Loxias | Loxias 2 (janv. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (1ère partie) |  Figures. Explosion, latence, résurgence de mythes structurant les créations littéraires, plastiques, lyriques 

Adrian Van den Hoven  : 

Forger des mythes : le théâtre de Sartre, un théâtre de situations  – Les Mouches 

Résumé

Contrairement au théâtre réaliste, Sartre désire un théâtre au projet philosophique, politique et moral. Privilégiant la représentation de conflits de droits à celle de conflits de caractères, le théâtre sartrien veut toucher les masses par la représentation mythique de leurs interrogations. Nous tentons d’illustrer ces données à travers l’étude de la pièce Les Mouches, en nous confrontant aux dires de Sartre, le tout sans éluder la dimension autobiographique.

Index

Mots-clés : liberté individuelle , morale, mythe, théâtre

Texte intégral

Dans leur introduction au recueil d’articles et d’interviews intitulé Un théâtre de situations1, Michel Contat et Michel Rybalka remarquent que les pièces de Sartre ont été conçues par leur auteur moins en vue d’expériences scéniques propres à renouveler le théâtre qu’en fonction d’un projet philosophique et politique. Effectivement, selon le critique John Ireland2, la première pièce de Sartre Bariona, un mystère qui traite de la Nativité, serait déjà une pièce dont le héros est un homme engagé. Il est vrai aussi que Les Mouches, qui reprend la légende d’Oreste, est souvent interprétée comme un traité sur la liberté et que Huis clos, pièce dans laquelle Sartre se sert de la conception chrétienne de l’enfer et où il adapte l’Inferno de Dante, est de toute évidence un commentaire sur les dédales de la mauvaise foi.

Mais il va sans dire qu’il y a aussi d’autres éléments qui jouent un rôle important dans les pièces de Sartre ; ainsi les impulsions autobiographiques jouent un rôle aussi déterminant mais plus subreptice dans son théâtre qu’elles le font dans son œuvre romanesque, même si Michel Contat « établit seulement une liaison [entre] l’autobiographie et la prose de Sartre »3. Les pièces en question révèlent une conception très moderne et individualiste de l’homme : celui-ci est vu comme absolument seul, délaissé et, s’il tente d’accomplir un acte héroïque, il sait d’avance que son geste restera sans aucune possibilité de rédemption.

Dans Bariona, qui fut écrite en 1940, quand Sartre était au Stalag de Trier, et montée sur scène à Noël pour les prisonniers de guerre, il se sert non seulement de la lutte des juifs contre leur occupant romain à l’époque de la naissance de Jésus mais aussi de Lysistrate, la pièce d’Aristophane, pour encourager les juifs à ne plus procréer et de cette façon à résister à l’envahisseur romain. En termes autobiographiques, on connaît le dégoût de Sartre pour la famille et la procréation, mais dans cette pièce il détourne ce sentiment et en fait un instrument de lutte contre l’oppression romaine. Finalement Bariona rejette l’infertilité et l’infanticide et il choisit la lutte armée et désespérée contre l’occupant romain. Il préfère encourir une mort sûre sur le champ de bataille plutôt que d’accepter l’esclavage et l’humiliation. Mais nous ne dirons pas comme John Ireland que Bariona est le premier héros sartrien engagé ; il ressemble davantage aux héros des romans de cap et d’épée de l’enfance de Sartre qui s’adonnaient à des actes de bravoure au nom d’un idéal impossible à réaliser.

En revanche, dans Les Mouches, pour citer Jean-François Louette, Sartre utilise ses lectures nietzschéennes contre l’idéologie pétainiste. Oreste contre Jupiter, c’est Nietzsche contre Pétain4. Jean-François Louette met aussi en évidence « la violence anti-maternelle de [l’]intrigue […] le meurtre du beau-père Égisthe alias Joseph Mancy, et d’Anne-Marie alias Clytemnestre ». Et Louette d’ajouter « l’oubli du nom-du-père […] [et du] grand-père Schweitzer »5 ; au contraire, dirais-je, les deux sont incarnés dans Jupiter, le dérisoire farceur et impuissant défenseur de l’ordre établi contre ceux qui se savent libres. Et, en plus, dans le cas d’Anne-Marie, il y a un dédoublement : elle est la mère-sœur. Oreste tue la mère mais, à son regret, la sœur manque de courage et refuse de l’accompagner. A la liberté et l’aventure, elle préfère le remords et l’ordre établi.

Huis clos est davantage une étude philosophique et psychologique que politique, et par conséquent, beaucoup de critiques l’ont lue comme un traité sur la mauvaise foi6. Garcin, le lâche, est tourmenté à la fois par Estelle, l’incarnation de la femme frivole et Inès, la lesbienne sado-masochiste. Tous trois ont créé leur propre cercle vicieux d’interdépendance infernale jusqu’à un point tel que Garcin finit par s’exclamer :

Pas besoin de gril : l’Enfer c’est les Autres7.

Mais l’impulsion autobiographique joue aussi son rôle. Le trio infernal de Sartre, Le Castor et Bianca Bienenfeld, est reflété dans Huis clos comme il a été révélé en 1993 dans les mémoires de Bienenfeld8. Dans ce sens, Huis clos esquisse une vision assez pessimiste des relations affectives de Sartre ; il croit être éternellement coincé entre des partenaires frivoles et sadomasochistes.

Mais revenons à Un théâtre de situations et plus spécifiquement à la conférence Forger des mythes que Sartre donna en 1946 à New York pour voir si sa conception du théâtre ainsi qu’il l’a formulée s’applique rétrospectivement à ses premières pièces rédigées pendant la guerre.

Il commence par opposer le théâtre de caractères de la période de l’entre-deux-guerres aux pièces des jeunes auteurs dramatiques des années quarante9. Pour les derniers, « ce qui est universel ce n’est pas une nature mais ce sont les situations dans lesquelles se trouve l’homme, c’est-à-dire non pas la somme des traits psychologiques mais les limites auxquelles il se heurte de toutes parts »10. Sartre préconise comme personnage principal « l’homme libre dans les limites de sa propre situation, l’homme qui choisit, qu’il le veuille ou non, pour tous les autres quand il choisit pour lui-même ─ voilà le sujet de nos pièces »11. Il rejette aussi l’analyse psychologique :

Pour [lui], l’homme est une entreprise totale en lui-même. Et la passion fait partie de cette entreprise. En cela nous revenons à la conception qu’avaient les Grecs de la tragédie. Pour eux […] la passion n’était jamais un simple orage affectif, mais toujours, fondamentalement, l’affirmation d’un droit12.

Dans ce contexte, il est ironique que dans Huis clos Sartre contourne habilement la psychologie dite du caractère en situant l’intrigue en enfer où les personnages sont condamnés à jouer les mêmes rôles pour l’éternité ! Quoiqu’ils fassent ; pour eux les jeux sont faits pour invoquer le titre que Sartre donnait à un scénario un peu plus tard. Sartre veut un théâtre qui soit moral. Non pas pour illustrer des règles de conduite ou la morale qu’on enseigne aux enfants, mais parce qu’il veut remplacer l’étude des conflits de caractères par la représentation de conflits de droits :

 Il n’était pas question d’opposition de caractères entre un stalinien et un trotskyste… les difficultés de la politique internationale ne proviennent pas du caractère des hommes qui nous dirigent…. Dans chacun des cas ce sont, en dernière analyse, et en dépit d’intérêts différents, les systèmes de valeurs, les systèmes moraux et conceptuels qui se trouvent confrontés13.

Il rejette aussi le théâtre dit réaliste qui, selon lui, est pessimiste et défaitiste ; il veut explorer la condition [humaine] dans sa totalité et présenter à l’homme contemporain un portrait de lui-même, ses problèmes, ses espoirs et ses luttes. Selon Sartre, « le théâtre doit s’adresser aux masses, […] leur parler de leurs préoccupations les plus générales, exprimer leurs inquiétudes sous la forme de mythes que chacun puisse comprendre et ressentir profondément »14. Mais, d’un autre côté, il rejette le symbolisme facile :

Nous répugnerions profondément aujourd’hui à représenter le bonheur par un insaisissable oiseau bleu, comme le fit Maeterlinck15.

Parce qu’il veut un théâtre de mythes :

Nous voulons […] montrer au public les grands mythes de la mort, de l’exil, de l’amour16.

Dans le contexte des Mouches, qui traite effectivement de ces trois thèmes, il est pertinent de remarquer que ce qui compte le plus c’est l’usage que Sartre fait du mythe. Dans un sens, on pourrait déjà parler d’un théâtre postmoderne : non seulement Oreste est très conscient du rôle qu’il joue, celui du jeune aristocrate libre pour ne rien faire, mais Jupiter ainsi qu’Égisthe et Clytemnestre ne sont que des marionnettes tandis qu’Oreste, dans son rôle de héros vengeur et de jeune homme déraciné, et Électre dans son rôle de jeune femme révoltée et frustrée, finissent par s’embrouiller dans une bizarre histoire pseudo-incestueuse où Oreste qui abandonne tout est le gagnant…

L’objectif de Sartre est de créer « des pièces austères […] des mythes [et de] projeter au public une image agrandie et enrichie de ses propres souffrances et il ne veut pas comme les dramaturges réalistes […] réduire autant que possible la distance entre les spectateurs et le spectacle […] Pour nous une pièce ne devrait jamais paraître trop familière »17. Effectivement, à l’exception de Morts sans sépulture, une pièce sur la Résistance et la torture qui fut éreintée par la critique et le public, les pièces de Sartre se situent dans des époques plus ou moins lointaines et dans des endroits géographiquement éloignés ou non-existants. Mais, selon nous, Sartre maintient la distance d’une autre façon : d’abord, parce que ses personnages doivent faire face à des problématiques hors du commun et qu’il les embrouille dans des situations-limites. Par conséquent, son théâtre ne reflète pas étroitement la vie de tous les jours et ses pièces ne suivent pas nécessairement les règles de la vraisemblance. En plus, ses personnages sont susceptibles de revirements brusques de conduite : Bariona fait volte-face et rejette la stérilité et l’infanticide en faveur de la lutte sans espoir et d’une mort certaine ; Oreste abandonne la ville où il voulait s’enraciner tandis qu’ Électre opte pour le remords au lieu de la liberté et finalement, même si les personnages de Huis clos ne peuvent plus choisir et sont pris dans l’engrenage éternel de la torture mutuelle, ils font comme si rien n’avait changé et comme s’ils étaient toujours parmi les vivants.

Sartre finit par donner le résumé suivant du théâtre des années quarante :

Des drames brefs et violents, parfois réduits aux dimensions d’un seul long acte (Antigone dure une heure et demie, ma propre pièce, Huis clos, une heure vingt, sans entr’acte) des drames entièrement centrés sur un événement ─ le plus souvent un conflit de droits, portant sur quelque situation très générale ─ écrits dans un style clair et tendu à l’extrême, comportant un petit nombre de personnages qui ne sont pas présentés pour leurs caractères individuels mais précipités dans une situation qui les oblige à faire un choix ─ voilà, en bref, le théâtre austère, moral, mythique et rituel d’aspect qui a donné naissance à de nouvelles pièces, à Paris durant l’occupation et spécialement depuis la guerre18.

La brièveté (les pièces telles que Le Diable et le Bon Dieu et Les Séquestrés d’Altona, d’une longueur interminable, datent respectivement de 1951 et de 1959), la violence et l’évocation des mythes sont donc des éléments à ne pas négliger dans les premières pièces de Sartre ; mais ils sont compensés par des éléments burlesques et loufoques. Par exemple si, selon les dires de Sartre de l’après-guerre, Les Mouches est censée être une pièce sur la Résistance19, l’impuissance de Jupiter et l’apparente indifférence d’Égisthe et de Clytemnestre vis-à-vis de leur propre mort sont difficiles à accepter et il n’est pas surprenant que les Nazis ne se soient pas reconnus en eux ; et ne parlons même pas du fait qu’Oreste est libre de s’en aller après qu’il vient de tuer le couple royal ! Selon nous, il vaut mieux isoler les actes meurtriers du contexte de l’Occupation et les analyser du point de vue d’un Sartre tiraillé entre des impulsions autobiographiques (son attitude ambiguë vis-à-vis de sa mère et sa haine de son beau-père) et sa répulsion à l’égard de la propagande de Vichy en faveur de la famille et de la patrie.

Dans son prière d’insérer, pour la publication en volume en 1943, Sartre explique qu’il a tout simplement repris la légende grecque d’Oreste, le fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, qui avec l’aide de sa sœur, venge le meurtre de son père et tue sa mère et son amant Égisthe :

Au risque de situer la tragédie classique dont j’ai repris l’armature et conservé les personnages, je dirai que mon héros commet le forfait d’apparence le plus inhumain. Son geste est celui d’un justicier puisque c’est pour venger le roi son père, assassiné par un usurpateur, qu’il tue […] le dernier.20

Sartre introduit à ce moment le thème du matricide :

Mais [Oreste] étend le châtiment à sa propre mère, la reine, qu’il sacrifie également parce qu’elle fut la complice du crime initial. Il justifie l’acte doublement meurtrier d’Oreste en insistant sur le fait qu’il permet à Oreste de dépasser en portée la notion du bien et du mal. La morale nietzschéenne qu’il préconise aurait pour conséquence que l’acte d’Oreste ne restera [pas] stérile ; parce que la rupture avec le passé doit être total[e] et définiti[ve] et ne pas entraîner l’acceptation du remords, sentiment qui n’est qu’un retour en arrière puisqu’il équivaut à un enchaînement avec le passé21.

A la Libération, dans une interview pour le journal Carrefour du 9 septembre 1944, Sartre donne des justifications supplémentaires à son emprunt du mythe grec :

Pourquoi faire déclamer des Grecs […] si ce n’est pour déguiser sa pensée sous un régime fasciste ?22

En janvier 1979, dans un entretien avec Bernard Dort, il ajoute :

Quant aux Mouches, ce qui a d’abord frappé, c’est évidemment la situation de l’époque. La pièce a été créée en juin 1943. Derrière le conflit Oreste-Jupiter, celui de l’individu et de Dieu, on ne pouvait pas ne pas voir aussi le conflit entre les résistants et les Allemands. Oreste venant à Thèbes [sic], c’était aussi les Français rentrant, après l’exode, dans leur ville occupée23.

Il introduit de nouveau le thème du matricide, mais sous une lumière nouvelle ; maintenant il impute les liens serrés entre Oreste et Électre à la mise en scène de Dullin :

il a apporté quelque chose de nouveau, au moins pour moi. Entre la première scène, la rencontre d’Oreste et d’Électre, et la dernière, celle de leur séparation, quelque chose se tissait ; un certain rapport frère-sœur, que je n’avais pas prévu24.

Dullin aurait-il subrepticement ressenti que la vraie tension dramatique se jouait entre le frère et la sœur et que Jupiter, Égisthe et Clytemnestre ne sont que des figurants ? Nous en sommes persuadé parce que, en l’absence de conflit entre le frère et la sœur, la pièce serait restée sans nœud dramatique et se serait réduite à une simple querelle et tuerie familiale. Finalement donc, Oreste ne réussit pas à rompre définitivement avec la mère-sœur. S’il a réussi à éliminer la mère, il laisse quand même derrière lui une sœur qui ne veut pas quitter Argos et préfère à l’aventure risquée de la liberté le remords et le confort de l’ordre moral traditionnel. Sans doute une indication que les relations affectives entre Anne-Marie et son fils Poulou, surtout après qu’elle avait eu l’audace d’épouser M. Mancy, restaient toujours ambiguës : en dépit de tous ses efforts héroïques, la sœur bien-aimée continuait de rejeter la terre promise par son fils.

Mais dans Les Mouches Oreste introduit plusieurs autres thèmes : l’importance de la liberté et de l’engagement ainsi que son désir de s’enraciner. Quand Le Pédagogue et Oreste entrent dans Argos, le Pédagogue remarque qu’Oreste se plaint abondamment d’être un étranger dans [son] propre pays25. Le Pédagogue prêche le scepticisme et une liberté purement théorique parce qu’intérieure et spirituelle :

A présent vous voilà jeune, riche et beau, avisé comme un vieillard, affranchi de toutes les servitudes et de toutes les croyances, sans famille, sans patrie, sans religion, sans métier, libre pour tous les engagements et sachant qu’il ne faut jamais s’engager, un homme supérieur enfin […]26.

Mais Oreste se plaint qu’il ne pèse pas plus qu’un fil et [qu’il] vit en l’air27. Oreste rejette l’ironie sceptique28 du Pédagogue et s’exclame :

Ah ! S’il était un acte, vois-tu, un acte qui me donnât droit de cité : si je pouvais m’emparer, fût-ce par un crime, de leurs mémoires, de leur terreur et de leurs espérances pour combler le vide de mon cœur […]29.

Dans ce contexte il faut remarquer que beaucoup de personnages de Sartre rêvent d’un acte qui pourrait les enraciner, les engager mais il faut attendre 1951 et le dernier geste meurtrier de Goetz dans Le Diable et le Bon Dieu pour que finalement un des personnages de Sartre passe à la violence avec l’objectif professé de s’engager à tout prix à côté des siens et de la collectivité. Dans une interview avec Marcel Péju publiée dans le journal Samedi Soir du 2 juin 1951, Sartre explique le sens qu’il faut donner au dernier geste de Goetz :

Rompant avec la morale des absolus, il découvre une morale historique, humaine et particulière. Il avait chéri la violence, d’abord pour braver Dieu, puis l’avait bannie pour lui plaire. Il sait maintenant qu’il faut parfois être violent, parfois se montrer pacifique. Il entre donc parmi ses frères et se joint à la révolte des paysans. Entre le Diable et Dieu, il choisit l’homme30.

Dans le cas d’Oreste, au lieu d’un engagement il y a un renversement ironique. Il commet effectivement un acte irréversible quand il tue Égisthe et Clytemnestre, mais au lieu de rester à Argos pour s’y enraciner et assumer ses responsabilités comme nouveau roi d’Argos, il quitte la ville et assume le rôle du bouc émissaire : il prend […] tout sur [lui]31 et comme le preneur de rats de Hamelin, le joueur de flûte avec ses rats dispar[aî]t pour toujours32. Par conséquent, le dénouement contient en fait deux surprises : premièrement, il y a non seulement le refus d’Électre d’accompagner son frère, mais secondement aussi la décision d’Oreste de rejeter le trône parce qu’il veu[t] être un roi sans terre et sans sujets33. Plus tard, quand il rédige Les Mots, Sartre songe à donner le titre de Jean sans terre à son autobiographie ; ce qui indique jusqu’à quel point l’auteur restera pénétré par le sentiment d’être un apatride sans attaches profondes à qui que ce soit et à quoi que ce soit.

Il paraît aussi que momentanément, Sartre refait Oreste à l’image de Saint Christophe. Il assume les crimes et [les] fautes, [les] angoisses [et] le crime d’Égisthe34, et selon Sartre dans le prière d’insérer, il faut interpréter cette remarque de la façon suivante :

 mais il faudra bien qu’il tue pour finir, et qu’il charge son meurtre sur ses épaules et qu’il passe sur l’autre rive35.

Ce commentaire trouve son écho dans la réplique qu’Oreste avait donnée à Jupiter : ils [les habitants d’Argos] sont libres, et la vie commence de l’autre côté du désespoir36. On pourrait aller plus loin encore et dire qu’il adopte à ce moment le rôle de l’agneau christique qui prend sur lui les péchés du monde et qui se sacrifie pour les autres. Admettons-le, c’est pour le moins une interprétation peu habituelle, étant donné l’athéisme professé par l’auteur. Mais cette interprétation n’est-elle pas implicite dans la définition qu’il donne du nouveau héros dans Forger des mythes en 1946 : en décidant du sort des autres il choisit en même temps sa propre règle de conduite37? C’est dire que son acte a un impact universel et donc rédempteur et salvateur parce qu’il le fait pour tout le monde.

Mais ne peut-on pas voir Oreste dans une optique plus moderne, même si l’on est d’accord avec certains critiques, dont Michel Contat et Michel Rybalka, qui ont des difficultés à concevoir Oreste comme modèle d’un homme engagé :

Oreste représente la prise de conscience d’une liberté qui choisit d’échapper à la mauvaise foi. Mais l’acte d’héroïsme solitaire par lequel cette liberté s’affirme est un moyen de salut personnel et non de libération pratique. Cette attitude correspond à celle de Sartre à une époque où il concevait encore l’engagement comme un problème de morale individuelle.38

Effectivement quand Oreste quitte Argos, il refuse d’assumer ses responsabilités politiques comme nouveau roi et il abandonne les citoyens au remords et à l’abjection, et il va de soi qu’il y a aussi une grande différence entre le Christ et Oreste. Il assume effectivement tous les péchés d’Argos comme un fardeau, mais il n’est pas sacrifié parce que ni les gardes ni les habitants ne songent à le tuer. En fait il semble simplement être de passage et il continue simplement son voyage comme si de rien n’était.

Oreste n’est donc ni un héros engagé, ni un bouc émissaire ; ses gestes possèdent plutôt un élément ludique et désinvolte typique de l’homme moderne et déraciné. Dans ce contexte, certains éléments d’ordre dramatique donnent effectivement à l’acte d’Oreste un nouveau cachet. Nous avons déjà souligné que la pièce contient plusieurs éléments bouffons. Par exemple, Électre décrit Jupiter de la façon suivante :

Ordure ! Tu peux me regarder, va ! Avec tes yeux ronds dans ta face barbouillée de jus de framboise, tu ne me fais pas peur…. Il est en bois blanc, le dieux des morts39.

Si Jupiter impressionne peu Électre, c’est qu’elle est tombée victime de son propre sens de la culpabilité. Comme Oreste l’explique à Jupiter, ses souffrances viennent d’elle, c’est elle seule qui peut s’en délivrer ; elle est libre40. Et il va sans dire qu’en face d’Oreste, Jupiter est totalement impuissant et qu’il le sait parfaitement bien. Quand Égisthe veut savoir :

Sont-ils [Oreste et Électre] dangereux ?

Il répond :

Oreste sait qu’il est libre.

Et il continue :

quand une fois la liberté a explosé dans une âme d’homme, les Dieux ne peuvent plus rien contre cet homme-là41.

L’impuissance de Jupiter et le fait qu’Égisthe et Clytemnestre ne résistent nullement à l’assaut meurtrier d’Oreste ont pour résultat qu’il n’existe aucune tension dramatique entre ces trois personnages et Oreste. Tous trois sont des marionnettes et la tension dramatique se déplace vers le frère et la sœur. La décision surprenante d’Électre de rester à Argos et celle d’Oreste de quitter la ville situe la pièce dans la tradition des pièces bien faites du dix-neuvième siècle où les dénouements-surprises étaient de rigueur.

En fait l’incapacité d’Oreste de convertir Électre à sa cause indique clairement qu’Oreste n’est pas non plus comparable au rédempteur classique qui comme le Christ se sacrifie pour racheter les humains. Oreste est rigoureusement moderne ; il est incapable d’aider les personnages qui refusent de s’aider eux-mêmes et en plus il s’en va seul et sans la consolation de la sœur-compagne dont il rêvait.

Nous voilà de retour au rôle de la mère-sœur : un couple plus ou moins incestueux, selon les cas, mais qui joue un rôle considérable dans l’œuvre de Sartre. On pense ici aux couples Olga-Jessica dans Les Mains sales, Hilda et Catherine dans Le Diable et le Bon Dieu et Leni et Johanna dans Les Séquestrés d’Altona.

En conclusion, il nous semble que notre analyse de Bariona, de Huis clos et surtout des Mouches nous a permis d’arriver à une interprétation différente et peut-être plus satisfaisante de ces pièces. Le dernier acte de Bariona est suicidaire, mais il se laisse tuer pour protéger la vie de sa femme-mère ; sans doute le seul rôle que le petit Poulou et, par conséquent, Sartre était capable d’entrevoir pour Anne-Marie. Dans Huis clos les derniers mots de Garcin sont :

Eh bien, continuons42.

Ce qui semble indiquer que Sartre s’était résigné à vivre perpétuellement le triangle infernal d’un homme coincé entre une ou des femme[s] frivoles d’un côté et une femme dominatrice et lesbienne (de Beauvoir) de l’autre. Dans Les Mouches, il est évident que Sartre se sert de la légende d’Oreste d’une façon à la fois traditionnelle et novatrice. Il respecte la version originale dont, comme il le dit lui-même, il a tout simplement « repris l’armature et conservé les personnages »43.

Mais, contrairement à ce que disent les critiques qui voient en Oreste une sorte de héros de l’engagement qui n’a pas encore compris quelles sont les implications d’un vrai engagement politique et social, le rôle d’Oreste est autre. Au début, il espère effectivement s’enraciner dans cette ville qui devrait être la sienne et logiquement son acte meurtrier aurait dû avoir pour résultat qu’il assume le trône et qu’il initie les habitants d’Argos à l’exercice de la liberté. Malheureusement il réussit seulement dans son rôle symbolique de bouc émissaire, mais il échoue nécessairement dans celui du nouveau messie. Il conseille aux habitants d’Argos de « tente[r] de vivre : tout est neuf ici, tout est à commencer » 44 ; mais personne ne le suit et il s’avère même incapable de persuader sa propre sœur de la valeur intrinsèque de cette nouvelle aventure de la liberté. Il part seul et sans alliés comme il incombe à un héros moderne. Comme Roquentin il reste « un garçon sans importance [et] tout juste un individu »45 et il n’a rien de ces démagogues tels que Hitler et Mussolini qui avait réussi à aveugler, et à persuader des millions d’Européens de la justesse de leur cause. La seule exigence d’Oreste est que les habitants ouvrent les yeux. Il ne veut être ni un roi ni un dictateur. Dans ce sens il est déjà conforme à la description de l’homme authentique que donne Sartre en 1948 dans Vérité et existence :

Seulement ce qu’il faut voir c’est que l’absolu concret et le dévoilement de la vérité à l’absolu-sujet sont dans […] le projet que le Pour-soi fait de lui-même dans l’Histoire […]46.

Authentique mais forcément limité par son propre projet : voilà la définition que nous aimerions donner de ce héros dramatique de Sartre.

Notes de bas de page numériques

1 Un théâtre de situations. Textes rassemblés, établis, présentés et annotés par Michel Contat et Michel Rybalka. Nouvelle édition, augmentée et mise à jour. Paris, Gallimard, 1992, p. 10.
2 Sartre. Un art déloyal. Théâtralité et engagement. Paris, Jean Michel Place, 1994, p. 99.
3Pourquoi et comment Sartre a écrit Les Mots. Genèse d’une autobiographie. Sous la direction de Michel Contat, Paris, PUF, 1996, p. 3.
4 Sartre contre Nietzsche (Les Mouches, Huis clos, Les Mots), Grenoble, PUG, 1996, p. 46.
5 Sartre contre Nietzsche (Les Mouches, Huis clos, Les Mots), op. cit., p. 46.
6 Peter Royle, L’Enfer et la Liberté. Étude de Huis clos et Les Mouches, Québec, PUL, 1973.
7 Huis clos suivi de Les Mouches, Paris, Gallimard, Folio, 1947, p. 93.
8 Mémoires d’une jeune fille dérangée, Paris, Balland, 1993.
9 Un théâtre de situations, op. cit., p. 58.
10 Un théâtre de situations, op. cit., p. 59.
11 Un théâtre de situations, op. cit., p. 60-1.
12 Un théâtre de situations, op. cit., p. 61.
13 Un théâtre de situations, op. cit., pp. 62-63.
14 Un théâtre de situations, op. cit., p. 63.
15 Un théâtre de situations, op. cit., p. 64-5.
16 Un théâtre de situations, op. cit., p. 65.
17 Un théâtre de situations, op. cit., p. 66.
18 Un théâtre de situations, op. cit., p. 67-8.
19 Un théâtre de situations, op. cit., p. 269.
20 Un théâtre de situations, op. cit., p. 268.
21 Un théâtre de situations, op. cit., p. 268.
22 Un théâtre de situations, op. cit., p. 269.
23 Un théâtre de situations, op. cit., p. 244.
24 Un théâtre de situations, op. cit., p. 244.
25 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 109.
26 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 122-3.
27 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 123.
28 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 125.
29 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 126.
30 Un théâtre de situations, op. cit., p. 314.
31 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 246.
32 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 247.
33 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 246.
34 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 246.
35 Un théâtre de situations, op. cit., p. 247.
36 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 238.
37 Un théâtre de situations, op. cit., p. 60.
38 Les Écrits de Sartre, Paris, Gallimard, 1970, p. 91.
39 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 126-7.
40 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 227.
41 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 202-3.
42 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 91.
43 Un théâtre de situations, op. cit., p. 268.
44 Huis clos suivi de Les Mouches, op. cit., p. 246.
45 La nausée, Paris, Gallimard, 1938, Folio, 1972, p. 9.
46 Vérité et existence, Paris, Gallimard, 1989, pp. 135-136.

Pour citer cet article

Adrian Van den Hoven, « Forger des mythes : le théâtre de Sartre, un théâtre de situations  – Les Mouches  », paru dans Loxias, Loxias 2 (janv. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1323.

Auteurs

Adrian Van den Hoven

Université de Windsor Ontario, Canada