Loxias | Loxias 18 Doctoriales IV |  Doctoriales 

Thierry Bret  : 

Du « style de théâtre » appliqué au roman

Résumé

Entre 1880 et 1914, un véritable engouement se déclara en faveur d’un  roman tout entier constitué de dialogues. Sartre, dans un chapitre de Qu’est-ce que la littérature ? dénonça après qu’il eut fait long feu le procédé qui consistait à appliquer au dialogue romanesque la mise en page de la partition théâtrale. Avant les Gyp, Lavedan ou Abel Herman, Renard, avec la sobriété et la subtilité qui le caractérisent, avait usé du procédé, notamment dans Poil de Carotte, pour des effets souvent heureux. Martin du Gard utilisa à nouveau cette technique en 1913, dans Jean Barois, avec un esprit de suite, une ampleur qui fait de ce dernier roman un véritable cas d’espèce.

Index

Mots-clés : agôn , discours direct théâtralisé, drâma, illusion de la présence, temps scénique

Texte intégral

Dans la troisième partie de son essai Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre soutenait que la littérature romanesque du XIXe siècle n’avait qu’une formule et n’offrait, sous l’apparente diversité de ses masques, qu’un seul visage. Cette formule, c’est celle du réalisme, ce visage, celui du « subjectivisme », – en dernière analyse, celui de l’auteur, homme mûr se racontant. Il en concluait que, « dans une France bourgeoise », aucune autre technique n’avait pu prévaloir, et renvoyait en note l’évocation de certaines de ces tentatives sans avenir. C’est dans les marges de la réflexion de Sartre que va tenter de se loger la nôtre. Le premier paragraphe de la note en question vaut d’être cité in extenso :

Je citerai d’abord, parmi ces procédés, le recours curieux au style de théâtre qu’on trouve à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci chez Gyp, Lavedan, Abel Hermant, etc. Le roman s’écrit en dialogues ; les gestes des personnages, leurs actes sont rapportés en italique et entre parenthèses. Il s’agit évidemment de rendre le lecteur contemporain de l’action comme le spectateur l’est pendant la représentation. Ce procédé manifeste certainement la prédominance de l’art dramatique dans la société policée des années 1900 ; il cherche aussi, à sa manière, à échapper au mythe de la subjectivité première. Mais le fait qu’on y ait renoncé sans retour marque assez qu’il ne donnait pas de solution au problème. D’abord, c’est un signe de faiblesse que de demander secours à un art voisin : preuve qu’on manque de ressources dans le domaine même de l’art qu’on pratique. Ensuite l’auteur ne se privait pas pour autant d’entrer dans la conscience de ses personnages et d’y faire rentrer avec lui son lecteur. Simplement il divulguait le contenu intime de ces consciences entre parenthèses et en italique, avec le style et les procédés typographiques que l’on emploie en général pour les indications de mise en scène. En fait il s’agit d’une tentative sans lendemain, les auteurs qui l’ont faite pressentaient obscurément qu’on pouvait renouveler le roman en l’écrivant au présent. Mais ils n’avaient pas encore compris que ce renouvellement n’était pas possible si l’on ne renonçait pas d’abord à l’attitude explicative1.

Ratifié par la postérité, le jugement de Sartre ne paraît pas souffrir contestation. Et cette courte étude n’a certes pas pour ambition de réveiller les mânes d’écrivains de second ordre. Sartre cite les noms de romanciers qui ont sans nul doute mérité l’oubli dans lequel ils sont tombés, Gyp, Lavedan, Abel Hermant, associant des écrivains forclos à un procédé lui-même forclos, mais omet de mentionner rien moins, dans l’aire qu’il dessine, que Jules Renard et Roger Martin du Gard. Jules Renard d’abord, dans Poil de carotte (1894), roman de l’enfance dont on sait le succès, Martin du Gard ensuite, dans Jean Barois (1913), roman de l’engagement suscitant aujourd’hui un regain d’intérêt, usent abondamment du « style de théâtre ». Il nous semble que nous ne pouvons aujourd’hui négliger, même sous le couvert d’un « etc. », cet essai de renouvellement de la technique romanesque de la part d’écrivains lus et reconnus.

 Notre objectif est modeste, circonstancié. Nous l’aborderons en stylisticien amateur, de près et non de haut, en évitant par exemple de parler trop vite de « phénomène d’intergénéricité ». Certains des épisodes dialogués de Poil de Carotte nous serviront de pierres de touche. Concernant Jean Barois, vu l’ampleur du procédé, et dans les limites qui sont les nôtres, notre approche s’attachera avant tout à esquisser une pragmatique des effets de lecture.

À quelque page ou presque que l’on ouvre Poil de carotte, l’on tombe sur un dialogue calqué sur le mode de présentation du dialogue dramatique. Nous serions là en face d’un cas typique de « contamination » ― ou plutôt face à l’expression réussie, doublement couronnée de succès, d’une double postulation artistique, le roman ayant donné lieu à une adaptation théâtrale qui valut à Renard et à sa créature un « triomphe ». C’est la recette du plein succès à l’époque2 : une pièce tirée d’un livre dont on parle doit assurer la célébrité d’un auteur. La généalogie des deux œuvres est quasi parallèle. Une première version de Poil de Carotte est publiée chez Flammarion en septembre 1894. Mais dès 1893, comme nous l’apprend une note du Journal3, Renard avait envisagé un Poil de Carotte en deux actes. Le projet ne prend toutefois forme qu’après le succès du Plaisir de rompre (1897), première tentative sérieuse de Renard au théâtre. Novembre 1899, Renard soumet la pièce enfin terminée à Antoine, animateur du Théâtre-Libre. La pièce est créée le 2 mars 1900. La centième, le 23 octobre, donnera lieu à un grand dîner. Renard fait paraître en 1902 la version définitive du roman, version augmentée de cinq épisodes, préalablement publiés en revue, à savoir : « Le Pot », « La Mie de pain », « La Mèche », « Lettres choisies » et « Les Idées personnelles ».

La pièce créée par Antoine est issue pour l’essentiel de trois fragments du roman de 1894, « Coup de théâtre », « Le Programme » et « Le Mot de la fin ». Mais l’intrigue est resserrée autour d’un seul événement, celui qui fait la matière du chapitre « Coup de théâtre ». Dans le roman ce chapitre n’annonce pas qu’un revirement imprévu du héros, il indique aussi le type de mise en forme choisi par l’écrivain. Renard adopte en effet les conventions de présentation du dialogue théâtral. Il divise un petit extrait de la vie familiale en cinq scènes. L’épisode se termine sur un bon mot, un « mot de théâtre » : « Tout le monde ne peut pas être orphelin ». Ce fragment est comme une pierre d’attente dans le processus de transposition dramatique.

Mais notre intérêt ne porte pas ici sur la façon dont s’opère la transposition du romanesque (nous n’osons dire du « narratif », nous avons vu pourquoi) au dramatique, mais plutôt sur la façon dont le roman (et nous pourrions dire, cette fois, le « narratif ») s’incorpore les signes de la théâtralité. C’est donc comme procédé romanesque, comme le veut Sartre, que le « style de théâtre » retiendra notre curiosité.

Notons d’abord que le procédé consistant à faire alterner le dialogue du théâtre écrit et les formes traditionnelles de la parole rapportée apparaît d’abord dans L’Ecornifleur (1891), roman qui impose le nom de son auteur4. Renard ne cessera par la suite, dans ses recueils, d’y recourir. Il impose ainsi sa forme à tout ou partie des dialogues de Poil de Carotte. Sa fréquence augmente à mesure que se durcissent les rapports de la mère Lepic avec son dernier-né.

On a pu dénier à Poil de Carotte le statut de « roman », au prétexte qu’il serait composé de courtes séquences apparemment indépendantes les unes des autres. Seule les lierait l’omniprésence du personnage-éponyme. Poil de carotte ne déroulerait pas le roman d’un personnage ; c’est un « portrait éclaté ». Or le personnage évolue au fil des pages et des épisodes : le temps passe au cours du roman, Poil de Carotte grandit, sachant mieux soudain ce qu’il veut, et partant ce qu’il ne veut plus. Pour la première fois de sa vie en effet, dans « La Révolte », le héros refuse d’obéir et de se soumettre à l’autorité maternelle.

L’explication passe inévitablement par l’analyse précise des formes de dialogue retenues par l’auteur, par l’analyse de l’interaction entre le comment (les choix stylistiques) et le quoi (l’idée de révolte).

Selon la coupure plus ou moins grande introduite dans le récit, on distingue traditionnellement les discours direct, indirect et indirect libre. Il faut, dans le cas qui nous occupe, faire une place à une variante du troisième type : le « discours direct théâtralisé ». Le discours direct introduit en principe une double rupture avec la narration : énonciative d’abord grammaticale ensuite, double rupture manifestée typographiquement. Le « discours direct théâtralisé » accentue cette rupture, au point que son émergence peut paraître incongrue, déroutante. Contrairement à ce qui se passe majoritairement dans le roman moderne, où style direct et style indirect tendent à se contaminer, ce mode de présentation affiche l’hétérogénéité des niveaux d’énonciation. La répétition de l’inscription en majuscules du nom des personnages contribue à créer un effet de présence. Cette mention, que nous finissons par ne plus lire, mais que nous ne cessons de voir, au bord de l’œil, détache les personnages du récit qui les faisait vivre, les « autonomise » pour ainsi dire. Elle garantit du même coup, mieux que ne font les guillemets5, l’autonomie de leur parole.

Par définition ce type de discours est exclu du régime du récit. Doit-on parler d’entorse au contrat de lecture ? Il faut s’entendre : l’apparition de ce « discours direct théâtralisé » n’a pas le sens ici d’un irrésistible « appel » à la matérialisation scénique. Évoquer un conflit « intergénérique » paraît peu pertinent. Les régimes ne sont pas en rivalité ; l’un simplement emprunte à l’autre. Poil de Carotte et sa mère ne sont pas des personnages en peine d’incarnation. Leurs échanges restent tributaires du cadre narratif particulier au sein duquel ils naissent et s’interrompent.

Le chapitre « La Révolte » offre deux sections : la première, dialogue théâtralisé, met en scène une opposition frontale ; la seconde, dialogue narrativisé, s’attache à souligner les réactions de chacun. Ce n’est pas la première fois que Jules Renard, dans les limites d’un même chapitre, change son mode de narration, son esthétique (voir, par exemple, le chapitre « La pièce d’argent », où, dans les sections II et III, Renard utilise deux genres littéraires différents, une courte nouvelle, une scène dramatique), mais ici il s’agit de deux formes d’insertion du dialogue, correspondant à deux éclairages différents : l’affrontement d’une part, le heurt des volontés ; l’onde de choc d’autre part.

Le dialogue qui oppose la mère au fils est bref (il n’est que de comparer la longueur respective des deux sections du chapitre) et intense. Cette parole mise en scène, cette parole « dramatisée » au double sens du terme, nous plonge fictivement dans le vif d’une situation. Le mot dramatique (gr. drâma, action) retient l’idée de conflit. Un drame, c’est aussi un événement de caractère douloureux, violent (il peut prendre le sens de « crime », de « catastrophe »). La situation décrite est en un sens une situation « violente ». À noter ici l’absence de didascalies6. Le dialogue ne se prolonge pas en gestes, en attitudes, il est strictement « vocal et proféré ». L’action passe donc par la parole, exclusivement. Elle concrétise les lignes de forces qui s’établissent entre les personnages. Les répliques, s’enchaînant par questions/réponses, sont brèves, tendues, se caractérisant par leur puissance d’impact sur les protagonistes (manière de « stichomythie ») :

MADAME LEPIC : C’est donc moi qui rêve ? Que se passe-t-il ? Pour la première fois de ta vie, tu refuses de m’obéir ?
POIL DE CAROTTE : Oui, maman.
MADAME LEPIC : Tu refuses d’obéir à ta mère.
POIL DE CAROTTE : À ma mère, oui, maman.
MADAME LEPIC : Par exemple, je voudrais voir ça. Fileras-tu ?
POIL DE CAROTTE : Non, maman.
MADAME LEPIC : Veux-tu te taire et filer ?
POIL DE CAROTTE : Je me tairai, sans filer7.

Tout au long de la scène, Poil de Carotte demeure très calme, maîtrisant parfaitement ses émotions. Il conserve les marques du respect filial. S’exprimant très posément comme le prouvent ses réponses laconiques, et toutes assertives, son refus en reçoit un surcroît de force. Le scandale d’une telle attitude est inédit. L’enfant répond terme à terme à sa mère, lui retourne ses mots : « Tu refuses d’obéir à ta mère / À ma mère, oui, maman » (l’ironie de l’opposition « mère/maman ») ; « Veux-tu te taire et filer ? / Je me tairai, sans filer »8.

En face de lui Mme Lepic est sous le choc de la surprise et ne semble plus savoir quelle attitude adopter ; elle multiplie les questions sans objet, trahissant son désarroi dans cet entrechoc de mots dépourvus d’efficience : « Comment ! tu n’iras pas au moulin ? Que dis-tu ? Qui te demande ? Est-ce que tu rêves ? » (p. 758) Chacune de ses tentatives successives de se faire obéir se heurte à un refus catégorique de la part de Poil de Carotte dont la résolution, exprimée simplement, sans modalisateurs, sans appuis expressifs, sans la marque d’aucune hésitation, paraît inébranlable.

Mme Lepic ne comprend pas d’abord le refus de son fils. Elle ne l’interprète pas d’abord comme un refus, elle veut y voir, trompée par une longue habitude, l’expression d’une crainte : « Pourquoi réponds-tu : non, maman ? Si, nous t’attendrons » (p. 758). Une question en forme de raillerie d’abord adressée à l’enfant se retourne contre elle : « Est-ce que tu rêves ? »/ « Voyons, Poil de Carotte, je n’y suis plus » / « C’est donc moi qui rêve ? » (p. 758). La répétition finale de « Veux-tu » (forme par laquelle elle croit rendre « aimable », et donc plus efficace, ce qui est bel et bien un ordre : « Je t’ordonne d’aller tout de suite chercher une livre de beurre au moulin » (p. 758) traduit sa perte de pouvoir – l’inefficience désormais de son « vouloir ». « Par exemple, je voudrais voir ça ! » (p. 758). Formule qui se veut une menace, mais qu’il faut entendre dénégativement : elle ne veut pas voir ce à quoi, justement, elle est en train d’assister

Si le premier dialogue, affichant les conventions de l’échange théâtral, était d’abord « agonistique », au sens originel de « combat » – les personnages agissant les uns sur les autres au moyen de la seule parole qui est action – le second, qui revêt les formes plus « naturelles » du dialogue en mode récit, présente un caractère « explicitant ». Cette révélation ou épiphanie est celle de « l’intériorité » des personnages, telle qu’elle affleure ou se manifeste au moment de la crise (« Papa, dit Poil de Carotte, en pleine crise… », p. 760). Le discours direct est au reste prolongé par le discours indirect libre : « Si encore elle le dérangeait ! S’il avait été en train de jouer ! Mais, assis par terre, il tournait ses pouces, le nez au vent, et il fermait les yeux pour les tenir au chaud. Et maintenant il la dévisage, tête haute. Elle n’y comprend rien » (p. 759). Le passage semble d’abord afficher des indices de D.I.L (la tonalité exclamative), pour se développer ensuite sous la forme d’un psycho-récit, présentant les sentiments et les pensées du personnage.

La part prépondérante du commentaire et de la description dans cette section répond à un souci d’expliquer. Le narrateur s’affirme explicitement le « conducteur » du récit : « C’est, en effet, la première fois que Poil de Carotte lui dit non » (p. 759). Il commente, par exemple, l’état d’esprit de Poil de Carotte (« surpris de s’affermir en face du danger, et plus étonné que Mme Lepic oublie de le battre », p. 759) ou l’attitude de grand frère Félix : « Il ne réfléchit point que si Poil de Carotte se dérobe désormais, une part des commissions reviendra de droit au frère aîné ». Il oriente sans discrétion, en narrateur omniscient, le jugement du lecteur, dévoilant le « fond » d’un personnage à l’aide d’une comparaison dont il ne veut pas laisser l’initiative au lecteur : « Hier, il le méprisait, le traitait de poule mouillée. Aujourd’hui, il l’observe en égal et le considère » (p. 759). Les passages descriptifs viennent en relais du commentaire, soulignant la manifestation irrépressible des colères intérieures : « Toutefois, malgré ses efforts, les lèvres se décollent à la pression d’une rage qui s’échappe avec un sifflement ».

La première section du chapitre, dialogue présenté en « style de théâtre », place le lecteur en position de spectateur. Il assiste, dans un simili direct, à l’éclosion de la « crise ». Cette « révolution9 », dans laquelle se trouve pris l’ensemble des protagonistes, met sans dessus dessous les rapports familiaux. Le narrateur, demeuré par force à distance, recouvre dans la deuxième section l’ensemble de ses prérogatives. Il lui est alors loisible, devant un spectateur redevenu lecteur, d’en souligner les conséquences. Il est donc bien loin, comme le déplorait Sartre, de « renonc[er] à l’attitude explicative ». 

Les deux volets du chapitre « La Révolte » se répondent. Mais les deux formes de présentation du dialogue sont contiguës ; il n’y a pas de contamination. Il en va autrement dans le chapitre suivant, « Le Mot de la fin ». C’est que l’effet cherché est tout autre.

Le titre « Le mot de la fin » annonce un chapitre dont la matière est un échange verbal, lequel se termine sur un bon « mot » : « Je ne dis pas ça parce que c’est ma mère10 ». Le titre met l’accent sur ce mot final parce qu’il est prononcé par le héros éponyme. Il découle bien sûr d’un titre comme « Le mot de la fin » que le roman est fini11. L’effet de clôture est affiché. Ce qui nous oriente vers la recherche d’une cohérence qui avait pu jusqu’alors nous échapper (pourquoi finir ici et ainsi, sur ce mot ?).

À la fin du chapitre précédent, Mme Lepic avait abdiqué son autorité. L’exercice de cette autorité désormais incombait au père ; responsabilité dont celui-ci n’avait d’abord su que faire : « Mal à l’aise, il fait quelques pas dans l’herbe, hausse les épaules, tourne le dos et rentre à la maison ». La balle est dans son camp. La longue phrase complexe qui ouvre le chapitre suivant semble avoir pour office de prolonger le suspense :

Le soir, après le dîner où Mme Lepic, malade et couchée, n’a point paru, où chacun s’est tu, non seulement par habitude, mais encore par gêne, M. Lepic noue sa serviette qu’il jette sur la table et dit :

« Personne ne vient se promener avec moi jusqu’au biquiniou, sur la vieille route ? » (p. 760)

Seul le cadet répond à l’invitation apparemment anodine lancée par le père. La réaction des aînés n’est pas évoquée dans le texte. L’attention se focalise sur le couple père/fils. L’état d’esprit de l’enfant est évoqué en phrases rapides, lapidaires. Elles soulignent sa détermination, son désir d’en « finir ». Il ne répond pas directement à la question que lui adresse le père. Il ne donne pas les raisons de sa conduite dans le cas particulier. Il commence par le plus dur, par l’aveu. Le verbe « avouer » doit ici être pris dans son sens le plus fort. L’enfant n’a pas commis un méfait, il doit avouer un sentiment blâmable, un sentiment « contre-nature ». Un fils en effet ne peut qu’aimer sa mère. Or il confesse ne plus l’aimer12.

La mise en scène de l’échange se fait, encore une fois, selon un double système. Ou plutôt le système du récit encadre le recours au système dramatique. La mise en place (les quatre premiers paragraphes) s’effectue dans le respect des conventions typographiques de la mise en récit. L’explication proprement dite adopte la mise en page du système dramatique. L’attention se concentre sur les paroles échangées (« avec suffisance » constitue la seule note de régie du passage). Au dénouement, le récit reprend ses droits.

Que reproche l’enfant à sa mère ?

L’idée de terminer par un suicide les injustices dont il s’estime la victime lui a traversé l’esprit :

POIL DE CAROTTE : Si pourtant je te disais, papa, que j’ai essayé de me tuer.
MONSIEUR LEPIC : Tu charges ! Poil de Carotte.
POIL DE CAROTTE : Je te jure que pas plus tard qu’hier, je voulais encore me pendre (p. 762).

Félix et Ernestine jouissent d’un régime de faveur. Ils sont heureux. La conclusion de l’enfant est implacable et tient en une double négation, expression d’une insurmontable fracture : « Cette mère ne m’aime pas et je ne l’aime pas13 » (p. 763). Nulle hésitation dans les paroles de Poil de Carotte. Sa langue est précise et concise. Les phrases qu’il emploie presque constamment assertives :

POIL DE CAROTTE, avec suffisance : Les affaires sont les affaires, mon papa. Tes soucis t’absorbent, tandis que maman, c’est le cas de le dire, n’a pas d’autre chien que moi à fouetter. Je me garde de m’en prendre à toi. Certainement je n’aurais qu’à moucharder, tu me protégerais. Peu à peu, puisque tu l’exiges, je te mettrai au courant du passé. Tu verras si j’exagère et si j’ai de la mémoire. Mais déjà, mon père, je te prie de me conseiller (p. 761).

Le père est à l’initiative d’une explication qui a trop tardé. Il est temps en effet pour se « taiseux », cet éternel absent (« Je suis obligé de voyager »), d’écouter et de parler, d’affirmer enfin son point de vue auprès d’un enfant qui lui a toujours gardé sa préférence.

Il rompt le premier la glace (« Qu’est-ce que tu attends pour m’expliquer ta dernière conduite qui chagrine ta mère ? », p. 760), et encourage son fils par ces questions (« À cause de quoi ? Depuis quand ? », p. 761), des marques d’empathie (« Ah ! c’est malheureux, mon garçon ! » ; « Si. J’ai remarqué que tu boudais souvent », p. 761) à pousser plus avant sa confession.

L’aveu de Poil de Carotte l’embarrasse. Il tente d’abord d’en réduire la portée (« Mais si, mais si, tu oublieras ces taquineries » ; « tu charges », p. 762), accuse son égocentrisme (« Tu te crois seul dans l’univers », p. 762), puis se range au raisonnement de son fils, comme étonné de devoir admettre que cet enfant n’en est plus un : « Vois-tu clair au fond des cœurs ? Comprends-tu déjà toutes ces choses ? ». Son affection se traduit en moqueries tendres, comme « petite espèce humaine à tête carrée, tu raisonnes comme une pantoufle » (p. 762). Il lui délivre enfin le fond de sa pensée – âpre leçon pour l’enfant :

MONSIEUR LEPIC : Résigne-toi, blinde-toi, jusqu’à ce que, majeur et ton maître, tu puisse t’affranchir, nous renier et changer de famille, sinon de caractère et d’humeur. D’ici-là, essaie de prendre le dessus, étouffe ta sensibilité et observe les autres, ceux même qui vivent le plus près de toi ; tu t’amuseras ; je te garantis des surprises consolantes (p. 763).

Ce discours injonctif à valeur de conseil prône une certaine forme de stoïcisme face aux mauvais traitements. L’espoir d’un affranchissement est reporté dans un futur lointain. Adulte, Poil de Carotte sera libre de « renier » sa famille, de s’en inventer une autre. M. Lepic s’inclut dans ce discrédit de la famille naturelle, confessant comme en passant ses propres torts. Ce temps d’endurcissement est aussi un temps d’apprentissage, d’observation de la comédie humaine. Il faut apprendre à faire son miel d’une liberté confinée, tout intérieure. Mais de l’endurcissement, sous lequel on se préserve, au durcissement, sous lequel on s’isole, bien ténue est la limite.

L’échange à l’occasion duquel on passe d’un système de discours à l’autre n’est pas anodin :

POIL DE CAROTTE : Sans doute, les autres ont leurs peines. Mais je les plaindrai demain. Je réclame aujourd’hui la justice pour mon compte. Quel sort ne serait préférable au mien ? J’ai une mère. Cette mère ne m’aime pas et je ne l’aime pas (p. 763).
« Et moi, crois-tu donc que je l’aime ? » dit avec brusquerie M. Lepic impatienté.

L’importance de l’aveu est soulignée par le brusque changement du mode de présentation. La double indication de voix et d’attitude (« brusquerie », « impatienté ») traduit assez qu’il s’agit d’une parole « échappée ». Suit un portrait du père, du point de vue de l’enfant :

À ces mots, Poil de Carotte lève les yeux vers son père. Il regarde longuement son visage dur, sa barbe épaisse où la bouche est rentrée comme honteuse d’avoir trop parlé, son front plissé, ses pattes-d’oie et ses paupières baissées qui lui donnent l’air de dormir en marche (p. 763).

L’aveu proféré d’un souffle, le visage se referme, indéchiffrable, tel celui d’un somnambule.

Le cœur de l’échange, dans ce chapitre, s’offre sous la forme d’un texte théâtral. Chacun des protagonistes s’explique, ou plutôt se révèle à l’autre, sans intervention de l’auteur, sans modalisation – nûment. Le discours de l’enfant affiche les signes d’une personnalité désormais mature :

POIL DE CAROTTE : Ça m’exaspère qu’on dise que je boude. Naturellement, Poil de Carotte ne peut garder une rancune sérieuse. Il boude. Laissez-le. Quand il aura fini, il sortira de son coin, calmé, déridé. Surtout n’ayez pas l’air de vous occuper de lui. C’est sans importance.
Je te demande pardon, mon papa, ce n’est sans importance que pour les père et mère et les étrangers. Je boude quelquefois, j’en conviens, pour la forme, mais il arrive aussi, je t’assure, que je rage énergiquement de tout mon cœur, et je n’oublie plus l’offense (p. 761).

Poil de Carotte parle de lui à la troisième personne. Il se montre capable de s’envisager, d’envisager son sort, comme s’il s’agissait d’un autre. Il est donc capable d’objectiver sa situation. Il s’appréhende comme il imagine que ses parents le voient, sa mère plus particulièrement. Celle-ci tend en effet constamment à l’infantiliser, ramenant ses souffrances à des « bouderies », des fâcheries « sans importance ». Mais il montre dans son discours qu’il a une vue lucide des choses. Il ne veut plus s’en laisser compter. La pointe virulente de son raisonnement est amenée en douceur par l’expression de la déférence et de l’affection (« Je te demande pardon, mon papa »). Mais la concession est de pure forme ; la réfutation ne craint pas de s’affirmer dans toute sa véhémence (comparer « j’en conviens, pour la forme » à « je rage énergiquement de tout mon cœur », redondance expressive, marquant l’intensité de la souffrance endurée). Forcé de s’expliquer, le père Lepic nous offre un jour rapide sur le fond désespéré de sa nature. On devine qu’il a depuis longtemps, comme il le conseille à son fils, « renonc[é] au bonheur ».

Ce mode de présentation renvoie au lecteur la responsabilité d’appréhender par lui-même l’évolution du personnage principal, de juger « sur pièces ». À la fin du chapitre, l’insertion de commentaires, le retour des formes traditionnelles du dialogue en mode récit, manifestent la persistance de ce « subjectivisme » que dénonçait Sartre. La discrétion de l’auteur (ses commentaires ne sont jamais développés), voire son effacement (c’est le cas lorsqu’il adopte le « style de théâtre »), ne marquent pas véritablement un souci d’objectivité14. Renard, majoritairement, épouse le point de vue du héros (voir, par exemple dans le passage, le portrait du père). Il se refuse cependant à l’expliquer15. Il fait de nous les témoins privilégiés de ses pensées, de ses sentiments, de ses actions. Il évite autant que possible de « parasiter » la parole des personnages qu’il nous montre, faisant par exemple, dans les deux scènes qui nous occupent, un usage fort restreint des didascalies16. Renard soutient la gageure, en dosant ses interventions comme ses silences, d’un équilibre subtil entre « objectivisme » et « subjectivisme », pour rester dans les termes du dilemme sartrien.

C’est un défi d’une tout autre ampleur que s’impose Martin du Gard. La théâtralité s’affiche chez lui tout au long d’un texte abondant, qui en devient, par force, « bavard ». L’enjeu et les risques dépassent ici en portée les  emprunts parcimonieux, dosés, auxquels se livre Renard.

 Jean Barois17 est une monographie. Nous y suivons en effet la vie d’un homme, le héros éponyme, de son enfance à son « crépuscule », titre du dernier chapitre. C’est la donnée de maints romans « naturalistes ». Cependant cette vie n’est pas « une vie » quelconque, exemplaire du fait même de sa banalité, puisque c’est celle d’un « intellectuel engagé », à la tête d’une revue militante, Le Semeur, et plongé dans le vif des crises de son temps, en l’espèce le contexte de l’affaire Dreyfus (1894-1906) et de la loi de Séparation de l’Église et de l’État (1905). La « continuité » de cette vie de combats nous est offerte sous le mode du discontinu, au moyen d’un montage de scènes (montage abrupt, cut, pourrait-on dire) presque entièrement dialoguées.

Dans Poil de Carotte, Renard use d’un mode de présentation mixte des dialogues. Le dialogue théâtralisé demeure chez lui dans la dépendance du système narratif. C’est apparemment la réalisation du choix inverse qu’offre le roman de Martin du Gard : le dialogue théâtralisé y a la prééminence sur le récit. Le récit (entendons : les indications scéniques, portraits, descriptions, contenus de pensée…) est au service du dialogue. Non que la part du récit, quantitativement, soit inférieure à celle dévolue aux échanges18, mais la configuration typographique de la page (choix de cinq caractères d’imprimerie différents, texte disposé en deux colonnes, texte narratif en retrait par rapport au texte dialogué), à laquelle, du moins pour l’édition de 1913, Martin du Gard avait scrupuleusement veillé, met en exergue la partie dialoguée. De sorte que les notations escortant les parties dialoguées créent visuellement l’impression de constituer, comme l’indique Bernard Alluin, « un simple texte d’accompagnement » (p. 88).

Martin du Gard s’est expliqué sur un choix qui tournait alors à l’idée fixe19 :

Quand j’ai commencé à écrire, mon goût pour le théâtre était encore si vivace que je n’ai pu me dérober entièrement à cette attirance. Instinctivement, j’ai cherché un compromis. Le romancier, pensais-je, doit s’effacer, disparaître derrière ses personnages, leur abandonner la place, et les douer d’une vie assez puissante pour qu’ils s’imposent au lecteur par une sorte de présence, comme s’imposent au spectateur les êtres de chair qu’il voit se mouvoir, qu’il entend converser, de l’autre côté de la rampe. Or, j’avais constaté, en lisant des pièces modernes, que cette intensité de vie, conférée aux personnages de théâtre par l’incarnation qu’en font les acteurs, pouvait presque être obtenue à la simple lecture, pour peu que le dialogue fût d’un naturel parfait, (ce que n’étaient pas toujours les dialogues écourtés et stylisés des romans) ; pour peu, en outre, que les détails de mise en scène, les mouvements, les gestes, les expressions de physionomie, et même certaines intonations des personnages, fussent notés avec une précision assez suggestive20.

Ce dernier adjectif traduit au mieux l’objectif d’un romancier jaloux de la prégnance du spectacle théâtral. Relevons en passant un paradoxe : c’est en s’efforçant vers plus de « naturel » que le dialogue romanesque gagnera en « intensité de vie », nous dit en substance Martin du Gard. Pourtant, comme chacun sait, rien n’est moins « naturel », rien n’est plus stylisé que le dialogue théâtral. Au théâtre, on parle toujours « trop bien ». Sans remonter aux tragiques grecs, à Shakespeare ou à nos classiques, songeons seulement qu’au moment où Antoine échoue à imposer un théâtre naturaliste, un théâtre « tranche de vie », s’imposent sur scène les noms de Claudel, Jarry, Rostand…

Martin du Gard vise donc à créer un « illusionnisme » qui n’aurait « presque » rien à envier à celui qu’est censée, du moins dans sa forme traditionnelle, engendrer la performance théâtrale. Le texte romanesque ainsi offert appelle un « théâtre mental », un « spectacle dans un fauteuil », – pièces de théâtre destinées, selon le vœu de Musset, à être lues dans un fauteuil, à part soi ; formule qui est pour nous celle du cinéma.

À cette illusion de la « présence » concourt aussi l’appareil narratif. Le style impressionniste, nominal, asyndétique, de ces notations, associé à l’utilisation systématique des formes du présent, qui ont la vertu de restaurer le procès dans sa pleine force projective, dans tout l’impondérable de son cours, nous ferait « presque » croire au miracle d’une prise directe avec l’événement. Le choix du présent pour accréditer le simulacre de la « présence » à soi et au lecteur du personnage, prépare, renforce, l’expérience semble-t-il « réelle » du temps de la parole théâtralisée.

Ce temps scénique doit aussi s’appréhender en liaison avec la mise en scène de l’espace, avec l’architecture des lieux de parole. À chaque scène en effet, son décor, son climat, sa « dramaturgie ». Les lieux choisis s’offrent tantôt dans leur confinement comme boîte à « cris et chuchotements », tantôt dans leur agrandissement comme « espace public », forum. Dans la première partie du roman, dévolue au récit  de l’émancipation familiale et professionnelle de l’individu Jean Barois (« L’Anneau », La Chaîne », La Rupture » constituent dans l’ordre les titres des trois dernières sections), s’impose une dramaturgie des lieux de l’intime : une cellule derrière la sacristie, la chambre de Jean, la chambre à coucher des époux, le salon des Pasquelin, une salle de classe, une chambre d’hôtel. Seule résonne au dehors la longue et importante conversation de Jean avec l’abbé Joziers. Ils empruntent « le raccourci du cimetière », qui bientôt se rétrécit, précisent les notes narratives, établissant une proximité propre semble-t-il à l’expansion d’une parole libre. C’est devant une plaine où « s’étend un blé naissant21 » que les deux hommes se séparent, consommant leur « rupture ». La partie intermédiaire du roman nous ouvre des lieux d’opinion, ayant pour coulisses le monde et ses bruits : la maison de Jean, à Paris, où se retrouvent, dans l’ordre d’entrée  en scène, Barois, Harbaroux, Cresteil, Zoeger, et Portal, soit la future équipe de rédaction du Semeur ; une brasserie du boulevard Saint-Michel, la maison de Wolsmuth qui présente trois chambres en enfilade, et dans laquelle Jean reçoit la révélation que l’arrestation de l’officier Dreyfus est décidément une « affaire » ; les bureaux du Semeur, la salle de cours d’assises du procès Zola, la salle du procès de Rennes, l’intérieur du Palais du Trocadéro où le conférencier Barois est en vedette. Dans la dernière partie du roman, la parole, après s’être agrandie aux dimensions du monde, replie ses ailes, se resserre dans les limites de l’entretien privé, retombe au chuchotement. Le ton et le registre sont donnés d’entrée de jeu, avec la réapparition de l’abbé Josiers s’annonçant au domicile parisien de Jean Barois. Les lieux de parole insensiblement se rétrécissent : le jardin de Luce, après qu’on a célébré le transport des cendres de Zola au Panthéon, le logement de Barois, son bureau de directeur du Semeur, où se déroule la dernière joute d’idées du roman, l’appartement de Luce, la parloir d’un couvent, la vieille maison de Barois enfin, lieu de l’ultime agôn – l’agonie.  

Cette recherche de l’illusionnisme sert évidemment le thème du roman. Jean Barois est un roman d’idées. Le débat est à la fois le « sujet » et le principe d’organisation, de structuration, du roman, mais aussi, du côté du lecteur, un objectif. Ce texte en tension a pour fin la mise sous tension du lecteur. N’oublions pas que les débats dont le roman se fait l’écho étaient encore vifs au moment de sa parution22. La notion de l’agôn, de l’affrontement, notion « dramatique » par essence, est au cœur du roman. La théorie des jeux peut nous aider à comprendre ce qui se joue dans l’agôn dramatique. Caillois, dans sa classification des jeux, oppose deux « catégories fondamentales » : la catégorie de l’« Agôn » et celle de l’« Alea ». Il définit ainsi la première :

Tout un groupe de jeux apparaît comme compétition, c’est-à-dire comme un combat où l’égalité des chances est artificiellement créée pour que les antagonistes s’affrontent dans des conditions idéales, susceptibles de donner une valeur précise et incontestable au triomphe du vainqueur23.

Ne semble-t-il pas que des scènes comme celle reproduisant un moment des débats qui se tinrent, le 17 février 1798 indique une didascalie, dans la salle du Palais de Justice lors du procès Zola ressortissent peu ou prou du « groupe de jeux » dont parle Caillois ?  Le « jeu » a ici ses règles, rappelées par le M. Le Président ; ses adversaires et leurs équipiers : le général de Pellieux, délégué par l’état-major, et par tout le camp anti-dreyfusard, contre maître Labori, le bouillant défenseur de Zola. Mais ici les dés sont pipés. Il n’y a pas « égalité des chances » : il y aura donc deux vainqueurs, un vainqueur déclaré, un vainqueur moral. La scène opposant un Barois âgé à Dalier, d’abord, jeune recrue du Semeur dont l’athéisme militant le choque, puis à Grenneville et Tillet, deux normaliens, deux béjaunes, tenants de la morale traditionnelle, peut aussi s’appréhender comme « jeu ». Barois, revenu de « l’affaire Dreyfus », est rompu à toutes les joutes. Pour qu’il y ait équilibre semble-t-il, il admet deux adversaires, comme au jeu d’échecs, le maître accepte de « donner la réplique » à une paire de mazettes. Mais le dernier coup, le dernier mot, lui revient.

Le dispositif adopté par Martin du Gard « théâtralise » le conflit, les choix tactiques, les avancées et les reculs des protagonistes. De proche en proche, du conflit conjugal au conflit national, le monde dans lequel Barois engage sa parole est le « théâtre » de rivalités sans cesse renaissantes. Voyez, par exemple, en quels termes est présentée, en jouant sur le double sens du mot « drame » (évoquant jusqu’à l’effet de « pathétique » qu’un spectacle tragique réussi doit censément provoquer), l’affaire Dreyfus. C’est Barois qui parle, lisant devant Woldsmuth, journaliste et ami, l’article qu’il projette de publier au moment de l’ouverture du procès de Rennes (août 1899) :

Il ne nous reste plus, aujourd’hui, que le souvenir d’avoir vécu un drame historique à nul autre comparable ; un drame à milliers de personnages, joué sur la scène du monde, et d’un intérêt si pathétique et si universel, que toute la nation, puis autour d’elle toute la civilisation, est venue y prendre part. Pour la dernière fois sans doute, l’humanité divisée en deux masses inégales, s’est heurtée au front : – d’un côté, l’autorité, qui n’accepte le contrôle d’aucun raisonnement ; – de l’autre, l’esprit d’examen, superbement dédaigneux de toutes préoccupations sociales24.

Dans Jean Barois le débat est appréhendé dans toutes ses dimensions : dans la sphère privée et professionnelle d’abord, avec la triple opposition Jean / Cécile, Barois / l’abbé Joziers, Barois / le directeur du collège Venceslas ; dans la sphère publique ensuite, avec la création du Semeur et l’engagement de la rédaction dans le camp dreyfusard ; dans la sphère intime, personnelle enfin, avec le débat terminal sur la « bonne » mort. Certes le dialogue théâtralisé, en dépit d’un jeu typographique supposé le favoriser, ne couvre qu’une part de ses débats. Il est concurrencé par d’autres formes de discours, ou plutôt il s’inscrit dans un dispositif où jouent d’autres formes du discours. Elles recouvrent ce qu’à l’époque la critique nommait les « documents », autrement dit les lettres qu’échangent les protagonistes, des extraits de presse, une note testamentaire, des fragments de journal intime. L’hétérogénéité de ces « discours », manifestée par les choix de mise en page, ne fait que traduire l’hétérogénéité des opinions.

Dans le dernier chapitre de la dernière partie du roman, « Crépuscule », le débat s’offre sous l’espèce d’une confrontation des tableaux de la « bonne » mort. Cette ultime controverse a pour pivot (section IV) un dialogue tendu, rapporté sous la forme théâtrale usuelle, entre l’abbé Lévys, confesseur de Barois, et Marc-Elie Luce, vieil ami de Barois, venu visiter ce dernier gravement malade. Le thème en est encore une fois le conflit de la raison avec la foi, et l’affolement crépusculaire de Jean, revenu à Dieu, contrairement à son vieux camarade qui affirme devant l’ecclésiastique vouloir mourir comme il a vécu. De part et d’autre de ce dialogue sans aménité nous sont donnés à lire des « documents ». La section II25 est constituée d’extraits du journal intime de l’abbé Lévys, journal de la conversion de Jean. La section V nous invite à lire une lettre de Woldsmuth à Jean, relatant les derniers instants de Luce. L’épilogue de cette lettre nous permet de mesurer tout ce qui sépare désormais le héros mourant de ses vieux camarades de lutte :

 « Voilà ce que je voulais vous écrire, mon cher Barois, parce que je sais que cette mort peut vous faire du bien, comme à moi. Elle nous console de toutes les choses mauvaises que nous avons rencontrées sur notre chemin.
« J’ai la certitude, après avoir vu mourir Luce, que je n’ai pas eu tort d’avoir foi en la raison humaine26.

La section IV, par laquelle se clôt le roman, rend compte, non sans ironie, de la mort de Jean. Le récit y est prépondérant, interrompu par les ultimes paroles de Jean, qui délire, et par la lecture d’une note testamentaire, retrouvée dans un cartonnier, par laquelle le soussigné Jean Barois, dans la pleine force de l’âge, entendait protester par avance « contre ce que [lui-même] pourrai[t] penser ou écrire à la fin de [s]on existence27 »…

Renard, après le triomphe de Poil de Carotte, continua, toujours en faisant alterner les modes de présentation, à pratiquer ce que nous avons nommé, faute de mieux, le dialogue théâtralisé, mais dans des recueils que l’on peut difficilement faire entrer dans la catégorie du roman. Malgré le succès rencontré par Jean Barois, Martin du Gard abandonna le « roman dialogué ». De peur de lasser le lecteur dans une entreprise au long cours et d’« appauvr[ir] considérablement ses moyens28 » en usant exclusivement du présent, il revint, avec Les Thibault, aux formes traditionnelles de la parole rapportée, non sans tirer profit de l’expérience de Jean Barois29.

Jules Renard comme Martin du Gard crurent innover, et, au moins pour le second, renouveler la technique romanesque. Le procédé chez Renard, appliqué à des formes brèves, relève d’une volonté de « simplicité », véritable hardiesse au moment où, dans l’atmosphère « fin de siècle », les esprits sont portés à la recherche. Il prête la parole à des personnages « autonomisés », mais paradoxalement peu loquaces, à des personnages « coincés ». Mû par la vaste ambition d’écrire le roman d’une génération, Martin du Gard met en scène des « bavards » impénitents, – des intellectuels. Le procédé du « style de théâtre » fait que l’on peut croire à la responsabilité personnelle de chacun des intervenants. Mais l’écrivain échoua à faire vivre durablement le greffon, à imposer le concept d’une théâtralité romanesque, au sens où l’on parle par exemple aujourd’hui de théâtralité cinématographique. Son abandon par Martin du Gard scella semble-t-il définitivement le sort du « style de théâtre » appliqué au roman.

Notes de bas de page numériques

1 Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, 1948, Paris, collection « Folio/Essais », p. 150, note 11.
2 Aujourd’hui, où l’on ne peut plus se contenter de triompher devant « le tout-Paris », il passe par l’adaptation cinématographique, et admet, avec le film comme vecteur obligé de succès, toutes les combinaisons : du roman ou du théâtre vers le cinéma, mais aussi du cinéma vers le roman ou le théâtre.
3 Jules Renard, Journal, texte établi par Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1960, 15 octobre 1893, p. 180.
4 Renard s’attribue la paternité du procédé, avant de le retrouver chez la comtesse de Ségur (Journal, 22 décembre 1896, p. 367).
5 Les marques typographiques du style direct (deux points et guillemets) tendent à disparaître de la pratique contemporaine du récit.
6 Ce n’est pas le cas, par exemple, dans la section II du chapitre « La pièce d’argent ».
7 Jules Renard, Poil de Carotte, chap. « La Révolte », Œuvres, p. 758. Notre édition de référence est celle de la Bibliothèque de la Pléiade, établie, présentée et annotée par Léon Guichard, Gallimard, Paris, 1970.
8 Jusqu’alors c’était elle qui le prenait au piège des mots. Voir, par exemple, les chapitres « Comme Brutus » ou « La pièce d’argent ».
9 Le mot est prononcé par la mère. La famille est en crise, à l’instar de ce peuvent connaître les sociétés. « C’est la fin du monde renversé » remarque d’ailleurs Mme Lepic qui, complètement désorientée, superpose et mélange deux expressions distinctes : « c’est la fin du monde » et « c’est le monde à l’envers ».
10 J. Renard, Poil de Carotte, chap. « Le Mot de la fin », Œuvres, p. 763.
11 Nous n’avons garde d’oublier que c’est « L’album de Poil de Carotte » qui constitue le chapitre final du roman. Mais il s’agit là d’une manière d’épilogue. Cet « Album » se compose de trente fragments, de trente « instantanés ». On nous invite à feuilleter un album de photographies, un album de souvenirs. Si la photo de l’enfant manque dans l’album de famille, cette lacune est en quelque sorte compensée par le fait que l’ensemble des fragments prennent pour objet Poil de Carotte, nous livrant au final un portrait éclaté – à l’image de celui que nous offre le roman – de l’enfant. Ces brèves séquences ne fonctionnent pleinement que parce que nous connaissons mieux, parvenus à ce point, les Lepic. Les présentations ont été faites. La place de cet « Album » se justifie donc pleinement. Il n’est pas une « clef » du roman, sa « mise en abyme ». Sa place à la marge, à la périphérie du roman lui interdit de jouer ce rôle. C’est le roman, grand album, qui serait la clef du petit. Il faut donc accorder crédit aux déclarations de Jules Renard dans son Journal : l’album est une collection fourre-tout, dans laquelle viennent se ranger les notes que n’a pu ou n’a su développer l’auteur, qui ne sont pas devenues des chapitres. Ces notes forment un roman virtuel. À partir des mêmes invariants, un autre roman était possible. Cet autre roman, Renard ne l’a pas écrit stricto sensu. Mais il a continué à donner vie aux personnages qu’il avait créés, en les mettant sur la scène. Ce roman possible, ce sont des cinéastes qui l’ont écrit, du film de Julien Duvivier, en 1932, avec Harry Baur, à l’adaptation récente pour la télévision, de et avec Richard Bohringer. Ce sont là, comme on dit, des « adaptations libres », liberté qui peut s’autoriser du roman même, et plus particulièrement de « L’Album de Poil de carotte ».
12 Ce qui implique, en bonne logique, qu’il a cessé de l’aimer. Mais il ajoute : « Depuis que je la connais », autrement dit depuis toujours. Ce mot d’enfant souligne la radicalité et la profondeur de ce désamour.
13 « Cette mère » et non « ma mère » ; le démonstratif remplit une double fonction : le fils prend son père à témoin, l’implique dans une « connaissance partagée » ; le choix de ce déterminant est aussi évidemment dicté par un sentiment de mépris.
14 Ce sera un peu la « marotte » de Sartre critique. Voir son éloge continu du roman américain. Mais il écrira, en tant que romancier, des romans de la conscience, de l’intériorité : en « je » avec la Nausée (le journal de Roquentin), en « il » avec Les Chemins de la liberté, mais en adoptant les points de vue successifs des personnages.
15 Geste et attitude explicitent au théâtre ce qui dans le roman demeurait dans l’ombre. On a le sentiment que, d’une manière générale, la pièce « explique » le roman. Cette parole explicitante, révélatrice, c’est avant tout celle du père. Muet ou presque dans le roman, sa parole est prépondérante dans la pièce. C’est ainsi par exemple qu’il « explique » le caractère de Mme Lepic dans la scène VIII. Le long échange entre le père et le fils qui constitue la scène IX éclaire la difficile relation des époux. Le père fait l’historique de cette mésentente que le roman laissait deviner sans en expliquer les causes. La question du divorce, jamais abordée dans le roman, vient ici dans la conversation. Le point de vue de l’auteur se déduit mieux de la pièce que du roman…
16 On ne peut donc dire que les didascalies viennent ici en lieu et place des verbes de parole, qui orientent, par leur sémantisme, la lecture des échanges dans le discours direct traditionnel.
17 Martin du Gard, Jean Barois, Œuvres Complètes I. Notre édition de référence est celle de la Bibliothèque de la Pléiade, préfacée par Albert Camus, Gallimard, Paris, 1955.
18 Voir les chiffres fournis par Bernard Alluin, dans son exhaustive étude Martin du Gard Romancier, Aux Amateurs de livres, Paris, 1989, note 3, p. 85.
19 Ignorant ses devanciers, Martin du Gard, à l’instar de Renard, s’attribue le mérite de la nouveauté, évoquant sans cesse à cette époque l’excitation et la fatigue que lui coûtent ses efforts pour concrétiser sa « grande idée ».
20 Martin du Gard, Souvenirs autobiographiques et littéraires, Œuvres Complètes, p. LX.
21 Martin du Gard, Jean Barois, Œuvres Complètes, p. 286.
22 Le décalage entre le temps de l’histoire (la troisième partie du roman débute en 1905) et le temps de la rédaction (« avril 1910-mai 1913 »), selon l’indication de l’auteur, est minime.
23 Roger Caillois, Les Jeux et les hommes, Gallimard,  coll. « Idées », 1958, p. 50.
24 Martin du Gard, Jean Barois., Œuvres Complètes, p. 411.
25 La section III se compose pour l’essentiel d’un monologue du héros, qui relate, assisté de l’abbé, le moment où il a eu la révélation que tout avait sens. Elle fait donc directement écho, du point de vue de Barois, au récit de l’abbé Lévys.
26 Martin du Gard, Jean Barois, Œuvres Complètes, p. 555.
27 Martin du Gard, Jean Barois, Œuvres Complètes, p. 558.
28 Martin du Gard, Souvenirs, Œuvres Complètes, p. LXII
29 Voir à ce propos les commentaires de Bernard Alluin, Martin du Gard Romancier, chapitre IV, p. 75 à 78.

Pour citer cet article

Thierry Bret, « Du « style de théâtre » appliqué au roman », paru dans Loxias, Loxias 18, mis en ligne le 26 octobre 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1942.

Auteurs

Thierry Bret

Thierry Bret a obtenu son doctorat en littérature française en juin 2006. Il est professeur de Lettres Modernes à la cité Mixte du Parc Impérial (Nice). Rattaché au Centre Transdisciplinaire d’Epistémologie de la Littérature (Université de Nice-Sophia Antipolis), il a participé en 2005 à un colloque organisé par le CTEL ayant pour thème l’hybridation générique (dont les actes, rassemblés et présentés par Hélène Baby, ont été publiés chez L’Harmattan). Il a publié en 2007, chez L’Harmattan, un essai intitulé : « Jules Vallès : La violence dans la Trilogie ». Il collabore à la revue Autour de Vallès.