Loxias | Loxias 15 Autour du programme d'Agrégation de lettres 2007 | I. Littérature française | 5. Saint-John Perse 

Lucien Victor  : 

Le nom de la poésie, et le sentiment du temps

Résumé

Ce travail part d'un double constat, la disproportion du Nom et du Verbe dans une langue comme le français, et la disproportion des mêmes catégories dans le discours, à l'oral, et plus encore à l'écrit. Cette disproportion se retrouve, encore plus marquée, dans le texte littéraire, en particulier dans le texte de poésie. Or, dans la poésie de Perse, et notamment dans Vents, cette situation d'hypertrophie du Nom est cultivée systématiquement. L'article se propose donc de passer en revue divers aspects lexicaux et grammaticaux de cette situation dans ce recueil. Et corrélativement de donner quelques indications sur la situation du Verbe. L'ensemble de ces remarques devrait permettre de revenir sur la qualification d'« épopée » qu'on a souvent donnée à ce recueil, et de préciser la perception qu'on peut avoir de cette poésie.

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Mots-clés : grammaire , Hyperbase, lexique, poésie moderne, stylistique

Plan

Texte intégral

N'allez pas croire sur la foi de ce titre ambigu qu'il serait question ici d'envisager les dénominations de la poésie. Non, le sujet de ce travail est de réfléchir au statut du nom, comme classe grammaticale, dans le texte de poésie, et particulièrement dans le texte de Perse. En fait ce travail a une ambition un peu plus vaste et un peu plus précise à la fois. Il veut s'interroger sur l'espèce de contradiction où est le texte de Vents entre la surabondance impressionnante de la catégorie nom – et la relative faiblesse, ou discrétion, de la catégorie verbe, corrélativement – et l'affirmation, insistante, du même texte à figurer une poésie du mouvement. Epopée, nous dit-on1, mais épopée sans histoire, et sans événements, presque même sans chronologie.

Pour commencer, quelques vérités premières sur lesquelles appuyer l'ensemble des observations et de la réflexion. Chacun sait que dans une langue comme le français, comme dans toutes les langues historiquement apparentées, il y a une écrasante disproportion entre la quantité des noms, sans compter les noms propres, et celle des verbes : un rapport de 250.000 à 10.000 environ, si ces chiffres ont un sens. Cette disproportion s’accroît si on comptabilise avec les noms communs les adjectifs, et une bonne partie des adverbes, ceux qui ont un comportement lexical. On peut recouper cette disproportion inscrite dans le lexique par les enquêtes statistiques faites à partir de textes : il est logique qu’on la retrouve dans les échantillons de langue concrets, comme on peut le voir dans les calculs de tous les lexicographes qui ont travaillé en statistique lexicale, et pas seulement en France, entre les deux guerres, et encore dans les années 50. Simplement, dans ces travaux, la proportion n’est bien sûr pas du même ordre, en gros de 3 ou 4 à 1.

Une telle situation est ancrée en quelque sorte dans le réel. Une langue, surtout une langue historiquement ancienne, et développée, a besoin de milliers de noms pour référer aux milliers d’éléments du réel, réel concret, réel abstrait, réel imaginaire, objets naturels et artefacts, pour les symboliser et les manipuler. En revanche les opérations par lesquelles ces noms sont mis en relation avec le monde, en relation entre eux, et actualisés quotidiennement dans le discours de millions de locuteurs-scripteurs, et donc les verbes correspondants, sont en relatif petit nombre. De plus, si le nombre des noms augmente régulièrement dans une langue, en vertu du développement considérable et nécessaire des procédures de composition et de dérivation, le nombre des verbes est assez stable, il ne s’en crée pas beaucoup de nouveaux.

Cette disproportion a donc ses conséquences évidentes, quoique en partie masquées, dans la structure d’une phrase quelconque du français. Statistiquement les noms, ou les groupes nominaux y sont toujours plus nombreux que les verbes. Et cela d’autant plus que pour un seul et même verbe, les groupes nominaux se prêtent à toutes sortes d’expansions et peuvent recevoir récursivement des suites considérables de compléments. Ainsi, dans les énoncés oraux, mais plus encore dans les textes écrits, par le statut même de l’écrit, et sans doute plus nettement encore dans les textes écrits littéraires, la part du nom est toujours dominante. Cette domination n’est jamais, semble-t-il, plus fortement marquée que dans les textes de poésie, et aussi dans ce qu’on appelle aujourd’hui, à supposer que cette « chose » existe, le texte descriptif : il y a en effet une espèce de parenté, reconnue par beaucoup d’auteurs, entre ces deux types de texte2.

On peut expliquer cette caractéristique par plusieurs éléments. Outre la proportion grammaticale structurelle évoquée plus haut, on peut remarquer que le texte de poésie utilise, avec des variations, beaucoup d’adjectifs, sans doute en rapport avec la composante subjective/affective propre à ce type de texte. Or, là où il y a adjectif il y a le plus souvent support nominal. On dira aussi que les groupes nominaux étendus par adjectifs, produisent facilement des groupes syllabiques qui fournissent au vers métrique, quel que soit son numérisme – et on voit que le texte de Perse surabonde d’octo, déca, et dodécasyllabes – des cellules toutes prêtes en nombre indéfini. Enfin, dans le texte de poésie, quel qu’il soit, épique, lyrique, dramatique, les opérations de relation, et donc les opérateurs verbaux, ne sont pas vraiment l’essentiel. L’essentiel étant plutôt, toutes poésies confondues, dans l’évocation, la contemplation, la célébration du monde, des mondes, naturels/artificiels, physiques/spirituels, réels/imaginaires. Evocation, contemplation, célébration, centrées sur le sujet lyrique, avoué, ou en creux.

 Là où les choses deviennent plus intéressantes, et aussi plus précises, c’est que la poésie de Saint- John Perse, et particulièrement dans ce recueil, non seulement satisfait pleinement à ces remarques, mais qu’elle va inespérément bien au-delà. Pour mettre ce fait en lumière il faut en passer par quelques chiffres.

Hyperbase, le logiciel de calcul élaboré par Etienne Brunet en 1989 , et sans cesse amélioré, permet actuellement d’interroger les principaux recueils de Perse, neuf en fait, Eloges, La gloire des Rois, Anabase, Exil, Vents, Amers, Chronique, Oiseaux, et Chant pour un équinoxe. Pour le dire rapidement, le principe du calcul est de confronter les quantités lexicales, par catégorie grammaticale, à un standard extrait de la base Frantext, et de mesurer les écarts. Ce qui fournit des indications précieuses pour chaque recueil, et permet en outre des comparaisons de recueil à recueil.

Or, les chiffres donnent des indications dans deux directions. D’une part il n’ y a pas de constante stable pour les noms, et pour les verbes, d’un recueil à l’autre. Tout au plus peut-on discerner une évolution : dans les premiers recueils les noms sont en déficit, les verbes en net excédent. Dans les recueils suivants, à partir d’Anabase, le déficit est sur les verbes avec des variations faibles, sauf une fois, mais sur les noms les variations sont plutôt neutres, sauf une fois. D’autre part Vents occupe dans ces diagrammes une position très particulière. Pour entrer brièvement dans le détail, deux remarques. La variation chiffrée des catégories comparées du Nom et du Verbe est relativement forte d’un recueil à l’autre. Ainsi Eloges affiche un déficit notable en Noms, communs et propres, et un excédent remarquable en Verbes, toutes catégories de verbes confondues. Anabase affiche un excédent dans la catégorie Noms communs, et reste neutre quant aux Verbes. Exil est neutre pour les Noms, et déficitaire pour les Verbes. Amers, qui est un texte d’une grande étendue, est déficitaire en Noms communs, assez fortement excédentaire en Noms propres, et neutre pour les Verbes. Ces variations sont trop marquées pour ne pas correspondre à des propriétés internes à chaque texte, propriétés sémantiques nettement différenciées, et propriétés syntaxiques, entre autres la variation en longueur de la phrase. Plus la phrase est brève, et plus la disproportion naturelle entre Noms et Verbes tend vers zéro, plus la phrase est longue, et plus la disproportion s’aggrave. Et tout ce qui touche à la phrase, à sa longueur, à sa structure, résulte de choix généraux sur l’écriture.

Deuxième remarque : dans cette suite de recueils, Vents a une situation très originale. Ce recueil est le seul à afficher une disproportion très caractérisée. C’est le recueil qui donne le chiffre le plus élevé pour les noms communs (chiffre auquel répond un déficit exactement symétrique en noms propres). Et, corrélativement, le déficit en verbes, toutes catégories confondues, atteint un niveau remarquable, et presque exceptionnel. Le recueil est à 5 points d’écart positifs pour les noms communs, ce qui est considérable, les autres recueils étant par ailleurs soit déficitaires, soit, une fois, en excédent faible. Et à presque 6 points d’écart négatif pour la catégorie Verbes principaux, plus de 5 points pour la catégorie Verbes auxiliaires. C’est bien à une sorte d’inflation du Nom, et à un effondrement corrélé du Verbe que le recueil nous confronte. Il faut donc affiner et préciser l’analyse de ces faits pour tenter de montrer selon quels dispositifs la catégorie du Nom est ainsi déclinée, et aussi pour essayer de comprendre les raisons, et d’évaluer les effets, notamment les effets poétiques, de ce qu’on peut bien désigner, à ce degré d’insistance, comme un choix d’écriture.

Cette prépondérance du Nom, et donc du groupe nominal, se manifeste déjà à la surface du texte, si on peut risquer cette expression, par des signaux lexicaux particulièrement visibles et captables. Et que tout lecteur, même peu familier de la poésie de Perse, perçoit comme une espèce de signature. Je pense ici à ces nombreux noms (et adjectifs), jamais des verbes, qui sont presque toujours très usuels et concrets, à référents à peu près inconnus pour la plupart des lecteurs, même cultivés. Un certain nombre de ces noms sont totalement inconnus, signifiant, signifié, et référent, « exotiques » en ce sens que nous n’avons sur eux aucune compétence. Simplement leur graphie, et la prononciation que nous leur supposons, nous les fait repérer comme parfaitement intégrés au lexique français. Ce sont autant de trous noirs du lexique. Pour nous, pas pour le poète.

D’autres noms, en plus grand nombre, offrent un signifiant, un signifié, et même un référent, connus (au moins par l’iconographie encyclopédique et la littérature), mais ils réfèrent à des « realia » extérieures à notre expérience, ils sont « exotiques » aussi en ce sens.

Ces noms (adjectifs) proviennent de secteurs lexicaux globalement spécialisés, plus précisément de vocabulaires géographiques/géologiques, minéralogiques, botaniques, météorologiques, ou encore mythologiques, historiques, religieux…A quoi s’ajoutent évidemment dans le texte des emplois, de l’ordre de un ou deux, de noms par ailleurs communs. R. Caillois a souligné il y a longtemps la précision et la justesse de leur emploi par le poète3. Ces listes constituent comme deux sous-textes relativement distincts, quoique imbriqués. S’il y a dans cette poésie une dimension, une volonté toujours présente d’inventaire du monde, comme le soulignent Roudaut, et bien sûr Caillois, et beaucoup d'autres, c’est d’abord par ces éléments qu’elle se manifeste. Les plus « inconnus » de ces mots apparaissent même comme des hapax, du moins dans les limites de l’œuvre de Perse. On peut parler à leur sujet de fréquence zéro. Cette situation renforce le caractère d’étrangeté que cette poésie affecte régulièrement. Mais globalement ces mots, très, ou plus ou moins inconnus, ne font jamais obstacle à l’interprétation de la phrase où on les trouve : par l’environnement immédiat le lecteur leur attribue un signifié approximatif qui fait sens. En outre, là où on les trouve, ils sont utilisés pour leurs valeurs sonores dans une chaîne phrastique, ou dans une suite de versets. Ils sont d’ailleurs toujours utilisés par l’écrivain, mais il faut chercher pour le découvrir, avec des signifiés précis dans des contextes de significations précises. Enfin, et ce point est essentiel dans une écriture de la poésie qui recherche des effets symphoniques, qu’on les connaisse – c’est très rare – ou non, ils ont pour fonction d’orienter l’imagination et l’intellection du lecteur vers de multiples réseaux connotatifs.

Pour être le plus exact possible sur ce point, cette situation est celle d’à peu près 400 « mots ». Les résultats de la recherche sont précis, à condition de croiser l’intuition lexicale du lecteur cultivé et le recoupement systématique par un bon index4, ou par un autre5. Bien sûr les « hapax » ne sont pas seulement des mots employés une seule fois dans un poème de Perse, mais des mots employés une seule fois et dont l’usage ou même l’existence est par ailleurs très faiblement attestée, ou quasi nulle dans la langue même cultivée. Il peut y avoir en effet des mots communs employés une seule fois par Perse. Mais ces mots ne seront pas par définition visibles, ils sont donc stylistiquement nuls. Et inversement des mots très rares employés plus d’une fois par le poète. Ce deuxième cas est cultivé par lui avec délectation. C’est ainsi que certains de ces mots très rares se retrouvent une fois dans Vents, et une fois dans Amers, les deux recueils contigus. L’effet produit à la lecture par de tels signaux lexicaux internes est en relation inverse avec les indications de pourcentage. Le pourcentage est faible, l’effet d’autant plus remarquable et percutant6.

A côté de ces emplois, stylistiquement significatifs, on doit faire place à une autre douce manie du poète, qui est aussi une caractéristique de son écriture, ou de sa parole. Celle de multiplier les noms communs érigés en semi noms propres par la majuscule initiale, et donc institués comme de quasi hapax, qui suggèrent que le poème, le poète, et l'univers sont environnés ou habités par des espèces d'anges, ou d'intercesseurs, entre l'imaginaire et le supranaturel. Il y en a de deux espèces. On rencontre régulièrement ce qu'on peut appeler des figures du discours, le Narrateur, le Poète, ou encore l'Enchanteur, le Songeur. Ces figures allégoriques n'ont rien de très énigmatique. Elles sont transparentes. On peut penser que d'autres désignatifs majusculés, au masculin et au singulier, allégorisent aussi, chacun dans son sémantisme propre, le Poète, quoique plus obscurément, par exemple le Voyageur, le Novateur, ou encore le Prince, le Capitaine, l'Orientaliste, le Chasseur, l'Initié, l'Officiant, le Voyant, l'Ecoutant, et même l'Œil, et l'Inconnu. Et pourquoi pas, très circonstanciellement, le Balafré ou l'Emissaire, même si ces dénominations réfèrent plutôt à des intervenants différenciés du locuteur lui-même.

Mais il y a tous les autres, eux aussi transparents, mais au sens où Char – et les surréalistes – font état de « grands Transparents ». Invisibles à l'œil humain ordinaire, et parfois presque inidentifiables. Les Instigatrices, les Puritaines, les grands Itinérants, les Dénonciateurs, les Gouverneurs, les Confesseurs. Ces « êtres », toujours pluriels, constituent l'espèce de mythologie personnelle et portative sans laquelle le poète ne peut pas établir son univers propre. Ils représentent sans doute aussi des avatars, repérés dans l'Histoire, du poète lui-même, ou des idées/images qu'il se  fait de lui. Ce sont aussi des sortes de héros, distincts de lui. Des modèles. Cette population d'Actants étranges, entre Histoire mythifiée et Allégorie, introduit dans le poème un climat de solennité et de mystère. Des moments précis de l'histoire humaine s'y condensent, et par eux, par le dialogue qu'il semble avoir avec eux, le poème s'enveloppe d'une espèce de magie. En effet, ces « êtres », qui appartiennent à des époques diverses, sont convoqués ensemble dans l'actualité du discours poétique. Ils ne réfèrent à personne de singulier et de concret, ils ne sont en rien les personnages d'un récit. En ce sens, ils n’alimentent pas la veine épique dans laquelle on prétend inscrire le poème. Bien au contraire. Les allégories du poète construisent une mythologie spécifique de Vents, pour la plupart d’entre elles, et les grands « Transparents » sont des hapax propres au texte de Vents. De ce fait ces Noms font système avec ceux examinés plus haut.

On peut enfin prendre la question sous un autre angle, et passer à l'autre pôle du spectre lexical, en croisant les 50 ou 100 premiers mots les plus fréquents du texte du recueil avec les 50 ou 100 premiers mots les plus fréquents de l’ensemble des recueils : on y découvre, outre quelques mots outils (« de » et « et », et quelques autres), un lexique simple et courant, dans lequel la disproportion entre Noms et Verbes est exactement du même ordre que celle rappelée au début de cette étude7. L’intérêt de ces listes étant d’indiquer les thèmes privilégiés du poème, et les éléments clés de ces thèmes, ce que ne font évidemment pas les hapax, ou quasi hapax, indiqués plus haut.

Entre ces deux pôles s'établit tout le texte, lequel a fortement tendance à s'organiser autour de procédures d'accumulations nominales, dans le réseau desquelles surabondent les éléments de lexique savant ou technique, souvent les deux à la fois, la ligne des significations dénotatives étant régulièrement augmentée et amplifiée par une ou plusieurs lignes de significations métaphoriques. Pour cet aspect des choses, le plus clair est de regarder quelques uns des dispositifs syntaxiques récurrents dans quoi s'inscrivent des expansions nominales parfois démesurées et à la limite du supportable.

 Le plus simple de ces dispositifs, entre le lexical et le syntaxique, est la périphrase. Je me borne à le mentionner, Joëlle Gardes y ayant consacré un article dense auquel je renvoie8. Je note simplement à sa suite qu'il y a dans cette configuration rhétorique un dispositif évident et basique d'amplification, même si, en même temps, par la substitution à un lexème plutôt abstrait de la description de ses parties ou de ses propriétés, l'écriture gagne en capacité d'évocation et de suggestion. Et en accroissement de la part d'obscurité qui imprègne le poème.

On peut facilement remarquer d'ailleurs que Perse joue avec beaucoup de méticulosité de la dimension ou du volume des versets. Ainsi, au chant I, les suites 1, 2, 3 sont-elles remarquables par l'augmentation progressive – et calculée -  des versets qui les composent : en 1, les versets sont brefs, une ligne et demie dans l'édition courante, les deux derniers passant à deux lignes et demie, ce qui va être la mesure des versets de 2, alors que 3 va allonger le dispositif jusqu'à trois lignes et un peu plus, puis 4, puis une expansion forte, avant de revenir à une mesure voisine du verset de la suite 1. Il est clair que l'augmentation de la masse nominale accompagne mécaniquement l'augmentation du verset. Et que d'abord le moindre verset un peu étoffé, entre trois et cinq lignes, met en œuvre des organismes syntaxiques articulant forcément plusieurs groupes nominaux, et des expansions diverses de groupes nominaux, et cela d'autant plus que, le plus souvent, au lieu que plusieurs phrases s'inscrivent dans un même verset, une même phrase, syntaxique et rhétorique, a tendance à se développer sur deux ou plusieurs versets.

Il y a aussi, dans un poème qui joue beaucoup sur des passages du bref (relativement) au long dans la suite des versets, par places, irrégulièrement, le recours fréquent à des phrases nominales. La relative surabondance de ce mode d'écriture se manifeste de toutes les façons disponibles.

Je n'appelle évidemment pas « phrase nominale » un énoncé qui n'est tel qu'en vertu d'une ponctuation artificielle et moderne. Quoiqu'il alimente à sa façon la masse nominale. La figure dite hyperbate affecte de plus en plus la prose contemporaine, mais elle convient particulièrement bien à la poésie, à quoi elle facilite des découpages métriques et rythmiques, des retours à la ligne, ou des reprises après un blanc. Il y en a beaucoup d'exemples dans ce poème. Les segments qui sont dans cette position ont toujours leur régularisation syntaxique dans le cotexte immédiatement précédent.

Autre remarque : un certain nombre des tournures vraiment nominales sont en outre caractérisées par une écriture de l'abréviation, ou de forme télégraphique, en particulier par effacement des déterminants. Il y a certainement un lien sémantique et stylistique entre le statut nominal de ces phrases, ou de ces énoncés, et ce goût de l'abréviation. L'effet produit est celui d'une parole brève, sentencieuse, ou oraculaire, ou impérieuse, marquée par un accent soudain de violence, que ces segments soient exclamativés ou pas. Voir p. 190 « Parole brève comme un éclat d'os. », ou p. 227 « Interdiction d'en vivre ! », ou p. 229 « Son occupation parmi nous : mise en clair des messages...Conservation non des copies, mais des originaux... Lieu du propos : toutes grèves de ce monde. »

Trois sortes de phrases nominales bien caractérisées se rencontrent souvent dans le texte. Il faudrait en examiner la distribution, mais ce travail à lui seul demanderait une étude systématique. Ce qu'on rencontre souvent c'est la phrase brève, exclamative, prise dans une suite d'autres phrases, en tête ou même en cours de verset. Dans ces phrases sans verbe la modalité exclamative fait office de régulateur grammatical et de marqueur de subjectivité. Par exemple « Divination par l'entraille et le souffle et la palpitation du souffle ! », ou « Faveur du dieu sur mon poème ! » (181), ou « Ah ! Oui, toutes choses descellées ! » (190). C'est aussi un procédé pour hausser le ton général du discours. On rencontre aussi mais assez peu des phrases nominales impliquant un lien verbal élidé. Ainsi « Fini le songe où s'émerveille l'attente du Songeur » (190), ou « Irritable la chair où le prurit de l'âme nous tient encore rebelles ! » (227), phrase qui est en outre exclamativée, ou encore « Hasardeuse l'entreprise où j'ai mené la course de ce chant… » (214). Il faut remarquer dans ce cas le caractère stéréotypé de la forme syntaxique. Il y a enfin ce qu'on peut appeler les « vraies » phrases nominales, qui ne sont plus des phrases d'ailleurs, mais des énoncés, lesquels seraient ininterprétables hors contexte. Par exemple en II – 5 : « Homme à la bête. Homme à la conque. Homme à la lampe souterraine. » (210), et d'ailleurs pareillement les deux phrases qui ouvrent le verset et la séquence : « Ainsi dans le foisonnement du dieu...Ainsi dans la dépravation du dieu... », ou en III – 4 : « Accueil sur la chaussée des hommes, et le vent à cent lieues courbant l'herbe nouvelle. » (226), ou aussi en IV – 1 : « Et les capsules encore du néant dans notre bouche de vivant » (233), repris sous la forme « Capsules encore du néant dans la bouche de l'homme... » (238). Un dernier exemple, p. 237 : « Ici la grève et la suture. Et au delà le reniement... La mer en Ouest, et Mer encore, à tous nos spectres familière », mais ce sont plutôt des phrases impliquant un lien verbal que de vraies phrases nominales. Ces phrases ou énoncés entrent apparemment dans un système de contraste, par leur syntaxe, ou leur absence de syntaxe, et par leur brièveté souvent, avec les versets qui les entourent. En outre, Perse se plaisant à répéter de tels énoncés d'une séquence à l'autre, ou même d'un chant à l'autre, il y a de ce fait dans le poème un mécanisme facile de démultiplication nominale.

Plusieurs fois, à partir d'une phrase nominale, c'est tout un développement de même grammaire qui se déplie. Ainsi toute la fin de I – 6 :

 Maugréantes les mers sous l'étirement du soir, comme un tourment...
Murmurantes les grèves,... et tout ce grand mouvement...
Et sur l'empire immense des vivants,... cet autre mouvement... !

... Jusqu'à ce point d'écart et de silence où...
... Jusqu'à ce point d'eaux mortes et d'oubli,... où
...

Un exemple plus complexe se trouve au début de II – 1. Trois strophes impaires s'appuient sur la reprise avec petites variations d'une même tournure nominale, et deux strophes paires s'intercalent qui prennent appui, deux fois de suite dans chacune, sur l'anaphore du présentatif « Et c'est...Et c'est... » :

... Des terres neuves, par là-bas, dans...
Des terres neuves, par là-bas, sous...
Toute la terre aux arbres, par là-bas, sur
...

... Des terres neuves, par là-haut, comme...
Des terres neuves, par là-haut, sous...
Toute la terre aux arbres, par là-haut, dans
...

 Toute la terre nouvelle par là-haut, sous...
Toute la terre nubile et forte, au..
Et la terre à longs traits, sur
...

Le début de II – 2  se cale sur une recherche analogue :

... Plus loin, plus haut, où vont les hommes minces sur leur selle; plus loin, plus haut, où sont les bouches minces, lèvres closes.
La face en Ouest pour un long temps. Dans un très haut tumulte de terres en marche vers l'Ouest.
Dans un déferlement sans fin de terres hautes à l'étale
.

Cette configuration se retrouvera, mais beaucoup plus développée, plus puissamment orchestrée, au milieu, et presque jusqu'à la fin de IV – 2 . (236 – 7 – 8). Dans la première partie de la même suite figure un autre exemple du même ordre, marquée par les mêmes recherches de répétitions/variations :

... Une civilisation du maïs noir... : Offrandes...; bouillons... ; et la sagesse...
Une civilisation de la laine et du suint : Offrandes... ; la mèche de laine...;et les femmes dégraissées...
Une civilisation de la pierre et de l'aérolithe : Offrandes...; mortiers et meules… ;et l'œil au nœud
...

Ce qui caractérise la phrase nominale, même quand elle sert de point d'appui et d'élan à un développement plus ou moins massif, c'est son isolement syntaxique, et souvent en outre son a-syntacticité. Or, ce poème offre plusieurs exemples de développements plus considérables, sur la base d'une syntaxe nominale, mais subordonnée à une espèce de « pince » ou d' « épingle » syntaxique, intervenant en amont, ou en aval, par rétroaction, qui en fait autant de gigantesques phrases verbales. Ce sont alors des dispositifs un peu monstrueux, par hypertrophie du groupe nom (et nom+adjectif), mais franchement et clairement syntaxiques, au sens où ils articulent sur un verbe, ou autour d'un verbe, ou d'un équivalent-verbe, des amplifications nominales plus ou moins développées, plutôt plus, qui font phrase avec ce verbe.

Cette situation est celle des célèbres strophes sur l'Hiver, en II – 2, qui présentent une double régularisation grammaticale, par une structure d’apposition, ou de reprise nominale d’abord : « Et l’Hiver sous l’auvent…// « Hiver bouclé… Hiver aux puits… Hiver au goût… », puis par l’aboutissement de cette suite de onze apostrophes montées en anaphores aux impératifs articulés sur elles : « …Délivre-nous…Enseigne-nous… ». Dans cet exemple on voit que l’hypertrophie lexicale et que la dissymétrie syntaxique groupes nominaux- groupe verbe sont relativement réduites par le mécanisme de répétition, qui homogénéise le passage et assure la clarté de la compréhension dans la traversée de ces strophes. Jusqu’à un certain point ce passage est une sorte de poème en prose clos sur lui-même, et détachable. Il a d’ailleurs souvent été traité comme tel.

Deux autres passages du recueil mettent clairement en lumière ce mode d’acclimatation dans le mouvement du poème de telles séries énumératives. A la fin de I – 4 (187), cette séquence par laquelle le Poète, ou plutôt le Narrateur, se détourne des bibliothèques et du savoir fossilisé, minéralisé, des livres, on lit :

 Et qu’est-ce encore… que tout ce talc… et tout cet attouchement

 Ha ! tout ce parfum tiède… toute cette fade exhalaison…
Ha ! tout ce goût d’asile…et cette pruine…et l’infection soudaine
… 

Le système est simple, clairement grammatical, souligné par l’anaphore de « tout », mais il est enrichi par deux fois par une espèce de ruse syntaxique. La première fois par l’intervention d’une structure de comparaison qui subordonne une sous-série énumérative à la première :

tout ce talc…tout cet attouchement des poudres du savoir ? comme… poussière et poudre… spores et sporules… un émiettement

Cette sous-série étant elle-même reprise et relancée par un mécanisme d’apposition :

toutes choses faveuses…dépôts…limons et lies – cendres et squames

La deuxième fois, par l’intercalation d’un tiret qui vaut parenthèse énumérative, ici aussi en deuxième niveau grammatical :

tout ce goût d’asile… et cette pruine de vieillesse… - sécheresse et supercherie…carie… et l’infection soudaine… des grandes rames

On remarque d’ailleurs que la non expression du déterminant devant ces groupes nominaux énumératifs de deuxième niveau signifie précisément leur statut grammatical de groupes en apposition, de premier rang, ou éventuellement de second rang, appositions à une apposition.

L’autre exemple est de syntaxe un peu plus complexe, avec des articulations plus fortement marquées. C’est la deuxième moitié de la suite I – 3 (184-5). Toute cette séquence est alignée sur la première phrase : « C’étaient de très grandes forces…et qui…/ Qui…et qui…/ elles…elles…elles…// Par elles…Par elles…Elles…Elles…// Elles…etc. 

La deuxième section de cette séquence comporte trois strophes de masse décroissante ; la première de ces trois strophes enferme une grande série énumérative, prosaïque, sous deux clés syntaxiques, la première dépendant de la seconde :

 Ainsi croissantes et sifflantes…elles descendaient…/ Et dispersant…ha ! dispersant
Balises et corps morts, bornes…et stèles…les casemates…et les lanternes… ; les casemates…et les douanes…etc.
Ha ! dispersant…
Elles nous restituaient un soir la face

La phrase est clairement établie sur le groupe principal constitué du sujet « Elles » et du verbe « nous restituaient », et au pronom « Elles », qui vient, par reprise syntaxique et anaphore, du début de la séquence, sont apposés les participes présents, repris en écho par de vrais verbes conjugués, entre tirets, « dispersant – qu’elles dispersent -… », ces participes, à l’entrée et à la sortie de la série, régissant tous les éléments de l’énumération comme autant de compléments d’objet directs. On comprend que plus la série énumérative est quantitativement importante, plus les liens grammaticaux doivent être clairement marqués.

Dans tous ces cas d'amplification nominale régularisée grammaticalement sous la forme d'une immense phrase à chaque fois, on voit que la clarté de la construction, elle-même assez rudimentaire, est confortée par l'homologie syntaxique de tous les éléments de la série, compléments de verbe de même forme et de même rang, appositions, apostrophes, compléments prépositionnels, cette homologie étant elle-même reprise en quelque sorte au niveau formel par l'isométrie assez stricte des versets, un grand nombre de versets plutôt courts, le long desquels se décline la série.

Un autre exemple de telles énormes, presque monstrueuses, suites phrastiques est dans ce que Caillois désigne, suivant en cela, semble-t-il, une indication du poète, comme des « listes ». Dans ce recueil, on les rencontre en III – 4 (224-5-6) :

Et le Poète lui-même sort de ses chambres millénaire :
Avec la guêpe terrière et l’Hôte…
Avec son peuple de servants, avec son peuple…
Le Puisatier et l’Astrologue

La récurrence, dix fois, de la même préposition, dont chaque apparition régit souvent plusieurs versets à la suite, fait de chaque groupe Préposition+Groupe nominal, ou Groupes nominaux juxtaposés ou coordonnés, autant de compléments circonstanciels d’une même longue phrase qui s’achève sur la reprise, modulée, de la structure Sujet-Verbe à quoi tous ces compléments sont rattachés :

 Le Poète lui-même à la coupée du Siècle !

Le procédé rappelle évidemment certaines expériences, limitées à un assez court poème ou à un autre, de poésie litanique chez Breton ou Eluard ou Aragon, plus lointainement chez Apollinaire. On se souvient que Breton avait reconnu à Perse la qualité de surréaliste, mais à distance. L’alignement de cette considérable population relativement hétéroclite, que des liens plus ou moins invisibles rassemblent, et rattachent aussi au Poète lui-même, est sans doute un des plus extraordinaires exemples, un exemple limite, de cette écriture du Nom, principalement du Nom, qui marque, irrégulièrement, mais avec une très sensible insistance, tout le poème.

D’autres exemples de ce procédé se rencontrent ailleurs dans le texte, je les renvoie en note pour ne pas alourdir inutilement l’exposé. J’ajoute simplement qu’une étude de la répartition dans le poème de la totalité de ces passages, de ces expansions, devrait donner des résultats, tant sont nets les indices du travail fait par le poète sur les dimensions respectives des versets, des strophes, des sections, et des suites : ce n’est jamais par le hasard du souffle, ou par le mécanique entraînement des mots, que tel verset, ou telle strophe, ou tel ensemble de strophes, se trouvent portés à ces divers degrés, parfois très élevés, d’expansion9.

Dernière formule utilisée pour accrocher un plus ou moins long développement nominal, avec variations, à une « épingle » syntaxique, c’est le tour fréquent et bien visible par Présentatif suivi de Groupes nominaux ainsi installés en position thématique déterminante. On en voit un grand exemple dès le début de la première séquence du recueil, et comme souvent, cette « attaque » lance tout le poème, et elle revient plus loin, instituant ainsi un élément de la structure du texte :

 C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde,
De très grands vents en liesse par le monde, qui…
Qui n’avaient…et nous laissaient

C’est là un schéma de phrase simple, élémentaire, clair, et très commun en français depuis la vieille langue. Son essentielle propriété, qui convient parfaitement aux intentions du poète, est qu’il est un actualisateur d’existence. Il dit, sans autre précision que la variation du temps du verbe, « il y a », et ce qui peut ainsi être là, être constaté comme étant là, sans qu’on sache où est ce « là », ce sont tous les objets du monde, réels, artificiels, imaginaires. On voit la souplesse et la congruence du tour dans un poème dont une des ambitions semble être de rassembler les éléments d’une sorte d’inventaire, sinon du monde, du moins d’une partie du monde.

On peut faire une remarque sur la distribution de cette tournure dans le poème. En effet, ce présentatif est utilisé sous deux formes concurrentes, le présent « c'est », l'imparfait « c'étaient/c'était ». Au présent on ne trouve jamais la forme « ce sont ».La répartition imparfait/présent permet au poète de créer une perspective, floue, de temporalité dans son poème. Et par là de structurer l'ensemble du recueil. Dans le chant I, la forme « C'étaient » sert à lancer la suite 1, et à nouveau la suite 3, avec une petite variation. Elle revient mais au singulier au tout début de la suite 1 du chant III : Et c'était de toutes parts...toute une fraîcheur nouvelle..., et à nouveau au début du chant IV, pour retrouver au début de la suite 6 du même chant la forme initiale un peu changée : C'étaient de très grands vents sur la terre des hommes... C'étaient de très grandes forces au travail sur la chaussée des hommes, refermant ainsi le poème sur les suites 1 et 3 du chant I.

Le présentatif « C'est », le plus souvent sous la forme « Et c'est », sans doute pour rétablir l'équilibre syllabique quantitatif avec la forme d'imparfait, mais pas toujours, se manifeste dans la deuxième partie du chant I, à la fin de la suite 5, et dans le mouvement de 6 et 7. Le plus grand nombre des exemples figure dans le chant II, qui ne connaît pas la forme à l'imparfait. On retrouve la même forme au présent dans la deuxième partie du chant III, en 4 – 5 – 6, et sporadiquement dans le chant IV. On repère donc une distribution claire et remarquable. Les formes à l'imparfait apparaissent au début de I, au début de III, et au début et à la fin de IV, toujours en début de verset et en début de suite. Ce sont des formes motrices. Les formes au présent interviennent essentiellement dans la deuxième partie de I, énormément et seules en II, et de façon plus dispersée en III et IV. Lorsqu'elles sont utilisées on les trouve certes en début de verset, mais en cours de séquence. Le poème oscille donc entre deux époques : l'articulation de « C'étaient » sur « C'est » indique bien une distance temporelle, mais faute de marques plus précises elle est mal mesurable. On ne sait pas vraiment vers quel espace/temps nous oriente « C'étaient », on ne sait pas dans quel présent, sinon approximativement, se et nous situe « C'est ».

Une remarque encore sur ces emplois. La forme à l'imparfait est toujours suivie d'un déterminant indéfini, la forme au présent est parfois suivie d'une structure analogue par déterminant (plutôt « un » ou « une » que « le/la », mais le plus souvent la forme est suivie d'un nom à déterminant zéro. Cette distribution est intéressante sémantiquement, et elle témoigne chez le poète d'un sens très fin des valeurs en langue. La forme à l'imparfait désigne sommairement des événements qui sont intervenus, identifiables, entrés dans l'expérience commune. La forme au présent ouvre sur des êtres naissants, en voie d'advenir, qui vont entrer dans l'expérience commune. On comprend que les uns reçoivent une détermination, même minimale, alors que les autres ne peuvent pas recevoir la moindre détermination. Une telle interprétation est d'ailleurs soutenue par le fait que le nom régi dans ce cas réfère souvent non pas à une entité, mais à un processus, à une notion de « mouvement vers », d' « entrée dans » : Et c'est conseil... de force et de violence... Et c'est murmure... de prodiges... Et c'est montée de choses incessantes dans... (I) Et c'est naissance encore de prodiges... Et c'est ruée encore de filles neuves... Et c'est messages sur tous fils, et c'est merveilles sur toutes ondes... Et c'est milliers de verstes...c'est démesure encore et mauvais goût... (II) Et c'est temps de... Et c'est regain nouveau... (IV).

Il reste à dire un mot de l'expression du temps dans ce poème. Les remarques qui précèdent nous y conduisent naturellement. Il est vrai que la substance temps et les formes qu'elle peut prendre ne sont pas essentielles dans le texte de poésie, sauf dans le cas de la poésie épique, pas tellement pour l'identification de l'espace/temps de référence, encore que l'éloignement dans le temps soit un élément constitutif de l'épopée, mais surtout pour la chronologie interne, même assez rudimentaire. Dans le texte épique les instruments de la poésie se croisent nécessairement avec les principaux déterminants du texte narratif. Or ce poème, sauf l'articulation de fond évoquée plus haut,  ne dit pas grand-chose sur ce point. Adossé à un passé flou, ainsi qu'à différents moments flous du passé humain des temps historiques, ou du passé encore plus flou des éléments, eaux, pierre, arbre, à reconstituer à travers l'allusion et les métaphores, ce poème se réalise essentiellement dans le présent du poète, un présent lui-même en mouvement. Il y a en effet plusieurs présents successifs au fil des suites et des chants.

Or, si on regarde le matériel des verbes, on constate que, comme je l'ai déjà indiqué, Vents est le recueil le plus déficitaire de Saint-John Perse, non seulement par rapport aux premiers recueils qui, eux étaient excédentaires, mais même par rapport aux recueils contemporains qui, eux, sont tous plus ou moins déficitaires. Vents plonge  aussi bien pour les verbes principaux que pour les verbes auxiliaires. Ce qui n'interdit évidemment pas que, ponctuellement, la catégorie verbe soit plus sollicitée.

Deuxième constat, toujours quantitatif, si on regarde une table de fréquence des mots du recueil, on remarque que, la liste est courte (soit en fréquence décroissante, hâter – aller – dispersant – allaient – tenaient – élèvera – avance – avoir – étaient – pouvez – manquer – agit – avions – savoir) sur les 87 mots les plus fréquents. Que le premier verbe arrive assez bas dans la liste, avec une fréquence de 4.7 en regard de « vent » 9.8, ou de « hommes » 7.9.  Que ces verbes sont des verbes assez courants, assez ordinaires, en français, et qu'ils couvrent un spectre sémantique, ou thématique relativement dispersé. Comme on peut s'y attendre les verbes les plus riches thématiquement se trouvent plus bas encore dans la liste. Et les verbes figurant dans la liste donnée ci-dessus ne présentent pas tous un procès correspondant à une action. Il s'en faut de beaucoup.

Pour l'expression de la temporalité, deux traits essentiels sont repérables, il y a selon les séquences, un avant, et un maintenant, des séquences entièrement ou majoritairement à l'imparfait (passé simple), puis des séquences, plus nombreuses, entièrement au présent/futur. Cette alternance, qu'il faudrait examiner en elle-même, s'organise avec souplesse, et avec une certaine complexité. Ainsi les chants I et II effectuent un passage progressif au présent, II étant très majoritairement au présent. Le chant III repart de l'imparfait/passé simple (suite 1 et 2), pour réamorcer le mouvement de s'installer dans le présent, et le chant IV se boucle sur une reprise des imparfaits du début du chant I, la dernière séquence, courte, étant entièrement aux temps du passé, ou du récit. En outre, un certain nombre de séquences reproduisent ce déplacement, soit qu'elles retrouvent sur leur fin une strate de temporalité passée, soit qu'elles repartent de ce passé pour accéder à l'actualité du Poète. Tout le poème est construit sur ces allers retours entre deux époques, l'époque ancienne, ou plutôt les époques anciennes, n'étant pas forcément porteuses de négativité, mais plutôt envisagées à la fois avec nostalgie, et aussi comme des moments de l'histoire personnelle, ou de l'histoire humaine, que l'homme doit dépasser, s'il veut accéder à de plus hautes réalisations de soi. Cette oscillation peut être réinterprétée dans les termes d'un dialogue dans le poème entre un Narrateur, chargé d'évoquer le passé, plus ou moins proche, et de dessiner ces passages du passé au présent, et la voix du Poète, installée, elle, dans le présent. Autre réinterprétation qui recouvre la précédente, dans les termes d'une dialectique baudelairienne, ou rimbaldienne, entre l'action, la marche en avant sur les ailes des vents, (la poésie qui rythme l'action, ou qui est en avant de l'action) et la rêverie : le mot est écrit au début de IV – 3 : « C'est en ce point de ta rêverie que la chose survint... », et à cette place il renvoie aux deux premières séquences de ce chant. Ce n'est d'ailleurs pas la seule trace d'une survivance rimbaldienne dans ce poème. Le problème est que, dans Vents, tout est rêve, même ce qui se voudrait action est rêve, ou projection imaginaire.

Le deuxième trait marquant est la relative fréquence de l'expression d'une temporalité pauvre, ou faible, au sens où le linguiste G. Guillaume identifiait dans le subjonctif français « une image pauvre du temps ». En effet, beaucoup de verbes posent un temps escompté, du temps en devenir, ou à faire advenir. Je range dans cette ensemble, avec des nuances, aussi bien les nombreux exemples de futur, qui se manifestent souvent en fin de séquence, que les exemples d'impératifs qui, bien qu'adossés à l'actualité du locuteur, narrateur ou poète, sont injonctions à faire advenir, à faire entrer dans une temporalité pleine, actes, pensées, émotions. S'ajoutent à ces formes de nombreux subjonctifs de vœu, ou plutôt d'injonction, d'autant plus perceptibles à la lecture, et donc stylistiquement significatifs, que nombre d'entre eux se présentent sous la forme archaïque, et vaguement solennelle, du subjonctif injonctif en phrase principale, ou indépendante, sans béquille de support, et que dans cette valeur précise ils sont relayés par quelques infinitifs : Se hâter ! S'en aller ! Tous ces verbes du probable, du plausible, du souhaité/souhaitable sont plutôt inscrits sous le signe d'une temporalité « blanche », ou en pointillé que sous celui d'une temporalité actualisée et concrète.

Si on cherche à interpréter ces observations, il me semble que reconnaître à cette poésie, dans ce poème en particulier, son caractère fondamentalement nominal, ou substantif, entraîne plusieurs conséquences. Tout d'abord, dire épopée à propos de ce poème ne se peut que par une extension considérable du mot. Si  Vents est une épopée, c'est une épopée immobile, ce qui est contradictoire. Le poète tient sous son regard tous les siècles, tous les millénaires, et aussi des espaces multiples, mais rien ne bouge. Et lui-même ne bouge pas, qu'il soit le Narrateur, ou le Poète, ou encore quelqu'un d'autre. On ne sait d'ailleurs pas bien où il est dans l'espace, ni dans le temps. Les vents sont des mouvements et des moteurs, mais métaphoriques, ou allégoriques, et les pays vers où ils portent le  Poète sont imaginaires, ou du moins visités, envisagés, recomposés par l'imagination10.

En outre cette poésie est une poésie de l'amplification, et de l'obscurité, comme à plaisir. Et dire que cette obscurité est en fait énigmaticité n'arrange rien : qu'est-ce qu'une poésie à laquelle on n'accède qu'avec un dictionnaire en douze volumes à la main. Sur ce deuxième point cependant on retiendra le témoignage du poète lui-même. Dans une lettre bien connue du 12 décembre 1955 il écrit à Mrs. F. Biddle :

...Il importe de ne pas se méprendre, en poésie française, sur le mouvement même qui porte à l'expansion de larges poèmes comme Vents ou Amers. L'erreur serait d'y voir de l'amplification verbale ou de la complaisance oratoire, alors que de tels développements, étroitement commandés par le thème lui-même, demeurent en réalité un vaste enchaînement d'ellipses, de raccourcis, de contractions, et parfois même de simples fulgurations, privés de toute transition.

C'est que, dans la création poétique telle que je puis la concevoir, la fonction même du poète est d'intégrer la chose qu'il évoque ou de s'y intégrer, s'identifiant à cette chose jusqu'à la devenir lui-même et s'y confondre : la vivant, la mimant, l'incarnant, en un mot, ou se l'appropriant, toujours très activement, jusque dans son mouvement propre et sa substance propre. D'où la nécessité de croître et de s'étendre quand le poème est vent, quand le poème est mer – comme la nécessité serait au contraire de l'extrême brièveté si le poème était la foudre, était l'éclair, était le glaive.

Mais même si on fait sa place à l'argumentation du poète, on est obligé de constater en même temps que cette poésie est relativement désancrée d'un temps et d'un espace concrets. Sous ses allures de poésie grimoire ou de poésie souvent encyclopédique, et savante, et malgré ses extraordinaires beautés d'images et de rythmes, ce n'est pas une poésie à charge humaine. Sauf par brefs passages. C'est plutôt une poésie de tension intellectuelle et morale, une poésie de pensée. De ce point de vue il y a évidemment un lien de Claudel à Perse, sans doute par ce qu'ils ont une source commune qui est Rimbaud, en tout cas du Claudel des premiers drames et des grandes Odes à Perse. Dans les deux cas c'est un peu la même relation à la poésie, et aussi un peu le même mouvement dans le poème. La différence radicale est que la poésie de Claudel est relation puissante au monde, alors que la poésie de Perse est relation à la poésie. Ou, si on préfère, que l'une se fait autour d'un plein, le réel, et l'intuition religieuse du réel dans le réel, alors que l'autre se fait autour d'un vide. Il est tout de même significatif de voir que la poésie de Claudel est une poésie du verbe, au sens grammatical du mot. Il n'y a pas de réalité, pas de substance dans la poésie de Perse, autre que celle, tout imaginaire, qui se déploie au croisement des sons, des rythmes, des images, et de formes archaïques de la langue. Non que sa poésie rejoigne ou crée un « autre » réel, après tout concevable, comme l'ont pensé, et montré les surréalistes. Elle est à elle-même un réel, un ersatz de réalité. Et il y a dans la thématisation de ce réel fantasmagorique un déni terrible de la réalité commune et ordinaire. Ou, si on veut, cette réalité est, semble-t-il, pour Perse, frappée de plein fouet par une ironie invisible et effrayante. Situation paradoxale pour le poète d'un recueil daté de 1945, et qui affirme de lui : « ...le Poète...est avec nous, sur la chaussée des hommes de son temps. »

Notes de bas de page numériques

1 C’est le sous-titre du chapitre 16 du livre de Joëlle Gardes, Saint-John Perse, Les rivages de l’exil, éd. ADEN, 2006, « Vents ou l’épopée de la connaissance humaine ». C’est aussi un des points clés de l’article de Claudel en 1949 : « Vents est un poème épique ». Voir Pléiade, pp. 1121 et sq.
2 Voir sur ce point les travaux de Jean-Michel Adam, et ceux, plus récents, et remarquables par leur précision, de V. Magri-Mourgues, sur le récit de voyage, notamment Le Voyage à pas comptés, Nice, 2006.
3 Voir Pléiade pp. 1263 sq, passim. Par exemple : « …vocables rares et très concrets…faire coïncider le monde et le dictionnaire…tous mots de métier et de savoir…le monde…énumérable…la majeure partie…issue de sa connaissance de la botanique…la navigation à voile et sa pratique du cheval ». « De la sorte, ce surprenant vocabulaire est toujours assimilé, vérifié, garanti, tiré de l’expérience… » « …afflux de mots de métiers, qui attestent…un besoin de nommer ». Un article de Jean Roudaut dans Les Cahiers du Sud (1964) « Notes sur le réalisme de Saint-John Perse » fait écho à ces formules de Caillois : « Un vocabulaire très précis est employé dans toute l’œuvre pour rendre dans le détail la variété du monde. »
4 Par exemple dans la collection « Travaux de Linguistique Quantitative » l’Index de l’œuvre poétique de Saint-John Perse préparé et publié par Eveline Caduc. Paris, Champion, 1993.
5 Il faut citer le livre dense et précis publié par Pierre-M. Van Rutten, la Hague-Mouton, 1975, sous le titre Le Langage poétique de Saint-John Perse.
6 Par exemple ces mots relevés au fil du texte dans le recueil : cosses, siliques, salicorne, cubèbe, cairn, landlord, nymphose, abeillage, sardoine, crétacées, Sérapéum, pruine, attrition, lœss, faveuses, falun, oublies, Palilies, Panonies, antiphonaire, laminaires…
7 Si on fait un relevé sur les 46 premiers mots d’une liste de fréquence dans Vents, on trouve, hors quelques mots grammaticaux, 21 noms et 7 verbes, dont 5 entrent assez bas dans la liste des fréquences. Si on en ajoute 24, 12 noms et 3 verbes. Si on prolonge de 17, 9 noms et 4 verbes.
8 Voir STYLES, Genres, Auteurs, pp 141-151, PUPS, Novembre 2006.
9 Voir ainsi III – 1 (217), la première strophe. La construction est d’abord celle d’une relation d’apposition à deux degrés soulignée par l’absence de déterminant : « Des hommes dans le temps ont eu cette façon de tenir face au vent :/ Chercheurs…forceurs…// Commentateurs…Capitaines…et légats…, qui… ». La construction est celle ensuite d’un groupe sujet référant à un ensemble globalement identifié, qui se trouve précisé par deux autres groupes nominaux qui fonctionnent comme des relais  syntaxiques du sujet, et qui à leur tour se voient qualifiés par deux groupes appositionnels : « …Et…s’en furent…les grands Itinérants… : les Interlocuteurs…et les Dénonciateurs…grands   Interpellateurs…et Disputeurs…, qui… ». Un autre grand exemple est en III – 2 (219 – 20). C’est un vaste mouvement de récapitulation historique que la syntaxe des strophes 2 – 3 – 4 prend en charge par l’alignement d’une longue série de groupes sujets postposés aux verbes. « Et puis vinrent les hommes d’échange et de négoce. Les hommes…Et tous les hommes…assembleurs…et leveurs…Les Gouverneurs…/ Et puis les gens de Papauté…les Chapelains…/ S’en vinrent aussi les grands Réformateurs – souliers carrés et talons bas, chapeau sans boucle…, et la cape…/ Et après eux s’en vinrent les grands Protestataires // objecteurs et ligueurs, dissidents et rebelles, doctrinaires…// précurseurs, extrémistes et censeurs….// gens de péril et gens d’exil, et tous bannis du songe… :/ les évadés…les oubliés…et les transfuges…/ laissant…et…errant…/ Et avec eux aussi les hommes de lubie// sectateurs, Adamites, mesmériens et spirites, ophiolâtres et sourciers,// Et quelques hommes encore sans dessein…/ Enfin les hommes de science// physiciens, pétrographes et chimistes : // flaireurs…grands scrutateurs.. .et déchiffreurs…lecteurs… » Tout dernier exemple, en III – 6 (229-30), toute la suite, vertébrée par le retour du leitmotiv : «  Et le Poète aussi est avec nous… » : Et le Poète encore est avec nous…/ Comme celui qui a dormi…/ Comme celui qui a marché…/ / Homme infesté du songe, homme gagné par l’infection…/ Non point de ceux qui cherchent l’ébriété…/ Ni l’intoxication…/ De ceux qui prisent la graine ronde…/ Yaghé, liane du pauvre…/ Mais attentif à…jaloux…et tenant clair… ». « Comme » signifie ici « en tant que », « sous les espèces de ». C’est une préposition qui régit toute une construction attributive, d’abord d’attributs indirects, puis, dans le dernier verset, d’attributs directs. « Le Poète est comme celui qui… » non pas «  de ceux qui… », mais «  attentif…jaloux…et tenant clair... »
10 On peut se reporter, sur ce point, mais aussi pour l'ensemble de cet article, à l'ouvrage de Pierre-M. Van Rutten, Le Langage poétique de St John Perse, publié en 1975. J'en extrais par exemple les lignes suivantes : « ... Près de 57 à 70% des mots du lexique de Perse ne se rencontrent qu’une seule fois. C’est un trait capital du style de Perse…Nous voyons quelques mots généraux très fréquents, vraiment obsessionnels, qui focalisent l’attention d’une manière continue…Mais cette grande concentration est balancée par une aussi grande dispersion dont le vocabulaire est beaucoup plus recherché. Elle représente la part érudite de celui-ci et elle témoigne d’une élaboration beaucoup plus consciente… Si l’on examine la liste des 30 premiers mots de chaque espèce, nous voyons que les noms dominent et ces 30 premiers noms fournissent plus de 11% du texte total de Perse…cette liste contient 48% de noms, 21% de verbes, et 30% d’adjectifs. Si nous passons à la dispersion du lexique, cette proportion change. Parmi les hapax…70% de noms, 12% de verbes, 18% d’adjectifs. On voit donc que parmi les mots rares c’est l’aspect nominal qui est le plus en vue…Le nominalisme est un trait du style de Perse…l’essentiel du discours de Perse se trouve dans le nom. » Je souligne que ces analyses valent pour l’ensemble du corpus persien. Or toutes ces indications sont encore majorées, et portées à une sorte de limite, dans le texte de Vents. C'est cette situation précise qui est l'objet de la présente étude. Un peu plus loin, Van Rutten ajoute : « Le problème se pose. Perse se dit poète du mouvement, de l’évolution, du devenir. Le vent est la vie cosmique, la mer est mouvante…Or le style nominal est plutôt statique et abstrait, plus intellectuel…Le style de Perse n’est pas alors celui de l’action mais de la contemplation de l’action, de l’éloge…On a l’impression ici de toucher une contradiction fondamentale de l’œuvre… »

Pour citer cet article

Lucien Victor, « Le nom de la poésie, et le sentiment du temps », paru dans Loxias, Loxias 15, I., 5., Le nom de la poésie, et le sentiment du temps, mis en ligne le 28 janvier 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1495.

Auteurs

Lucien Victor

Lucien Victor est professeur émérite de langue et littérature françaises à l'Université de Provence. Il a concentré l'essentiel de ses recherches ces dernières années sur la littérature française des XIXe et XXe siècles, sous l'angle de l'analyse stylistique de quelques grands auteurs : Laforgue, Aragon, Giraudoux, Claudel, Saint John Perse. Il a en particulier travaillé sur l'œuvre d'Aragon, prose et poésie. Ses derniers articles portent sur Saint John Perse, et sur les relations entre grammaire et poésie.