, dans le contexte, d’indiquer « V.H. » pour que le lecteur pense automatiquement à Victor Hugo. Placé pratiquement à la fin du recueil, le jeu sur « Jérimasag/Jérimadeth » est hautement symbolique : il rappelle que c’est avec « V.H. » – et quantité d’autres écrivains constituant finalement une bibliothèque d’élection – que l’œuvre de Fourest s’est écrite, dans une pratique très concertée et récurrente de l’intertextualité. Par delà les ans, par delà la kyrielle des romans écrits, vendus et oubliés qui composent autant – sinon davantage – un marché du livre qu’une littérature, Fourest fait acte de rejoindre Victor Hugo – lequel était, selon le mot de Mallarmé67, « le vers personnellement » – dans ce qu’il a de plus ludique mais aussi de plus essentiel. Car le clin d’œil épouse la démiurgie : certes « Jérimadeth » existe au moins parce que Victor Hugo l’a énoncé dans un poème, mais l’emploi de « Jérimadeth » (« J’ai rime à “dait” ») signale également combien toute poésie – quel que soit son degré de sérieux ou de solennité – relève du jeu, et combien la rime – dans la poétique d’un Hugo, d’un Banville ou d’un… Fourest – y participe pleinement. « Jérimasag » n’est qu’un mot mais il suffit à Fourest pour signifier, par l’orgueil discret d’un calembour, quels sont ses maîtres – et ses pairs – et dans quelle famille textuelle il entend situer son œuvre. Il n’est dès lors pas si étrange que José Corti, dressant un portrait de Fourest dans ses Souvenirs désordonnés, associe l’auteur de La Négresse blonde à … Julien Gracq :
Quand j’ai connu Georges Fourest, il était dans la soixantaine et déjà célèbre. Il ne ressemblait pas plus à l’idée qu’un lecteur de La Négresse blonde pouvait se faire de lui que le Gracq qu’on imaginait au moment de la publication du Château d’Argol ne ressemblait au Gracq réel68.
19Georges Fourest publie Le Géranium ovipare, sa dernière œuvre, chez José Corti en 1935. Julien Gracq fait paraître son premier roman, Au Château d’Argol, chez le même éditeur, trois ans plus tard. Les deux écrivains n’ont rien d’autre en commun, si ce n’est justement d’être édités dans une maison dont la devise est « rien de commun » et qui s’emploie modestement, presque artisanalement, à propager une certaine idée de la littérature, sans souci des modes, des prix littéraires ni des succès de librairie. Ils n’ont rien de commun si ce n’est encore – selon des moyens et avec des ambitions radicalement différents – de s’être retirés, tous deux, « dans l’enceinte du Thésaurus de la littérature69 ».
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Laurent Robert, « La littérature au risque de la postérité dans Le Géranium ovipare de Georges Fourest », paru dans Loxias, Loxias 22, mis en ligne le 15 septembre 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=2510.
Auteurs
Titulaire d’un DEA en Philosophie et Lettres, Laurent Robert est Doctorant en Langues et Lettres à l’Université de Liège (Belgique). Sa thèse, dirigée par le Professeur Jean-Pierre Bertrand, porte sur une « Approche sociocritique et stylistique de l’œuvre de Georges Fourest ».