Loxias | Loxias 15 Autour du programme d'Agrégation de lettres 2007 | II. Littérature comparée |  Naissance du roman moderne: Rabelais, le Tiers Livre, Cervantès, Don Quichotte, Sterne, Tristram Shandy 

Sylvie Ballestra-Puech  : 

La naissance du roman moderne ou l’« écho du rire de Dieu » : rire et mélancolie dans le Tiers Livre, Don Quichotte et Tristram Shandy

Résumé

En prenant pour point de départ la définition du roman comme « écho du rire de Dieu » proposée par Milan Kundera, cet article s’interroge sur la relation entre rire et mélancolie dans les trois romans au programme. Présente dans le paratexte, celle-ci intervient aussi dans la caractérisation des personnages. L’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, dont Sterne s’inspire abondamment, invite à considérer la mise en fiction du discours mélancolique comme un ultime antidote.

Plan

Texte intégral

Il y a un proverbe juif admirable : L’homme pense, Dieu rit. Inspiré par cette sentence, j’aime imaginer que François Rabelais a entendu un jour le rire de Dieu et que c’est ainsi que l’idée du premier grand roman européen est née. Il me plaît de penser que l’art du roman est venu au monde comme l’écho du rire de Dieu. 

Mais pourquoi Dieu rit-il en regardant l’homme qui pense ? Parce que l’homme pense et la vérité lui échappe. Parce que plus les hommes pensent, plus la pensée de l’un s’éloigne de la pensée de l’autre. Et enfin parce que l’homme n’est jamais ce qu’il pense être. C’est à l’aube des Temps modernes que cette situation fondamentale de l’homme, sorti du Moyen Âge, se révèle : don Quichotte pense, Sancho pense, et non seulement la vérité du monde mais la vérité de leur propre moi se dérobent à eux. Les premiers romanciers ont vu et saisi cette nouvelle situation de l’homme et ont fondé sur elle l’art nouveau, l’art du roman.1

L’intitulé « naissance du roman moderne » et le corpus qui lui est associé nous invitent à solliciter la réflexion de Milan Kundera qui, à la suite de Lukács, fait naître le roman avec les Temps modernes et ne cesse d’affirmer sa prédilection pour Rabelais, Cervantes et Sterne. Mais le passage cité propose une évocation de la naissance du roman qui va bien au-delà, par sa portée poétique, au sens de Paul Ricœur, c’est-à-dire aussi heuristique, des fictions critiques recensées par Sophie Rabau2. Cette naissance revêt un caractère mythique, associant au Dieu biblique le souvenir d’une métamorphose ovidienne dont Véronique Gély a bien montré la fécondité littéraire et critique. Le titre de son essai La Nostalgie du moi3 rencontre d’ailleurs de manière saisissante l’analyse de Milan Kundera : c’est la perte du moi autant que celle de la vérité du monde que découvre la pensée. La naissance du roman comme « écho du rire divin » entretient donc des rapports étroits avec l’ironie telle que la définit Vladimir Jankélévitch : « l’ironie, c’est la gaieté un peu mélancolique que nous inspire la découverte d’une pluralité »4. Sur ce point aussi, la pensée de Kundera s’inscrit dans la lignée de celle de Lukács5, lui-même héritier du romantisme allemand. Notre corpus semble particulièrement adéquat pour mettre à l’épreuve ce mythe étiologique de la naissance du roman dans la mesure où la relation explicite entre rire et mélancolie constitue l’un des foyers de convergence les plus frappants entre les trois œuvres. Présente dans le paratexte, elle intervient aussi dans la caractérisation des personnages. Enfin et surtout les variations de Sterne sur l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton invitent à considérer la mise en fiction du discours mélancolique comme un ultime antidote.

 « Tâchez aussi qu’en la lecture de votre histoire le mélancolique soit ému à rire »6, conseille à l’auteur l’ami sans lequel « le seigneur don Quichotte [serait] demeur[é] enseveli en ses archives de la Manche ». Ce conseil, auquel fait écho celui donné par don Quichotte au chanoine7 (I, 50, 590), s’inscrit dans une tradition à la fois médicale et littéraire immortalisée par Rabelais. L’avis aux lecteurs de Gargantua reprend l’assertion aristotélicienne « rire est le propre de l’homme », l’auteur de Pantagruel est comparé à Démocrite « Riant les faictz de notre vie humaine »8 et le prologue du Tiers Livre confirme le lien indissoluble entre le rire et le vin, tous deux considérés comme remèdes à la mélancolie9 : « Icy beuvant je delibere, je discours, je resoulz et concluds. Après l’epilogue je riz, j’escripz, je compose, je boy »10. Le rire ici est d’abord celui de l’auteur et Sterne, en digne héritier de Rabelais, en fait un remède à son propre usage avant de l’offrir au dédicataire de la deuxième édition de son roman :

Jamais pauvre Diable Dédicaçant ne mit en sa Dédicace moins d’espoir que moi aujourd’hui ; c’est que j’écris dans un coin retiré du royaume, sous le chaume de la maisonnette solitaire où je ne cesse de me défendre par la seule gaieté contre les assauts de la maladie et autres misères de l’existence, persuadé que je suis en effet qu’un homme s’il sourit — et s’il rit mieux encore — ajoute quelque chose à la portion de vie qui nous est accordée.11

Dans le quatrième livre, le narrateur éprouve le besoin de rappeler que la guérison de la mélancolie par la rire est le seul but qu’il poursuit, rejetant ainsi toutes les visées polémiques qui ont pu être prêtées à son ouvrage :

 […] s’il faut l’avoir écrit contre quelque chose se sera, n’en déplaise à Votre Honneur, contre le spleen afin que, par une élévation et un abaissement plus fréquents et plus convulsifs du diaphragme, sans parler des secousses imprimées aux muscles intercostaux et abdominaux par le rire, la bile et autres liqueurs amères soient expulsés de la poche à fiel, du foie et du pancréas des sujets de Sa majesté pour être projetées avec tout le flot des noires passions qu’ils nourrissent jusqu’au tréfonds de leurs duodénums.12 (IV, XXII, 280)

Dans ce passage comme souvent dans Tristram Shandy, ce qui fait traditionnellement la matière du paratexte, selon la terminologie de Genette, envahit le texte même et devient objet de fiction. Mais une telle migration s’observe aussi dans les deux autres romans en ce qui concerne notre sujet : si lecteur et auteur semblent menacés par la mélancolie et invités à trouver dans le rire un antidote, il en va de même pour les personnages.

Chez Cervantes, Sancho Pança fait de la mélancolie l’attribut de son maître en le désignant comme « le chevalier de la Triste Figure » (el Caballero de la Triste Figura), identité immédiatement acceptée et revendiquée par don Quichotte ; on observe même une contagion du cavalier à son cheval puisque Rossinante est également qualifié de mélancolique13 (I, 43, 529). Mais Sancho a aussi d’emblée le rare privilège de faire rire son mélancolique maître14. Ainsi lorsque don Quichotte projette de faire peindre sur son écu une fort triste figure, Sancho lui démontre l’inutilité de son projet dès lors que « la faim et la faute de [ses] dents [lui] font un si mauvais visage qu’ […] on peut se passer de la triste peinture ». Il provoque ainsi un rire qui ne marque pourtant qu’un très bref suspens : « Don Quichotte se prit à rire de la plaisanterie de Sancho, mais ce nonobstant il se proposa de se faire appeler par ce nom-là, s’il pouvait faire peindre son écu ou rondache comme il l’avait imaginé […] »15 (I, 19, 212-213). On retrouve un enchaînement similaire dans le chapitre suivant lorsque Sancho et don Quichotte découvrent que le bruit qui les a tant effrayés pendant la nuit n’était que celui d’une foulerie :

Quand don Quichotte vit ce que c’était, il devint muet et se sentit défaillir du haut en bas. Sancho le regarda et vit qu’il tenait la tête penchée sur sa poitrine avec apparence d’être tout honteux. Don Quichotte se mit aussi à regarder Sancho, et vit qu’il avait les joues enflées et en apparence tout près d’éclater de rire, et sa mélancolie n’eut pas tant de pouvoir sur lui que, voyant Sancho de telle sorte, il se pût tenir lui-même de rire […]16. (I, 20, 226)

Une fois de plus, le rire de don Quichotte ne dure guère et lorsque celui de Sancho se prolonge trop et que l’écuyer a le malheur de répéter au maître ses paroles grandiloquentes de la nuit, devenues dérisoires par la confrontation avec la réalité de ce qui les avait suscitées, il provoque un déchaînement de violence :

Or voyant don Quichotte que Sancho se moquait de lui, il se courrouça et fâcha de telle sorte qu’il leva sa lance en haut et lui en déchargea deux tels coups que, si au lieu de tomber sur ses épaules, ils eussent porté sur sa tête, don Quichotte eût été quitte de payer son salaire, si d’aventure ce n’eût été à ses héritiers.17 (I, 20, 226-227).

La tolérance au rire de don Quichotte est donc très limitée et Sancho se voit invité, à la fin du chapitre, à tenir sa langue pour se conformer à son rôle d’écuyer (I, 20, 229). La complicité dans le rire étant désormais impossible, Sancho n’a pas d’autre choix que d’entrer dans le délire de son maître, ce qu’il fait de plus en plus, pour la délectation du curé et du barbier :

Sancho disait cela d’un sens si rassis, se mouchant de fois à autre, et avec si peu de jugement que tous deux s’émerveillèrent de nouveau, considérant combien forte et véhémente avait été la folie de don Quichotte, puisqu’elle avait entraîné après soi le jugement de ce pauvre homme. Ils ne voulaient pas se fatiguer à le tirer de son erreur, leur étant avis que, puisque cela était sans dommage pour sa conscience, il valait mieux le laisser en cette opinion, et qu’eux recevraient plus de contentement d’entendre ses sottises.18 (I, 26, 303)

En perdant la capacité de rire de don Quichotte pour n’être plus, comme son maître, qu’objet de risée, Sancho se voit aussi dépouillé de son rôle de relais du lecteur au profit des autres personnages, de plus en plus nombreux, que Cervantes place en position de spectateurs divertis par le comportement de son héros. Dans la deuxième partie, s’il arrive encore que Sancho fasse rire don Quichotte et l’arrache ainsi momentanément à sa mélancolie, en une reprise significative des deux termes19 (II, 16, 136), ce rire est fort différent de celui de la première partie : don Quichotte rit de Sancho, qui s’agenouille devant don Diègue qu’il a pris pour un saint, mais non de lui-même. De son côté, Sancho ne cherche plus à provoquer chez don Quichotte le sursaut salutaire de l’autodérision, il préfère entretenir la croyance de son maître en un magicien qui le persécute, car celle-ci lui offre un recours commode pour dissimuler sa désobéissance. Il devient ainsi l’enchanteur de son maître, comme le souligne l’épisode de la caverne de Montésinos :

Lorsque Sancho ouït dire cela à son maître, il pensa perdre le jugement ou mourir de rire. Car lui, qui savait la vérité du faux enchantement de Dulcinée et qui en avait été l’enchanteur et en avait rendu témoignage, acheva de connaître indubitablement que son maître était hors de sens et tout à fait fou.20 (II, 23, 205)

Dès lors don Quichotte ne sortira de son délire que pour succomber à la mélancolie :

Lors, en s’adressant à Sancho, il lui tint ce langage : « Ami, pardonne-moi de t’avoir donné occasion de paraître fou comme moi, en te faisant tomber dans l’erreur où je suis tombé qu’au monde il y a eu et il a des chevaliers errants. — Ah ! monsieur, dit alors Sancho en pleurant, ne mourez point, mais suivez mon conseil et vivez beaucoup d’années. La plus grande folie que puisse faire un homme en ce monde, c’est de se laisser mourir sans plus ni moins, et sans qu’aucun le tue, ni qu’autres mains l’achèvent que celles de la mélancolie21. (II, 74, 597-598)

Sancho, l’homme aux proverbes, nous livre ici un commentaire de la fin du roman qui n’est pas dénué de pertinence : si Cervantes a refusé à son personnage la mort glorieuse à laquelle il aspirait, s’il ne lui a pas permis de mourir de la main d’un des adversaires qu’il a affrontés, c’est pour le livrer à celles de la mélancolie, ces « mains rigoureuses » déjà évoquées à la fin de la Nouvelle du curieux impertinent comme celles qui provoquent la mort de Camille22 (I, 35, 436). La phrase de Sancho vient ranimer la personnification dont seul subsistait le vestige lexicalisé pour suggérer au lecteur que don Quichotte succombe aux coups de son pire ennemi, celui sans doute qu’il n’a cessé de combattre depuis le début du roman, son délire le préservant d’une « plus grande folie ».

Sans être aussi explicite, le conflit du rire et de la mélancolie n’en est pas moins présent au sein de la fiction de nos deux autres romans. On peut notamment envisager dans cette perspective la relation de Panurge et de Pantagruel. Tous deux apparaissent sensiblement transformés par rapport aux deux ouvrages précédents : tandis que Pantagruel est devenu « un personnage d’apophtegme » et endosse « le rôle de sage stoïcien », Panurge pourrait bien, comme le suggère Mireille Huchon, faire revivre la Folie d’Erasme. Or l’Éloge de la Folie comportant une critique de la sagesse stoïcienne, il ne faut peut-être pas considérer Pantagruel comme le porte-parole de Rabelais23, comme le fait Gérard Defaux, pour qui « le livre a désormais deux héros et deux pôles antithétiques — bien et mal, fixité et mouvement, contemplation et action ». Même si l’on admet que « Panurge devient bouffon de cour »24, la valorisation du rire par Rabelais n’implique pas que ce statut soit synonyme de « dégradation comique » et l’on peut partager le jugement de don Quichotte : « Le plus judicieux personnage de la comédie est celui du bouffon et il ne faut pas l’être pour jouer les sots »25 (II, 3, 41 traduction modifiée). Quoi qu’il en soit, la bipolarité du roman ne fait aucun doute et s’instaure d’emblée avec l’éloge des dettes de Panurge qui ne rencontre qu’une sèche fin de non-recevoir chez Pantagruel26. Lorsque le second fait observer au premier qu’il ne pourra jamais le rendre riche s’il continue à dilapider ses biens de la sorte, celui-ci lui rétorque : « Aviez-vous en soing pris me faire riche en ce monde ? Pensez vivre joyeulx, de par li bon Dieu, et li bons homs ! » (45, l. 40-42). Puis il oppose en un diptyque le monde sans dettes, âge de fer pour le macrocosme comme pour le microcosme : « Et si au patron de ce fascheux et chagrin monde rien ne prestant, vous figurez l’autre petit monde, qui est l’home, vous y trouverez un terrible tintamarre » (61, l. 138-140), au « monde autre, on quel un chascun preste, un chascun doibve » (63, l. 1-2), véritable âge d’or (l. 16-17). La déclamation s’achève sur l’évocation lyrique de la circulation du sang et de toutes les sécrétions comparées à la transmutation alchimique (67, l. 67). On y relève au passage la mention du rôle de la rate, chargée, selon le modèle galénique, de purger la masse sanguine de son excès de mélancolie (67, l. 57 et 76). Celle-ci a déjà été évoquée par Panurge lorsqu’il a fait l’éloge du régime qu’il a adopté : « manger son blé en herbe », entre autres bienfaits, « desoppile la ratelle » (49, l. 114), c’est-à-dire, comme le précise Jean Céard, « débouche la rate, en la déchargeant de l’excès d’humeur noire ou mélancolie ». Au terme de sa déclamation, Panurge relie explicitement son éloge des dettes à la question du mariage en détournant la notion paulinienne de « devoir de mariage » (69, l. 112). Or il ne s’agit pas là d’un simple jeu de mots : il y a bien un lien entre dette et mariage, le Don Juan de Molière en apportera la preuve a contrario27. Rien de moins cohérent que la série qui se dessine au fil des premiers chapitres du Tiers Livre : Panurge, en digne héritier de Mercure, se fait l’apôtre de la circulation sous toutes ses formes dans son éloge des dettes puis aborde la question du mariage qui relie corps individuel et corps social. Lorsqu’il exprime pour la première fois, en présence de Pantagruel, son désir de se marier, Panurge fait alterner l’expression de ce désir avec celle des craintes que celui-ci fait naître en lui, celle d’être cocu (99, l. 30), d’être battu par sa femme (99, l.57) et d’être dépouillé par elle (100, l. 88). Pantagruel lui conseille donc alternativement de se marier et de ne pas se marier, adoptant ainsi un rôle d’écho, ce que Panurge ne manque pas de lui reprocher au début du chapitre suivant en évoquant la « chanson de Ricochet » (105, l. 2). Commencent alors les consultations de Panurge pour connaître son avenir et l’on revient à une répartition des rôles plus proche de celle de l’épisode sur les dettes. Pantagruel s’en tient toujours à la même sinistre prédiction : « vous serez coqu, vous serez battu, vous serez desrobbé » (127, l. 111 ; 145, l. 45 ; 177, l. 14-17 ; 205, l. 136, etc.), c’est-à-dire se borne à résumer les craintes exprimées par Panurge tandis que celui-ci interprète tout « au rebours ». Rabelais indique ainsi très clairement à son lecteur que le dialogue entre Panurge et Pantagruel doit se lire comme la dramatisation extériorisée du conflit intérieur de Panurge, selon un dispositif qui rappelle celui de la psychomachie médiévale, à cette différence essentielle près, que ce n’est plus exactement le bien et le mal qui s’affrontent mais la voix du désir et celle de la peur. En assumant celle-ci et en convoquant, pour interpréter le rêve de Panurge, une série d’exemples où le rêveur se voit annoncé un sort funeste (149, l. 111-126), Pantagruel occupe donc bien le pôle mélancolique de la pensée de Panurge si l’on se souvient que, dans l’aphorisme VI, 23 du Corpus hippocratique, la mélancolie est définie comme un composé de crainte et de tristesse28. Dès lors Panurge peut offrir au lecteur le « vray Cornucopie de joyeuseté et raillerie » (29) promis par le prologue, lui qui reprend significativement l’image de la corne d’abondance (cornucopia) dans l’interprétation qu’il fait de son rêve : « Les cornes que me faisait ma femme sont cornes d’abondance et planté de tous biens » (147, l. 91-83).

Nous retrouvons chez Sterne, qui revendique explicitement Rabelais pour modèle à plusieurs reprises, la question du mariage, en l’occurrence celui de l’oncle Toby, et l’on n’est guère étonné de voir le père de Tristram multiplier les mises en garde, lui que le roman situe si ouvertement du côté de la mélancolie. On notera en particulier qu’il recommande à son frère de ne pas souffrir que la femme qu’il courtise « s’adonne à [la lecture] de Rabelais, Scarron ou Don Quichotte : ces auteurs excitent le rire et nulle passion […] n’est plus grave que la volupté »29 (VIII, 34, 534). Comme on pouvait s’y attendre, Walter Shandy ne peut se placer que dans la perspective de la mélancolie amoureuse à laquelle Robert Burton, dans le sillage de Jacques Ferrand30, avait consacré la troisième partie de son Anatomie de la mélancolie. La vie de Walter Shandy est explicitement placée sous le signe du deuil dont la naissance de Tristram se trouve triplement marquée : par le prénom abhorré de son père et la tristesse qui lui est attachée, par la perte de son nez et par la mort de son frère qui la suit de peu, ce qui donne lieu à ce constat mélancolique s’il en est : « La vie humaine n’est-elle pas ce perpétuel glissement d’un côté à l’autre, d’un chagrin à un autre chagrin, le souci qui se noue dénouant le précédent31 (IV, 32, 299). On reconnaît ici le ton du prédicateur et le motif chrétien de la vie terrestre comme « vallée de larmes ». Walter Shandy n’est guère plus capable que don Quichotte de soigner sa mélancolie par le rire. Comme lui, il trouve plutôt un secours dans la manie, en l’occurrence celle de l’éloquence, en digne héritier de Cicéron comme le narrateur ne manque pas de le souligner humoristiquement :

Quand ce cher Tullius eut perdu sa Tullia, sa fille bien-aimée, il l’ensevelit d’abord dans son cœur, écouta la voix de la nature et y accorda la sienne. O ma Tullia !, ma fille ! mon enfant ! et pourtant, et pourtant — c’était elle, ô ma Tullia ! ma Tullia ! je crois voir ma Tullia, entendre ma Tullia, parler avec ma Tullia. Mais dès qu’il eût exploré les magasins de la philosophie et vu combien l’on pouvait dire de choses excellentes en telle occasion, tout changea : « Combien je me sentis alors heureux et joyeux, déclare le grand orateur, personne au monde ne peut le dire. »

Mon père était aussi fier de son éloquence que Marcus Tullius Cicéron et, jusqu’à preuve du contraire32, avec autant de raison : là étaient sa force et aussi sa faiblesse, sa force, car il possédait une éloquence naturelle, sa faiblesse parce qu’il en était à tout instant victime ; pourvu que la vie lui offrit l’occasion d’exercer ses talents, et de prononcer une parole sage, ou spirituelle, ou mordante, et hormis le cas d’infortunes systématiques, il n’en demandait pas davantage.33 (V, 3, 315)

Ce passage, comme l’ensemble du chapitre, est une libre variation sur le chapitre de Robert Burton intitulé « Contre le chagrin provoqué par la mort d’amis ou d’autres vaines craintes, etc. »34. Comme souvent, Sterne reprend les exemples de Burton mais en infléchissant singulièrement la signification qui s’en dégage. En l’occurrence, on lit dans l’Anatomie de la mélancolie :

Cicéron fut fort chagriné, au début, par la mort de sa fille Tulliola, jusqu’à ce que quelques préceptes philosophiques aient ragaillardi son esprit, alors il commença à triompher du sort et du chagrin et l’accueil que le ciel allait faire à sa fille lui procura une joie bien supérieure au trouble qu’il avait éprouvé en la perdant. Si un païen est ainsi capable de si bien se réconforter grâce à la philosophie, qu’en sera-t-il d’un chrétien grâce à la théologie ?35

Là où Burton respecte l’esprit sinon la lettre du passage de Cicéron36 et en tire les leçons en théologien, Sterne révèle, sous le masque du stoïcisme, le narcissisme de l’orateur et le tourne en dérision d’une manière qui préfigure singulièrement le pastiche célinien de Montaigne37. On peut être tenté ici de paraphraser le proverbe cité par Kundera : Burton pense, Sterne rit. Si Serge Soupel a justement souligné l’étendue des emprunts de Sterne à Burton, il semble l’expliquer par le fait que l’ouvrage « est moins le traité médical que semble vouloir écrire Robert Burton, qu’un trésor de réflexions, et de citations sur mille sujets »38. Pourtant c’est bien le sujet de l’ouvrage, indissociable d’un mode d’écriture et d’une posture de l’auteur, qui inspire directement Sterne. Celui-ci pourrait faire sienne la déclaration de Burton dans sa préface : « j’écris sur la mélancolie en m’évertuant à éviter la mélancolie »39 (I, 24). Mais l’existence du livre de Burton lui offre précisément un recours supplémentaire contre la mélancolie : la possibilité de faire entrer dans la fiction l’écrivain mélancolique sous le masque de Walter Shandy. Sterne entretient avec lui la même relation ambivalente que Tristram avec son père : si forte que soit l’ironie, elle laisse transparaître une forme de complicité. En témoigne le jeu de masques auquel il se livre dans l’épigraphe du livre V, celui dans lequel les emprunts à Burton sont les plus nombreux40. Il y reprend la citation d’Horace et celle de la préface de l’Eloge de la folie qui se succèdent, en ordre inverse, dans une des dernières pages de la très longue préface de Burton intitulée « Démocrite Junior au lecteur » (I, 195). D’une part, Sterne propose à son lecteur un de ces jeux intertextuels qui émaillent son texte et en font la modernité : à lui de reconnaître Burton dans l’addition d’Horace et d’Erasme ; d’autre part, il suggère qu’il emprunte à son tour le masque de Démocrite dont le choix, longuement glosé par Burton, l’inscrit clairement dans la tradition humaniste et notamment, on l’a vu, rabelaisienne41.

L’Anatomie de la mélancolie nous décrit surtout le paysage intellectuel de la période de transition qui donne naissance aux romans de Rabelais, Cervantes et Sterne. L’ouvrage n’éclaire pas seulement leur thématique mais aussi leur écriture et en particulier l’une de leurs particularités les plus frappantes : l’omniprésence du discours, dont témoigne l’importance du genre de la déclamation dans le Tiers Livre. Pantagruel s’y adonne avec sérieux dans les premiers chapitres, au moment où, comme on l’a vu, il se fait l’écho de la mélancolie de Panurge42. Celui-ci y excelle aussi mais y introduit une fantaisie sans laquelle ce discours saturé de citations et de références relèverait, comme celui de Burton selon Jackie Pigeaud, du ressassement mélancolique. On n’en est pas loin lorsque Panurge rumine les craintes que fait naître en lui l’éventualité du mariage, lorsque Walter Shandy sombre dans la ratiocination, ou que don Quichotte sature son discours de références aux romans de chevalerie qui sont ses « autorités ». Jackie Pigeaud conclut sa postface en soulignant la modernité de la question posée par Burton : « Que faire de tous ces livres ? Que fabriquer de tout ce passé ? » (III, 1895). Cette question, les trois romans au programme la posent aussi, chacun avec la modulation qui lui est propre : quel secours trouve-t-on dans les livres lorsqu’il s’agit de faire un choix existentiel ?, telle serait l’une des questions posées par le Tiers Livre. Selon Marthe Robert, celle que pose don Quichotte s’énonce ainsi : « Quelle est la place des livres dans la réalité ? En quoi leur existence importe-t-elle à la vie ? »43. Tristram, lui, usant d’une comparaison qui réaffirme, à travers le prisme de l’ironie, la vocation thérapeutique de la littérature, dans la lignée de Rabelais et de Cervantes, demande explicitement : « Ferons-nous éternellement de nouveaux livres comme les apothicaires font de nouvelles potions en versant d’une bouteille dans l’autre ? »44 (V, I, 307). Que la question, en l’occurrence, figure dans le chapitre inaugural du cinquième livre dont la double épigraphe a convoqué, comme on l’a vu, l’Anatomie de la mélancolie n’est certainement pas fortuit. En effet, s’il est un thème qui nourrit la longue préface de Burton, c’est bien celui de l’accumulation des livres et du vertige qu’elle engendre chez celui qui ne peut se penser qu’en compilateur accablé :

Comme c’est déjà le cas, nous serons confrontés à un immense chaos, à une confusion de livres, ils nous écrasent, nos yeux sont usés par la lecture, nos doigts fatigués à force de tourner les pages. Quant à moi, je ne le nie point, je fais partie de ceux-là, et nous sommes nombreux, je n’ai que cette phrase de Macrobe pour assurer ma défense : Tout est à moi et rien n’est à moi. Une bonne ménagère tisse une pièce de tissu avec diverses toisons, une abeille récolte la cire et le miel dans une multitude de fleurs, ainsi nous nous saisissons de tout et le mettons sous un nouvel emballage,

Pareils à des abeilles dans les vallons en fleurs.45

J’ai laborieusement compilé ce centon à partir de divers auteurs, et, sine injuria, je n’ai fait de tort à personne et j’ai rendu à chacun ce qui lui appartenait […].46 (I, 31)

En présentant son livre comme un centon, Burton ne fait que pousser à son terme la logique qui sous-tend une pratique de la citation fort répandue dont Jean Starobinski dégage les postulats en ces termes : « ils créditent les anciens, et surtout leurs poètes, d’une force de langage avec laquelle il est impossible de rivaliser » avant de préciser : « Il serait tentant de voir dans cette conviction un sentiment d’infériorité mélancolique. Mais c’est alors à toute une époque — la Renaissance tardive — plutôt qu’au seul Burton, qu’il faudrait imputer cette mélancolie » (I, xvii). Peut-être est-ce précisément comme un sursaut vital contre cette mélancolie que naît — ou renaît car on pourrait en dire autant du Satiricon de Pétrone — le roman.

Sur ce point aussi, le rapport de filiation entre Burton et Sterne peut nous éclairer. L’hypothèse déjà formulée d’une mise en fiction du texte du premier par le second se confirme si l’on compare l’autocaricature à laquelle se livre Burton dans sa prolixe préface et l’autocélébration dont Tristram est coutumier sous la plume de Sterne. Le premier prévient la critique en plaidant coupable non sans une virtuosité dans l’énumération digne de Rabelais, ce « Lucien français »47 (I, 381) :

Et quant à ces autres fautes que je commets, les barbarismes, le dialecte dorien, le style improvisé, les tautologies, les imitations simiesques, toute cette rhapsodie de haillons que j’entasse après les avoir ramassés sur divers tas de fumiers, les excréments des auteurs, les babioles et les niaiseries, tout cela déversé en désordre, sans art, sans invention, sans jugement, sans esprit, sans savoir, tout cela grossier, cru, dur, fantastique, absurde, inaccoutumé, sans beaucoup de discrimination, mal composé, mal digéré, vain, vulgaire, oiseaux, ennuyeux et sec ; j’avoue tout cela (c’est en partie affecté), tu ne peux pas avoir une pire idée de moi que celle que j’ai de moi-même.48(I, 33).

Ce dont Burton s’accuse, Tristram le revendique comme autant de traits originaux, seuls moyens d’introduire de la nouveauté dans un monde saturé de discours. Ainsi l’improvisation devient « la meilleure [des] façons de commencer un livre actuellement pratiquées » (VIII, ii, 488), la rhapsodie un mode d’écriture (this rhapsodical work, I, 13, 53), les babioles et les niaiseries une matière privilégiée  dès lors que seul « l’inaccoutumé » permet d’échapper au ressassement : « ces boutonnières seront toutes à moi car le sujet est vierge et je ne m’y briserai pas sur la sagesse et les belles sentences de qui que ce soit »49 (IV, 15, p. 269). Mais justement, ce chapitre sur les boutonnières, dont la promesse est renouvelée (IX, 14, 565) nous ne le lirons jamais. Tristram peut bien clamer sa soif de nouveauté, Sterne sait, lui, qu’on ne fait du neuf qu’avec du vieux, que le meilleur moyen de renouveler les vieux discours est de les mettre en fiction. L’insertion dans le roman du sermon qu’il a publié un peu plus tôt a valeur paradigmatique. Sans rien perdre de sa portée morale, ce texte, dans lequel la mélancolie est d’ailleurs évoquée comme cause d’un sentiment de culpabilité exacerbé (II, 17, 127), est assorti d’un contrepoint comique par la présence, parmi les auditeurs de Trim, du docteur Slop, personnage caricatural s’il en est. Dans ce chapitre de Tristram Shandy comme dans le Tiers Livre ou dans Don Quichotte, le discours est inséré dans une structure dialogique propice au surgissement du rire ou du moins de l’ironie selon  la définition de Jankélévitch déjà citée. Cette mise en fiction prend d’ailleurs presque toujours la forme d’une mise en scène et une forte théâtralité constitue l’un des dénominateurs des trois romans. Mis à distance par ce dispositif, le discours devient un objet ludique dont les « paroles gelées » dans le Quart Livre sont une superbe métaphore. Le Tiers Livre nous convainc déjà que Rabelais excelle à dégeler les paroles antiques pour faire jaillir de leur accumulation le rire et non le vertige mélancolique qui s’empare de Burton. L’objet est le même, seule change la perspective.

La modernité de Burton réside sans nul doute, comme l’affirme Jackie Pigeaud, dans la question qu’il pose : « à quoi sert une bibliothèque ? » et dans la réponse qui se dégage de son livre : « La bibliothèque est d’abord cette muraille, illusoire certes, mais construite comme telle, pierre à pierre, contre la mort. La passion des livres, autant que celle de lire, est sans doute un trait de mélancolie » (III, 1878). Rabelais, Cervantes et Sterne suggèrent la même réponse mais, parce qu’ils l’incarnent dans la fiction, associent l’antidote au poison. Rien de plus grave ni de plus universel que l’angoisse de Panurge ; pourtant lorsqu’il déploie des trésors d’érudition et d’ingéniosité pour ne pas entendre la voix que lui prête Pantagruel, il offre bien au lecteur le « vray Cornucopie de joyeuseté et raillerie » promis par le prologue. Rien de plus pathétique que la fin de don Quichotte lorsque Cervantes fait s’effondrer la « muraille » de livres dont l’écran seul lui permettait de supporter son époque en lui laissant croire qu’il était « né, par la volonté du ciel, en ce présent âge de fer, afin d’y faire revivre celui d’or, ou le doré, comme on a coutume de le nommer »50 (I, 20, 215). Mais cet âge d’or, qui se confond avec l’univers de la littérature, le lecteur y a eu accès le temps de sa lecture. Quant à Tristram, il incarne bien la mélancolie à laquelle son prénom le voue, y compris et surtout en tant que narrateur comme le souligne Carlo Levi dans le passage retenu par Italo Calvino :

La montre, écrivait Carlo Levi, est le premier symbole de Shandy, c’est sous son signe qu’il est engendré et que commencent ses ennuis, indissociables de cet indicateur du temps. Dans les montres se cache la mort, disait Belli ; autrement dit le malheur de la vie individuelle, ce fragment, cette chose scindée et désagrégée, coupée de la totalité : la mort, qui est le temps, le temps de l’individuation, de la séparation, le temps abstrait qui roule vers sa fin. Tristram Shandy ne veut pas naître, parce qu’il ne veut pas mourir. Tous les moyens sont bons, toutes les armes, pour échapper à la mort et au temps.51

Au lieu de s’abîmer dans une méditation mélancolique sur le temps dévorateur, les personnages de nos romans n’ont d’autre recours que la fuite, ce qui peut apparaître au lecteur d’aujourd’hui comme une forme de sagesse52. Ils fuient la mort dans le mouvement infini du récit. Le livre VII de Tristram Shandy incarne la métaphore avec un brio sans pareil. Il s’ouvre significativement sur une invocation à la « belle humeur » (good spirits) qui lui a permis de triompher de la mort :

Pour ce qui est de mon humeur, je n’ai pas à m’en plaindre : si peu en vérité (à moins que le fait de me forcer à caracoler sur un bâton en jouant le bouffon53 dix-neuf heures sur vingt-quatre ne soit un chef d’accusation valable) que j’ai, au contraire, bien des grâces à lui rendre.

O belle humeur, tu m’as, certes, joyeusement fait fouler le sentier de la vie avec, sur le dos, tous les fardeaux (moins les soucis) qu’elle comporte. Je ne me souviens pas dans mon existence d’un seul instant où tu m’aies abandonné et où les objets de ma route me soient apparus souillés de poussière ou de moisissure verdâtre. Aux instants de danger, tu as doré mon horizon d’espoir ; quand la MORT même a frappé à ma porte tu l’as priée de revenir un peu plus tard, sur un ton de si insouciante indifférence qu’elle a douté de son rendez-vous. —

« Il doit y avoir, dit-elle, une erreur quelque part. »

Or, je n’abomine rien plus au monde que d’être interrompu dans une histoire et précisément j’étais en train d’en raconter une d’assez mauvais goût à Eugénius54 (VII, 1, 431).

Raconter pour ne pas mourir, c’est déjà la stratégie de Schéhérazade que Tristram renouvelle avec un bonheur certain. Fuite dans l’espace et fuite dans le récit se conjuguent dans ce septième livre, actualisant la comparaison de la narration et du trajet à cheval, introduite dès le premier livre, en une apologie du mouvement : « le mouvement m’apparaît vie et joie, l’immobilité ou la lenteur, mort et diable » (VII, 13, 444) sans méconnaître pour autant l’origine mélancolique de ce mouvement. Sous le masque de la désinvolture et de l’autodérision, le dix-neuvième chapitre révèle la bipolarité qui donne au livre sa dynamique :

Le mot joyeux (tel qu’il apparaît à la fin du dernier chapitre) évoque dans l’esprit de qui l’emploie (c’est-à-dire un auteur) celui de spleen — surtout si l’auteur a quelque chose à en dire. Non qu’on puisse tirer de leur analyse ou d’un tableau généalogique de racines, plus de raisons de les accoupler que la lumière et l’ombre ou toute autre paire d’opposés naturellement ennemis. Mais, comme les politiciens entre les hommes, les écrivains doivent toujours avoir le souci rusé de maintenir entre les mots une bonne intelligence : car ils ne savent à quel point ils devront un jour les rapprocher. Ceci admis (à seule fin d’en faire à ma tête) j’écrirai ici le mot —

SPLEEN

Rien de mieux au monde pour voyager vite, tel fut le principe que j’affirmai en quittant Chantilly ; […]55. (VII, 19, 451)

Ce voyage, course explicite contre la mort, thématise au sein de la fiction un trajet narratif dont l’originalité revendiquée consiste à inverser le cours du temps :

Il est clair que j’ai aujourd’hui trois cent soixante-quatre jours à raconter de plus jusqu’à l’instant où j’ai entrepris mon ouvrage. Ainsi au lieu d’avancer dans mon travail à mesure que je le fais, comme un écrivain ordinaire, j’ai reculé de trois cent soixante-quatre fois trois volumes et demi, si chaque jour de ma vie doit être aussi plein que celui-ci (pourquoi pas ?) et si les événements et les opinions qui l’emplissent doivent être traduits aussi longuement (et pourquoi les couperais-je ?).  […]

La vue de Votre Excellence ne risque-t-elle pas d’en souffrir ?

La mienne s’en accommodera et n’étaient mes opinions qui me feront mourir, je sens que je vivrais assez bien de cette même vie à écrire, ou si l’on veut de ces deux belles vies à vivre.56 (IV, 13, 266)

Il n’est sans doute pas fortuit que les « opinions », qui correspondent au pôle discursif du roman, soit du côté de la mort, tandis que la vie écrite s’apparente à une seconde vie, octroyée par la grâce de la fiction. La traduction de la dernière phrase par Charles Mauron est trop élégante pour qu’on se risque à la modifier mais le texte original met surtout l’accent sur l’effet de duplication et de réversibilité : la vie écrite est le double identique (self-same) de la vie vécue et s’offre en retour comme vie à vivre. Au vertige mélancolique provoqué par l’accumulation des livres s’oppose ici le vertige euphorique provoqué par les jeux de miroir de la fiction. C’est aussi en ce sens que le roman apparaît comme l’écho du rire divin dans la fable de Milan Kundera. Sans doute le rire que don Quichotte n’a pu partager qu’un bref instant avec Sancho est-il celui qui naît du constat de la relativité auquel est voué l’humain, de son incapacité à atteindre une quelconque vérité. Mais celle-ci se retourne en puissance démiurgique : en reprenant les paroles grandiloquentes de son maître, Sancho souligne un écart entre le réel et sa transformation qui, pour être risible, n’en manifeste moins cette ingéniosité que le titre de l’œuvre lui attribue. Don Quichotte, d’emblée tenté par l’écriture (I, 1, 69),  qui adopte si volontiers la perspective de l’auteur du roman dont il est le personnage (I, 19, 212), avec un usage très significatif du futur antérieur, est aussi une figure du romancier. Après s’être pensé victime d’un enchanteur tout au long de la première partie, dans la seconde, il en fait l’auteur du roman dont il est le héros (II, 8, 73), suprême invention pour affirmer qu’il est impossible d’échapper à la fiction, qu’il en est d’elle comme de la coutume selon Pascal : elle est une seconde vérité, à moins que la vérité ne soit une première fiction. Alors que la mélancolie manifeste l’impuissance à faire le deuil de la vérité, le roman s’abandonne avec jubilation à l’ivresse de la relativité fictionnelle. Comme on l’a suggéré57, si don Quichotte confond la sphère de la fiction et celle de la vie pratique, c’est peut-être moins parce qu’il est incapable de les distinguer que parce qu’il s’y refuse. Sa position serait plutôt celle du « je sais bien mais quand même » analysée par Octave Mannoni58. Dans cette perspective, la mort qui suit sa désillusion à la fin de la deuxième partie, cette mort que Sancho attribue au seul pouvoir de la mélancolie, vient surtout nous rappeler que « n’importe quel être humain […] a besoin de fictions pour vivre »59. Sterne ne cesse de le proclamer, notamment grâce au hobby-horse de Toby, dont les sièges miniatures sont aux sièges réels ce que la vie écrite de Tristram est à sa vie vécue.

Plus clément avec son héros que Cervantes avec le sien,  Sterne permet à Tristram de recourir jusqu’au bout à la stratégie de Schéhérazade, tout comme Rabelais achève le Tiers Livre sur les préparatifs de voyage de Panurge, promesse d’une nouvelle traversée pour le lecteur. Il se peut, comme l’affirme Gérard Defaux60, que Panurge représente la pensée sophistique et que celle-ci soit condamnée par Rabelais ; il n’en est pas moins le truchement de « l’esprit du roman » selon Milan Kundera, cet « esprit de complexité », grâce auquel « chaque roman dit au lecteur : « Les choses sont plus compliquées que tu ne le penses » (34). À la définition du roman comme « écho du rire de Dieu » répond celle de l’humour comme « éclair divin » :

L’humour : l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté morale et l’homme dans sa profonde incompétence à juger les autres ; l’humour : l’ivresse de la relativité des choses humaines ; le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitude. 61

On peut, comme Milan Kundera, avoir « le cœur serré » en pensant « au jour où Panurge ne fera plus rire ».

Notes de bas de page numériques

1 Milan Kundera, « Discours de Jérusalem : le roman et l’Europe », L'Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 195.
2 Sophie Rabau, « Il était plusieurs fois le roman ou comment les critiques narrent les commencements du roman », Commencements du roman. Conférences du séminaire de Littérature comparée de l’Université de la Sorbonne Nouvelle, textes réunis par Jean Bessière, Paris, Champion, 2001, pp. 49-63.
3 Véronique Gély-Ghedira, La Nostalgie du moi. Écho dans la littérature européenne, Paris, P.U.F., « Littératures européennes », 2000.
4 Vladimir Jankélévith, L’Ironie, Paris, Flammarion [1964], Champs 1979, p. 37.
5 Voir Georg Lukács, La Théorie du roman [1920], traduit de l’allemand par Jean Clairevoye, Paris, Denoël, 1968, rééd. Gallimard, « Tel », 1989, ch. IV, p. 69-70.
6 Miguel de Cervantes, El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha [1605-1615], éd. Luis Andrés Murillo, Madrid, Castalia, « Clásicos Castalia », 1978, t. 1, p.  58 : « Procurad también que, leyendo vuestra historia, el melancólico se mueva a risa ». Traduction César Oudin [1614] pour la première partie et François de Rosset [1618] pour la seconde, revues par Jean Cassou, Paris, Gallimard, 1949, préface de Jean Canavaggio, Folio classique n° 1900 et 1901, 1988, rééd. 2006, p. 58. Désormais la pagination indiquée entre parenthèses renvoie toujours à cette édition qui est celle au programme. Les citations en langue originale sont données en note.
7 « Y vuestra merced créame, y como otra vez le he dicho, lea estos libros, y verá cómo le destierran la melancolía que tuviere, y le mejoran la condición, si acaso la tiene mala. » « Et que Votre Grâce me croie, et, je le répète, qu’elle lise ces livres, et elle verra comment ils banniront de chez elle toute mélancolie, et lui corrigeront son naturel, si d’aventure elle l’a mauvais ».
8 « Dizain de maistre Hugues Salel à l’auteur de ce livre » [1534], Rabelais, Œuvres complètes, éd. Mireille Huchon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p.  3 et 211.
9 Cf. Marsile Ficin, De la vie saine, D. Janot, 1541, f°29 v° : « Et comme disent et attestent Platon et Aristote : il n’est remede plus certain et convenable que le vin contre icelle humeur, flegme et melancolie ».
10 Rabelais, Le Tiers Livre [1546], éd. Jean Céard, Paris, Librairie Générale Française, Le Livre de Poche, « Bibliothèque classique », 1995, p. 23. Désormais la pagination indiquée entre parenthèses renvoie toujours à cette édition qui est celle au programme.
11 Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman [1759-1767], ed. Melvyn New and Joan New, Harmondsworth, Penguin Classics, 1997, « To the Right Honourable MR. PITT » [1760] : « Never poor Wight of a Dedicator had less hopes from his Dedication, than I have from this of mine ; for it is written in a bye corner of the kingdom, and in a retir’d thatch’d house, where I live in a constant endeavour to fence against the infirmities of ill health, and other evils of life, by mirth ; being firmly persuaded that every time a man smiles, — but much more so, when he laughs, it adds something to this Fragment of Life. » Traduction Charles Mauron, préface et notes de Serge Soupel, Paris, Flammarion, GF n° 371, 1982. Désormais la pagination indiquée entre parenthèses renvoie toujours à cette édition qui est celle au programme.
12 « If ‘tis wrote against any thing, — ‘tis wrote, an’ please your worships, against the spleen ! in order, by a more frequent and a more convulsive elevation and depression of the diaphragm, and the succussations of the intercostal and abdominal muscles in laughter, to drive the gall an other bitter juices from the gallbladder, liver, and sweet-bread of his majesty’s subjects, with all the inimicitious passions which belong to them, down into their duodenums. »
13 « Rocinante, que melancólico y triste, con las orejas caídas, sostenía sin moverse a su estirado señor ».
14 Sur la mélancolie de don Quichotte voir José María Ferri, « Don Quijote : ¿Burlón o melancólico ? » dans Cervantes y su mundo, éd. Kurt Reichenberger et Darío Fernández-Morera, Kassel, 2005, t. II, p.157-76.
15 « No hay para qué gastar tiempo y dineros en hacer esa figura — dijo Sancho — ; sino lo que se ha de hacer es que vuestra merced descubra la suya y dé rostro a los que miraren ; que, sin más ni más, y sin otra imagen ni escudo, le llamarán el de la Triste Figura ; y créame, que le digo verdad ; porque le prometo a vuestra merced, señor, y esto sea dicho en burlas, que le hace tan mala cara la hambre y la falta de las muelas, que, como ya tengo dicho, se podrá muy bien escusar la trista pintura . / Rióse don Quijote del donaire de Sancho ; pero con todo, propuso de llamarse de aquel nombre en pudiendo pintar su escudo, o rodela, como había imaginado ».
16 « Miró también don  Quijote a Sancho, y viole que tenía los carrillos hinchados, y la boca llena de risa, con evidentes señales de querer reventar con ella, y no pudo su melanconía tanto con él, que a la vista de Sancho pudiese dejar de reírse ; […] »
17 « Viendo, pues, don Quijote que Sancho hacía burla dél, se corrió y enojó en tanta manera, que alzó el lanzón y le asentó dos palos, tales, que si, como los recibió en las espaldas, los recibiera en la cabeza, quedara libre de pagarle el salario , si no fuero a sus herederos. »
18 « Decia esto Sancho con tanto reposo, limpiándose de cuando en cuando las narices, y con tan poco juicio, que los dos se admiraron de nuevo, considerando cuán vehemente había sido la locura de don Quijote, pues había llevado tras sí el juicio de aquel pobre hombre. No quisieron cansarse en sacarle del error en que estaba, pareciéndoles que, pues no le dañada nada la consciencia, mejor era dejarle en él, y a ellos sería de más gusto oír sus necedades ».
19 « Volvió Sancho a cobrar la albarda, habiendo sacado a plaza la risa de la profunda melancolía de su amo […]. »
20 « Cuando Sancho Panza oyó decir esto a su amo, pensó perder el juicio, o morirse de risa ; que como él sabía la verdad del fingido encanto de Dulcinea, de quien él había sido el encantador y el levantador de tal testimonio, acabó de conocer indubitablemente que su señor estaba fuera de juicio y loco de todo punto […]. »
21 « Y volviéndose a Sancho, le dijo : / Perdóname, amigo, de la ocasión que te he dado de parecer loco como yo, haciéndote caer en el error en que yo te caído, de que hubo y hay caballeros andantes en el mundo. / —¡Ay ! — respondió Sancho, llorando—. No se muera vostra merced señor mío, sino tome mi consejo, y viva muchos años ; porque la mayor locura que puede hacer un hombre en esta vida es dejarse morir, sin más ni más, si que nadie le mate, ni otras manos le acaben que las de la melancolía. »
22 « […] y acabó en breves días la vida, a las rigurosas manos de tristezas y melancolías ».
23  Mireille Huchon, introduction du Tiers Livre dans les Œuvres complètes (voir note 8), p. 1346 et 1353-1354.
24 Gérard Defaux, « Panurge, le pouvoir et les dettes : sagesse et folie dans le Tiers Livre », Op. cit., n° 5 (novembre 1995), p. 51 et 49.
25 « la más discreta figura de la comedia es la del bobo, porque no lo ha de ser el que quiere dar a entender que es simple ».
26  Sur cette séquence, voir l’article de Gérard Defaux déjà cité et celui de Christine Martineau-Génieys, « Le krach de Panurge », Rabelais et le Tiers Livre, Colloque de Nice, 2-3 février 1996, textes réunis par Eliane Kotler, CNRS, C.I.D. Diffusion, Paris, 1996, p. 27-44.
27  Voir Sarah Kofman, Jean-Yves Masson, Don Juan ou le refus de la dette, Paris, Galilée, 1991.
28 Pour l’histoire de la réception de ce passage et de tous les textes antiques relatifs à la mélancolie, voir Jackie Pigeaud, La Maladie de l’âme, Paris, Les Belles Lettres, 1981-1989.
29 « but suffer her not to look into Rabelais, or Scarron, or Don Quixote — / — They are all books which excite laughter ; and thou knowest, dear Toby, that there is no passion so serious as lust. »
30 Jacques Ferrand, Traité de l’essence et guérison de l’amour ou de la mélancolie érotique, Toulouse, 1610. Voir l’édition récente de Gérard Jacquin et Éric Foulon, introduction de Gérard Jacquin et postface de Michel Gardaz, Paris, Anthropos, 2001.
31  « What is the life of man ! Is it not to shift from side to side ? — from sorrow to sorrow ? — to button up on cause vexation — and unbutton another ? »
32  Je modifie ici la traduction de Charles Mauron : « et, je pense, avec autant de raison en dépit de tous les arguments contraires ».
33 When Tully was bereft of his dear daughter Tullia, at first he laid it to his heart, — he listened to the voice of nature, and modulated his own unto it. — O my Tullia ! my daughter ! my child !— still, still, — ‘twas O my Tullia ! my Tullia ! Methinks I see my Tullia, I hear my Tullia. — But as soon as he began to look into the stores of philosophy, and consider how many excellent things might be said upon the occasion — nobody upon earth can conceive, says the great orator, how happy, how joyful it made me. / My father was as proud of his eloquence as Marcus Tullius Cicero could be for his life, and, for aught I am convinced of to the contrary at present, with as much reason : it was indeed his strength — and his weakness too.  His strength — for he was by nature eloquent ; and his weakness — for he was hourly a dupe to it ; and, provided an occasion in life would but permit him to shew his talents, or say either a wise thing, a witty, or a shrewd one — (bating the case of a systematic misfortune) — he had all he wanted. (258).
34 Robert Burton, The Anatomy of Melancholy [1621], éd. T.C. Faulkner, N. K. Kiessling, R.L. Blair, introduction de J. B. Bamborough, Oxford, Clarendon Press, 1994, II, III, 5 : Against Sorrow for Death of Friends or otherwise, vain Fear, etc.
35 Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, trad. Bernard Hoepffner et Catherine Goffaux, préface de Jean Starobinski, postface de Jackie Pigeaud, Paris, Corti, 2000, t. II, p. 1029. Toutes les références ultérieures renvoient à la pagination de cette édition. Texte original : « Tully was much grieved for his daughter Tulliola’s death at first, until such time that he had confirmed his mind with some philosophical precepts ; « then he began to triumph over fortune and grief, and for her reception into heaven to be much more joyed than before he was troubled for her loss. »
36 « Praeceptis philosophiae confirmatus adversus omnem fortunae vim, et te consecrata in coelum recepta, tanta affectus laetitia sum ac voluptate, quantam animo capere possum, ac exultare plane mihi videor, victorque de omni dolore et fortuna triumphare. »
37 Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit [1932], Paris, Gallimard, Folio, p. 289.
38 Préface de l’édition citée, p. 9.
39 « I write of melancholy, by being busy to avoid melancholy ».
40 Voir J. Heather Jackson, « Sterne, Burton, and Ferriar : Allusions to the Anatomy of Melancholy in Volumes Five to Nine of Tristram Shandy », Philological Quarterly, 54 (1975), pp. 457-470.
41 Sur ce point voir Patricia Eichel-Lojkine, Excentricité et humanisme. Parodie, dérision et détournement des codes à la Renaissance, Genève, Droz, 2002, p. 95-107 : « La morosophie, de Démocrite à Triboulet ».
42 Jean Céard souligne que Panurge est porté à la mélancolie (307, note 4).
43 Marthe Robert, L’Ancien et le Nouveau. De Don Quichotte à Franz Kafka, Paris, Grasset, 1963, rééd. « Les Cahiers Rouges » n° 94, 1988, p. 11.
44 « Shall we for ever make new books, as apothecaries make new mixtures, by pouring only out of one vessel into another ? »
45 Lucrèce, De natura rerum, III, 11.
46 « As already, we shall have a vast chaos and confusion of books, we are oppressed with them, our eyes ache with reading, our fingers with turning them. For my part I am one of the number, nos numerus sumus : I do not deny it, I have only this of Macrobius to say for myself, Omne meum, nihil meum, ‘tis all mine, and none mine. As a good housewife out of divers fleeces weaves one piece of cloth, a bee gathers wax and honey out of many flowers, and makes a new bundle of all, Floriferis ut apes in saltibus omnia libant, I have laboriously collected this cento out of divers writers, and that sine injuria, I have wronged no authors, but given every man  his own ; […]. »
47 Burton préfigure ainsi la triade des auteurs de prédilection de Tristram : Lucien, Rabelais, Cervantes (III, 19, p. 185).
48 « And for those other faults of barbarism, Doric dialect, extemporean style, tautologies, apish imitation, a rhapsody of rags gathered together from several dung-hilss, excrements of authors, toys and fopperies confusedly tumbled out, without art, invention, judgment, wit, learning, harsh, raw, rude, phantastical, absurd, insolent, indiscret, ill-composed, indigested, vain, scurrile, idle, dull, and dry ; I confess all (‘tis partly affected), thou canst not think worse of me than I do of myself. »
49 « I shall have ‘em all to myself — ‘tis a maiden subject — Il shall run foul of no man’s wisdom or fine sayings in it. »
50 « Sancho amigo, has de saber que yo nací, por querer del cielo, en esta nuestra edad de hierro, para resucitar en ella la de oro, o la dorada, como suele llamarse. »
51 Carlo Levi, cité par Italo Calvino, Leçons américaines [1988], « Rapidité », trad. Yves Hersant, Paris, Gallimard, 1989, rééd. Seuil, « Points » n° 873, 2001, p. 83.
52 Voir, par exemple, Henri Laborit, Éloge de la fuite [1976], Paris, Gallimard, Folio essais n°7, 1985.
53 Je modifie ici la traduction de Charles Mauron (« comme un imbécile ») et comprend l’image comme une allusion au hobby-horse, systématiquement traduit par « chimère » (voir notamment I, 7, 35 et I, 8) mais qu’il serait plus juste de rendre par « dada » dès lors que l’expression renvoie au cheval de bois des enfants. Entre le hobby-horse comme caractéristique du genre humain et la narration comme chevauchée le lien est manifeste. Ce passage le renforce en introduisant une troisième image, celle du bouffon qui provoque le rire en « caracolant sur un bâton ». Pour un développement suggestif sur le motif du cheval chez Cervantes et Sterne, voir Pierre Brunel, Don Quichotte et le roman malgré lui, Paris, Klincksieck, 2006, ch. XIII : « Rossinante et son frère ».
54 Now as for my spirits, little have I to lay to their charge — nay so very little (unless the mounting upon a long stick and playing the fool with me nineteen hours out of the twenty-four, be accusations) that on the contrary, I have much — much to thank ‘em for : cheerily have ye made me tread the path of life with all the burdens of it (except its cares) upon my back ; in no one moment of my existence, that I remember, have ye once deserted me, or tinged the objects which came in my way, either with sable, or with a sickly green ; in dangers ye gilded my horizon with hope, and when Death himself knocked at my door — ye bad him come again ; and in so gay a tone of careless indifference did ye do it, that he doubted of his commission —  / « —There must certainly be some mistake in this matter, » quoth he. / Now there is nothing in this world I abominate worse, than to be interrupted in a story — and I was that moment telling Eugenius a most tawdry one in my way […]. »
55 « In mentioning the word gay (as in the close of the last chapter) it puts one (i.e. an author) in mind of the word spleen — especially if he has anything to say upon it : not that by any analysis — or that of any table of interest or genealogy, there appears much more ground of alliance betwixt them, than betwixt light and darkness, or any two of the most unfriendly opposites in nature — only ‘tis an undercraft of authors to keep up a good understanding amongst words, as politicians do amongst men — not knowing how near they may be under a necessity of placing them to each other — which point being now gain’d, and that I may place mine exactly to my mind, I write it down here— / SPLEEN / This, upon leaving Chantilly, I declared to be the best principle in the world to travel speedily upon ; […] »
56 « […] ‘tis demonstrative that I have three hundred and sixty-four days more life to write just now, than when I first set out ; so that instead of advancing, as a common writer, in my work with what I have been doing at it — on the contrary, I am just thrown so many volumes back — was every day of my life to be as busy a day as this — And why  not ? — and the transactions and opinions of it to take up as much description — And for what reason should they be cut short ? as at this rate I should just live 364 times faster than I should write — It must follow, an’please your worships, that the more I write, the more I shall have to write — and consequently, the more your worships read, the more your worships will have to read. / Will this be good for your worships’eyes ? / It will do well for mine ; and, was it  not that my Opinions will be the death of me, I perceive I shall lead a fine life of it out of this self-same life of mine ; or, in other words, shall lead a couple of fine lives together. »
57 Voir notamment Robert Alter, Partial Magic : The Novel as a Self-Conscious genre, Berkeley, University of California Press, 1975.
58 Octave Mannoni, « Je sais bien, mais quand même… », Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Seuil, 1969, rééd. « Point » n° 179, p. 9-33.
59 Amaryll Chanady, « Le Commencement du roman et la modernité : un modèle universel ? », Commencements du roman. Conférences du séminaire de Littérature comparée de l’Université de la Sorbonne Nouvelle, textes réunis par Jean Bessière, Paris, Champion, 2001, p. 85.
60 Voir Gérard Defaux, Pantagruel et les sophistes. Contribution à l'histoire de l'humanisme chrétien au XVIe siècle, La Haye, M. Nijhoff, 1973.
61 Milan Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, p. 47.

Pour citer cet article

Sylvie Ballestra-Puech, « La naissance du roman moderne ou l’« écho du rire de Dieu » : rire et mélancolie dans le Tiers Livre, Don Quichotte et Tristram Shandy », paru dans Loxias, Loxias 15, II., Naissance du roman moderne: Rabelais, le Tiers Livre, Cervantès, Don Quichotte, Sterne, Tristram Shandy, La naissance du roman moderne ou l’« écho du rire de Dieu » : rire et mélancolie dans le Tiers Livre, Don Quichotte et Tristram Shandy, mis en ligne le 04 décembre 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1345.

Auteurs

Sylvie Ballestra-Puech

Professeur de Littérature comparée, Université de Nice, CTEL