totalitarisme dans Loxias


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Loxias | Loxias 18 | Doctoriales

L’expressionnisme allemand : un héritage impossible ?

En partant de la célèbre polémique sur la littérature expressionniste des années 1934-1938 dont Georg Lukács fut l’un des acteurs principaux avec Anna Seghers, Ernst Bloch, Bertolt Brecht et Alfred Kurella, je m’efforce de réinterroger sous un angle critique l’histoire d’un mouvement que caractérisent avant tout son manque d’unité et l’absence de programme commun. Dans le seul domaine de l’expérimentation théâtrale, que je choisis d’examiner pour sa plus grande propension que la poésie ou le roman à représenter des événements et des intérêts collectifs, se côtoient les projets les plus divers : de la révolte anarchiste de Hasenclever ou Sorge aux utopies messianiques de Kaiser, du sentimentalisme fraternel de Unruh et Werfel au socialisme militant de Toller, Becher, Mühsam ou Rubiner, se déploient toutes les nuances d’un pathos révolutionnaire allant du simple conflit de générations à la destruction apocalyptique de l’humanité, en passant par la formule marxiste d’une société sans classes à laquelle s’opposent les idéaux réactionnaires d’un Johst ou d’un Bronnen. D’un jugement parfois sévère sur la responsabilité — ou plutôt l’irresponsabilité — politique de la génération expressionniste qui n’aurait pas su prévenir la barbarie nazie et l’aurait même favorisée dans certains cas (G. Benn), je retiendrai essentiellement la thèse d’une lente « incubation intellectuelle » des idéologies totalitaires dans le champ des arts du spectacle, largement accréditée par les travaux d’historiens comme Sternhell qui mettent l’accent sur les phénomènes de continuité culturelle plutôt que de rupture. Ausgehend von der berühmten Polemik über die expressionistische Literatur der Jahre 1934-1938, deren Hauptvertreter Georg Lukács im Verbund mit Anna Seghers, Ernst Bloch, Bertolt Brecht und Alfred Kurella war, nehme ich mir vor, unter kritischem Gesichtspunkt die Geschichte einer Bewegung neu zu überprüfen, die vor allem durch ihren Mangel an Einigkeit und die Abwesenheit eines gemeinsamen Programms gekennzeichnet ist. In dem Bereich der Theaterproduktion, die ich deshalb zum Gegenstand meiner Untersuchung gemacht habe, weil sie mehr als die Dichtung und der Roman die kollektiven Ereignisse und Interessen repräsentiert, versammeln sich die verschiedensten Projekte: von der anarchistischen Revolte Hasenclevers oder Sorges zu den messianischen Utopien Kaisers, von der brüderlichen Sentimentalität Unruhs und Werfels zum militanten Sozialismus eines Toller, Becher, Mühsam oder Rubiner, entfalten sich alle Nuancen eines revolutionären « Pathos ». Dieser reicht vom simplen Generationenkonflikt bis zur apokalyptischen Zerstörung der Menschheit, von der marxistischen Formel einer klassenlosen Gesellschaft bis zu den reaktionären Idealen eines Johst oder Bronnen. Ausgehend von der zuweilen strengen Beurteilung des politischen Verantwortungsbewusstseins, oder vielmehr der politischen Verantwortungslosigkeit der expressionistischen Generation, die die Nazi-Barbarei nicht zu verhindern gewusst hätte und sie sogar in gewissen Fällen favorisiert hätte (G. Benn), halte ich grundsätzlich an der These einer « schleichenden Infizierung » der Bühnenkünste durch die totalitären Ideologien fest, die sich überwiegend aus den Arbeiten von Historikern wie Sternhell speist, welche ihren wissenschaftlichen Schwerpunkt mehr auf das Phänomen der kulturellen Kontinuität als auf den historischen Bruch setzen.

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Loxias | 76. | I.

La pensée d’un roman. Imaginaire et politique dans 1984

Après avoir été longtemps méprisé en France comme un propagandiste, Orwell y est aujourd’hui reconnu comme un écrivain et un créateur. Mais on refuse toujours de voir en lui un penseur authentique. Le présent article défend l’idée que 1984 développe, avec les moyens d’un roman, une pensée politique originale, incisive et éclairante sur les régimes totalitaires passés, présents et futurs. Trois arguments sont ici avancés. [1] Les régimes totalitaires ne sont pas en premier lieu, pour Orwell, la conséquence de processus économiques sociaux et idéologiques : ils sont les produits de volontés et d’imaginations humaines. Ainsi, le roman semble particulièrement adapté pour offrir une compréhension des rêves et des ressorts intellectuels, psychologiques et moraux de leurs fondateurs et dirigeants. [2] Les mondes totalitaires conjuguent d’une manière singulière le cauchemar et la réalité. Pour décrire le sien, Orwell a recours à une forme particulière de réalisme fantastique : tout dans ce monde est irréel, mais il est impossible, même pour le plus puissant des tyrans, de substituer entièrement ses fictions à la réalité. Alors même que ce roman plonge ses personnages et ses lecteurs dans un monde où il est devenu impossible de distinguer la fiction de la réalité, il est lui-même est écrit d’un point de vue résolument réaliste. [3] 1984 ne contient aucun modèle théorique. C’est une expérience de pensée satirique. Si l’on admet qu’il existe depuis l’époque de Lénine et Hitler jusqu’à nos jours, une dynamique historique des régimes totalitaires, chacun perfectionnant les méthodes de ses prédécesseurs et en inventant de nouvelles, la souplesse et l’ouverture d’un pareil roman, qui évite toute espèce d’essentialisme, offre un outil particulièrement approprié pour affronter notre présent et notre futur politiques. After having been despised for a long time as a propagandist, Orwell is now considered in France as a creative writer; but he is not yet recognized as the genuine political thinker he deserves to be. This paper defends the idea that 1984 develops, by the means of a novel, a very personal, acute and illuminating political thought about past, present and future totalitarian governments. Three arguments are advanced. [1] Totalitarian governments are not primarily for Orwell the effects of economic, social or ideological processes. They are the products of human wills and imaginations. So, a novel is particularly adapted to offer an understanding of the dreams and motives of their founders and leaders. [2] Totalitarian worlds are strange conjunctions of reality and nightmare. To describe his own, Orwell uses a peculiar form of fantastic realism: everything is unreal, but it is impossible, even for the most powerful tyrants, to substitute entirely their fictions for the reality. While throwing its characters and the reader in a world where reality and fiction are undistinguishable, the novel itself is written from a resolutely realist point of view. [3] 1984 contains no theoretical model. It is rather a satirical thought experiment. If we admit the existence of an historical dynamics of totalitarian governments since the epoch of Lenin and Hitler to our time, each improving the methods of its predecessors and inventing new ones according to the circumstances, the flexibility and openness of such a novel, which avoids any kind of essentialism, offers a particularly appropriated tool to face our political present and future.

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Témoignage et allégorie : écritures en miroir

Dans 1984 (1949), George Orwell narre le destin abject de Winston Smith comme Franz Kafka avait narré celui de Josef K. dans Le Procès (1925) ou Evgueni Zamiatine, celui de D-503 dans Nous (1920) : du point de vue de son personnage de proscrit. Aux yeux des prosateurs et prosatrices du xxe siècle, la focalisation interne a pu ainsi apparaître comme un dispositif narratif éthique pour représenter dans une fiction les nouvelles formes de violence sociale et politique que subissent les individu·es. De fait, elle ne permet pas seulement de mieux faire saisir le caractère intolérable des violences (telles qu’elles sont vécues), mais également de mettre à l’épreuve le potentiel protestataire des individu·es. L’invention d’Orwell vise à nous entraîner avec son personnage « dans le monde labyrinthique de la doublepensée » qui, sous un régime totalitaire qui a atteint la perfection, condamne les individu·es à l’autodestruction. La résistance de Winston Smith se concentre alors dans le refus d’un tel acte par lequel un esprit individuel se prive de sa capacité à connaître et à juger. Spécialement, le protagoniste de 1984 rappelle celui de Homage to Catalonia (1938), à savoir Orwell lui-même qui, comme lui, sentait « le sol s’ouvrir sous ses pieds à l’idée que le mensonge se transforme en vérité ». Au cœur de l’enquête de cet article, se trouve un questionnement sur les fils qui se tissent du témoignage de la révolution espagnole à l’allégorie de 1984. Testimony and Allegory: Mirroring Writing Practices In Nineteen Eighty-Four (1949), George Orwell narrates the despicable fate of Winston Smith in the same way that Franz Kafka narrates the fate of Josef K. in The Trial (1925) and Yevgeny Zamyatin, that of D-503 in We (1920): from the point of view of his outcast character. In the eyes of 20th-century prose writers, internal focus could thus appear as an ethical narrative device for representing in fiction the new forms of social and political violence to which individuals are subjected. In fact, it not only makes it possible to better grasp the intolerable nature of violence (as it is experienced), but also to test the protest potential of individuals. Orwell’s invention aims to take us with his character “into the labyrinthine world of doublethink” which, under a totalitarian regime that has reached perfection, condemns individuals to self-destruction. Winston Smith’s resistance is then concentrated in the refusal of such an act by which an individual mind deprives itself of its capacity to know and judge. Especially the protagonist of Nineteen Eighty-Four is reminiscent of the protagonist of Homage to Catalonia (1938), namely Orwell himself, who, like Winston, felt “the abyss opening beneath [his] feet at the thought of lies becoming truths”. At the heart of this paper’s investigation is a questioning of the threads that weave from the testimony of the Spanish revolution to the allegory of Nineteen Eighty-Four.

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