Loxias | Loxias 15 Autour du programme d'Agrégation de lettres 2007 | I. Littérature française |  Marot: réédition du colloque de Nice 1996 et autres articles 

Eliane Kotler  : 

Des contrastes énonciatifs dans L’Adolescence clémentine

Résumé

L’Adolescence Clémentine se présente comme un recueil de pièces dont le principe d’agencement est d’ordre générique ; or, à chacun des genres n’est pas nécessairement associé un registre spécifique ; si les complaintes et les épitaphes relèvent, dans des tonalités différentes, de la poésie funèbre, si les chansons sont quasiment toutes des poèmes de l’amour malheureux, les épîtres, les ballades et les rondeaux ne semblent pas admettre de sujets propres. La question que je me suis donc posée est celle de l’incidence de la forme du poème sur l’énoncé, plus exactement je me suis demandé si, dans les textes où le locuteur et le poète semblent ne faire qu’une seule et même personne, ou, pour dire cela autrement, où le « je » fait référence à l’image textuelle de Marot le principe énonciatif demeurait stable ou, au contraire, variait avec la forme adoptée.

Index

Mots-clés : assurance , doute, genres, impertinence, jeux énonciatifs, Marot

Plan

Texte intégral

[NB : Cet article est paru dans Clément Marot et l’Adolescence clémentine, textes réunis par Christine Martineau-Génieys, Centre d’Etudes Médiévales, Association des Publications de la Faculté des Lettres de Nice, CID diffusion, Paris, 1997, p. 79-100.]

L’Adolescence Clémentine se présente comme un recueil de pièces dont le principe d’agencement est d’ordre générique ; or, à chacun des genres n’est pas nécessairement associé un registre spécifique ; si les complaintes et les épitaphes relèvent, dans des tonalités différentes, de la poésie funèbre, si les chansons sont quasiment toutes des poèmes de l’amour malheureux, les épîtres, les ballades et les rondeaux ne semblent pas admettre de sujets propres. La question que je me suis donc posée est celle de l’incidence de la forme du poème sur l’énoncé, plus exactement je me suis demandé si, dans les textes où le locuteur et le poète semblent ne faire qu’une seule et même personne, ou, pour dire cela autrement, où le « je » fait référence à l’image textuelle de Marot1, le principe énonciatif demeurait stable ou, au contraire, variait avec la forme adoptée.

Laissant de côté les traductions, dont la prise en compte aurait demandé qu’on les confronte avec la ou les versions originales, je me suis intéressée aux marques énonciatives dans les poèmes qui se présentent comme un discours à la première personne, qu’elle figure dans l’énoncé sous la forme du « je » ou qu’elle se cache derrière un discours adressé, comme dans les épitaphes et certains rondeaux ; ce qui, d’ailleurs ne laisse de côté qu’un petit nombre de poèmes. C’est l’attitude de l’énonciateur devant l’acte d’écriture en train de s’effectuer, le regard qu’il jette sur l’énoncé produit, avec l’effet de mise à distance qui accompagne cette dernière démarche, mais aussi sa position face au monde, révélés par la catégorie de la modalité au sens le plus large du terme, modalité d’énoncé, modalité d’énonciation, incluant la fonction dans l’énoncé du sujet d’énonciation, que j’ai plus particulièrement observés2. Je me suis moins intéressée aux commentaires ou déclarations d’intention concernant les niveaux de style comme le fait Gérard Defaux dans son article « Rhétorique, silence et liberté dans l’œuvre de Marot »3 qu’à d’autres indices peut-être plus ténus, moins explicites, en tout cas d’une autre nature puisqu’ils sont véhiculés, pour l’essentiel, par la syntaxe et, au terme d’un examen détaillé, il m’a semblé que les éléments pris en considération ne donnaient pas à voir une image stable de l’énonciateur ; le seul élément de stabilité ce sont ses déclarations de sincérité et d’humilité, mais à cette exception près, il m’est apparu que l’image dominante du locuteur ou énonciateur-poète4 fluctuait largement en fonction de la forme poétique employée, selon que s’établit ou ne s’établit pas de distance entre le poète et son énoncé, voire entre le poète et lui-même, selon que celui qui parle se donne comme une personne unique ou représente un ensemble d’énonciateurs potentiels.

Je commencerai donc par dresser un état des lieux des dominantes énonciatives à partir duquel je tenterai de délimiter les contours de l’image que Marot écrivant nous donne de lui-même.

À maintes reprises donc et selon des modalités diverses, l’énoncé ou sa source énonciative semblent se dédoubler sous les yeux du lecteur. Une situation référentielle donnée fait ainsi apparaître son double inversé ; le locuteur laisse entendre une voix énonciative à partir de laquelle il considère comme à distance ce qui vient d’être énoncé ; cela dans des intentions diverses que j’essaierai de préciser.

Ce qu’il s’agit d’abord d’exprimer, c’est l’ethos du poète, lequel se définit de la façon la plus traditionnelle5 en termes d’humilité et de sincérité, mais aussi, notamment dans les épîtres et les épitaphes, en termes de doute ou par ce que j’appellerai une mise en scène du doute.

De règle dans les avant-propos et avis au lecteur, l’expression de l’humilité du poète occupe dans L’Adolescence Clémentine, une place qui excède ce que la convention ou la convenance peuvent expliquer. Gérard Defaux, dans son article cité et dans les notes de son édition6 a attiré notre attention sur la récurrence d’expressions où le poète évoque sa maladresse ou la bassesse de son style ; mais cette attitude se manifeste également dans la formulation particulière de certains énoncés, notamment dans certains tours négatifs ou restrictifs qui, en situant les événements auxquels ils font référence dans un en-deçà de l’affirmation, assignent d’emblée au locuteur une position inférieure à celle de son allocutaire et à son œuvre des proportions modestes.

Dès l’épître liminaire, Marot définit en effet L’Adolescence Clémentine en ces termes, « ce n’est autre chose qu’un petit jardin », définition particulièrement intéressante parce qu’elle combine restriction et indéfinition ; plus exactement, la restriction renchérit sur l’indéfinition, inscrivant l’œuvre poétique dans un univers comme circonscrit par des cercles concentriques de plus en plus petits.

Dans les épîtres, l’exorde négatif situe le poète-locuteur dans une position « basse », par rapport à un destinataire qui occupe, lui, une position « haute »7. On ne sera pas surpris que ce schéma s’observe surtout dans les épîtres qui ont pour objet une requête. La formulation négative fait apparaître en filigrane comme un envers de ce qui est. Elle a surtout pour objet d’écarter un propos que le locuteur pourrait tenir comme dans l’épître à son ami Lyon (« je ne t’escris de... »), une objection du destinataire, comme dans l’épître à la demoyselle négligente (« Ne pense pas très gente demoyselle... »), de présenter sous une forme atténuée le désagrément, la contrariété, que peut causer la présente missive, comme dans l’épître pour le capitaine Raisin :

En mon vivant je ne te feiz sçavoir
Chose de moy, dont tu deusses avoir
Ennuy, ou dueil : mais...

Nous ne reviendrons pas sur l’énonciation négative de la poétique marotique fort bien analysée par Gérard Defaux8 : elle est un exemple particulier du procédé général largement utilisé par Marot dans des intentions diverses, consistant à faire apparaître ce qui aurait pu être derrière ce qui est, qu’il s’agisse du comportement du poète ou de celui de son destinataire9.

Les allégations de sincérité, si nombreuses dans la poésie de Marot et sur lesquelles je reviendrai, se présentent parfois sous les dehors négatifs de la figure de la litote :

Si me souvint tout à coup de mon songe,
Dont la plus part n’est fable, ne mensonge.
A tout le moins, pas ne fut mensonger (Epistre du despourveu, v. 152-154)

Affirmer « ce que je dis n’est pas faux » est en fait l’équivalent dans le registre de la modestie de « je dis vrai ».

Dans l’expression de la requête, on a parfois l’impression d’un dédoublement des possibles à venir, lorsque le poète se place dans la perspective d’une réalisation contraire à ses vœux, dont il énonce les conséquences. Dans la même épître du dépourvu, est évoquée la longue attente du poète si la bienveillance de Marguerite lui fait défaut :

En la forest nommée longue Attente :
Voire & encor de m’y tenir s’attend,
Si vostre grâce envers moy ne s’estend (V. 165-167).

De façon analogue, dans l’épître VIII, le capitaine Bourgeon invite indirectement Monsieur de la Roque à chasser le Désespoir qui l’habite en lui fournissant une monture :

Lors Desespoir s’en va seignant du nez,
Mais ce n’est rien, si vous ne l’eschinez (v. 29-30).

Nous avons là deux beaux exemples de ce que Robert Martin appelle « la négation de virtualité »10 : ce qui est nié ce n’est jamais qu’un possible, qu’une virtualité pure, alors que ce qui est souhaité c’est au contraire la réalisation des faits en question. Manière adroite et pleine d’humilité d’inviter le destinataire de la lettre à agir dans le sens souhaité par le poète.

En nous faisant envisager l’envers d’une hypothèse, le poète nous plonge dans un univers de pure virtualité. Ce cas de figure reste cependant exceptionnel : l’image virtuelle qui apparaît en filigrane se développe souvent à partir d’un réel plus tangible évoqué sous sa forme inversée. La troisième épître semble ainsi prise entre deux virtualités contradictoires : l’absence d’écriture, d’une part, et sa continuation, de l’autre. Au début de l’épître nous lisons en effet :

...La plume loing s’escarte,
L’encre blanchist, & l’esperit prend cesse,
Quand j’entreprens (tresillustre Princesse)
Vous faire escriptz : & n’eusse prins l’audace,
Mais
Bon Vouloir, qui toute paour efface,
M’a dict... (v. 6-11)

Et à la fin :

Bien escriroys encors aultre chose,
Mais
mieulx me vault rendre ma lettre close
En cest endroit... (v. 139-141)

Le virtuel et l’actuel sont ainsi mis en regard, de part et d’autre de l’inverseur « mais » : entre une écriture qui a failli ne pas être et une suite qui aurait pu exister, le texte poétique émerge tel qu’il est de façon quasi miraculeuse, grâce à l’intercession d’instances allégoriques ou mythiques auxquelles on ne peut qu’obéir, en toute modestie.

Chez Clément Marot, le soin de se présenter comme sincère au moment où il écrit est constant. Tout au long du recueil, on est en effet frappé par la récurrence d’énoncés modalisés, le plus souvent par des parenthèses, du type « pour vray », « pour veoir » qui participent aussi du portrait moral du poète désireux d’apparaître aux yeux des destinataires de ses œuvres et, au delà de ses lecteurs, sous un jour aussi favorable que possible. Le procédé est courant pendant tout le Moyen Age, mais il est utilisé de façon assez originale par Marot : il ne s’agit plus pour lui, en affirmant la véracité de ce qu’il énonce, de se placer sous le patronage de quelque autorité, mais d’affirmer qu’il n’existe aucun hiatus entre l’énonciateur et son propos, au prix parfois d’une acrobatique conciliation du vrai avec l’invraisemblable : c’est souvent au moment où le contenu du propos tenu paraît le plus invraisemblable que Marot manifeste le désir d’insister sur sa véracité, mettant par là-même l’accent sur cette invraisemblance. Les exemples que l’on pourrait invoquer à l’appui de cette remarque sont nombreux ; citons la troisième épître où Marot loue en ces termes que l’on pourrait juger. excessifs le courage des « piétons », c’est-à-dire des fantassins :

Et croy (tout seur) qu’ilz ont trop plus d’envie
D’aller mourir en guerre honnestement
Que demourer chez eulx oysivement (v. 38-40)

Dans la suite immédiate du texte se manifeste une seconde fois le besoin de justifier un nouvel éloge hyperbolique, portant, lui, sur la beauté à nulle autre pareille des combattants :

Car (à vray dire) il semble que Nature
Leur ait donné corpulence, & facture
Ainsi puissante... (v. 43-45)

Le tour est adroit, parce qu’il donne une assise beaucoup plus ferme à ce que le poète ne peut présenter que comme une opinion subjective, au moyen des tours « croy » ou « il semble ». Plus loin, c’est l’éloge de Charles d’Alençon, mis dans la bouche de l’ensemble des seigneurs qui se voit affecté d’un label de sincérité :

Tant que chascun va disant (en effect)
Voicy celluy tant liberal, & large,
Qui bien merite avoir Royalle charge (v. 122-124)

Dans un contexte narratif, lorsque Marot évoque la situation comique du lion prisonnier, il dénie au rat toute réaction moqueuse, et prévient l’incrédulité du lecteur par un « pour vray » incident :

Adonc le Rat, sans serpe, ne cousteau,
Y arriva joyeulx, & esbaudy,
Et du Lyon (pour vray) ne s’est gaudy

Reste à nous interroger sur l’efficacité pragmatique de cet énoncé incident. Nous pousse-t-il à croire Marot sur parole ou, au contraire, nous invite-il à prendre nos distances par rapport à ce que l’on s’évertue à nous présenter comme vrai ? Seul le cotexte nous permet de trancher. La parenthèse interviendrait dans le discours comme une balise tantôt attestant la sincérité du locuteur, tantôt nous invitant à la prudence et à un surcroît d’attention. Ce qui est certain, c’est que de tels énoncés témoignent d’un souci évident de la réception ; même dans les moments où, nous sommes tout disposés à croire le poète sur parole lorsqu’il proclame son désir de paix et énonce une morale de l’humilité, celui-ci juge nécessaire de justifier son expression hyperbolique par un engagement de vérité, comme dans la dixième Ballade :

Desireray je ung regne, ou ung Empire ?
Nenny (pour vray) car celluy qui n’aspire
Qu’à son seul bien, trop se peult desvoyer (v. 4-6)

Les allégations de sincérité intervenant dans un cotexte qui n’est ni hyperbolique dans l’expression, ni invraisemblable par la situation référentielle évoquée sont plus rares. On songe au Rondeau XXXV :

Gris, Blanc, & Bleu sont mes couleurs (pour voir) (v. 6)

À ce moment-là l’expression ferait presque figure de tic d’écriture, rattachant la poésie de Marot à une longue tradition de poèmes oraux ou du moins portant les traces d’une oralité dans ces énoncés incidents directement adressés aux lecteurs.

Des allégations de sincérité au doute que l’on peut jeter sur un énoncé, il n’y a qu’un pas que Marot franchit d’ailleurs allègrement à plusieurs reprises. De fait, dans les deux cas la démarche énonciative est la même : le locuteur prend ses distances par rapport à son propos et l’affecte d’un coefficient variable de vérité. Dans la fonction de mise à distance, nous l’avons vu, un rôle tout particulier semble dévolu aux énoncés parenthétiques qui assument donc les deux fonctions contradictoires : celle d’insister sur le degré de vérité de ce qui vient d’être énoncé et celle d’inviter à la méfiance, jeter le doute, instiller la suspicion.

Si le poète affirme à diverses reprises dire vrai, cela ne l’empêche pas en effet de se défier de ses émotions, de ses sensations, ou de celles qu’il prête aux allégories qu’il met en scène, et qui incarnent les diverses facettes de son « moi ». C’est ainsi que, dès la deuxième épître, il a soin de faire la part de l’illusion lorsqu’il décrit l’état de béatitude qui l’envahit après le discours de Mercure l’invitant à s’adresser à Marguerite d’Alençon :
... mais à peine fut-il
Monté au Ciel par son voller subtil,
Que dedans moy (ainsi qu’il me sembla)
Tout le plaisir du monde s’assembla. (v. 40-43)

La même épître révèle que le poète se défie également de l’illusion des sens, puisque, le jugement que porte Bon Espoir sur Crainte, fondé sur son aspect, est immédiatement placé dans les circonstances qui l’ont motivé :

Lequel11 voyant ceste femme tremblante

Aultre que humaine (à la veoir) ressemblante (v. 103-104)

La perspective est évidemment réductrice, et la portée du jugement de valeur s’en trouve donc amoindrie.

Dans les épitaphes, les énoncés parenthétiques combinés aux propos plus ou moins désinvoltes qu’ils modalisent sont des plus surprenants, parce qu’ils confèrent à ces textes une dimension parodique : au moment où il avance une explication, un commentaire passablement impertinent, sur la vie du défunt personnage dont il rédige l’inscription funéraire, Marot fait mine d’en atténuer la portée, mais en réalité attire l’attention sur eux, en affirmant qu’il les rapporte à sa subjectivité d’individu unique. C’est ainsi que lorsqu’il impute l’état de célibataire du feu Guion à la peur d’être cocu ou de connaître les affres de la jalousie, il précise immédiatement qu’il ne s’agit que d’une interprétation des événements toute personnelle :

Cy gist Guion...
Non marié, de peur (comme je croy)
D’estre cocu, ou d’avoir jalousie

Parfois, la parenthèse est un indice de réorientation du discours, comme dans l’épitaphe de Jehan Serre, où après avoir hésité sur la tonalité de l’inscription funéraire, Marot écarte ce débat opposant le rire aux larmes, débat finalement jugé sans véritable intérêt, pour inviter le lecteur à prier pour le salut de l’âme du défunt :

Or pleurez, riez vostre saoul,
Tout cela ne luy sert d’un soul :
Vous feriez beaucoup mieux (en somme)
De prier Dieu pour le pauvre homme.

La forme du rondeau n’exclut pas complètement une énonciation de la subjectivité de ce type, mais elle s’y fait plus rare, et sa signification est tout à fait autre. Dans le Rondeau bien connu, le XXXIX, De sa grand Amye, la succession d’un verbe d’opinion et d’une parenthèse où s’exprime la subjectivité du poète produit un double mouvement d’annonce d’une croyance et de réfutation de cette même croyance :

D’honnesteté elle est saisie,
Et croy (selon ma fantaisie)
Qu’il n’en est gueres de plus belle
Dedans Paris.

L’ensemble constitué par le verbe d’opinion et de la parenthèse modalisatrice (« Et croy selon ma fantaisie » c’est-à-dire selon mon imagination) signifie en fait « je m’imagine que », qui présuppose que ce qui est dit dans la complétive qui suit est faux. On voit ainsi le sens de l’énoncé s’inverser sous nos yeux ; et ce contraste entre ce que le verbe « croire » avait fait se profiler à l’horizon d’attente du lecteur et ce qui s’impose finalement à lui est drôle, mais en même temps émouvant parce qu’il reflète assez fidèlement la réalité : l’illusion amoureuse mesurée à l’aune de la subjectivité. Tout l’art de Marot consiste à avoir su exprimer cette ambivalence, cette divergence entre le monde du désir et celui de la réalité, sous la forme plaisante d’un énoncé dont la tonalité ironique résulte surtout de l’autodérision du locuteur.

L’écriture du doute passe également par des énoncés qui tiennent de la modalité exclamative et de la modalité interrogative tout à la fois, comme « Que dis-je? », « Mais quoy? ». Ces énoncés opèrent une sorte de dédoublement énonciatif et interrompent le flux du discours. Tout se passe comme si un nouvel énonciateur prenait le relais de celui qui s’est exprimé jusque là, obligeant le premier énonciateur à considérer d’un œil neuf l’énoncé qu’il vient de produire, et, en fonction de ce regard critique, soit reprenait son discours interrompu, soit lui donnait une autre orientation, quitte à revenir à l’orientation initiale par la suite.

Dans l’épître VI, des Jartieres blanches, le poète échafaude un univers irréel dans lequel celle à qui il dédie son épître l’aurait élu pour Amy ; mais mesurant aussitôt l’outrecuidance qu’il y aurait à prétendre à ce titre, il lui substitue celui de servant, et même d’humble servant dépourvu de tout mérite, qui engage beaucoup moins la volonté de la Dame :

De mes couleurs, ma nouvelle Alliée,
Estre ne peult vostre jambe liée,
Car couleurs n’ay, & n’en porteray mye,
Jusques à tant, que j’auray une Amye,
Qui me taindra le seul blanc, que je porte,
En ses couleurs de quelcque belle sorte.
Pleust or à Dieu, pour mes douleurs estaindre,
Que vous eussiez vouloir de les me taindre :
C’est qu’il vous pleust pour Amy me choisir
D’aussi bon cueur, que j’en ay bon desir :
Que dy je Amy ? Mais pour humble servant,
Quoy que ne soye ung tel bien desservant. (v. 1-12)

On observera d’ailleurs, que le mouvement en sens inverse qui s’esquisse alors est lui-même interrompu :

Mais quoy ? au fort, par loyaulment servir
Je tascheroye à bien le desservir12. (v. 13-14)

Cette démarche, à savoir une interruption suivie d’une réorientation du discours, elle-même suivie d’une sorte de retour en arrière, n’est pas isolée au sein du recueil où il est fréquent que le poète revienne sur un propos qu’il vient de tenir, comme si sa plume avait dépassé sa pensée. On la retrouve en effet dans l’Épitaphe De Jehan Serre dans laquelle Marot rappelle tout ce que fut Jehan Serre « excellent joueur de farces », et en déduit que :

... quand on pense
A ce, qu’il souloit faire, et dire,
On ne se peult tenir de rire. (v. 40-43)

Mais le poète n’a pas plutôt écrit ces mots qu’il s’interrompt, comme s’il prenait conscience d’avoir énoncé quelque énormité, pour ouvrir la voie à un autre registre :

Que dis je ? on ne le pleure point ? (v. 43)

Mais, nouvelle pirouette, la réorientation annoncée ne s’effectue que pour autant que l’on veut bien considérer les larmes de rire comme d’authentiques pleurs :

Si faict on, & voicy le point :
On en rit si fort en maintz lieux,
Que les larmes viennent aux yeux. (v. 44-46)

Un jeu adroit sur les modalités d’énoncé ou d’énonciation débouche donc sur un mélange de sérieux et de plaisant hérité du Moyen Age13, qui fait à vrai dire tout le charme des épitaphes de L’Adolescence Clémentine, et les oppose aux complaintes dont la tonalité est uniformément larmoyante14.

Le phénomène de dédoublement énonciatif est encore plus évident lorsque c’est la conjonction « mais » qui l’amorce, comme dans l’épître Pour le Capitaine Bourgeon à Monsieur de la Rocque :

Comme à celluy, en qui plustost j’espere,
Et que je tiens pour Pere & plus que Pere,
A vous me plaings par cest escript legier,
Que je ne puis de Paris desloger,
Et si en ay vouloir tel, comme il faut :
Mais quoy? c’est tout ; le reste me deffault,
J’entens cela qui m’est le plusduisant.
Mais que me vault d’aller tant devisant ?
Venons au point...

On remarquera que le vers « Mais que me vaut d’aller tant devisant? » présente en fait une variante du « Que dis-je? ». D’autre part, dans les deux cas, la conjonction « mais » interrompt le mouvement lancé par la séquence qui la précède, elle ne joue donc pas un rôle de connecteur, et sa valeur est plutôt d’exclamation que de coordination, c’est bien évident15. « Mais quoy » exprime l’étonnement suscité par la contradiction qui se dégage des deux vers qui précèdent : en un mot, pourquoi pouvoir et vouloir s’opposent-ils? En fait, la résolution des contraires ne viendra pas de la personne du locuteur qui déclare n’avoir plus rien à ajouter (« c’est tout »), mais du bon vouloir du destinataire de l’épître. Nouvelle pirouette.

Dans tous les cas que nous avons examinés la démarche est à peu près la même, si l’on nous permet d’établir un parallélisme audacieux parce qu’anachronique avec le domaine du cinéma, nous pourrions dire que ces séquences produisent un arrêt sur l’image, et, qu’à partir de cet arrêt s’opère un retour en arrière, suivi soit d’une modification soit d’un maintien de ce qui a été filmé. Le plus souvent d’ailleurs d’un maintien sous les yeux d’un lecteur témoin, témoin obligé, dont l’attention a été délibérément forcée dans ce jeu énonciatif où une relation s’instaure entre des actants qui ne sont pas de même niveau, c’est-à-dire entre le locuteur-personnage de l’épître ou énonciateur des épitaphes et le lecteur qui, lui, est totalement extra-diégétique.

Il se dégage de ces observations que ces séquences, bien qu’elles paraissent au premier abord destinées à façonner ou à perfectionner une certaine image du poète vêtu d’humilité et habité par le doute, reflètent en réalité le plus souvent une certaine impertinence parfois fort audacieuse.

Ceci est confirmé par la véritable mise en scène du doute à laquelle assiste le lecteur avec le recours au verbe factif « savoir » (« vous savez que... »), qui fait appel au savoir présupposé du destinataire en posant comme un fait établi ce qui est exprimé dans la conjonctive objet qu’il régit et comme inconnu le degré de savoir du destinataire. D’un emploi courant dans le style épistolaire, le tour resserre les liens avec le destinataire qui se trouve bon gré mal gré impliqué dans l’histoire qu’on lui raconte. Mais Marot en fait un usage que l’on peut qualifier d’abusif. On citera pour preuve ce passage de l’épître Pour le Capitaine Bourgeon qui fait suite aux interrogations citées plus haut. Après l’injonction « Venons au point », dont on attendrait qu’elle soit suivie de l’exposé du problème qui se pose au locuteur, exposé qui pourrait être éventuellement introduit par un « permettez-moi de vous dire que» , on trouve un énoncé surprenant  :

... vous sçavez sans reproche,
Que suis boyteux, au moins comment je cloche :
Mais je ne sçay, si vous sçavez, comment
Je n’ay Cheval, ne Mulle, ne Jument,
Par quoy Monsieur je le vous fais sçavoir,
A celle fin que m’en faciez avoir (v. 9-14)

Si le premier emploi du verbe « savoir » ne nous étonne guère, compte tenu du genre de l’épître et de ses conventions, les deux suivants sont beaucoup plus surprenants : désireux de rester à l’intérieur de cet univers où le destinataire est déjà au courant de ce qu’on se contente en fait de rappeler à sa mémoire, Marot ne recule pas devant la polyptote (« je ne sçay si vous sçavez ») pesant de tout son poids, mais grâce auquel le fait nouveau est déplacé : l’inconnue ce n’est plus l’absence de monture, mais d’une part le degré de connaissance que l’allocutaire peut bien avoir de ce fait, et de l’autre le degré de connaissance que le poète a de cette situation. Marot s’amuse délibérément et nous amuse par ce jeu sur le verbe « savoir », dont la récurrence ne peut manquer d’attirer l’attention du lecteur le plus distrait. Le poète se met en scène dans le rôle de celui qui doute quand il expose les faits qui motivent la missive qu’il écrit : doute concernant le degré de savoir du destinataire, doute concernant son propre degré de connaissance. Mais cette énonciation du doute est finalement balayée d’un revers de la main dans la troisième séquence faisant intervenir le verbe savoir (« par quoy Monsieur je le vous fais sçavoir »), où Marot semble se moquer de tout le monde : du destinataire de l’épître d’abord, mis devant l’obligation d’agir, de lui-même ensuite, comme s’il rejetait brutalement le faux problème qu’il vient de soulever à savoir celui du degré de connaissance du destinataire du problème posé, du lecteur enfin, qui suit Marot dans cette espèce de comédie qu’il se donne et qu’il nous donne et dont il est le principal acteur aux multiples visages.

La multiplication et la diversité des marques de ce que nous pouvons appeler l’écriture du doute ne donne donc jamais au lecteur l’impression d’un déchirement de la personnalité du poète. Cela est dû principalement aux retours en arrière qui ne font le plus souvent que confirmer l’orientation première des énoncés. On a bien affaire à une mise en scène du doute qui apparaît comme l’un des procédés de l’écriture « légière » et participe de l’humour du recueil. Si bien que l’on peut se demander si l’expression « doubte me meine en laisse » de l’épître du dépourvu n’acquiert pas, à l’échelle du recueil, une certaine valeur ironique. Cette hypothèse nous paraît confirmée par les autres images du locuteur-poète également représentées dans le recueil.

Dans les Rondeaux et les Chansons le dédoublement énonciatif si fréquent dans les épîtres et les épitaphes devient plus exceptionnel. Sans doute, la forme du rondeau, fermée sur elle-même, s’accorde-t-elle plus difficilement que les autres formes poétiques avec une énonciation nuancée, ouverte sur un univers de virtualité. Toujours est-il que, globalement, dans cette section de L’Adolescence Clémentine, le poète apparaît libéré du doute qui semblait l’assaillir dans les épîtres, il ose crier ses sentiments, ses désirs, les imposant même sans détour ni décalage comme il le dit dans le Rondeau VII :

si hault crier j’ose.

Seuls le rondeau par contradiction (XXVIII) et celui du Vendredi Sainct nous offrent l’image d’un locuteur partagé entre des sentiments contradictoires, hésitant en particulier entre rire et larmes, les deux paraissant consubstantiellement liés :

Je riray donc : non je prendray tristesse
Tristesse ? Ouy, dis-je toute lyesse.

Ces poèmes s’inscrivent certes, dans une tradition16, mais le retour d’un procédé d’écriture absent dans le recueil révèle certainement un doute beaucoup plus fondamental et que le recours à une tradition poétique ne suffit pas à expliquer, doute sur l’attitude face à la mort, mort d’amis ou mort du Christ. À ce questionnement le rire apporte sinon une réponse du moins un secours : il apprivoise la mort en la démystifiant, et, c’est très net dans le Rondeau du Vendredi Sainct, il la situe dans une perspective chrétienne, celle d’une rédemption annoncée et sur le chemin de laquelle elle est la première étape. À ces exceptions près, les maîtres-mots des Rondeaux sont le verbe « vouloir » et la modalité jussive.

Dans les Rondeaux, la présence de l’énonciateur se signale souvent par le tour « je veulx », l’impersonnel « falloir », le mode impératif et quelques futurs à valeur prophétique. Dès le premier poème qui exprime la théorie du Rondeau, on trouve en effet :

Bien inventer vous fault premierement.

Qu’il s’adresse à ses émules ou à son créancier, le poète emploie le même ton, et le même tour :

Sur moy ne fault telle rigueur estendre
[...] mais il vous fault attendre
Ung bien petit (II A ung Creancier)

On observera que l’impersonnel « il faut » est une variante dans l’expression de l’ordre puisque l’obligation s’applique le plus souvent à autrui et non au locuteur17. La résignation l’emporte dans un seul rondeau, le XLIII, où le poète se soumet à son sort plus qu’il ne le dirige :

Me fault porter ces trois tristes couleurs

De fait, à de rares exceptions près, on se rend compte que dans les rondeaux, la position du poète a changé : la position « basse » qui était la sienne dans les épîtres est devenue une position « haute », depuis laquelle il s’arroge le droit d’intimer des ordres. À titre d’exemple, citons quelques séquences jussives destinées à des individus aussi différents que les Détracteurs du poète du troisième rondeau ou la dame du cinquième :

Picquez le donc
Tenez bon (III)
Au feu, qui mon cueur a choisy,
Jectez y, ma seule Deesse
De l’eau de grace, & de lyesse […]
Doncques ma Dame courez y
Au feu.

On observera que l’ordre se fait parfois invective, comme dans le sixième rondeau, A une mesdisante :

Allez de par le Diable, allez,
Vous n’estes qu’une Maquerelle

Ou dans le vingt-troisième où le poète s’en prend vivement à ceux qui ont fait courir le bruit qu’il était en prison :

Causeurs, crevez de dueil.

À l’acte illocutoire direct se substitue parfois une injonction indirecte empruntant la voie du débrayage énonciatif, comme dans le septième rondeau :

Qu’on meine aux Champs ce Coquardeau
Qu’il œuvre hardiment en prose

Lorsque le poète énonce une requête, celle-ci n’emprunte plus une voie détournée comme dans les épîtres, elle s’exprime de façon polie, mais directe, comme dans le douzième rondeau :

Envers le Roy, veuillez mon cas parfaire...

Ou dans le rondeau XXXIV dont le sujet n’est pas très éloigné de celui de l’épître pour le Capitaine Bourgeon :

Faictes miracle ...
Resuscitez ceste personne morte.

Au moment même où le poète se lamente ou est envahi par la douleur, le ton de son discours reste ferme et volontaire : c’est le cas dans le vingt-cinquième rondeau, où le poète se plaint de Fortune :

Enfans nourris de sa gauche mamelle
Composons luy (je vous prie) ung Libelle

Ou dans le onzième :

Or si je meurs, je veulx Dieu requerir

En fait, à maintes reprises, le poète fait part d’une volonté qu’il veut ferme et assurée, à travers le tour récurrent « je veulx ». De la même façon, si, dans le quatorzième rondeau, le poète déprécie son écriture, sa volonté n’en est pas pour autant ébranlée :

Ainsi ma plume, en qui bourbe distille,
Veult esclaircir l’onde claire et utile...

Enoncés jussifs, expressions manifestant une volonté affirmée traduisent bien le dynamisme caractéristique de cette section de L’Adolescence. Au cœur de la plainte, l’expression se veut vigoureuse, donnant à voir un locuteur qui, convaincu du pouvoir du verbe et tourné vers l’avenir, empoigne délibérément son destin. L’importance de la parole est en effet explicitement soulignée dans le rondeau XXVI :

De Fortune trop aspre, & dure
Peult trop souffrir ung pauvre corps,
Si par parolle ne mect hors
La cause, pourquoy il endure.

On notera cependant que l’image de l’énonciateur évolue au fil des rondeaux : dans les rondeaux de l’amour malheureux de la deuxième moitié du recueil, l’énonciation se scinde à nouveau, de telle sorte que derrière le poète qui se plaint, nous devinons le poète qui se moque, qu’il se moque de lui même, dans le rondeau XLIV :

Dont ne puis croire (ou l’on me tonde)
Que ton cueur à m’aymer se fonde

Ou qu’il prenne ses distances par rapport à un genre traditionnel, comme le blason, dans le rondeau XLV :

Toutes les nuictz je ne pense qu’en celle,
Qui a le Corps plus gent qu’une pucelle
De quatorze ans, sur le poinct d’enrager,
Et au dedans ung cueur (pour abreger)
Autant joyeulx qu’eut oncque Damoyselle.

Le procédé est le même que celui qu’utilisera Rabelais dans la parodie d’éloge funèbre de Badebec, « la plus ceci et cela qui fut on monde »18.

Pour autant, l’attitude volontaire, combattive, prédominante dans les trente premiers rondeaux, ne disparaît pas ; citons le rondeau L, rondeau de l’adversité en amour :

Du tout me veulx desheriter (c-à-d couper les liens)
De ton amours...

Ou le LXVI :

Souvent ma plume à la louer s’attache,
Mais à cela je ne veulx plus tascher

La modalité jussive a cependant cédé la première place à une modalité volitive, nous laissant percevoir à nouveau des traces de distanciation du locuteur par rapport à son énoncé.

Cependant, le destin maîtrisé, la liberté reconquise s’effacent avec l’ultime rondeau ; dès la première Chanson, la tonalité a changé, et c’est un énonciateur assujetti à la fatalité qui s’exprime :

Fortune m’a remis en grand douleur...
.. regret me remord

Dans les Chansons, le « je » est en effet surtout passif. Cette passivité du sujet s’exprime soit par la récurrence de constructions factitives, soit par l’apparition de pronoms de la première personne en fonction d’objet, plus rarement par une construction passive. La modalité jussive ou volitive ne disparaît pas complètement mais elle est le plus souvent soumise à condition :

Si j’ay refus, vienne Mort insensée (Chanson V)
Si pour autruy m’avez mis en oubly,
Dieu vous y doint
le bien, que y pretendez.
Mais si de mal en rien m’apprehendez,
Je veulx
qu’autant que vous me semblez belle,
D’aultant, ou plus vous me soyez cruelle. (Chanson XIV)

On le voit, la ferme détermination des rondeaux, très affaiblie, ne résiste pas aux coups du sort, et puisque « D’amours tout (lui) va au rebours », la modalité jussive se réfugie dans la forme de la supplique ou de la requête :

Pleust or à Dieu...
Que je vous tinse à mon commandement (Chanson VIII)

En fait la volonté du sujet, fortement ébranlée, ne se manifeste plus guère que dans des constructions factitives, où le « je » du locuteur-poète fait l’objet d’une manipulation par un actant qui lui est extérieur. Les exemples de ce type de construction sont nombreux ; citons-en quelques uns :

Les vertus de la Belle
Me font esmerveiller.
La souvenance d’elle
Faict mon cueur esveiller.
Sa beauté tant exquise
Me faict la mort sentir (Chanson XI)

On remarquera accessoirement la fréquence avec laquelle l’auxiliaire « faire » de la construction factitive fonctionne avec le verbe « mourir » :

Vostre beauté qu’on voit flourir
Me faict mourir (Chanson XVII)
La plus belle des troys sera
Celle, qui mourir me fera.
Ou qui me fera du tout vivre (Chanson XXXIII)

Corrélativement, la première personne n’apparaît plus sous la forme du « je », sujet, mais sous celle d’un « me » objet. Nous pourrions ajouter aux exemples précédemment cités, les tours où le pronom « me » est tout bonnement complément d’objet, direct ou second, sans entrer dans une construction factitive :

Ma Dame ne m’a pas vendu,
Elle m’a seulement changé (Chanson XV)
Maudicte soit la mondaine richesse
Qui m’a osté m’Amye, et ma Maistresse
... elle me laisse (Chanson XIX)
Amour au cueur me poinct
Quand bien aymé je suis (Chanson XXI)
Vostre doulx entretien,
Vostre belle jeunesse,
Vostre bonté expresse
M’ont faict vostre... (Chanson XXXIX)
Ceulx qui m’ont banny de vos yeux (Chanson XLII)

Les constructions franchement passives sont plus rares ; sauf erreur, on n’en trouve guère que deux :

Je suis aymé de la plus belle (Chanson X)

Et :

D’un nouveau dard je suis frappé (Chanson XVIII)

On le voit, l’initiative de l’action échappe au locuteur-poète, elle est laissée à la dame cruelle, à l’amour, à la fortune ; bref, le poète n’a plus qu’à se soumettre et à espérer que « ferme amour » rassemble les « amants désassemblés ».

On observera que j’ai été étonnamment discrète au sujet des Ballades. C’est que, la plupart du temps, le poète s’y implique à un degré moindre. Il s’agit, le plus souvent d’exposer des événements étrangers au « moi » du scripteur ; seules la quatrième ballade, De soy mesme..., la cinquième A ma dame..., la sixième, D’ung Amant ferme en son amour et la quatorzième Contre celle qui fut S’amye faisant exception. Sébillet fait d’ailleurs remarquer qu’à l’origine la ballade « ne traitait que matières graves et dignes de l’oreille d’un roi »19, ce qui exclut de toute évidence les sujets privés. Aussi le « je » de l’énonciateur se dilue-t-il, plus souvent qu’ailleurs, notamment dans les ballades à vocation encomiastique, dans un ensemble d’énonciateurs potentiels représenté par les pronoms « on », et dans une moindre mesure, « nous » :

Là peult on veoir sur la grand plaine unie
De bons souldards son enseigne munie (Ballade IX, De l’arrivée de Monsieur d’Alençon en Haynault)

Il semblerait d’ailleurs que cette énonciation élargie, et de ce fait plus impersonnelle, puisque les pronoms « on » et « nous » font référence au « je », accompagné d’un « ils » dont la référence n’est jamais explicitée, aille de pair avec l’éloge, comme si son expression à travers la seule voix du locuteur-poète était trop faible et qu’il fallait tout un chœur pour l’énoncer. Le « on » est en effet préféré au « je » dans la partie encomiastique de l’épître en prose, mais au moment où Marot abandonne son dessein premier pour lancer un vibrant appel à la paix, c’est le « je » qui reprend le dessus.

Mon propos initial n’était pas très éloigné de celui de Gérard Defaux quand il s’intéresse à la dimension réflexive de la poésie de Marot20 ; cependant l’approche que j’ai privilégiée, d’ordre linguistique, nous conduit à des conclusions ne se situant pas sur le même plan que les siennes. Selon Gérard Defaux, la dimension réflexive de la poésie de Clément Marot serait absente dans ses premières œuvres, elle ferait son apparition plus tard. C’est d’ailleurs cette considération qui l’amène à considérer L’Epistre à son Amy Lyon et le Rondeau parfaict, dans lesquels la dimension réflexive est plus évidente qu’ailleurs, comme postérieurs aux autres textes de L’Adolescence. Il m’a cependant semblé qu’un certain nombre de traits d’écriture, plus ou moins incidents, disséminés dans l’ensemble du recueil sous diverses formes réfléchissaient les conditions dans lesquelles le texte a été énoncé. Et leur observation me paraît déboucher sur des conclusions assez étonnantes quant à l’image du locuteur-poète.

L’énonciation du sujet se donne comme hésitante dans les épîtres, impersonnelle dans les ballades, distanciée dans les épitaphes, puis passant de l’ivresse triomphante dans les rondeaux, à une certaine passivité dans les chansons. Il ne faudrait cependant pas croire qu’à chaque forme poétique corresponde une énonciation spécifique dont les marques respectives ne se recouperaient pas, comprenons bien qu’il ne s’agit que de dominantes énonciatives.

Il serait vain, par ailleurs, de chercher à découvrir derrière ces images d’énonciateurs différents une représentation authentique de la personne du poète Marot. Ces images sont autant de mises en scène successives d’un locuteur-poète, chacune reflétant sans doute une facette de la personnalité de l’auteur, personnalité de toute évidence riche et complexe, mais ne pouvant se réduire à l’une de ces images ni à une autre. Au moment où Marot écrit L’Adolescence Clémentine , c’est-à-dire en gros avant 1527, est-il mené par le doute ou, au contraire, avance-t-il avec une ferme assurance? L’un et l’autre successivement si l’on veut bien lire L’Adolescence comme une autobiographie poétique. Cependant, comme le doute nous est apparu avant tout comme un instrument de la parodie, on est en droit de se demander si ces deux images contradictoires ne convergent pas en réalité ; dans cette hypothèse, seule l’écriture des chansons révèlerait un locuteur-poète dont la volonté a du mal à émerger face à l’adversité qui l’accable.

Mais corrélativement se pose une autre question , c’est celle de l’incidence de la forme poétique sur l’énonciation du poème. Le traité de Sébillet21 qui fait le tour des différentes formes poétiques représentées dans L’Adolescence, est muet sur les questions d’énonciation, seule la forme fait l’objet d’un commentaire. Chez Marot, il me semble évident qu’il existe une interaction entre la forme et telle ou telle énonciation, en dépit de la conviction de Gérard Defaux pour qui « [c]elui qui s’en tient au seul critère des genres finit dans l’arbitraire le plus pur »22. Il reste qu’une typologie des formes poétiques héritées du Moyen Age sous l’angle de l’énonciation reste à faire et réserverait sans doute bien des surprises.

Notes de bas de page numériques

1 Il ne serait pas sans intérêt de comparer les marques énonciatives du « je » du locuteur-poète à celles du « je » prêté à d'autres actants, mais cette comparaison nous entraînerait trop loin.
2 Je n'aborderai pas ici le problème sous l'angle théorique. Pour une mise au point des différentes approches du concept de modalité, on se réfèrera à A. Meunier, « Modalités et communication », dans Langue française, n° 21, Février 1974, p. 8-25. A. Meunier distingue donc la modalité d'énonciation et la modalité d'énoncé. La modalité d'énonciation « se rapporte au sujet parlant (ou écrivant). Elle intervient obligatoirement et donne une fois pour toutes à une phrase sa forme déclarative, interrogative ou impérative. » Elle « caractérise la forme de la communication entre Locuteur et Auditeur ». La modalité d'énoncé « se rapporte au sujet de l'énoncé, éventuellement confondu avec le sujet de l'énonciation. Ses réalisations linguistiques sont très diverses de même que les contenus sémantiques et logiques qu'on peut lui reconnaître ». Elle « caractérise la manière dont le sujet de l'énoncé situe la proposition de base par rapport à la vérité, la nécessité (vrai, possible, certain, nécessaire et leurs contraires, etc.) par rapport aussi à des jugements d'ordre appréciatif (utile, agréable, idiot, regrettable...) », pp. 12-13.
3 Defaux, Gérard, « Rhétorique, silence et liberté dans l'œuvre de Marot. Essai d'explication d'un style », B. H. R., T. XLVI, 1984, n° 2, p. 299-322.
4 On parlera de locuteur dans une situation d'interlocution, l'énonciateur étant celui qui produit l'énoncé, quelle que soit la situation considérée. Pour donner à ma prose un tour moins pesant, j'emploierai souvent, et un peu abusivement, le terme de poète lorsque que le locuteur ou l'énonciateur font référence à l'image textuelle de Clément Marot.
5 Curtius observe que de la fin de l'Antiquité au Moyen Age cette attitude était des plus fréquente et se manifestait de différentes façons, toutes représentées chez Marot : le tremblement, l'abaissement de l'auteur, le passage à l'acte d'écrire sur le conseil ou l'ordre de quelque autorité supérieure, le désir de ne pas ennuyer le lecteur. En outre, il voit dans ces attitudes de la « modestie affectée », parce que faire ressortir soi-même sa modestie relève de l'affectation, La Littérature européenne et le Moyen Age latin, traduction Jean Bréjoux, Paris, P.U.F., 1956, p. 103-106.
6 Clément Marot, Œuvres poétiques, Classiques Garnier, Paris, Bordas, 1990. Ceci sera notre édition de référence.
7 Sur la question des places respectives des partenaires dans une situation d'échange ou, par extrapolation, du locuteur par rapport au destinataire, on consultera l'article de Catherine Kerbrat-Orecchioni, « La mise en places », dans Décrire la conversation, Lyon, P. U. L., 1987, p. 319.
8 Voir l’article de Gérard Defaux, « Rhétorique, silence et liberté dans l'œuvre de Clément Marot », et son ouvrage, Marot, Rabelais, Montaigne : L'Écriture comme présence, Paris/Genève, Champion/Slatkine, 1987.
9 Pour une mise au point sur la valeur pragmatique de la négation, voir M. Arrivé, F. Gadet, M. Galmiche, La Grammaire d'aujourd'hui, Paris, Flammarion, 1994, p. 399.
10 Martin, Robert, « La ‘négation de virtualité’ du Moyen Français », dans Romania, T. 93 n° 2, 1972, p. 20-49. Dans cet article, R. Martin montre que « ne » sans forclusif « suffit chaque fois que la phrase est teintée de virtualité ».
11 Il s'agit de Bon Espoir.
12 Rappelons que « desservir » a le sens de « mériter ».
13 À ce sujet, voir Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Age latin, p. 515 ss. et Eugène Vinaver, À la recherche d'une poétique médiévale, Paris, Nizet, 1970, chapitre IX, « Le grave et le plaisant », p. 179-208.
14 Les complaintes ne feront pas l'objet d'autres remarques, parce qu'elles ne sont qu'au nombre de deux et que ce nombre insuffisant ne permet pas de dégager des conclusions très pertinentes.
15 Sur le sens, ou les différents sens de la conjonction « mais », on se réfèrera à Ducrot et alii, Les Mots du discours, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 93 et suivantes.
16 Cette tradition du poème fondé sur une antithèse remonte à Charles d'Orléans, Alain Chartier et François Villon. Voir à ce sujet la note de Gérard Defaux à propos du Rondeau par contradiction, pp. 544-545 de son édition.
17 Ces considérations devraient d'ailleurs nous amener à réfléchir sur le concept théorique de modalité phrastique. Si la modalité « définit le statut de la phrase en tenant compte de l'attitude du sujet parlant à l'égard de son énoncé et du destinataire » (La Grammaire d'aujourd'hui, p. 390), on se demandera s'il est tout à fait pertinent de considérer comme relevant de la modalité assertive les énoncés du type « je veux » ou « il vous faut ». Ce débat théorique me semble valoir la peine d'être ouvert, même si ce n'est pas ici le lieu de le faire.
18 Rabelais, François, Pantagruel (1534), Ch. III, « Du deuil que mena Gargantua de la mort de sa femme Badebec », éd. Defaux, Le Livre de Poche, Bibliothèque classique,1994, p. 111.
19 Sébillet, Thomas, Art poétique français (1548), dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, éd. Francis Goyet, Paris, Le Livre de Poche Classique, 1990, p. 115.
20 Voir « Rhétorique, silence et liberté dans l'œuvre de Marot. Essai d'explication d'un style », op. cit., et Marot, Rabelais, Montaigne, op. cit..
21 Art poétique français (1548), dans Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, op. cit..
22 Introduction aux Œuvres poétiques de Clément Marot, p. CLXXXVII.

Pour citer cet article

Eliane Kotler, « Des contrastes énonciatifs dans L’Adolescence clémentine », paru dans Loxias, Loxias 15, I., Marot: réédition du colloque de Nice 1996 et autres articles, Des contrastes énonciatifs dans L’Adolescence clémentine, mis en ligne le 14 décembre 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1412.

Auteurs

Eliane Kotler

Professeur de langue française à l’Université de Nice Sophia-Antipolis