Loxias | Loxias 20 Les paratextes : approches critiques
Emmanuel Bain :
L'étude du paratexte biblique aux XIIe-XIIIe siècles
Résumé
Le texte biblique contient de nombreux passages qui peuvent être qualifiés, à la suite de G. Genette, de paratexte auctorial. Le but de cet article est d’étudier dans quelle mesure les commentateurs médiévaux de la Bible ont tenu compte de la spécificité de ces passages. La première partie est destinée à montrer que, dans le cadre d’une approche herméneutique nouvelle, les exégètes du XIIIe siècle ont relevé la nature particulière de ces passages à la fois partie intégrante du texte biblique et distincts de l’œuvre. La deuxième partie montre comment ils ont analysé les fonctions de ce paratexte, ordonnées autour de deux grands ensembles : l’éloge de l’œuvre et la mise en place d’un guide d’interprétation. Enfin la troisième partie se demande dans quelle mesure ils ont intégré ces analyses au commentaire du texte.
Index
Mots-clés : exégèse , Moyen Âge, paratexte
Chronologique : Moyen Age
Texte intégral
« Il règne aujourd’hui la plus grande confusion dans l’ordre doctrinal, et la discipline est perturbée de façon intolérable. Ce qui est subordonné devient l’égal du principal, quand il ne le précède pas ! Comment pourrait-on nier qu’ils agissent ainsi, ceux qui, laissant de côté le texte et les autres lectures, consacrent tout leur enseignement à l’étude des glosesi ? »
1Au milieu du XIIe siècle, un maître parisien, Robert de Melun, dans le prologue de ses Sentences, fulminait contre la propension des maîtres à ne plus commenter la Bible, texte pourtant central de l’enseignement, mais seulement les gloses. Dans le langage contemporain, il dénoncerait l’inflation du paratexte, étudié aux dépens du texte biblique. Au risque d’encourir les foudres posthumes du maître parisien, je vais à mon tour commenter non pas le texte biblique, mais bien ses commentaires, à une époque – les XIIe-XIIIe siècles – où les formes paratextuelles se multiplient.
2La réaction de Robert de Melun témoigne en effet d’un changement important qui s’est produit au XIIe siècle concernant l’interprétation de la Bible : l’apparition des Bibles glosées. À partir du début du siècle, des maîtres de l’école de Laon ont commencé à copier, autour du texte biblique disposé dans les colonnes centrales de la page, des sentences extraites de Pères de l’Église, d’auteurs carolingiens ou forgées pour l’occasion. Entre les lignes des Écritures, ont aussi été placées de courtes explications ponctuelles. Ont dès lors été réunis autour du texte biblique lui-même les commentaires jugés les plus importants. Au cours du XIIe siècle, la Bible a ainsi été entièrement glosée, et cette production s’est diffusée, notamment dans l’enseignement parisien, où elle est devenue le support de l’enseignement : la Glossa ordinaria1.
3Une telle œuvre constitue une forme très visible de paratexte. Toutefois cette expression, telle que la définit Gérard Genette, ne désigne pas seulement un texte qui entoure un autre texte. Les définitions du paratexte évoluent entre l’Introduction à l’architexte, Palimpsestes et Seuils. Nous nous en tiendrons à l’introduction de ce dernier ouvrage, selon laquelle le paratexte désigne un ensemble de productions qui entourent et prolongent le texte afin de le rendre présent dans un livre. Il « se compose empiriquement d’un ensemble hétéroclite de pratiques et de discours de toutes sortes et de tous âges » fédérés par une « convergence d’effets », et parmi lesquels se trouvent notamment le nom de l’auteur, le titre, les préfaces ou les notes2. À ces divers titres, les XIIe-XIIIe siècles sont une grande période de production de paratextes : outre la Glose, qui appartient à la catégorie des notes, l’édition de la Bible a profondément évolué avec la disparition de nombreux titres et intertitres, l’apparition de nouveaux prologues, et surtout la mise en place d’une nouvelle capitulation qui est encore en vigueur aujourd’hui3.
4Il est toutefois nécessaire de distinguer, à la suite de G. Genette, entre deux types de paratextes : le paratexte auctorial voulu par l’auteur, et le paratexte allogène ajouté de son vivant ou postérieurement. Dans le cas de la Bible médiévale, la capitulation, les prologues de Jérôme, les gloses, constituent des paratextes allogènes, alors que le paratexte auctorial est souvent inclus dans le texte biblique lui-même, sous la forme de prologues ou de titres inclus dans le texte.
5Nous ne nous intéresserons ici qu’à ce dernier type de paratexte, en nous demandant dans quelle mesure il a pu guider la compréhension de la Bible par les commentateurs médiévaux, et en considérant que l’étude du paratexte biblique peut éclairer les usages du paratexte allogène. Nous montrerons d’abord qu’un statut particulier a été peu à peu accordé aux éléments paratextuels, ensuite que l’étude des fonctions de ces textes révèle la lucidité des commentateurs, et enfin qu’ils n’ont pas toujours suivi les injonctions du paratexte4.
6Trois livres bibliques peuvent servir à illustrer la présence du paratexte au sein même du texte biblique : le Livre des Proverbes s’ouvre par un verset (« Proverbes de Salomon, fils de David, roi d’Israël »), qui contient des indications de titre et d’auteur ; il se poursuit par quelques versets susceptibles d’être identifiés comme une préface ; aux chapitres 10, 25, 30 et 31 sont à nouveau données des indications de titre. L’Évangile de Luc commence lui aussi par un groupe de versets qui constituent un prologue. Enfin le premier verset de Mathieu est habituellement considéré comme son titre. Dans ces cas, le paratexte est donc inscrit dans le texte canoniquement accepté. Or, au cours des XIIe-XIIIe siècles, les commentateurs ont porté une attention de plus en plus nette à ces textes, auxquels ils ont fini par reconnaître un statut particulier.
7Avant la fin du XIIe siècle, ce paratexte biblique n’est pas toujours clairement identifié comme une forme particulière, ce dont témoigne la Glossa ordinaria. Cette œuvre est à la fois une synthèse de la tradition exégétique, et le reflet de la compréhension de la Bible au début du XIIe siècle dans le monde scolaire. C’est une œuvre d’autant plus représentative de l’exégèse de son temps, qu’elle est amplement diffusée à partir des années 1140, jusqu’à devenir un instrument de travail parfois obligatoire.
8Or ce que nous appelons le paratexte biblique n’est pas nettement dissocié dans cette œuvre. Pour le livre des Proverbes, une glose marginale qualifie le deuxième verset de titulus, mais rien n’indique où il commence et où il s’arrête5. De même au début de Prov. 10, où le texte biblique de la Glose mentionne « Proverbes de Salomon, fils de David, roi de Jérusalem », une glose marginale souligne que le titre est répété, mais de telles remarques ne se retrouvent ni au chapitre 25, ni au chapitre 31, qui pourtant contiennent aussi une reprise du “titre”. Le début de l’Évangile de Luc est qualifié d’exorde, ce qui témoigne de la conscience du statut particulier de ce passage, sans que le rapport avec la suite du texte biblique soit nettement analysé6.
9Par rapport à ce type d’analyses, les commentaires bibliques de la deuxième moitié du XIIe siècle, ou du début du XIIIe siècle, qui sont un enseignement de la Bible fait à partir de la Glossa ordinaria, témoignent d’un léger approfondissement de la réflexion. Ainsi Etienne Langton, célèbre maître parisien et archevêque de Cantorbéry au début du XIIIe siècle, commente-t-il les premiers versets des Proverbes, en disant que Salomon a « fait précéder son œuvre d’un titre (pretitulationem)7 », expression qui introduit clairement la distinction entre l’œuvre et le titre qui la précède, même si graphiquement il lui est intégré8.
10C’est toutefois à partir des années 1230, quand la mise en place de l’Université renouvelle le genre du commentaire biblique, que l’attention à la spécificité de ces passages bibliques apparaît le plus clairement. La Postille – c’est à dire le commentaire – sur l’ensemble de la Bible, réalisée par les Dominicains dans les années 1230, et attribuée à celui qui a probablement dirigé l’équipe des théologiens, Hugues de Saint-Cher – montre combien la réflexion sur le paratexte dans les Proverbes a évolué. Ainsi pour le début du texte des Proverbes, elle consacre toute une question pour savoir si le verset 5 fait partie de l’œuvre ou de la « recommandation de l’œuvre », expression qui désigne le prologue. Mais c’est surtout Prov. 25, 1 (« Voici encore des paraboles de Salomon qu’ont recueillies les serviteurs d’Ezéchias, roi de Juda ») qui montre la conscience de diverses interventions éditoriales dans la construction du texte biblique canonique. Hugues de Saint-Cher commente ainsi ce passage : « Il dit donc, non pas Salomon lui-même, pas plus Ezechias, non plus les serviteurs d’Ezechias, mais celui qui a traduit en latin, entre autres, ces proverbes ; à moins que ce ne soit Esdras, qui a restauré ce livre en même temps que d’autres livres bibliques, et qui a donné leurs titres aux Psaumes9 ». Ce commentaire montre qu’il est conscient des différentes interventions humaines qui ont contribué à constituer le texte biblique tel qu’il est lu au XIIIe siècle, et qu’il distingue ce qui relève de ces interventions – que nous qualifions de paratexte allogène – du texte des Proverbes lui-même.
11Dans les deux décennies suivantes, les remarques concernant la spécificité du paratexte biblique deviennent communes, et apparaissent notamment dans les divisiones textus – pratique à la fois pédagogique et herméneutique, qui consiste à diviser le texte biblique pour mieux faire apparaître son sens. Ainsi le maître dominicain Albert le Grand commence-t-il son commentaire de Mathieu, en distinguant dans cet Évangile deux grandes parties : le titulus (qui correspond au premier verset) et le tractatus (c’est à dire le reste de l’Évangile)10. De même le franciscain Bonaventure, dans son commentaire de Luc, distingue-t-il le prologus des versets 1 à 4, de l’evangelium lui-même11. Et il souligne ensuite la différence d’autorité entre ces deux ensembles, en présentant le prologue de Luc comme un second prologue, qui est donc ainsi placé sur le même plan que celui de Jérôme, qui précédait le texte biblique12.
12Même s’ils n’ont certes pas employé le terme de paratexte, les commentateurs médiévaux se sont montrés conscients de la spécificité de certains passages bibliques – qu’ils qualifient de titre ou de prologues – qui, tout en étant intégrés dans la Bible, étaient distincts du reste du texte biblique. Cette conscience de l’existence d’un paratexte se développe notamment au XIIIe siècle, et s’inscrit dans l’évolution de l’exégèse biblique qui prête une attention de plus en plus marquée à la forme littéraire des textes commentés.
13Parallèlement à la conscience de la présence d’éléments paratextuels, se développe une analyse des fonctions de ces passages bibliques qui indiquent le nom de l’auteur, mentionnent le titre de l’œuvre ou en forment un prologue.
14La présence du nom de l’auteur dans le texte biblique est relativement rare, mais quand il est mentionné, sa présence fait l’objet d’une analyse qui souligne son rôle de caution. Ainsi la Glose sur les Proverbes mentionne-t-elle que le nom de Salomon est cité pour « rendre attentif » le lecteur, en soulignant sa nature (« fils »), son statut (« roi »), la société où il a évolué (« Israël »)13. Pierre le Chantre commente ce texte dans la deuxième moitié du XIIe siècle en parlant d’une captatio ou d’une commendatio, ce qui fait de la présence du nom de l’auteur une figure rhétorique destinée à soutenir le crédit de l’œuvre14. Dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, le franciscain Olivi soutient la même position, mais avec un grand détachement : « Il traite ensuite de l’auteur et de sa célébrité en disant : Salomon fils de David, roi d’Israel ; les enfants en effet et les ignorants sont très touchés par la renommée et la célébrité d’un docteur15 ». Dans un tel cas, exceptionnel, la froideur d’analyse n’avait rien à envier à celle de G. Genette notant que le nom de l’auteur s’étalait d’autant plus qu’il était plus célèbre16.
15Les réflexions sur les titres sont d’une tout autre ampleur et d’une tout autre portée. En général, c’est le premier verset qui est considéré comme le titre. Ainsi pour Mathieu : « Livre de la généalogie de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham ». Or ce titre pose un problème qu’Albert le Grand affronte directement : « Titre vient du grec titan, qui signifie rayon, parce qu’il irradie toute l’œuvre dont il participe. Par conséquent ce titre ne semble pas convenir [à l’Évangile de Mathieu] parce que ni l’ensemble du livre ni sa plus grande partie, ne parlent uniquement de la généalogie [du Christ]17 ». Une telle question souligne la fonction attendue du titre : dire la quintessence de l’œuvre.
16C’est ce que confirme la Postille dominicaine sur les Proverbes, qui explique la présence de plusieurs titres au sein du livre par un changement de type de discours. Le titre du chapitre 10 vient souligner que Salomon ne parle plus comme un père à son fils, mais qu’il raisonne en lui-même, et qu’il ne tient plus de longs discours tantôt sur le bien, tantôt sur le mal, mais qu’il les alterne à chaque verset. Au chapitre 22, il revient à la première méthode. Au chapitre 25, la répétition du titre correspond à une nouvelle inversion.
17Les approches d’Hugues de Saint-Cher et d’Albert le Grand insistent sur deux modes différents suivant lesquels le titre exprime la quintessence de l’œuvre. Hugues souligne les changements de « style », de modus agendi, c’est-à-dire la façon dont le texte biblique signifie. Albert évoque plutôt un contenu (materia). Mais ces deux approches ne sont pas antithétiques : Albert le Grand évoque la forma, exprimée par le mot livre, et la materia évoquée par généalogie. Ce couple forma/materia se retrouve dans le commentaire du titre des Proverbes par Olivi.
18Cette distinction peut évoquer celle établie par G. Genette entre titres formels et titres thématiques. Mais la différence essentielle est que, dans ce cas, les commentateurs médiévaux ne mettent pas en garde contre le caractère globalisant du titre qui peut être trompeur ; au contraire, ils recherchent cette globalité pour en faire une clé d’interprétation des Écritures.
19Les réflexions sur les fonctions des prologues, qui occupent un plus large espace encore, recoupent les analyses des titres et du nom d’auteur. À partir du XIIIe siècle, la recherche des fonctions des préfaces bibliques devient un passage obligé. Un exemple caractéristique, mais particulièrement complexe, est fourni par le commentaire d’Hugues de Saint-Cher sur les Proverbes, qui considère l’ensemble du prologue comme une recommandation de l’œuvre, mais distingue en son sein l’éloge de l’auteur, l’attraction du lecteur, la captatio benevolentiae, l’utilité de l’ouvrage, sa fin. Olivi distingue quant à lui le sujet (et la forme), l’éloge de l’auteur et l’utilité de l’œuvre. Les commentaires de Luc soulignent quant à eux, les causes, le modus tractandi, et la fin de l’écriture pour la Postille ; la cause et l’intention de l’auteur d’après Bonaventure ; les causes, le sujet, l’auteur, le modus scribendi et la fin selon Jean de La Rochelle, autre franciscain de la première moitié du siècle18. Ces analyses, toutes différentes, tournent pourtant toutes autour des mêmes idées. Et à nouveau, il est difficile de ne pas penser à G. Genette. Bien sûr, il ne s’agit pas pour les commentateurs médiévaux d’établir une théorie de la préface, mais leur analyse des prologues bibliques est comparable à celles du critique contemporain. Celui-ci regroupait en effet les fonctions des préfaces originales autour de l’ambition d’« obtenir une bonne lecture », déclinée en deux thèmes : le pourquoi et le comment. Le premier consiste dans une valorisation de l’œuvre appuyée sur son importance, son utilité, son unité. Le second donne des clés de lecture. De même, les analyses des exégètes du XIIIe siècles soulignent principalement deux apports des prologues : montrer l’utilité de l’œuvre, et indiquer un modus legendi.
20La présence du nom de l’auteur, du titre, et de prologues dans le texte biblique a donc fait l’objet de réflexions de plus en plus circonstanciées entre le XIIe et le XIIIe siècle. Analysant les fonctions de ces textes particuliers, les commentateurs ont souligné deux aspects principaux : faire l’éloge de l’œuvre et inciter à son étude, en montrant notamment les qualités de l’auteur et l’utilité du contenu ; dire la vérité du texte, en résumant son sujet et son modus agendi. Par ce deuxième aspect, les théologiens prennent au sérieux le paratexte, dont ils ne font pas un artifice rhétorique, mais l’expression, par le texte canonique inspiré lui-même, d’une clé majeure d’interprétation des Écritures.
21La question se pose alors d’établir dans quelle mesure les théologiens des XIIe-XIIIe siècles ont tenu compte de ce paratexte biblique pour leurs interprétations. S’il existe des marques d’une prise en compte du paratexte, celle-ci n’est pas systématique, et repose éventuellement sur des réinterprétations des prologues.
22Des traces de l’influence de l’analyse du paratexte se retrouvent en plusieurs points des commentaires des Évangiles. L’épisode des tentations du Christ en constitue un bon exemple. Dans l’Évangile de Mathieu, la première tentation est assimilée à la gourmandise, la deuxième à l’orgueil, la troisième à la cupidité. Dans l’Évangile de Luc, les deux dernières tentations sont inversées. Pour expliquer cette interversion, Hugues de Saint-Cher exprime la position commune : l’ordre historique est donné par Luc, tandis que « Mathieu raconte selon la correspondance avec les tentations d’Adam19 ». Or cette interprétation concorde parfaitement avec l’analyse des paratextes de chaque Évangile. En effet, dans son prologue, Luc montre qu’il agit en historien soucieux de rétablir la vérité historique du récit. Il est donc normal, en cas de divergence entre les Évangélistes, de se fier à lui pour connaître l’ordre historique. En revanche le choix du titre de Mathieu (Liber generationis), est habituellement expliqué par trois raisons : Mathieu s’adresse d’abord aux juifs, et reprend donc leurs codes rhétoriques ; il entend apporter une réponse à la Loi, et donc commence par la génération du Christ, là où la Loi commençait par la génération du monde ; enfin Mathieu voulait insister sur l’humanité du Christ. C’est parce qu’il veut répondre au texte de la Genèse que l’ordre qu’il donne aux tentations suit celui des tentations d’Adam. Les commentateurs n’établissent pas le lien directement, mais il y a une grande cohérence entre l’interprétation du titre et celle des tentations.
23Dans son commentaire sur Mathieu, Albert le Grand utilise à plusieurs reprises la différence des intentions et des auditoires des Évangélistes pour expliquer leurs divergences. Au chapitre deux, il explique que Mathieu, contrairement à Luc, ne parle pas de la visite des bergers parce qu’il ne jugeait pas utile, s’adressant aux habitants de Judée, de raconter les événements que tous connaissaient20. En Mt. 4, 15-16, l’Évangéliste cite Isaïe : Albert reprend alors l’idée que Mathieu a voulu répondre à l’Ancien Testament, et il explique qu’il a coupé la citation d’Isaïe, parce qu’elle était connue de ses auditeurs juifs21. En Mt. 9, 18, il explique que Mathieu rapporte l’épisode de la guérison miraculeuse dans ce chapitre, alors que Luc la plaçait plus tôt, parce qu’il ne recherche pas l’ordre historique, mais suit un plan théologique22. Enfin au chapitre 12, il reprend à nouveau cette argumentation : « C’est ce que nous avons dit dans ce qui précède, à savoir que Mathieu ne reconstitue pas l’histoire suivant ce qui s’est passé dans le temps [...] ; mais comme il a parlé au chapitre précédent de l’introduction d’une grâce nouvelle, qui marque le terme de la Loi, il passe maintenant tout de suite à la narration d’un fait qui montre la fin de la Loi, bien qu’il n’ait pas eu lieu à ce moment là23 ». L’idée est conforme à l’interprétation du titre : Mathieu construit un discours théologique qui répond à l’ancienne Loi. C’est donc un souci de démonstration qui le guide, non une volonté de suivre le récit historique.
24Dans les commentaires des Proverbes, la répétition du titre à l’intérieur de l’œuvre a parfois servi de guide pour l’interprétation. Étienne Langton note à la suite de Bède et de la Glose qu’au dixième chapitre apparaît un nouveau titre, qui indique un changement de sujet : « Il pose un nouveau titre, c’est à dire de nouveau. Il décrit ici les actes des bons et des méchants », mais il ajoute « comme par antithèse24 ». Ce mince ajout fournit en fait une clé d’interprétation pour les versets suivants. Au verset 10, 9 (« Celui qui marche simplement marche en assurance; mais celui qui pervertit ses voies sera découvert »), Étienne Langton commente : « Marche en assurance : Ajoute : et il sera découvert dans le jugement, pour que l’antithèse ait sa chute25 ». Ainsi le commentaire fait passer au futur ce qui dans le texte biblique est au présent, pour respecter le principe de l’antithèse. Au verset 15, 26 (« Les pensées mauvaises sont en abomination au Seigneur; la parole pure lui sera très agréable »), Étienne recourt à une structure comparable : « Les pensées mauvaises sont en abomination au Seigneur ; ajoute : même si la parole semble belle et douce. Ainsi l’antithèse aura sa chute26 ». Ainsi Étienne Langton interprète-t-il l’ensemble du verset comme un discours sur la parole, pour respecter l’antithèse. Au verset 10, 19, le principe de l’antithèse est utilisé, en plus de l’autorité de Grégoire, pour justifier la canonicité du passage In multiloquio non deerit peccatum : si ce passage était supprimé, le verset n’aurait pas son pendant contraire27.
25Toutefois cette attention à la structure rhétorique des Proverbes, appuyée sur le changement de titre, n’est pas systématique. Ainsi Etienne Langton s’étend-il assez longuement sur le titre, qui se dit en latin Parabolae, pour expliquer que cela signifie que le texte « montre un sens loin de ce qu’il semble dire28 ». Et d’expliquer que les parabolae ont pour fonction de dévoiler les mystères du Christ et de l’Église. Les Proverbes demanderaient donc à être interprétés seulement suivant le sens allégorique. Mais dans sa pratique, Étienne Langton use tantôt du sens littéral, tantôt de l’allégorique, et semble plutôt privilégier le premier. Dans ce cas, l’analyse du paratexte n’a conduit ni à de nouvelles interprétations, ni à une justification des interprétations allégoriques apportées par la tradition.
26De même dans les passages évangéliques discordants, l’idée que Luc suit le sens historique n’est aucunement systématique. Ainsi pour les béatitudes, où l’écart entre Mathieu et Luc est flagrant, aussi bien dans le texte du discours que dans son lieu – les commentateurs admettent généralement qu’il y a eu deux discours et n’évoquent jamais la crédibilité historique de Luc. De même pour l’épisode des marchands chassés du Temple, que Jean relate au début de la vie publique de Jésus et les autres Évangélistes à la fin, l’hypothèse retenue est celle de la répétition de l’événement. En d’autres cas, il est admis que Mathieu suit l’ordre historique contre Luc.
27Il existe donc une forme de recul par rapport au paratexte. Il est analysé, et parfois utilisé pour déterminer le sens du texte biblique. Mais il n’est pas considéré comme ce qui donnerait la clé d’interprétation de l’ensemble de l’œuvre. Il peut apporter un argument en faveur d’une interprétation, mais cet argument n’est qu’une partie d’un ensemble, et ne saurait être décisif à lui seul.
28Il l’est d’autant moins que le paratexte lui-même fait l’objet d’une interprétation, susceptible d’en modifier la portée ou la signification. Ainsi Luc explique-t-il avoir écrit un récit ordonné après s’être informé diligemment. C’est ce qui conduit la Glose, ou Hugues de Saint-Cher, à parler d’un « style historique ». Mais un tel passage indiquait justement une réalisation toute humaine, fondée sur des témoignages crédibles – ce qui pouvait étonner pour une œuvre reconnue comme inspirée. Le travail des commentateurs a donc souvent consisté à affirmer la part de l’inspiration dans cette production : une glose interlinéaire mentionne qu’il a agi « non par une volonté humaine, mais par l’inspiration du Saint-Esprit en lui29 ». Bonaventure a repris la même formule30. Le paratexte doit donc lui aussi être interprété avant d’éventuellement servir d’argument herméneutique, ce qui établit une nouvelle médiation. Celle-ci peut d’ailleurs passer par un paratexte allogène, puisque dans ce cas la phrase est inspirée du prologue à l’Évangile de Luc attribué à Jérôme...
29Gérard Genette conclut Seuils par une mise en garde : « Attention au paratexte ! ». Il s’éloignait ainsi de la perspective de son introduction, qui présentait le paratexte comme un « auxiliaire », « subordonné à “son” texte » qu’il devait « rendre présent », pour rejoindre une formule utilisée au début de Palimpsestes, présentant le paratexte comme « un des lieux privilégiés de la dimension pragmatique de l’œuvre, c’est-à-dire de son action sur le lecteur31 ». En effet le paratexte, auctorial ou allogène, sous l’apparence de l’information ou de la subordination au texte, tente surtout d’imposer une certaine lecture du texte. Il constitue une clé qui entend refermer les sens du texte, plutôt que de les ouvrir.
30Les commentateurs médiévaux de la Bible n’ont pas effectué de telles mises en garde. Ils ont même usé de la « capacité jussive » en constituant cet immense paratexte qu’est la Glossa justement devenue ordinaria, c’est-à-dire d’utilisation commune. Toutefois dans leurs pratiques, ils savaient aussi se détacher de ce paratexte.
31Cette rapide approche des commentaires de quelques versets bibliques a montré l’approfondissement de l’analyse des formes textuelles par les théologiens du XIIIe siècle, qui en viennent à accorder un statut particulier à ce que nous qualifions aujourd’hui de paratexte. Parallèlement ces théologiens ont discerné les fonctions de ces “seuils”, qui sont à la fois des éloges de l’œuvre et des guides de lecture. Même si le cadre intellectuel n’est pas du tout celui de G. Genette qui entend établir une théorie du paratexte, même s’ils ne contestent pas l’autorité du paratexte par lequel les auteurs sacrés ont voulu fixer ou guider la lecture des Écritures, ils en usent pour leur argumentation, sans le suivre systématiquement et servilement. L’influence du paratexte n’abolit pas le travail de l’interprétation, qui reste fondamental.
32L’existence d’une telle approche du paratexte auctorial laisse supposer de la part des commentateurs, une grande lucidité par rapport au paratexte allogène qu’ils mettent souvent eux-mêmes en place autour de la Bible.
33Les remarques véhémentes de Robert de Melun trahissent ainsi indirectement la conscience de la « fonction jussive » du paratexte, et la possibilité de résister à cette action : « La suppression du savoir présent dans les gloses n’empêche pas la compréhension du texte ; son rétablissement ne l’établit pas32 ».
Notes de bas de page numériques
Notes de fin littérales
Pour citer cet article
Emmanuel Bain, « L'étude du paratexte biblique aux XIIe-XIIIe siècles », paru dans Loxias, Loxias 20, mis en ligne le 28 avril 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=2136.