Loxias | Loxias 20 Les paratextes : approches critiques  

Stéphanie Guérin  : 

Le paratexte face au texte dans Les SSurs Vatard de Joris-Karl Huysmans

Résumé

Le paratexte ayant trait aux Sœurs Vatard (essentiellement de nature épitextuelle, mais aussi présence d’un court péritexte) s’étend de la génèse du roman à son accueil par le public, c’est-à-dire de décembre 1876 à octobre 1879. Ces différentes données paratextuelles mettent au jour une piste de lecture d’ordre naturaliste confirmée par nombreux éléments textuels. Pourtant, les indices paratextuels s’avèrent insuffisants à rendre compte avec exhaustivité des Sœurs Vatard au point de remettre en question l’exclusivité de la piste naturaliste qu’ils soumettent. L’émergence de cette tension, parfois synonyme de contradiction entre piste paratextuelle et contenu textuel, est à nos yeux révélatrice de la poétique huysmansienne fondée sur le dédoublement d’une crise romanesque : tout d’abord remise en cause des conventions génériques traditionnelles, elle s’étend rapidement à la « formule » zolienne, c’est-à-dire au naturalisme positiviste. Calculée ou non, cette divergence entre paratexte et texte impose une relecture des Sœurs Vatard annonciatrice des bouleversements génériques à venir.  

Index

Mots-clés : convergence , crise romanesque, divergence, Huysmans, paratexte, seuils, SSurs Vatard, texte

Chronologique : XIXe siècle

Plan

Texte intégral

Dans le cadre du colloque « Les paratextes : approches critiques », nous nous proposons de confronter Les Sœurs Vatard1, roman de Joris-Karl Huysmans paru en février 1879 à son paratexte.

Les Sœurs Vatard, c’est l’histoire de deux sœurs, Désirée et Céline Vatard, brocheuses dans un atelier parisien. Plus précisément, c’est l’histoire amoureuse de deux sœurs opposées de caractère : Céline court les hommes alors que Désirée refuse de céder à un homme avant le mariage. Pendant que Désirée croit avoir trouvé en Auguste, jeune ouvrier, son futur époux, Céline décide de quitter son amant du moment, Anatole, gros buveur et mauvais travailleur pour un peintre qu’elle croit riche : Cyprien.

Le paratexte des Sœurs Vatard s’étend de la genèse du roman jusqu’à l’accueil du public, c’est-à-dire de décembre 1876 à octobre 1879. Ce paratexte est de nature essentiellement épitextuelle. Nous recensons en effet un large épitexte auctorial privé confidentiel2 contenu dans la correspondance à Camille Lemonnier, journaliste et écrivain belge, à Théodore Hannon, peintre et écrivain belge et à Émile Zola. Figure aussi un court péritexte constitué d’une dédicace à Émile Zola en tête des Sœurs Vatard.

Partant du principe de réciprocité mis au jour par Gérard Genette selon lequel le paratexte est « un auxiliaire du texte »3, c’est-à-dire « un lieu privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie, d’une action sur le public au service [...] d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus pertinente »4, nous constaterons dans un premier temps que les différentes données paratextuelles ayant trait aux Sœurs Vatard mettent au jour une piste de lecture d’ordre naturaliste confirmée par nombreux éléments textuels.

Partant dans un second temps du texte, nous démontrerons que les indices paratextuels s’avèrent insuffisants à rendre compte avec exhaustivité des Sœurs Vatard : en maints endroits du texte se profile une remise en question des procédés naturalistes et par là-même du monopole de la piste naturaliste contenue dans les indices paratextuels. L’émergence de cette tension, parfois synonyme de contradiction entre piste paratextuelle et contenu textuel, sera à nos yeux révélatrice de la poétique huysmansienne fondée sur le dédoublement d’une crise générique : frappant tout d’abord les conventions traditionnelles du genre romanesque, Huysmans étend dans Les Sœurs Vatard les altérations génériques à la « formule » zolienne, c’est-à-dire au naturalisme « positiviste ».

Le paratexte affiche en effet en premier lieu une affiliation très nette aux théories zoliennes qui permet d’envisager l’appartenance du texte au mouvement naturaliste.

L’affiliation aux théories zoliennes apparaît dès le seuil du roman : la dédicace à Émile Zola contient de toute évidence un commentaire auctorial sur le texte. Lorsque Huysmans écrit en-tête des Sœurs Vatard : « À ÉMILE ZOLA. Son fervent admirateur et dévoué ami », il a un double objectif. Il procède tout d’abord à un double hommage – hommage à l’écrivain public (« fervent admirateur ») et à l’homme privé (« dévoué ami ») – et inscrit son roman sous le patronage du mouvement naturaliste. Avec le seul nom d’ÉMILE ZOLA écrit en lettres capitales, Huysmans sous-entend écrire pour le mouvement naturaliste et à la manière de Zola. 

L’épitexte (deux lettres au sujet des Sœurs Vatard, l’une adressée à Camille Lemonnier, les deux autres à Théodore Hannon) ratifie ce péritexte en révélant le lien direct instauré par Huysmans entre son roman et le naturalisme : « Je joue mon va-tout, sur celui-là [écrit-il à Lemonnier au sujet des Sœurs Vatard] – et j’aurai un certain frisson dans le dos quand le moment psychologique venu, il sera soumis à l’examen des maîtres »5. Les « maîtres », entendons les maîtres du réalisme et du naturalisme que sont Flaubert, Goncourt et Zola dont Huysmans revendique l’héritage dans une lettre à T. Hannon : « Vous l’avez dit, – je suis un réaliste de l’école de Goncourt, de Zola, de Flaubert »6. Au seuil du roman, le paratexte affiche donc sans ambiguïté l’appartenance des Sœurs Vatard au mouvement naturaliste.

Partant du texte cette fois, nous constatons que Les Sœurs Vatard confirme le péritexte en élisant pour sujet ce que Goncourt appelle la « canaille littéraire » c’est-à-dire le monde ouvrier. Huysmans élit en effet pour cadre un atelier de brochage et divers mastroquets dans lesquels les ouvriers viennent boire et jouer aux cartes. Conformément à ce que laissait prévoir le paratexte, Les Sœurs Vatard présente bien des données typiquement naturalistes.

En sus de sa double fonction, la dédicace cache un troisième dessein beaucoup plus intéressé. Ce que Huysmans désire avant tout, c’est une protection durable. Bien que sincère, il cherche ici à conforter l’appui d’un groupe – celui des naturalistes – et le soutien d’un éditeur, via Zola, lui permettant d’assurer la publication et la vente de ses romans. Huysmans obtient ce soutien dès 1879 pour la parution des Sœurs Vatard car Zola fait pression sur l’éditeur Charpentier.

À l’issue de cette analyse liminaire, nous constatons que la dédicace, la correspondance et le texte convergent dans un même sens : la poétique romanesque de Huysmans se situe dans la lignée du roman naturaliste. Un second élément paratextuel semble confirmer la piste de lecture naturaliste : la quête du vrai.

« Faire vrai »7. Une des revendications principales du groupe naturaliste est l’évincement des romans dits « romanesques ». Sous le terme « romanesque », on range essentiellement deux types de romans : les romans dans lesquels les rebondissements, l’action, le rocambolesque se multiplient à outrance au point de rendre entièrement invraisemblables les faits racontés, l’époque et les lieux mentionnés. C’est le cas notamment des romans de cape et d’épée ou des romans d’aventures parus dans les journaux sous forme de feuilletons. Le second type concerne le roman sentimental aux visées morales et au public essentiellement féminin comme ceux de Prévost ou Cherbuliez. Huysmans refuse ce type de roman édulcoré qui fausse selon lui la réalité et « trompe » les lecteurs et lectrices. C’est ce qu’il explique dans une lettre à T. Hannon : « Nous sommes à Paris un petit groupe qui sommes convaincus que le roman ne peut plus être une histoire plus ou moins vraie ou déguisée, plus ou moins enveloppée de colle de poisson, comme certains remèdes, pour en masquer le goût »8. Le roman se doit donc d’être vecteur de vérité. Dans ce dessein, Huysmans altère l’intrigue, porteuse de  romanesque et compense le déficit engendré par l’intégration du moderne.

Dans la lignée du « roman sur rien » instauré par Flaubert, Huysmans s’engage dans Les Sœurs Vatard à prendre le contre-pied du romanesque en exténuant l’intrigue. L’épitexte épistolaire indique en effet que Huysmans prépare « un sujet du diable, si simple qu’il [l’]’épouvante [...] pas d’action dans tout cela, pas d’action [...] sans faits extraordinaires ni poignants »9.

Le texte corrobore le paratexte car deux histoires de collage, traitées sous le signe de la vacuité, remplacent la traditionnelle idylle amoureuse : l’histoire du collage entre Désirée et Auguste, fondée sur le désir quasi obsessionnel du mariage, dure durant trois cents pages et avorte en toute fin de roman pour conclure sur deux mariages inattendus entre Désirée et un ancien ami et Auguste et une vieille amie. L’histoire de Céline avec Cyprien échoue quant à elle dans le sens d’un retour à la case départ : Céline retourne en fin de roman avec Anatole, l’amant qu’elle avait au début du roman quitté pour Cyprien. Le système circulaire et l’avortement du récit amoureux révèlent à quel point Huysmans renie, conformément à l’annonce du paratexte, le romanesque.

À ces principes d’organisation structurelle s’ajoute un détournement systématique des topoï romanesques. Parmi de nombreux exemples, le topos de la rencontre amoureuse, le fameux « leurs yeux se rencontrèrent » étudié par Jean Rousset10, est fort révélateur de l’altération du romanesque :

« [Désirée] le trouvait gentil, avec sa figure un peu chafouine, dorée de cheveux en boucles, puis il avait l’air doux et triste ; il avait aussi de jolies petites moustaches blondes ; les dents par exemple n’étaient pas merveilleuses, l’une d’elles faisait l’avant-garde dans la gencive et une autre bleuissait sur le côté gauche avec une mauvaise apparence. Il était en somme un peu pâlot et un peu chétif ; tel quel, cependant, il pouvait encore faire honneur à la femme qu’il aurait au bras.
Lui [Auguste], ne la trouvait pas très jolie. Elle était un peu courte et ses yeux avaient des difficultés, l’un avec l’autre, mais elle était tout de même attrayante avec sa margoulette rose [...]. Elle était avec cela propre comme un petit sou [...] et la jupe du dessous [...] était blanche et sans crotte » (SV, IV, pp. 66-67).

Si le passage commence avec une tonalité quasi romantique faisant allusion aux « cheveux dorés », « en boucles », « à l’air doux et triste » du jeune homme, il se gâte vite au travers l’allusion aux « dents pas merveilleuses », à la couleur bleuâtre de l’une d’entre elles ou encore au strabisme de Désirée. Pour battre en retraite le romanesque, Huysmans insère des éléments comiques qui n’entrent conventionnellement pas dans les portraits ou blasons (dents, moustaches, propreté) et détourne les parties types du portrait (les yeux censés être chantés pour leur beauté ou encore la robe remplacée par le jupon non crotté). Il révèle ici son refus de l’enjolivement et des personnages fantoches : ni Désirée, ni Auguste ne sont d’une beauté admirable. Huysmans parvient donc au mot d’ordre visé dans son paratexte puisqu’il écrivait à T. Hannon en parlant de Désirée : « Cette polissonne-là me donne bien du mal, pour l’habiller, telle qu’elle doit être, sans le moindre enjolivement »11.

S’affranchir des conventions c’est aussi inclure la réalité dans toutes ses facettes sans exclure les côtés repoussants et affligeants de la vie. Huysmans revendique cette démarche pour Les Sœurs Vatard dans une lettre à C. Lemonnier : « Je m’apprête à recommencer une autre étude de mœurs, à fouiller dans la mine du peuple, à le peindre tel quel ma foi, rigolard et narquois »12. Dans ce dessein, il s’appuie sur une documentation scientifique et vérifiable : « je suis arrêté dans mon roman par l’impossibilité où je suis de trouver un livre qui traite de la chlorose au point de vue de l’influence sur le caractère – Je cours tous les libraires spéciaux je t’en fiche, ils ont des volumes sur la maladie et le traitement, mais rien, rien ! sur les conséquences »13. De surcroît, Huysmans opte pour des sujets modernes aptes à ancrer le roman dans une réalité actuelle. C’est ce qu’il précise dans une lettre à Hannon : « je crois que certains passages du susdit bouquin vous plairont – entr’autres une mirifique foire aux pains d’épices, et un chemin de fer que je vais faire rouler, avec les changements de disques, d’aiguilles, tout le tremblement – Du moderne ! saperlotte du moderne ! »14.

La piste moderne annoncée par le paratexte se retrouve bel et bien à la lecture puisque figurent dans le roman la présence des descriptions annoncées auxquels s’ajoutent celles des théâtres (les « Folies-Bobino », VIII, p. 136), des brasseries et d’un atelier de brochage (chap. I). Les détails réalistes fourmillent comme l’illustre le passage suivant tiré du chapitre V :

« Une foule épaisse coulait le long des baraques ; des ventrées d’enfants turbulaient, soufflant dans des trompettes, barbouillés de pain d’épice, éveillés et morveux. D’autres étaient portés sur les bras et ils agitaient, en dansant dans leurs langes, des menottes poissées par le sucre d’orge. On se marchait sur les pieds, on se poussait, des galapiats jouaient du mirliton et gambadaient, faisant halte devant les tirs à la carabine, s’essayant à casser un œuf perché sur un jet d’eau. Il y avait, ici et là, des huttes encombrées de gens, haussés sur la pointe de leurs bottines, appuyés sur les épaules les uns des autres, cherchant à voir par les créneaux des têtes, des massacres d’innocents, des poupées costumées en paysans, en mariées, en princes, qu’on abattait à coups de balles » (SV, V, pp. 79-80).

La répétition des imparfaits de description, l’éclatement du regard allant d’un côté, de l’autre, vecteur d’un rythme haletant, l’intégration du sujet focalisateur au décor (on passe en effet des substantifs à valeur généralisante : « une foule », « d’autres » à un « on » intégrateur) rendent l’agitation, les bousculades, les bruits, l’« effet de réel ».

Une fois de plus, le paratexte huysmansien est bien un auxiliaire du texte préparant la piste de lecture naturaliste appliquée à divers niveaux du texte. Il fournit aussi deux autres éléments utiles à l’appréhension du texte : la provocation et le cynisme.

À maintes reprises, Huysmans énonce dans l’épitexte sa volonté de choquer dans Les Sœurs Vatard : « J’espère que nous allons avoir un beau chahut »15 écrit-il à Hannon ou encore : « Je sais qu’actuellement dans la masse énorme de livres qui paraissent il faut frapper dur pour se faire entendre ; il faut même une certaine pointe de scandale »16 précise-t-il à Lemonnier.

Cette provocation découle de deux facteurs. Le premier est l’intégration de la réalité dans toutes ses caractéristiques, sans exclusion : l’intégration du laid, de la réalité triviale ou grotesque jugée comme composante vérifiable de la vie, est à l’origine d’une certaine forme de provocation puisqu’elle vise à bousculer les bonnes mœurs. Parlant des deux premiers chapitres des Sœurs Vatard, Huysmans s’exclame dans une lettre à Hannon : « Ouf, les v’là sur pattes ! gouailleurs et obscènes »17. Et en effet, conformément à ce que prévoyait le paratexte, le texte comporte bien les composantes triviale et obscène dès le chapitre I. En voici un exemple :

« une aube d’une blancheur sinistre s’épandit sur les grappes étagées de femmes, éclairant des joues blafardes, des bouts de langues qui badigeonnaient de temps en temps le coin crotté des bouches [...]. Une buée lourde planait au-dessus de la salle ; une insupportable odeur de houille et de gaz, de sueur de femmes dont les dessous sont sales, une senteur forte de chèvres qui auraient gigoté au soleil, se mêlaient aux émanations putrides de la charcuterie et du vin, à l’âcre pissat du chat, à la puanteur rude des latrines, à la fadeur des papiers mouillés et des baquets de colle » (SV, I, pp. 13-14)18.

Contrairement aux romantiques ou aux feuilletonistes, Huysmans intègre la réalité crue et ne la fausse pas pour l’embellir. Il se complaît dans le cynisme et la polémique : « le cynisme – C’est ça qui sera dur à faire avaler à la censure et au public »19. Il désire heurter les bonnes mœurs, les liseurs de romans idéalistes. Il précise à Zola que « les petites brocheuses [...] seront en état, dans un temps pas trop éloigné, de faire la nique au bon public »20 et se réjouit auprès de Hannon de « déshabiller encore un peu [Désirée], pour l’ébahissement du public »21.

Cette piste paratextuelle se répercute bien dans le texte. Le traitement avec désinvolture de la question lubrique le prouve. Le récit de Céline racontant à sa sœur son premier ébat amoureux avec Cyprien en est un exemple :

« [...] imagine-toi, Cyprien n’osait pas. J’aurais pu me fâcher s’il avait été loin, tout de suite, j’aurais pu me rebéquer et lui dire : Pour qui me prenez-vous ? Ah ! ma chère, c’est égal, il ne faut pas en vouloir aux hommes qui se trompent en étant convenables ! il y en a tant qui ne le sont pas ! mais c’est égal, ça devenait assommant tout de même ! Je ne pouvais pourtant pas lui faire des avances, lui crier : Mais, bête, vas-y donc, je suis ici pour cela ! j’aurais eu l’air de qui ? » (SV, IX, p. 152).

On peut imaginer les réactions d’un public soucieux de morale face à ce type de discours et l’emploi d’un tel lexique. La provocation découle donc d’un premier facteur induit par la volonté même des naturalistes d’intégrer dans le roman la réalité totale, c’est-à-dire, la réalité dans son aspect le plus cru.

Le second facteur à l’origine de la provocation réside dans le rôle accordée à la presse. Huysmans et les partisans du naturalisme voient dans les réactions scandalisées de la presse une sorte de publicité gratuite pour la vente de leur roman. Le paratexte des Sœurs Vatard révèle que la provocation ressortit finalement d’un calcul financier : « À part l’article de Zola et un bout du Gaulois je n’ai reçu que des injures – ce dont je suis d’ailleurs ravi, car rien n’est meilleur pour un livre »22.

Le cynisme et la provocation permettent donc d’établir un lien de convergence entre le paratexte et le texte, l’un servant de piste de lecture et d’éclaircissement à l’autre.

La confrontation du paratexte au texte a été jusqu’ici sous le signe de l’adéquation et de la réciprocité. Pourtant, lorsqu’on part cette fois du texte pour interroger le paratexte, on s’aperçoit que l’adéquation est sujet à des manquements au point de faire émerger une tension entre texte et paratexte annonciatrice de la crise générique au cœur de la poétique huysmansienne. Gérard Genette observe en effet qu’entre paratexte et texte, une action de « l’ordre de l’influence, voire de la manipulation »23 peut émerger. Sans aller jusqu’à la « manipulation », on peut se demander si Huysmans n’influence pas la lecture en soumettant une piste de lecture et en en omettant volontairement d’autres. En sus de divers éléments textuels, deux petites phrases paratextuelles, égarées dans le large paratexte naturaliste, accréditent ce scénario. Alors qu’il est en plein travail préparatoire sur Les Sœurs Vatard, Huysmans écrit cette phrase à C. Lemonnier : « Il est bien certain d’ailleurs que si le naturalisme restait dans la note aiguë que nous avons donnée, cela deviendrait un rétrécissement de l’art »24. Dès 1877, Huysmans émet déjà une réserve quant à la manière d’appréhender le naturalisme. Avant même de rédiger Les Sœurs Vatard, il a donc à l’esprit une possible insuffisance. De même, au moment des épreuves du roman, il déclare à T. Hannon :

« Naturalisme en avant ! ou plutôt non – le naturalisme commence à être à tant de sauces d’un romantisme furieux, que je déclare ne plus me ranger pour mon compte sous ce drapeau. Ce serait l’intimisme plutôt que vous devriez arborer. Je vais faire rayer à ce sujet le sous-titre des  Sœurs Vatard »25.

Le sous-titre a bel et bien été rayé mais on peut imaginer qu’il s’agissait d’un péritexte affichant avec clarté l’appartenance au naturalisme, du type : « Les Sœurs Vatard. Roman naturaliste ». Les deux phrases précédentes détonnent au sein du paratexte et compromettent l’exclusive piste naturaliste. Le texte, s’il confirme comme nous l’avons montré à maint endroits la piste naturaliste annoncée par le paratexte, dément en d’autres, le monopole de celle-ci. Une remise en question de la piste paratextuelle s’impose donc.

Le texte présente une exacerbation des procédés du maître qui surprend et interroge la totale validité de la piste de lecture naturaliste fournie par la dédicace et l’épitexte.

Dès le chapitre I, Huysmans convoque un lexique et une mise en scène naturalistes si excessifs qu’il fait émerger un doute quant à la validité du ton choisi. Il exacerbe notamment les métaphores et les comparaisons animalières caractéristiques de Zola, transformant l’atelier de brochage en une « ménagerie »26 :

« La presse haleta et mugit plus fort [...] là, des joies dégingandées s’étouffaient à braire [...]. Deux femmes [...] se tordaient et aboyaient, le menton en avant et les dents sorties, bavant, se ruant, les bras en l’air [...] les chaises gémissaient sous le galop des croupes. La femme Voblat [...] traversa les tables, bousculée et ahurie par tous les voyous femelles qui se pendaient à son caraco ; elle se dégagea, griffant au hasard les nez [...]. Les brocheuses [...] remuaient des faces blêmes comme des têtes de veau [...] une senteur forte de chèvres qui auraient gigoté au soleil se mêlai[t] aux émanations de la charcuterie et du vin » (SV, I, pp. 8-14).

Une telle succession en quatre pages d’attitudes démesurées et outrancières interpelle le lecteur : un tel excès va à l’encontre des principes de représentation réaliste. La déshumanisation des personnages frôle en effet la caricature et fait du passage une sorte de démystification des procédés naturalistes. Huysmans est loin d’être fidèle à l’exigence référentielle revendiquée dans le paratexte. Sa démarche est pour le moins surprenante parce qu’a priori paradoxale : en même temps qu’il énonce un type naturaliste – l’ouvrière – il discrédite son existence en établissant dès le départ une distance ironique vis-à-vis de ce qu’il nommera six ans plus tard une littérature « de la démence et de la bave »27.

Pour parvenir aux types, les naturalistes ont pour usage de créer des tempéraments en fonction d’indices stéréotypés, tels que la canaillerie, l’alcoolisme, l’endettement des ouvriers28 etc....

Sous le respect des pratiques d’insertion d’un type naturaliste, Les Sœurs Vatard cachent des altérations. Contrairement à Zola qui recherche l’anonymat nécessaire à la représentation d’un groupe, Huysmans met en évidence la singularité de ses personnages en créant des personnages « mentalement » non naturalistes. Il concède à certains d’entre eux l’apparence du type naturaliste mais il les prive du mental associé.

Auguste, figure d’exception dans le monde ouvrier, est significatif de cet écart. Huysmans l’introduit et le présente en l’opposant systématiquement aux autres ouvriers. Pour cela, il use de la négation grammaticale qui excepte Auguste du groupe qu’il est censé, en bon personnage naturaliste, représenter. Au travail, « il n’avait l’air ni d’un gobichonneur ni d’un imbécile » (IV, p. 69) ; avec les femmes, « il n’était pas déluré, cela était évident, mais, vaille que vaille, il n’avait pas du moins l’allure de ces mauvais chiens qui font marcher les femmes, tambour et gifles battant » (IV, p. 76) ; sur le plan sexuel : « il ne la regardait point [Désirée] avec des mines indécentes, ainsi que tant d’autres qu’elle avait dû remettre à leur place » (IV, p. 69). Enfin au quotidien, « il ne buvait pas plus de trois verres de vin, après son dîner, ne jouait au billard que rarement, ne pariait jamais d’œufs rouges au tourniquet, il était par conséquent très désœuvré » (IV, p. 71). Au lieu d’intégrer Auguste dans le type de l’ouvrier, ces phrases ne font que l’en soustraire. Il en est de même pour Désirée qui se démarque du groupe des brocheuses au lieu de le refléter.

Huysmans individualise donc beaucoup trop certains de ses personnages pour leur permettre d’incarner un ensemble comme devrait le faire un personnage naturaliste. Ce constat textuel impose des limites à la piste naturaliste tout d’abord privilégiée.

Huysmans indique à maintes reprises dans le paratexte l’importance qu’il accorde à l’étude de la vie moderne, à son rendu dans la plus grande vérité. Les Sœurs Vatard, nous l’avons montré, propose des cadres modernes tels que l’atelier de brochage, la foire, les théâtres, le chemin de fer mais, si les sujets sont indéniablement d’obédience naturaliste, leur traitement en revanche laisse entrevoir une divergence de méthode et de visée fondamentale. Là où le naturaliste vise une représentation objective du cadre élu pour en faire une sorte d’échantillon exemplaire, Huysmans subjectivise certains décors laissant entrevoir une personnalité qui nuit à l’objectivité du rendu naturaliste.

La description du chemin de fer illustre notre propos. Profitant de l’absence du père Vatard, Anatole, l’amant de Céline, pénètre, sans y avoir été invité chez les deux jeunes femmes et, les attirant sur le balcon, rompt avec Céline, anticipant ainsi le désir de cette dernière. Mais avant de se lancer dans un discours explicatif des plus comiques, il regarde le paysage et assume la description du chemin de fer :

 « – Très chouette ! continua-t-il, [...] Cristi qu’il fait chaud, mes enfants ! Et, pris d’une nouvelle fringale de tendresse, il attira Céline par la taille et la pencha près de lui sur la balustrade. [...] Au loin, la gare s’estompait, dans une buée jaune, étoilée par les points orangés des gaz, par les lanternes blanches des voies laissées libres. [...] puis, serrée entre des palissades et des masures, des carrés de choux et des arbres, la voie s’épandait à l’infini, striée par des rails qui luisaient sous le rayon des lanternes comme de minces filets d’eau. Deux locomotives manoeuvraient, mugissant, sifflant, demandant leur route. L’une se promenait lentement, éructant par son tuyau des gerbes de flammèches, pissant à petits coups, laissant tomber de son bas-ventre ouvert, des braises, gouttes à gouttes. [...] Elle rugissait et grondait soufflant plus fort, la panse arrondie et suante, et, dans le grommellement de ses flancs, le cliquetis de la pelle sur le fer de sa bouche sonnait plus clair. L’autre machine courait dans un tourbillon de fumée et de flammes, appelant l’aiguilleur pour qu’il la dirigeât sur une voie de garage » (SV, VII, pp. 119-122).

Si Huysmans choisit le même sujet de description que Zola dans La Bête humaine (1890)29, il ne lui confère pas la portée objective qu’on était en droit d’attendre. Il donne ici la priorité au sujet regardant, c’est-à-dire Anatole et non à l’objet regardé, à savoir le chemin de fer.

Anatole, énervé de voir Céline fréquenter un homme que tous prennent pour un bourgeois,  projette son agitation intérieure sur le panorama. De ce fait, il éclate le champ de vision et empêche la multiplication de points de repère fixes nécessaires au rendu objectif revendiqué par les naturalistes. Cette agitation laisse place en effet à une autonomisation des éléments du décor grâce au procédé de personnification, ici systématique lorsqu’il s’agit de décrire les machines regardées par Anatole. Cette personnification est notamment visible dans les termes : « sifflant, demandant leur route », « L’une se promenait lentement », « L’autre machine courait » et dans la tonalité érotique du passage : « L’une se promenait lentement, éructant par son tuyau des gerbes de flammèches, pissant à petits coups, laissant tomber de son bas-ventre ouvert, des braises, gouttes à gouttes. [...] Elle rugissait et grondait soufflant plus fort, la panse arrondie et suante, et, dans le grommellement de ses flancs, le cliquetis de la pelle sur le fer de sa bouche sonnait plus clair ».

Alors qu’une distribution logique de l’espace aurait permis de rationaliser le décor, la personnification des éléments en présence subjectivise ce dernier. Huysmans rend donc davantage le regard singulier d’un personnage sur le chemin de fer qu’un point de vue objectif. Ceci nous amène à constater un décalage entre ce qu’annonçait le paratexte et ce que fait concrètement le texte. Le texte révèle déjà que Huysmans s’intéresse à une autre réalité, moins évidente, moins englobante que celle visée par les naturalistes. Il s’intéresse déjà à une conscience regardante qui annonce l’abandon d’une psychologie de référence et l’émergence d’un regard singulier vers une réalité cachée.

À première vue et grâce aux indices paratextuels, Les Sœurs Vatars se présente comme un texte d’allégeance naturaliste. Pourtant, sous cette apparence naturaliste, peut-être trop évidente, se cachent une réécriture de certains clichés naturalistes dans le sens de l’altération et une distanciation vis-à-vis de Zola. Le paratexte des Sœurs Vatard est donc insuffisant à rendre compte de la complexité textuelle : finalement, seules deux petites phrases perdues dans le vaste ensemble paratextuel à dominante naturaliste semblent donner la clef de la poétique huysmansienne tendue entre une remise en question claire des conventions génériques traditionnelles et une remise en cause discrète du naturalisme positiviste.

La suite de l’œuvre tendra à confirmer les discrètes distanciations entrevues : À Rebours, En Rade et le cycle de Durtal ne cesseront de retravailler la donnée naturaliste dans des sens s’éloignant de Zola. D’ailleurs, une ultime donnée paratextuelle datée de 1902 concernant Les Sœurs Vatard, confirme le désir de Huysmans d’évoluer dans sa poétique romanesque : « Vous me parlez des Sœurs Vatars et de cette série, écrit-il à l’abbé Mœller. Je vous avoue que je n’ai plus d’opinion là-dessus. Ça ne m’intéresse plus »30. De manière rétrospective donc, Huysmans révèle qu’il s’apprêtait dès les Sœurs Vatard à repenser sa poétique romanesque .

Notes de bas de page numériques

1 Joris-Karl Huysmans, Les Sœurs Vatard, Œuvres complètes, Paris, G. Crès et Cie, t. III, 1928 (édition originale : Charpentier, 1879).
2 Terminologie de G. Gérard, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 317 et p. 342.
3 Ibid. , p. 376.
4 Ibid. , p. 8.
5 Lettre à C. Lemonnier de mai-juin 1877, Lettres inédites à Camille Lemonnier, publiées et annotées par Gustave Vanwelkenhuzen, Genève : Droz, Paris : Mainard, 1957, n°VIII, p. 33.
6 Lettre à T. Hannon du 16 décembre 1876, Lettres à Théodore Hannon, éd. Pierre Cogny et Christian Berg, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 1985, n°1, p. 35.
7 Expression de Huysmans, lettre à C. Lemonnier du 6 janvier 1882, op. cit.
8 Lettre à T. Hannon du 16 décembre 1876, n°1, op. cit. , p. 35.
9 Lettre à É. Zola de fin juillet 1877, Lettres inédites à Émile Zola, publiées et annotées par Pierre Lambert, introduction de Pierre Cogny, Genève : Droz, Lille : Giard, 1953, n°IV, p. 8.
10  Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman, Paris, J. Corti, 1981.
11 Lettre à T. Hannon du 7 avril 1877, op. cit. , n°6, p. 50.
12 Lettre à C. Lemonnier du 4 octobre 1876, op. cit. , n°I, p. 2.
13 Lettre à T. Hannon du 23 juillet 1877, op. cit. , n°13, p. 4.
14 Lettre du 7 avril 1877, ibid. , n°6, p. 50.
15 Lettre du 21 septembre 1878, ibid. , n°44, p. 158.
16 Lettre à C. Lemonnier de mars-mai 1879, op. cit. , n°XVIII, p. 70.
17 Lettre à T. Hannon du 3 octobre 1878, op. cit. , n°45, p. 160
18 La réalité triviale est souvent le prétexte à des passages des plus grotesques. L’analyse de Mme Teston sur les soi-disant vertus curatives d’un derrière de grenouille le prouve : « La femme Teston, elle aussi, avait connu un homme qui avait eu un mal blanc au pouce. Il l’avait enfoncé dans le derrière d’une grenouille ; ses souffrances avaient diminué à mesure que le doigt entrait, il était maintenant guéri, mais la grenouille était morte. Vatard ne pensait pas que ce remède fût bon ; il pensait même que c’était de la blague » (SV, II, p. 44). 
19 Lettre à Zola de fin juillet 1877, op. cit. , n°IV, p. 8.
20 Lettre de 1878, ibid. ,  n°V, p. 12.
21 Lettre à T. Hannon du 24 avril 1877, op. cit. , n°8, p. 57.
22 Lettre du 17 mars 1879, ibid. , n°56, p. 187.
23 Seuils, op. cit. , p. 376.
24 Lettre à C. Lemonnier de mai-juin 1877, op. cit. , n°8, pp. 32-33.
25 Lettre à T. Hannon du 17 octobre 1878, op. cit. , n°47, p. 167.
26 Gilles Bonnet, « Mimesis et caricature », op. cit. , p. 341.
27 « J. -K. Huysmans », Texte du fascicule n°263 consacré à Huysmans, des Hommes d'aujourd'hui, Vanier, 1885, repris dans En marge, éd. L. Descaves, Boulogne, Du Griot,  1991, p. 68.
28 « On parla de la maison Débonnaire. Anatole et Colombel, [...] en avaient été renvoyés, pour ivrognerie,» (SV, V, p. 84). Chaudrut représente l’endettement à outrance de l’ouvrier : « Un marchand de vins auquel il devait dix-huit francs lui avait dit : – Si vous ne me les payez pas, je vous ficherai une couleur sur la figure [...] Tous ses créanciers d’ailleurs étaient décidés à se conduire avec lui de manière aussi indigne [...] tous les liquoristes comme tous les caboulots lui étaient fermés » (SV, VI, p. 100).
29 « la chaleur était suffocante. Et le sous-chef de gare [Roubaud] ayant ouvert une fenêtre, s’y accouda .[...] La fenêtre, au cinquième, à l’angle du toit mansardé qui faisait retour, donnait sur la gare [...]. En face, sous ce poudroiement de rayons, les maisons de la rue de Rome se brouillaient, s’effaçaient, légères. A gauche, les marquises des halles couvertes ouvraient leurs porches géants, [...] à droite, coupait de son étoile de fer la tranchée [...] Et, en bas de la fenêtre même, occupant tout le vaste champ, les trois doubles voies qui sortaient du pont, se ramifiaient, s’écartaient en un éventail dont les branches de métal, multipliées, innombrables, allaient se perdre sous les marquises. [...] il suivit des yeux la machine de manœuvre, une petite machine-tender, aux trois roues basses et couplées, qui commençait le débranchement du train, alerte besogneuse, emmenant, refoulant les wagons sur les voies de remisage. Une autre machine, puissante celle-là, une machine d’express, aux deux grandes roues dévorantes, stationnait seule, lâchait par sa cheminée une grosse fumée noire, montant droit, très lente dans l’air clame. Mais toute son attention fut prise par le train de trois heures vingt-cinq, à destination de Caen, empli déjà de ses voyageurs, et qui attendait sa machine. Il n’apercevait pas celle-ci, arrêtée au-delà du pont de l’Europe ; il l’entendait seulement demander la voie, à légers coups de sifflets pressés en personne que l’impatience gagne » (La Bête humaine 1890, I, pp. 11-12).
30 Lettre à l’abbé Moeller du 14 novembre 1902, voir Bulletin de la Société Huysmans, n°87, 1994, p. 32.

Pour citer cet article

Stéphanie Guérin, « Le paratexte face au texte dans Les SSurs Vatard de Joris-Karl Huysmans », paru dans Loxias, Loxias 20, mis en ligne le 16 mars 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1791.

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Stéphanie Guérin