Loxias | Loxias 16 Mythologie de la chauve-souris dans la littérature et dans l’art
Edith Perry :
Les anamorphoses d'une bestiole dans Histoire de la chauve-souris de Pierrette Fleutiaux
Résumé
« Comment c’est d’être une chauve-souris ? » lisait-on dans Pensées secrètes de David Lodge. En fermant le roman de Pierrette Fleutiaux, Histoire de la Chauve-souris, le lecteur se demande : « C’est quoi une chauve-souris ? ». C’est à cette question que je tenterai de répondre dans ce que j’appellerai « les anamorphoses d’une bestiole », car on s’en doute, la réponse n’est pas simple. La bête, pas tout à fait oiseau, pas tout à fait mammifère, cette forme de l’entre-deux, vit accrochée à la nuque de la narratrice qui, à son tour, n’est plus tout à fait femme, sans être pour autant bête. L’hybridation doublée d’un parasitisme appelle plusieurs lectures, selon qu’on voit dans la chauve-souris un être réel, imaginaire ou symbolique. Le lecteur doit alors démêler l’écheveau des sens… au risque de ne rien trouver ainsi que le laisse entendre la narratrice : « il se peut qu’après avoir démêlé tant de fils j’arrive au dernier fil et n’y trouve rien. » L’hybridité en favorisant la coexistence d’éléments disparates s’élève alors à la dignité d’une complexité créatrice de sens.
Index
Mots-clés : allégorie , chauve-souris, hybridité, interprétation, réception
Chronologique : XXe siècle
Plan
Texte intégral
« Je n’arrive pas à avoir de certitude »
Histoire de la chauve-souris1
1 La chauve-souris s’avère masquée dès l’étude sémantique du signifiant qui l’habille. Si souris il y a, celle-ci n’est cependant pas chauve, puisque ce vocable ne sort pas du « calvus » latin désignant celui qui n’a plus ou presque pas de cheveux, mais dérive de l’ancien français chouve « chouette ». La bestiole n’est pas privée d’une partie de son système pileux mais au contraire pourvu d’un élément surnuméraire que son nom dissimule et nous invite à imaginer. En tout cas, ce nom composé exhibe le caractère composite du référent, un animal inscrivant dans son nom deux espèces, la souris et la chouette, et par conséquent susceptible d’entrer dans un bestiaire imaginaire aux côtés de la licorne ou du cheval ailé, à ceci près que la chauve-souris ne parcourt pas l’espace de la fable mais hante le monde réel. Alors qu’habituellement la fiction tente de donner l’illusion de la réalité, avec la chauve-souris, le réel ressemble à l’imaginaire et s’immisce dans le roman de Pierrette Fleutiaux pour mieux en dérégler la réception. Le lecteur s’interroge sur la nature de cette bestiole et au professeur qui, dans Pensées secrètes de David Lodge2, demandait à ses étudiants : « Comment c’est d’être une chauve-souris ? », il se voit contraint de répondre « mais d’abord, c’est quoi, une chauve-souris ? ».
2 Par ailleurs, oserai-je l’avouer, je n’ai jamais vu de chauves-souris que représentées, celles qui se déploient sur les planches des encyclopédies, celles qui illustrent les beaux livres des contes et celles plus ou moins déformées ou transformées qui s’échappent de l’imagination des peintres et des cinéastes. Lire la chauve-souris, c’est aussi projeter sur la page le souvenir d’autres chauves-souris. La bête, génératrice de peur, s’échappe de la nuit des récits fantastiques et des contes d’inspiration folklorique qui la montrent clouée sur la porte d’une grange, mais elle peut aussi devenir protagoniste de l’action, se complexifier encore en se croisant à l’humain et recevoir un nom, Dracula ou Batman. A l’instar de l’héroïne, moi aussi je nourris la chauve-souris3. Je la nourris de tout ce que j’ai lu et vu, de tout ce que je sais, de mes fantasmes aussi. Reliant le ciel et la terre, suspendue la tête en bas au-dessus du gouffre, défiant les lois de la pesanteur, elle triomphe, grâce à son « sonar », de tous les pièges et s’oriente dans les labyrinthes. Composite, elle suscite des réactions ambivalentes d’effroi et de fascination. Le dictionnaire des symboles, quant à lui, enregistre la polysémie de l’animal qui, selon les civilisations, se décrypte comme symbole de bonheur et de longévité ou emblème de la mort. Il est pourvu de pouvoirs érotico-libidineux, représente l’androgyne, le dragon ailé ou les démons. Arrêté dans son évolution, plus tout à fait souris mais pas encore oiseau, il est un monstre ou un raté de l’esprit4.
3 La constellation des sens opacifie la chauve-souris du roman, je ne sais plus si elle est réelle, imaginaire ou allégorique. Je relis, je relie5 aussi et pour imiter l’animal qui dort la tête en bas, je renverse ma lecture et commence par la fin où j’apprends qu’il se peut « qu’après avoir démêlé tant de fils, j’arrive au dernier nœud et n’y trouve rien, rien, et qu’il me reste simplement le petit tas de mes efforts tombés à côté de moi6. » Il y a, comme le nom l’indique, de l’excès dans la chauve-souris, excès de mots, de références et de sens. Excès qui, peut-être, dissimule l’absence, le « rien » de l’explicit. Alors la bestiole serait un piège ? La profusion des sens dirait l’absence du sens ?
4« Chéiroptères » du grec kheir « main » et pteron « aile » désigne l’ordre des mammifères dont les membres antérieurs allongés portent des membranes formant ailes. Le roman intitulé Histoire de la chauve-souris intègre des énoncés didactiques sur la bestiole qui nous intéresse. Rappelons d’abord brièvement l’intrigue pour aider le lecteur qui va bientôt se perdre dans le labyrinthe des sens.
5Une jeune fille transgressant les interdits familiaux se penche à la fenêtre d’une tour. La sanction est immédiate, une chauve-souris s’empêtre si bien dans sa chevelure qu’il est impossible de l’en extirper sans rendre chauve la jeune fille en question. Se sentant monstrueuse au regard des autres, elle décide de quitter sa ville et d’éviter ses semblables. Elle se doit néanmoins de nourrir sa chauve-souris, sous peine de lui servir elle-même de nourriture. Elle chasse donc les insectes, les décortique et les offre à sa bestiole parasite. Au cours de son voyage, elle traverse une clairière, un terrain d’épandage, une grotte, une capitale et une ville américaine et fait diverses rencontres qui la déroutent, au sens propre du terme et qui ne vont pas tarder à dérouter le lecteur au sens figuré de ce même terme, car chacun va se faire l’herméneute de l’animal.
6Certes, ce lecteur, quelque peu informé des mœurs des chauves-souris sait bien qu’elles ne peuvent s’emmêler dans une chevelure et que la situation initiale repose sur une superstition à laquelle il n’ajoutera pas foi. Mais il choisit de lire cette histoire comme un conte et en accepte les prémisses, comme il accepte qu’un homme se transforme en vermine ou qu’une femme devienne truie7. Il adopte la posture de Julio Cortázar8 et soumis à l’inexplicable, suspend provisoirement son incrédulité pour entrer dans le jeu. Et il y entrera d’autant plus aisément que le texte accueille des informations exactes sur la bête. La chauve-souris, élément perturbateur dans le schéma quinaire, est un être de chair et d’os reproduisant, autant que faire se peut les chauves-souris réelles, celles du monde et celles des bibliothèques scientifiques. Le narrateur homodiégétique met en mots les diverses sensations éprouvées en présence de la bête, sensations cénesthésiques, tactiles, auditives et olfactives. La profusion des signifiants descriptifs, tout comme la présence obsédante du vocable « chauve-souris » et de ses synonymes, imposent l’image de ce signifié mais nimbe de flou sa représentation visuelle, puisque l’animal est accroché à la nuque du personnage. Les mots sont convoqués pour la faire surgir du néant de la page blanche, elle trépigne, couine et bat des ailes mais le lecteur devra doubler le signe perçu d’un contenu visuel prélevé dans les images livresques. La bête s’impose comme hybride en tant que présence oblitérée d’absence. Vampirique, elle se nourrit de la mémoire lectorale et s’affirme comme de l’imaginaire greffée sur du réel. Seul un complexe jeu de miroirs, permet à la narratrice de saisir le reflet du reflet de la bête, soit de la mettre en abyme, de la présenter comme représentation d’une représentation. La description découpe en effet l’animal, sélectionne les fragments et les juxtapose en un ordre délibéré qui en fait ressortir la monstruosité. L’activité descriptive se révèle créative ou re-créative, bricolage inouï qui, pour composer, décompose. Les qualificatifs situent chaque élément en dehors de la norme et transforment ainsi la bête familière en bête fabuleuse.
7Sur le récit d’une aventure merveilleuse se greffent pourtant des fragments hétérogènes découpés dans le monde des livres scientifiques. Ils occultent le caractère monstrueux de la bête et même en font disparaître toute représentation exacte. Elle retourne au monde des mots, s’y fond et disparaît de notre vue. Somme toute, la reconnaître, c’est la faire disparaître en tant qu’objet littéraire. A la pléthore lexicale succède l’étisie. Les phrases nominales, la répétition des présentatifs, le lexique et la précision scientifique réintègrent l’objet extraordinaire au monde ordinaire :
C’est un chéiroptère de la famille des Vespertilions, du genre myotis, généralement connu sous le nom de Murin. C’est le type le plus grand d’Europe. Envergure de 40 à 43 centimètres. Vous avez choisi le type le plus intéressant. Et naturellement vous avez bien fait de choisir une femelle. Ses mœurs sont très complexes et d’un très grand intérêt. 9
8Il finit par être nié par un spécialiste soucieux de faire entendre la voix de la raison et de substituer à un récit médiéval un récit médical. Le lecteur moderne sait que munie d’un système de navigation par écholocation, la chauve-souris ne peut être piégée par une chevelure mais, tant que cet énoncé n’était pas inscrit dans le texte, il l’oubliait pour s’abandonner au délicieux plaisir de l’indécidabilité inscrite au cœur de tout texte fantastique.
[…] vous n’êtes tout de même pas sans savoir que les chéiroptères, communément appelés chauves-souris, que ce soient les Phyllostomidae communément appelés chauves-souris à nez en feuille d’arbre, ou les Desmontidae communément appelés chauves-souris vampires, que ce soient les Noctilionidae, les Myzopodidae, les Rhinolophidae, les Vespertilionidae ou Molossidae, bref vous n’êtes pas sans savoir que les chéiroptères ne se prennent jamais dans les cheveux […]10.
9Le discours scientifique s’emballe, se dérègle de sorte que la monstruosité se déplace du signifié vers le signifiant. Le nom savant se double d’un nom commun, lui même expansé, comme pour signaler l’impuissance du langage à nommer ce qui excède le représentable. La chauve-souris est un monstre linguistique.
10Qu’elle soit réelle ou hallucinée, elle appelle les mots, s’en nourrit, s’en gave. Elle naît du verbe et se construit dans le verbe pour s’imposer comme objet littéraire. Nommée, elle s’enfle de toutes les représentations que nous en ont données les livres ; décrite, elle apparaît comme monstrueux montage, niée elle appelle la logomachie, mais reconnue elle s’évapore. Elle excède toujours le mot qui la désigne. L’ekphrasis peut faire effraction dans le roman, représentation picturale des représentations littéraires puisque s’écrivent sur les murs les images des scènes lues. Monstruosité sidérante d’un engendrement infini : un film naît ultérieurement de cette aventure puis ce roman intitulé Histoire de la chauve-souris. L’objet original disparaît alors sous l’accumulation des reproductions diverses.
11 La méthode entropique évoquée par le spéléologue n’est pas sans danger dans la mesure où « la colonne de perméabilité entre le sujet et l’objet tend à croître11 ». Effectivement, la vie de la jeune fille est transformée par la présence de la bête puisque, refusant de se couper les cheveux pour s’en débarrasser, elle doit désormais veiller sur elle, la protéger et la nourrir. Sur la femme s’est greffé un animal lui-même hybride, de sorte que le vocable « chauve-souris » figure la synecdoque de ce monstre innommable, totalement homme et totalement bête à la fois et, en cela, bien distinct des monstres répertoriés dans les bestiaires fabuleux. S’est créé un couple symbiotique, une variation de l’ectoparasitisme. La bête participe de la jeune fille et bien qu’insectivore finit par accepter un régime lacté. Quant à la jeune fille, elle adopte peu à peu les mœurs de la bête. La nuit, elle chasse les insectes et les décortique avant de s’endormir le matin. Elle finira même par se nourrir d’insectes et par se sentir prête à s’envoler comme un ballon. Si la bête dépend d’elle pour survivre, elle-même a besoin de la bête pour « traverser la réprobation des ténèbres12 ». La jeune fille apprend à s’orienter en écoutant les bruits de la nuit et en se laissant guider par son odorat. Elle devient un véritable nyctalope. Désignée familièrement par le substantif « oiseau » elle peut, par la grâce d’une métaphore filée, être identifiée à la chauve-souris prisonnière. Elle est alors hissée hors d’une crevasse par le spéléologue : « Une voix crie « Ouvre-les, tes ailes, ouvre-les donc, montre comme tu sais voler ! » […]. Mais le fil qui me lie, lie aussi mes ailes, et plus je m’agite, plus il me ligote13 ». Ironiquement la fable est mise en abyme au-dessus de l’abîme, de sorte que l’histoire de la chauve-souris empêtrée devient l’aventure d’un comparant dont le comparé est la jeune fille.
12 Ni tout à fait prothèse – la bête ne remplace aucun organe manquant –, ni vraiment parasite – elle ne se nourrit pas de l’organisme de l’autre –, elle est simplement dépendante et construit avec la jeune fille un être nouveau qui ne constitue pas encore une unité mais n’est plus dualité. Dépendance et autonomie se juxtaposent, identité et altérité coïncident, les contraires cessent de s’opposer pour former un tout composé de deux entités pourtant distinctes : « si près de moi et perversement pas tout à fait moi14 ».
13Cette homogène hétérogénéité se déplace vers les jugements portés sur la bête. Celle-ci est selon les observateurs déclarée réelle ou imaginaire, de sorte que ni la jeune fille, ni le lecteur ne savent ce qu’il en est. Si le psychanalyste définit péremptoirement l’origine névrotique de la bête réduite au rôle de symptôme, une petite goutte de guano tombe inopportunément sur sa main de manière à détruire son diagnostic. L’homme du dépotoir la voit mais le campeur et le professeur déclarent qu’il n’y a rien. Des mondaines l’ont admirée avant de se rétracter et on finit même par se demander si ceux qui prétendent la voir, la voient réellement. La narratrice nyctalope en a le vertige : « je ne sais plus si cette bête est une illusion, un souvenir, un fantasme, un complexe, je ne sais rien15 » mais pourtant décide de consacrer le reste de ses jours à la délivrer de sa chevelure, avant d’ajouter qu’elle ne trouvera peut-être rien. Les signifiants ne renvoient à rien d’autre qu’à eux-mêmes dans l’incessant mouvement d’autoréflexivité. Née de la littérature la bête y retourne alors. Les énoncés s’annulent. Aucun n’est stable, rien de ce qui est affirmé ne peut être ensuite confirmé mais est le plus souvent infirmé. La bête est et n’est pas à la fois. Monstre de contradictions, il devient impossible de se faire une idée définitive sur elle. Elle apparaît ou disparaît selon les regards qui se portent sur elle. Elle est peut-être ce point aveugle que chacun comble selon son désir, ses fantasmes. Non seulement elle fait parler mais encore elle fait rêver. Objet idéal pour l’artiste.
14 Le « ou » de l’alternative réel ou imaginaire devient « et » de sorte que le texte ne se contente pas de mêler le réel à l’imaginaire mais bien plus, il s’autorise à faire coïncider les deux domaines : le réel est en même temps imaginaire. L’hybridité de la bête contamine le registre. Alors j’abandonne l’alternative chère aux conteurs fantastiques « ou bien …ou bien », le récit n’est plus indécidable, il ouvre une troisième voie et appelle le tiers inclus.
15Cette bestiole qui croise deux espèces et se greffe sur une humaine appelle non seulement deux modes de réception simultanés (réalité et imagination) mais encore convoque plusieurs interprétations. Car si on se détourne du sens propre pour ne considérer que le sens figuré, celui-ci s’avère problématique. Sur le plan générique certaines séquences du texte peuvent être lues comme conte fantastique, dans la mesure où la narratrice inscrit son hésitation dans son récit, mais d’autres séquences s’apparentent à un récit onirique ou à une exploration de l’inconscient qui appelle un déchiffrement. Il arrive aussi que nous songions à un récit initiatique intégrant une succession d’épreuves suivies d’un regressus ad uterum et d’une nouvelle naissance. C’est l’interprétation proposée par Bettina L. Knapp16 qui repère dans le roman les trois étapes d’une opération alchimique, nigredo, albedo, et rubedo. La démonstration est convaincante mais nous retiendrons pour notre propos le fait que le comparant « chauve-souris » s’y substitue à plusieurs comparés, autrement dit que la permanence et le singulier dissimulent l’instabilité et le pluriel. La bestiole est d’abord une obsession, puis la part animale de la narratrice, autrement dit l’instinct, le corps, et même le Mal, avant que ne soient évoqués la lutte entre ce qu’elle est et la personne qu’elle voudrait être, puis le conscient et l’inconscient. La chauve-souris est finalement identifiée à la Bête, au Serpent, à Lucifer. On assiste ainsi au cours de l’argumentaire aux multiples anamorphoses de la chauve-souris, ce qui permet d’inférer que l’hybridité génère non seulement la profusion verbale mais aussi la polysémie. Au bout du compte, je ne parviens pas à immobiliser un sens dans la mouvance kaléidoscopique des sens.
16Reste que l’auteur a placé en épigraphe une citation de Jung, laquelle a une fonction réductrice susceptible d’orienter la lecture : « La conscience ressemble à un fardeau de culpabilité ». Le récit s’affirme explicitement comme allégorique et la chauve-souris est une figure qui se substitue à une notion abstraite17. Prévaut alors une interprétation de type psychologique, voire psychanalytique. Il est évident que la chauve-souris indexe d’abord une anomalie physique ou mentale de la jeune fille. Comparant, elle bascule alors vers le statut de comparé pour accrocher de nouvelles métaphores et se déployer en un réseau serré d’images. Elle devient tare, bosse énorme, verrue noirâtre et velue et indexe l’altérité. Mais l’identité des sèmes favorise la permutation des signifiants et la greffe du lexique animal sur les énoncés concernant l’humain. L’improbable croisement d’une femme et d’une bête suscite ainsi la fonction poétique du langage : « il me semble déjà que je suis clouée tout en haut de la tour, et que les lumières vont monter, s’élever jusqu’à moi18 ».
17Ce signe la désigne aussi comme coupable, au même titre que celui que Yahweh mit sur Caïn. Mais cette culpabilité résultant d’une faute qui reste mystérieuse et qui appelle des hypothèses invérifiables peut se reporter vers les parents qui n’ont pas averti la jeune fille des risques encourus à dormir la fenêtre ouverte. Plus tard, le psychanalyste dénoncera le refoulement comme générateur de névroses, de sorte que l’hésitation portant sur la réalité de la bête se reportera vers la faute. Le voyage de la jeune fille affecte alors la forme d’une descente aux enfers autopunitive, les épreuves se succédant, chute, coups, agressions diverses, ingestion d’ordures et d’insectes, privation de sommeil avant la rédemption. Les paysages sont intérieurs et les mots renvoient à autre chose que ce qu’ils désignent habituellement. La figure de la chauve-souris affecte ainsi le texte d’un fort coefficient d’abstraction. La lecture au premier degré, abandon au plaisir du texte se double d’une autre lecture, intellectuelle celle-là et semée d’embûches, car la lisibilité des comparés dissimulés derrière les comparants est intermittente. La lecture d’une aventure se renverse en aventure d’une lecture.
18Les lectures sont multiples et inscrites dans la diégèse. Il y a celle du psychanalyste freudien :
Désirs, désirs marmonne l’homme. Complexe prison-père-animal à queue-tour, tout cela est très clair. Les désirs réprimés mais puissants (la tour, cette solitude mais aussi cette turgescence) se manifestaient chez vous par ces pensées perpétuelles de caves, de souterrains, de fuite. Quand votre père a été mordu par un animal échappé de ces profondeurs, vous vous êtes sentie coupable, comme si vous aviez enfanté de vos propres mains quelque monstre affreux. Vous avez donc voulu vous punir à votre tour, et vous avez inventé cette bête, la chauve-souris, venue elle aussi des mêmes profondeurs. 19
19La logique est implacable et on pourrait s’en tenir là et cesser d’errer à la recherche du sens. Pourtant le raisonnement du maître est immédiatement disqualifié par l’intrusion de la preuve scatologique : la chauve-souris s’affirme à la fois comme fantasme et comme réalité physique. On peut encore la lire comme image d’un syndrome de la mélancolie qui tire son nom de la mélaina cholé, l’humeur noire, noire comme l’oiseau nocturne que porte la narratrice qui est parfois décrite dans la posture de l’ange de la mélancolie, soit la tête penchée : « la tête est tordue sur le côté comme si un fardeau pesant la faisait plier vers le bas20 ». Enfin, le lecteur peut déchiffrer la bestiole issue d’un transfert au sens propre d’une expression idiomatique, comme allégorie de la folie : « to have bats in the belfry21 » soit avoir une araignée au plafond. C’est dire qu’une fois de plus l’initiative est laissée aux mots. Ainsi, même éclairée par la citation jungienne, la chauve-souris offre un feuilletage de sens possibles. Selon le contexte dans laquelle elle apparaît, le sens à attribuer à la bête peut varier. Les notions dégagées se succèdent sans s’annuler et le texte affecte la composition d’un palimpseste.
20On ne peut néanmoins s’empêcher de soupçonner que la bête ne renvoie à d’autres signifiances moins explicites que celles qui s’inscrivent autour du nom d’un psychanalyste. Si on interroge la diégèse on constate qu’elle a une fonction ambivalente d’opposant/auxiliaire, annoncée par son hybridité. Elle permet en l’occurrence à l’héroïne de quitter l’habitation familiale et, à l’instar des héros des contes, de partir à la conquête du vaste monde. C’est pour mieux la connaître qu’elle entreprend de brillantes études et c’est grâce à elle qu’elle parvient à survivre en Amérique et à y édifier une colossale fortune. Si la bête est d’abord agent, obligeant la jeune fille à sortir, à veiller, elle devient finalement objet de son action, puisque celle-ci va consacrer sa vie à la démêler du lacis de ses cheveux. L’hybridité de l’animal semble produire de la complexité, il entraîne vers les abîmes, les bas-fonds remplis d’ordures mais élève aussi vers les sommets de la réussite intellectuelle ou sociale. Il inscrit dans son corps cette double postulation qu’évoque Baudelaire et permet la sublimation des désirs refoulés. La bête douloureusement prisonnière d’une chevelure incarne alors le désir de sortir des étroites limites de la réalité quotidienne, de dépasser les apparences pour atteindre l’idéal, situé de l’autre côté, sur l’envers du monde. Elle traduit aussi la volonté de s’affranchir de la dictature de la raison et de l’emprise des conventions sociales. Dans la ville provinciale, on a perdu les cartes des oubliettes et muré les caves comme si on refusait l’inconscient. La narratrice envisage avec effroi la disparition de sa bête ce qui la contraindrait à vivre dans la platitude et la médiocrité : « Comment vivre au plus mince des surfaces, l’abîme colmaté et le ciel tassé, au plus plat infiniment, sans témoin vivant de l’Impossible ?22 »
21A cela, il faudra ajouter les multiples autres sens pris en charge par des personnages, car chacun a son interprétation de la chauve-souris. La narratrice se demande si la vie ne serait pas ce poids sur la nuque, soit un avatar du rocher de Sisyphe, tandis que le gouvernement voit d’un mauvais œil les porteurs de chauves-souris irréelles qui sont ainsi assimilés à des contestataires, la tête remplie d’idées dangereuses. Pour la police, « vespertilion » est un nom de code désignant des armes. Objet à la mode, certains lui vouent un véritable culte, tandis que d’autres savent l’exploiter commercialement, tant dans l’habillement que dans la production cinématographique. Il faut dire que la plupart de ceux qui en parlent n’en ont jamais vu et que la représentation matérielle qu’on en donne peut ne pas être fidèle à la réalité. Quant au sens il s’élargit encore. Le cinéaste la transforme en allégorie de « l’esprit d’initiative et d’individualisme associé à la foi religieuse » avant de lui substituer « un autre oiseau aux connotations plus facilement accessibles et moins confuses23 ». Aux yeux des jeunes gens elle est quelque chose de naturel et de sain, alors qu’en d’autres points du texte elle est présentée comme puante et sale. Pour les idéologues marxistes, elle incarne l’individualisme tandis que d’autres y voient une représentation de l’imagination. Symbole de l’animalité inscrite en l’homme, elle est la bête que chevauchent les sorcières mais aussi ce quelque chose que je ne saurais nommer et qui en l’homme aspire à être libéré quand il contemple le passage d’une aile sur le fond violet du ciel. Crucifiée sur une porte, elle permet de stigmatiser le monde et sa stupidité mais elle est aussi une image de l’homme et de sa double postulation.
22La posture herméneutique se trouve mise en abyme dans la fiction et invite le lecteur à engranger l’accumulation des propositions et à s’engager lui aussi dans la quête du sens. Le livre à son tour révèle une hybridité que produit la conjonction de celui qui l’écrit et de celui qui le lit.
« j’ai fait jaillir ce secret de la nuit,
j’ai fait sortir ce mystère de ses profondeurs opaques » 24
23Somme toute, la polysémie de la bête fait la richesse du texte. Elle est avant tout un mot magique dont on ne parvient pas à épuiser le sens. « Je ne sais plus ce qui se passe et si les mots signifient ce qu’ils veulent dire25 », avoue la narratrice. Moi aussi, je me perds, je dois bien le reconnaître, je ne sais plus ce que ce mot veut dire. Tout ce que je sais, c’est que la chauve-souris signifie autre chose que ce qu’on croit mais qu’elle est en même temps une chauve-souris ordinaire. Elle est double26, sémantiquement, morphologiquement et produit du double : réel/imaginaire, haut/bas, spleen/idéal, présence/absence et bien sûr, sens propre/sens figuré. Ce dernier, au demeurant, s’impose comme pluriel, variant selon les points du texte où on l’observe. Ni la cohérence, ni l’homogénéité ne sont assurées, le lecteur est amené à bricoler une lecture composite à l’image de la bête instigatrice de l’aventure. Sous l’influence contaminante de celle-ci, tout alors se démultiplie, derrière chaque signifiant se déploient les ombres plurielles des signifiés, qu’il s’agisse de l’aigle, du loup ou des éléments constitutifs du décor. Le récit ne cesse de produire des sens mais ne les hiérarchise pas.
24Littérairement, la bête a été pour l’auteur l’objet transitionnel. P. Fleutiaux explique en effet dans un entretien que « Sans cet animal médiateur, (elle) n’aurai(t) jamais pu écrire un roman sur une jeune fille, un roman d’initiation.27 » La chauve-souris médiatrice entre la caverne et le ciel, l’inconscient et le conscient devient ainsi la figure emblématique de la création. Elle fut le lien entre le vide et le plein, le silence et la parole28. La constellation d’images souterraines et aériennes qui l’entourent a remplacé les mots impossibles à écrire : la dépression, le désespoir, le désir de mort, la haine de soi, la culpabilité mais aussi le désir d’être autre, l’idéal, l’espoir, l’expérience douloureuse de la dualité. La chauve-souris a donc fait écrire, elle fut ce noyau de nuit dans lequel l’écrivain a trempé sa plume. Elle fut la matière même du livre et l’on comprend alors qu’il s’intitule Histoire de la chauve-souris et que la narratrice ait parlé de la bête comme on parlerait d’un enfant. Souvenez-vous… cette bosse qu’il fallait dissimuler sous des vêtements amples. Cet être qui devenait chaque jour plus lourd, ce biberon qu’elle cherchait pour le nourrir, tant de dévouement, d’amour. C’est l’histoire de son roman qui nous fut racontée, histoire d’une gestation, d’une délivrance inachevée dans le livre mais qui s’accomplit néanmoins avec la publication de celui-ci. Et en ce sens, la chauve-souris existe, elle est cette histoire qui nous est racontée, cette fable qui dit l’ineffable, l’énigme encavée au cœur d’un sujet singulier.
25Mais ce sens n’est pas le sens ultime puisque la narratrice met en doute, in fine, l’existence de cette chauve-souris. Pirouette finale qui, de la pléthore des sens, nous fait soudain basculer dans le nonsense, cher aux anglo-saxons. La chauve-souris ou le secret du texte, elle vient de la nuit et retourne à la nuit. Chacun a projeté sur la jeune fille à la chauve-souris ce qu’il était : le fou qui vivait sur les ordures a vu un esprit dérangé ; le psychanalyste une névrosée ; le spéléologue, une spécialiste des chauves-souris ; le policier, une révolutionnaire et je me demande si ma contribution à l’étude de la chauve-souris ne me trahit pas à mon tour29… Le mystère de la chauve-souris reste entier. « On dit tant de balivernes que la vérité, s’il y en a une, ne compte plus »30.
26L’image de la chauve-souris en faisant coexister des éléments opposés permet de remettre en question la notion de cohérence et d’unité qui généralement prévaut dans le domaine de l’herméneutique. L’image est labile, riche de toutes les contradictions, elle reste « cabalistique »31. Moi aussi, à l’instar du personnage, « je perds les formes de la chauve-souris » et me sens mal à l’aise. Je remets en question ma capacité de déchiffrement. L’intérêt du texte n’est plus suscité par la résolution d’une énigme mais par la quête du sens. La lecture ne pouvant plus s’affirmer comme univoque met en péril mes certitudes. En l’absence de parole auctoriale, je continuerai à démêler les fils du texte lequel, on le sait, est lui-même un tissu, j’accomplirai patiemment ce travail de Pénélope, travail de lectrice bénévole, attentive à trouver le sens ultime, le plus haut sens qui peut-être, tel le fameux motif dans le tapis m’échappera, qui peut-être même n’existe pas. Sous la profusion des sens se cache la perte du sens. Il se peut qu’alors je renonce aux exigences impérieuses de la rationalité, qu’au logos je préfère le mythos et que je relise le livre comme une histoire, ainsi que me le prescrivait le titre. Je rejoindrai ainsi un autre lecteur qui avouait que « la valeur cathartique et purgative du pur mystère dépasse infiniment les réconfortantes explications rationnelles32 ». Moi aussi, je garderai l’image de la bête accrochée à une nuque féminine. Une fois le livre fermé, une chauve-souris de chair et de mots, image dont le contenu manifeste se double d’idées latentes, hantera mon imaginaire. Elle permettra ainsi la saisie intuitive d’un au-delà du langage. Vecteur entre le verbe et l’indicible, elle subsumera tous les sens en réalisant leur coalescence.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Edith Perry, « Les anamorphoses d'une bestiole dans Histoire de la chauve-souris de Pierrette Fleutiaux », paru dans Loxias, Loxias 16, mis en ligne le 08 mars 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1560.