Loxias | Loxias 9 Littératures d'outre-mer: une ou des écritures « créoles » ?
Ségolène Lavaud Michal :
Une ou des écritures « créoles » ?
Haïti : « fils de trois races et de combien de cultures »
Résumé
Hybridité des modes d’expression roman/peinture montrant comment des romanciers (Roumain/Alexis) s’approprient l’imaginaire national en s’inspirant des mêmes scènes que celles représentées par les peintres haïtiens contemporains : peintures et écritures profondément créoles et influencées notamment par le syncrétisme religieux, typiquement haïtien? Ecriture adaptée, créée, et aboutissant actuellement à un échec de l’écriture en créole haïtien, l’analphabétisation étant l’une des raisons, la création d¹une langue issue de l’oralité à l’écriture n’ayant pas encore une réalité concluante. Dezafi en est une illustration, c¹est un livre quasiment illisible même pour un lectorat averti, et complètement hermétique pour un non-créolophone « né-natif ». En revanche la communication visuelle par le biais de la peinture conserve son plein essor, suivie de près par la musique, teintées souvent profondément de vaudou. Même si la peinture s’est assagie, devenant plus internationale, elle garde en règle générale des caractéristiques essentiellement Caraïbes. Ces deux disciplines ne demandent pas de culture pour être reçues.
Index
Mots-clés : arts populaires , boss métal, Haïti, Jacques Roumain, Jacques Stéphen Alexis
Texte intégral
1Nous allons tenter de conjuguer, en Haïti, une réflexion sur littérature et peinture en tant qu’écritures créoles. En littérature, les œuvres de Jacques Roumain et Jacques Stéphen Alexis1 nous servent de références dans le domaine littéraire2. La peinture comme mode de transmission bénéficie de la spontanéité de sa réception. J. S. Alexis relate la perception du héros, pourtant prolétaire inculte, devant un portrait « à la Miro », où il peut voir un visage, puis l’artiste donne l’une des clés de cette écriture :
Les choses que l’on voit en rêve c’est pas pareil à ce qu’on voit dans la réalité ... Eh bien ! les tableaux […] c’est pareil à des rêves … […] comme les fétiches vaudous qu’on voit dans les hounforts, les veves …3.
2À leur origine, peinture et sculpture, nées spontanément du peuple, puisent leurs racines profondes et hybrides aux sources de l’imaginaire créole, de ses croyances et de ses mythes, profondément marquées par leur insularité. Elles reflètent l’âme et la vie du pays et offrent des œuvres, dont le primitivisme des premières pourraient être qualifiées de « brut de décoffrage », compréhensibles telles quelles, ne demandant aucunement un effort de décryptage, ni un savant déchiffrage, porteuses de messages immédiatement créoles. Qualifiant traditionnellement Haïti les expressions galvaudées de réalisme merveilleux et de peinture naïve s’estompent devant la notion de créolité et donc d’arts et de langages créoles haïtiens.
3On ne peut aborder l’angle visuel de cette créolité, sans mentionner Breton : « Il est impossible de considérer un tableau autrement que comme une « fenêtre ouverte dont mon premier souci est de savoir sur quoi elle ouvre » tout comme il est impossible de parler de peinture haïtienne à son origine sans parler du vaudou. Il nous suffit d’écouter les peintres pour nous conforter dans cette optique. Certains d’entre eux sont illettrés et ne parlent que le créole. Cela ne les empêche pas d’écrire à leur manière. J. M. Jean Louis :
J’ai raconté, […] j’ai pensé produire des tableaux qui dénoncent au reste du monde. […] Quand une chose se passe, comme un journaliste, je fais un tableau sur le sujet.
4tout comme Wilford Guerrier : « Quand je peins […] je raconte beaucoup d’histoires […] cela peut aider le pays » ; sans oublier Armand Fleurimond :
J’aime l’expression des sentiments. La musique, la poésie […] je ne les ai pas. Alors ce sera la peinture qui est en moi. Elle dira mes sentiments », et Jean Baptiste Chéry : « Parfois je mêle une idée politique dans mes tableaux. Mais il faut la deviner, la chercher […]. Ils sont cachés parce qu’ils ont peur.4
5Ce créole (bien au-delà d’une langue) est cependant le vecteur du merveilleux qui consiste pour les artistes à intégrer dans le quotidien des faits invraisemblables qui semblent naturels et appartiennent à la tradition, la légende et aux croyances du peuple, marqué par les fantasmes des imaginations souvent puisés aux sources africaines du vaudou. Il y a une sensibilité, une conceptualisation, un mode de pensée, une base profonde et typique, qui conduit à la représentativité inconsciente de profils ancestraux devenus culturels, appartenant au patrimoine national. Le réel se confond ainsi avec l’imaginaire, souvent fortement teinté d’onirisme. Il ne s’agit pas d’aborder l’étude d’une langue raffinée à la palette riche et colorée, au vocabulaire recherché, ponctuée de créolismes, à la fois romantique et truculente, sa musicalité, sa sensualité, la personnification d’éléments de la nature : fleuves, arbres ou tambours, mais de la considérer dans sa dimension génératrice d’images. Les peintres ont la même source d’inspiration, et comme le confiait récemment le peintre Ronny : « Je peins la vie comme je voudrais qu’elle soit. » Alors qu’un autre déclarait « nous peignons les fruits et les légumes énormes dont rêve notre peuple souvent affamé. L’écrivain Dany Laferrière associe en une seule entité « le peintre et l’écrivain », et se présente comme :
Un écrivain primitif : Je n’écris pas je parle. On écrit avec son esprit […] Une mangue tombe, j’écris mangue. Les enfants jouent au ballon dans la rue parmi les voitures. J’écris : enfants, ballon, voitures. On dirait un peintre primitif. Voilà c’est ça. […] je suis un écrivain primitif.5
6Il termine son roman par les propos d’un peintre illettré et pourtant renommé :
Un écrivain primitif - Il ne savait ni lire ni écrire. Il ne savait que peindre. Des paysages grandioses. Des fruits énormes. Une nature luxuriante. Des femmes droites, hiératiques, qui descendent des mornes avec d’énormes paniers de légumes sur leur tête. […] Tout était toujours vert, abondant joyeux.
- Pourquoi peignez-vous toujours des paysages très verts, très riches, des arbres croulant sous des fruits lourds et mûrs, des gens souriants, alors qu’autour de vous, c’est la misère et la désolation ?
- Ce que je peins, c’est le pays que je rêve. […] Le pays réel je n’ai pas besoin de le rêver.6
7Le pays rêvé, le pays écrit, le pays peint, le pays chanté sont tous porteurs de messages à travers diverses formes de créolité. Par la peinture, les artistes écrivent leur histoire. Ce n’est pas innocent si la majorité des arrière-plans de paysages sont barrés de montagnes dénudées, dénonciation du déboisement catastrophique et intensif. Bien entendu leur inspiration, tout comme celles des écrivains, couvre des thèmes locaux et récurrents. L’un des plus intrinsèquement haïtiens est le syncrétisme religieux, suivi par la vie rurale avec ses coumbites, ses coqs, ses marchés, ses belles femmes et les richesses que leur offre la nature. Les fêtes traditionnelles des Mardis-Gras permettant de montrer : oriflammes, densité prégnante d’une foule en délire, que rythment les vaccines et tambours vaudous. Avec l’humour haïtien, souvent plus subversif et décapant que l’écrit, ils fustigent la classe politique. On peut ne savoir ni lire ni écrire mais pourtant réfléchir et dire (à la pointe du pinceau) !
8Si l’on admet qu’il y a de nombreuses formes d’écritures, cela permet d’élargir le sujet aux arts toutes disciplines confondues. Visuel, auditif, textuel, réunis sous un dénominateur commun : l’expressivité. La musique, la danse, les arts plastiques sont des modes de communications universels, compréhensibles par la majorité, lettrés ou illettrés, ils nous transmettent des messages de cultures intercontinentales, à travers les siècles, (comme les Grottes de Lascaux, en passant par la Grèce antique, faisant fi des ethnies, des savoirs et des richesses, jusqu’à nos jours.) La grande différence - peut-on dire l’injustice - se situe dans le domaine de l’écriture. Pour la recevoir il faut d’abord savoir lire et même, en ce troisième millénaire, il y encore un pourcentage important d’analphabètes, et on ne peut oublier que, même pour des lettrés, la barrière d’une langue étrangère est parfois infranchissable. Or en Haïti les gens du peuple qui ont été scolarisés l’ont été brièvement et sont rarement allés au-delà du primaire. Ils possèdent donc un niveau scolaire très éloigné du nôtre (ne parlons pas des polyglottes, car c’est une minorité!). S’agissant de littérature, cela crée un sérieux handicap quant à sa diffusion et sa réception, même dans un creuset encore privilégié. La littérature haïtienne francophone est méconnue en France. Lorsque l’on en parle la réponse la plus classique se réfère à la Caraïbe, cependant elle est démarquée des littératures africaines, maghrébine et plus encore québécoise. Il est important de différencier les littératures des T.O.M-D.O.M antillaises de celle de la Première République Noire Indépendante : Haïti. On cite d’emblée : Césaire, Glissant, Constant, parfois même Senghor dans la confusion des écritures, des continents et des couleurs ! En fait les littératures de pays et d’écrivains noirs reconnues en France sont celles des Antilles françaises et d’Afrique, qui émergent pourtant après celle d’Haïti. Les premiers témoignages que l’on ait d’Afrique sont des poèmes et le fruit d’une transmission orale, tout comme en Haïti, mais en Haïti l’écriture noire en français remonte à la naissance de la république en 1804. En 2005, en regard du bi-centenaire, mémoire oblige de faire un retour sur ces deux siècles. De tous les Français tués ou enfuis, il ne restait que des affranchis, peu ou pas lettrés et le premier romancier n’apparaît qu’en 1859. Ce n’est que beaucoup plus tard que les Antilles françaises, à commencer par la Martinique, donnent leurs premiers écrivains, bien après Haïti. Il a fallu que du créole national au français se fasse une maturation et une structuration d’une langue mixte, à laquelle seule « l’élite » mulâtre issue d’esclaves affranchis a pu avoir accès. Les efforts conjugués des romanciers nous entraînent vers d’autres rivages où, tout étant suggéré, tout est permis. C’est une ouverture vers un autre infini de la création. Ils nous donnent les clés et c’est à nous de savoir nous en servir pour ouvrir les portes sur des horizons insoupçonnés. Sinon à quoi cela servirait-il d’écrire ou de peindre ?... Les écrivains racontent et sollicitent notre attention, les peintres nous montrent et sollicitent notre émotion, et les deux conjointement suscitent nos émois et notre engagement créatif, moral et profond. Alexis rappelle que :
L’art haïtien […] amène toujours l’homme […] à l’espoir. – […] Les artistes haïtiens ont utilisé le merveilleux […] (sans) se rendre compte qu’ils faisaient du Réalisme Merveilleux […] et (parlent) la même langue que leur peuple.7
J’ai toujours espéré en des jours meilleurs […] c’est ce témoignage d’amour que je souhaite partager avec les peintres, sculpteurs et auteurs d’Haïti, ardents défenseurs des droits de l’homme, leur richesse spirituelle est un modèle de sérénité.8
9Pendant ces périodes de plus ou moins longue maturation, le sens artistique prend ses sources dans les traditions ancestrales dans des cérémonies vaudoues, même si le peuple a été christianisé par des frères (principalement bretons), la religion des ancêtres africains est vivace et indéracinable. Autour des lieux de culte, si les images de l’église chrétienne demeurent, les représentations de leurs dieux, les loas, ont une très grande qualité graphique, et une force mystique indéniable. Les dessins des signes conventionnels « vévés », tracés sur le sol, avec de la farine de maïs ou du marc de café sont d’origines indienne et africaine lointaines. Ce sont des figures géométriques d’une très grande beauté aux motifs de serpents, de croix, de volutes, porteurs de messages précis : fécondité, éléments naturels comme la pluie ou les récoltes. Chaque divinité qu’elle soit chrétienne ou vaudoue a ses propres emblèmes, fluctuants selon que la requête touche tel ou tel élément de la nature, chaque domaine le sien. Les saints catholiques côtoient les dieux vaudous en toute complicité et souvent partagent les mêmes prérogatives ou les mêmes signes. On doit dire qu’il est impensable qu’un Haïtien ne soit pas chrétien, en majorité catholique, souvent protestant,9 et toujours vaudou.
10La première forme d’expression picturale est issue du peuple noir, souvent illettré et très pauvre. La littérature, en revanche, est le fruit de la bourgeoisie mulâtre ou noire, érudite et plus intellectuelle, fut longtemps ignorée. Les uns n’ont pas inspiré les autres, ils se sont développés tout en s’ignorant, mais les deux écrivaient, décrivaient, racontaient, peignaient la vie rurale, ses traditions, les paysages, les cérémonies, l’âme intime et profonde du pays tentant de capter et de restituer son authenticité. Si les naissances de ces deux arts sont parallèles, l’un eut plus de chances dans sa notoriété. Plus facile d’accès, car visuelle, spontanée, issue du peuple et des racines profondes de la vie quotidienne, ainsi que de ses trésors visualisables, traités à l’état brut, la peinture connut rapidement un succès international. Toutes les deux racontaient pourtant la même chose, les uns avec leurs couleurs les autres avec leurs mots. Les tableaux nous parlent de ce que les textes nous donnent à voir et à imaginer. Les confronter, ou plutôt les superposer et les mettre en vis-à-vis peut soit fermer en limitant l’imaginaire du réceptionnaire, soit lui ouvrir de nouveaux horizons et créer de nouvelles émotions, de nouvelles résonances. La confrontation entre textes et images ne peut qu’être enrichissante. Dans ce contexte précis, elle est d’autant plus intéressante que ces créateurs ne possèdent pas de savoirs communs, si ce n’est leur pays qui les unit, dans une communion authentique. Qu’importe que les précurseurs aient peint avec des plumes de coq avant d’avoir des pinceaux, sur de vieux sacs de farine ou des panneaux d’isorel, faisant preuve de talent, d’imagination, de trésors d’ingéniosité et d’inventivité pour pouvoir s’exprimer, tout comme les « boss-métal »10. Tous sont marqués au sceau du créolisme.
11Curieusement, Haïti, terre d’artistes spontanés, se singularise des autres Antilles et du continent sud-américain par sa créativité particulière, elle est la seule des Antilles qui ait un art, un artisanat, une créativité, jusqu’alors jamais démentis. Non qu’elle soit novatrice dans le domaine artistique de l’Amérique du Sud (notamment les Mayas), mais dans la Caraïbe, Haïti demeure incontestablement génératrice d’arts, sans doute issus de ses gènes multiples et féconds. L’histoire mouvementée et chaotique de l’Île n’y est pas étrangère. L’apport du vaudou y est important, ainsi que la philosophie d’un peuple qui garde toujours espoir malgré les drames incessants que traverse le pays depuis son lointain passé.
12L’origine de cet art vient directement du vaudou. Déjà les anciens humforts11, étaient décorés de peintures et d’objets d’inspiration spontanée. À première vue la peinture haïtienne est colorée et joyeuse, mais il ne faut pas s’y tromper, en l’analysant, on y découvre tout autre chose. Tout comme la musique populaire, la mérengue qui semble dansante, trépidante, joviale, est en fait profondément marquée par les problèmes du pays, on y parle en créole de la sécheresse et du maïs qui ne pousse pas, du manque d’argent faute de travail, du dernier cyclone, des différences de classes. Sous des dehors bon-enfant, souvent truculents même si on y danse avec volupté, que l’amour et la femme y sont chargés d’évocations érotiques, les thèmes sont rarement innocents, tout comme les chants accompagnant le coumbite qui sont de longues mélopées répétitives, proches des litanies de l’église catholique, où le tambour est roi. Dans toutes ces expressions, blason de l’art haïtien, s’épanouit le réalisme merveilleux des contes, des religions, des traditions musicales ou autres images de la sensibilité toute personnelle des Haïtiens « fils de trois races et de combien de cultures »12.
13Quant à la peinture, ce n’est pas une « peinture naïve », c’est une peinture spontanée, essentiellement figurative et réaliste reproduisant ce que les artistes voient ou imaginent, conjuguant quotidien, mystique religieuse (nombreux effets d’apparitions) et l’influence des loas vaudous. Peinture dite « de la rue », elle donne un reflet vivant de la vision et des fantasmes d’écrivains sur la vie de leur pays ; les premiers peintres n’avaient non seulement pas de culture, mais ne connaissaient aucune des techniques de l’art graphique ou pictural. Il serait plus juste de dire que ce sont des hommes qui peignent avec leur âme et leurs maladresses d’enfants surdoués. On peut parler de la créolité de l’art graphique du fait qu’ils forgent un outil de communication accessible à tous. Il n’y eut aucune osmose, les arts cohabitèrent en parallèle sans interférence les uns entre les autres, pendant de longues années. Les artistes peintres de cette première génération sont réalistes et créoles, représentent la vie quotidienne telle qu’ils la voient, parfois maladroits car ils n’ont appris ni la perspective, ni les ombres, ni les couleurs complémentaires, c’est une peinture spontanée, et leur toiles13 sont, pour beaucoup d’entre eux, inspirés et profondément marquées par leurs croyances vaudoues permettant à leur imagination les créations les plus « surréalistes », qui semblent presque irréalistes alors que les peintres sont « montés ou chevauchés « par les loas qu’ils servent. Certes leurs images sont figuratives mais emplies de personnages irréels et imaginaires qui correspondent à la tradition ancestrale de la représentation du panthéon vaudou, chargés de mystères et de merveilleux. C’est sans doute ce qui donne à leurs œuvres un caractère très allégorique et fabuleux et cela, grâce à leur ingénuité, leur naïveté souvent due à un manque total de formation académique. Mais c’est une erreur de la dire naïve, car c’est une représentation spontanée des préoccupations quotidiennes, liées aux racines africaines, devenant religieuse et mystique lorsqu’elle jaillit de la source du vaudou aux personnages mi-anges, mi-démons, des loas bienveillants ou pas, issus de leur mythologie où l’imaginaire débridé peut se donner libre cours. Leur prétendue naïveté est une expression de leur nature, ils laissent parler leurs rêves, leur mysticisme, une éventuelle insouciance, mais surtout leur instinct. Toutefois que l’on ne s’y trompe pas, ce n’est jamais infantile, mais pur et innocent ! On pourrait dire que ce sont des adultes avec des yeux d’enfants, peignant une réalité qui est loin d’être toujours délicieuse et romantique ! Cela permet de mettre en lumière leurs rêves, leurs espoirs, et l’amour de leur pays avec ses fantasmes, ses beautés, son réalisme, sa truculence, et son irréductible joie de vivre malgré la misère, les problèmes, les difficultés, on voit là leur indéracinable optimisme ou fatalisme ainsi qu’une profonde philosophie qui les protègent souvent d’un désarroi pourtant facilement compréhensible. Les précurseurs sont des artistes du bonheur : aucun misérabilisme, aucune prédilection pour représenter leurs difficultés si n’est dans des scènes à connotations politiques, ou historiques. Actuellement certains d’entre eux abordent les drames que traverse le pays à l’instar des textes de certains nouveaux romanciers (tel Gary Victor), et leur peinture a perdu de sa candeur initiale et développe une communication plus cruelle. Il faut dire que le pays n’a pas bien évolué. En un demi-siècle de dictatures en dictatures, misère et compromissions ont profondément déstabilisé l’harmonie. Cela se ressent dans leurs écritures.
14Il y a une écriture créole haïtienne, mais marginalisée en temps qu’écriture textuelle, compte tenu de son lectorat réduit. En revanche, dans les DOM-TOM, littérature et théâtre s’épanouissent, soumis au régime de la métropole, la scolarisation est organisée et obligatoire, le peuple a accès à la culture, ce qui n’est pas le cas en Haïti. Il y a donc une littérature haïtienne francophone conjointement à une création artistique créole très importante, de sources créoles, de sentiments et de modes de raisonnements à la fois créoles et haïtiens, et l’Haïtien est d’abord créole. Il a l’âme créole. Il revendique sa créolité et sa négritude comme un privilège. Ce peuple est fier de sa race et de ses différences, peuple qui paye cher sa révolution et son accès à la liberté républicaine, et il ne s’agit pas de « négrisme », mais d’un subtil mélange difficile à moduler.
15Donc, répondant à la question : « y a-t-il un art et une littérature haïtienne ? » on ne peut que répondre à l’instar d’Auguste Viatte14 » qu’il y a une littérature et un art indigène », tout comme il existe des littératures d’expression française, qu’elles soient : Suisse, Canadienne, Belge. On reconnaît qu’aujourd’hui la littérature de la Caraïbe francophone (dont Haïti fut l’instigatrice). De la même façon que l’anglo-saxonne née en Grande-Bretagne, a indirectement généré celles d’Irlande, du Canada, des États-Unis et de tous les pays devenus anglophones. On pourrait constater le même phénomène dans les pays lusophones, ou hispanophones. Chaque pays a modulé la langue de l’occupant à sa manière et selon différents critères créant un nouveau langage et une nouvelle écriture foncièrement évolutive. En Haïti cohabitent en fait quatre langues : le français de l’hexagone appelé le « français-français » ou le « grand-français », celui du pays qu’on appelle le français-local réservé à une élite, et celui qui se pratique, soit un français-haïtien fortement recomposé et créolisé, ces langues dites françaises sont pratiquées par à peine 10 à 15% de la population, elles se juxtaposent au créole, langue que tout le monde parle. Comme on a pu le constater, tout Haïtien parle d’abord créole quelle que soit son origine sociale. Ce n’est que dans les milieux dits bourgeois, l’élite intellectuelle, que le français intervient dès l’enfance dans les échanges parents et enfants, et ce en complément du créole appris auprès des « nounous » et des serviteurs. L’Haïtien de la diaspora retrouve son créole dès qu’il pose le pied sur le sol natal. Il est à noter que le créole haïtien est difficilement compréhensible par les autres Antilles Françaises, en revanche, curieusement il est assez proche du créole de la Réunion, de l’autre côté globe, sans que l’on ait d’explications irréfutables. Les créoles sont des langues jeunes et en pleine évolution.
16Notre propos s’appuie sur Haïti car on peut la considérer comme berceau de toute « créolitude ». Du peuple indien, décimé par les mauvais traitements et les maladies importées par les conquistadors, il ne reste que quelques personnages légendaires : le Cacique Henri, la reine Anacaona et quelques vestiges15. Il a fallu repeupler cette île et la main-d’œuvre noire d’Afrique fut importée par les colons, en vagues successives, selon les besoins. Les soubresauts, les aléas de ces colonisations espagnoles puis françaises ont généré un peuple nouveau et une langue nouvelle. Au cours des siècles il y eut outre les très nombreux Africains réduits en esclavage sur plusieurs siècles, une traite de femmes blanches tant espagnoles que françaises pour les plaisirs des colons. De ces mélanges de populations et de races, le métissage a donné naissance aux sangs-mêlés, toutes origines confondues et de couleurs variées : sacatras, marabouts, griffes, quarterons, grimauds, mulâtres... ces mélanges créant des types différents en fonction du pourcentage de sang noir et blanc. Leurs diverses caractéristiques, non dénuées d’un certain racisme, ont été catégorisées sous des appellations infinies, pas toujours positives, selon des calculs aléatoires ! On les range tous sous l’oriflamme créole ! S’il y eut mélanges de races, il y eut également mélange de dialectes.
17L’un des premiers nés s’élabora sans doute en Ayïti. La langue indienne morte avec les Indiens, la langue officielle fut d’abord l’espagnol, et l’île fut baptisée Hispaniola par Christophe Colomb, puis le français, langue des seconds colons. On occultera les tentatives des Anglais qui échouèrent, mais il y eut surtout le peuple des esclaves : illettrés, incultes, arrachés à différentes régions d’Afrique, pratiquant de nombreux dialectes locaux et qui, de ce fait, ne se comprenaient pas entre eux. Du français affronté à la résistance de l’africain découle cette hybridité. Au fil des siècles, une langue prit forme qui semblait être un « baragouin » informe. Au contact des maîtres espagnols puis français se mêlèrent les quelques bribes d’indien subsistantes. Les esclaves ne souhaitant pas être compris des maîtres, les mots d’origine européenne furent transformés, tronqués, adaptés, et mélangés à leurs dialectes africains. Cette langue était exclusivement orale, sa syntaxe en fut des plus simples et se calqua sur celles des langues africaines. « Ils venaient d’Afrique - le français n’était pas leur langue maternelle »16. La langue au fil des siècles se modifia et donna naissance au créole, langue orale du peuple composée de français, d’espagnol et des idiomes africains mêlés aux vestiges de l’indien. Alfred Métraux affirme (sans doute au grand dam des éminents linguistes) :
La langue « créole » n’est pas du « petit nègre » mais la dernière née des langues romanes, issue du Français, tout comme celui-ci dérive du latin. Si le vocabulaire, à l’exception d’un certain nombre de termes africains ou espagnols, est presque entièrement français, la phonétique et la grammaire portent l’empreinte des diverses langues parlées en Afrique occidentale. 17
18Il faut également noter qu’après la révolte des esclaves en 1804, les colons furent chassés ou exterminés et pourtant, la langue choisie comme langue officielle fut le français, pratiqué par une toute petite minorité, la langue vernaculaire prégnante demeurant le créole haïtien, langue à part entière, hermétique sauf pour les « nés-natifs »18. Elle a été adaptée à l’écriture mais sa lecture en est encore difficile, il faut souvent lire à haute voix pour déchiffrer le sens du texte (Frankétienne a écrit son roman Dezafi en créole, il dut cependant l’adapter au français n’ayant qu’un lectorat réduit !). Elle a gardé sa spécificité de communication verbale et figurative qui va bien au-delà de l’écriture.
19En abordant l’angle culturel, il est intéressant de voir la naissance, l’évolution et les fluctuations d’une langue sur un laps de temps assez restreint, comparativement au français de France qui a subi des transformations et des évolutions depuis le latin de l’empire Romain, conduisant au roman latinisé, aux dialectes régionaux, ce qui prit plus de dix siècles jusqu’à l’unification du français sous Louis XIV.
Lorsqu’ils entendirent le français pour la première fois, c’était scandé par les coups de fouets des négriers, hurlé par les contremaîtres. […] Après deux siècles, ils nous restituent intacte, intacte mais parfaite, plus belle encore qu’en France. […] Pendant le même temps, les Canadiens français, qui ne sont pas des nègres, la transforment en une sorte de patois paysan. 19
20En même temps le français devint la langue de la petite minorité mulâtre cultivée. Les écrivains Price-Mars, Roumain, Alexis ont choisi de le rénover, de l’adapter, de le moduler, de le renouveler, de le moderniser. Quel peut être le terme approprié pour expliquer qu’ils ont réinventé, recréé, une langue actuelle tout en respectant le contexte profondément acculturé du pays où seule une toute petite minorité, d’environ dix pour cent, a accès à l’éducation ? Créolisé le français ? Francisé le créole ? En aucun cas ! La démarche est tout autre. On ne peut pourtant pas parler d’une littérature minoritaire, la langue officielle du pays étant depuis deux siècles le français ! Même s’il est pratiqué par une minorité. On doit noter qu’actuellement pour le peuple, il est de tradition de savoir un minimum de français, même si c’est une langue dont il ne sert que très rarement, mais c’est la langue du prestige. « Si Le Français est la langue noble, chacun doit pouvoir dire au moins "Mon cher votre Madame est une bénédiction." »20
21 Il y a un passage délicieux dans Gouverneurs de la Rosée, dans lequel Roumain cite ce qu’ils appellent le « français-français ». Antoine veut séduire la belle « Sor Mélie » :
A l’époque on était plus éclairés que vous autres nègres d’aujourd’hui, on avait de l’instruction : je commence dans mon français-français : « Mademoiselle, depuis que je vous ai vue, sous la galérie du presbytè, j’ai un transpô d’amou pou’ toi. J’ai déjà coupé gaules, poteaux et paille pou’bâtir cette maison de vous. Le jou de not’ mariage les rats sortiront de leurs ratines et les cabrits de Sor Minnaine viendront beugler devant notre porte. Alô’ pou’assurer not’ franchise d’amour, Mademoiselle, je demande la permission pour une petite effronterie 21.
22Mais outre cette adaptation phonétique teintée d’ironie conviviale d’un « parlé » à l’accent créole, Roumain a élaboré une nouvelle langue écrite, mêlé de quelques créolismes, et surtout respectant le mode de raisonnement, les constructions grammaticales ou la syntaxe du créole populaire. Il en a fait une belle langue, proche de celle que pratiquent actuellement les Haïtiens francophones.
23On ne doit pas oublier le peuple noir, pratiquement illettré, est créolophone d’abord. « Dans un pays où 200.000 parlent notre langue, 300.000 le baragouinent péniblement, et sept ou huit millions ni ne le parlent ni ne le comprennent. »22 La transmission du discours dans le peuple ne peut se faire que par la parole, et en créole, seul vecteur de communication, à savoir : les contes, les légendes, les chansons. Il reste encore en Haïti une ancienne coutume attachée aux conteurs qui, tout comme le griot africain, est la voix de la sagesse. L’ancêtre transmet le savoir des anciens, et doit commencer son récit par des échanges immuables : « Cric-Crac », formule magique qui ouvre la porte aux rêves, et en est le préambule, les rêves seront métamorphosés par les textes et les images. Dans la tradition haïtienne, il demeure une coutume ancestrale et vivace dans le peuple, les salutations d’usage lorsque que l’on entre chez quelqu’un sont de le saluer par « Honneur » et il répond « Respect ». « Alors il frappa aux jalousies ; - Honneur cria-t-il. Il entendit remuer à l’intérieur. – Respect ! Répondit une voix. » 23
24Si l’on admet que l’écriture est un art et un mode de communication, cela l’inclut dans tous les arts : peinture, musique, transmission orale, tout autant qu’écriture, et que ce sont des « modes d’écritures », tous artistes confondus. « En tant que créateurs seulement […] Nous autres artistes...[…] nous y entendons mieux […] en tant qu’artistes […] adorateurs des formes, des sons, des paroles ? Et, par conséquent – artistes ? »24. Entité indissociable à laquelle la pensée est liée : « La pensée […] doit apprendre à dire […] que l’Être est plus près de l’homme […] que ce soit […] une œuvre d’art, ou...[…] ce qu’on déclare « valeurs » - la « culture », « l’art » 25.
25Depuis le code noir de 1685 où les esclaves acceptèrent de se rendre dans les églises catholiques, ils n’en gardent pas moins leurs pratiques et convictions vaudoues. Ils annexent les dieux chrétiens et leurs représentations en les assimilant et les adaptant à leurs propres dieux d’où une symbiose parfois étonnante. Reprocher à un Haïtien d’être vaudouisant, c’est comme lui reprocher d’être haïtien ! Le rapport entre vaudou et haïtianité est intime. C’est un moyen de s’enraciner dans sa propre histoire, donnant des créations complexes variées, et créoles ! Pour aborder le syncrétisme religieux d’Haïti tellement différent des autres anciennes colonies d’Amérique Centrale, dont la Caraïbe, il faut considérer que c’est progressivement que les Français, puis les Canadiens réinvestirent le pays, avec eux le catholicisme reprit un rôle important par l’intermédiaire de clergé breton, suivi ultérieurement par les pasteurs de l’église réformée. On ne peut pas être un bon vaudouisant sans être aussi un bon chrétien !
26Dans Gouverneurs de la Rosée, lorsque Délira appelle à son secours à la fois les dieux guinéens, les dieux vaudous, ainsi que la Vierge Marie et les saints catholiques, elle est totalement dans l’esprit vaudou, et le syncrétisme des deux religions :
Je vous salue Marie Altagrâce. […] Oh Mes Saints, oh mes loas, venez me secourir : Papa Legba, je vous appelle, Papa, je vous appelle, Dambala Siligoué, Saint Joseph, […] je vous appelle, Ogoun Shango, je vous appelle Saint Jacques le Majeur je vous appelle, ay, Loko Atisou, Papa, ay Guédé Hounsou, je vous appelle Agoueta Royo, Doko Agoué, je vous appelle, mon garçon est mort, il s’en va traverser la mer, il s’en va en Guinée26, adieu , je dis adieu à mon garçon27. »
27Métraux décrit ainsi Saint Jacques le Majeur qui est à la fois un saint catholique, mais aussi le dieu Ogoun-ferraille, dieu de la guerre et forgeron :
« personnage casqué et armé chevauchant un cheval cabré, qui n’est autre qu’ Ogoun-ferraille sous les traits de Saint Jacques le Majeur. Leur couleur rouge est celle du dieu guerrier. »28
28Ce dieu bivalent est présent dans Gouverneurs à plusieurs reprises, dans le passage cité ci-dessus Délira le mélange à tous les dieux africains et notamment à son double, Ogoun Shango, et Manuel qui ne trouve pas le sommeil déclare : « c’était Ogoun, le loa redoutable, dieu des forgerons et des hommes de sang »29; regardant « l’image d’un saint, […] C’est l’image de Saint Jacques et en même temps c’est Ogoun, le dieu dahoméen... Il a l’air farouche avec sa barbe hérissée, son sabre brandi […] et le bariolage rouge de son vêtement : on dirait du sang frais »30. Alexis en donne une image jumelle : « Devant l’oratoire […] les gravures représentant les saints. Erzulie, la grande femme blanche avec son voile bleu, souriait sur l’image, les mains jointes. […] à côté étaient Saint Jacques le Majeur et saint Georges »31. Une photographie32, au hasard des promenades dans l’arrière pays illustre le syncrétisme religieux et donne une réalité saisissante au texte de Métraux, conjugué avec ce que voit Manuel. On y reconnaît à gauche, peint sur les murs du houmfort, le saint terrassant un dragon, drapé de rouge sur son cheval cabré et, à sa droite, Erzulie somptueusement parée comme de coutume, sans oublier l’évocation de son vévé en forme de cœur. Quelle meilleure illustration du syncrétisme : Saint Jacques le Majeur alias Ogoun faisant face à Erzulie soit à la fois la Vierge Marie et Aphrodite ou Vénus, déesses de l’amour et de la beauté, que l’on associe souvent dans le panthéon vaudou avec la Sirène, déesse et parfois épouse d’Agoué dieu des eaux.
29La représentation mystique la plus créole, la grande innovation de notoriété internationale, fut la décoration de l’église épiscopalienne de Sainte-Trinité à Port-Au-Prince, sous la houlette de l’évêque Voegeli, par huit peintres haïtiens : Philomé Obin, Castera Bazile, Gabriel Leveque, Rigaud Benoit, Wilson Bigaud, Préfête Duffaut, Adam Léontus, et Jasmin Joseph, qui s’est avéré être une réussite totale. Ce travail permet l’osmose de huit sensibilités et styles différents, juxtaposés et unifiés par un ciel commun et l’horizontalité des axes principaux. Bien sûr Marie est parfois noire, les saints judéo-chrétiens sont confondus avec les loas ou les serpents vaudous qui s’y sont glissés, dans un arrangement de nature caribéenne. L’événement fit scandale tant auprès du gouvernement que dans les milieux bourgeois, noirs ou mulâtres, et pour tous les chrétiens ! Ces fresques murales sont devenues un chef-d’œuvre reconnu de l’art haïtien. Les Noces de Cana en est un bon exemple : Wilson Bigaud n’a pas hésité outre les personnages principaux liés à la cérémonie emblématique de l’Évangile selon Saint Jean à y inclure des tambours vaudous, des participants noirs ou blancs. Les mariés sont de type européen. Au premier plan un enfant noir et nu attise le feu sous un animal égorgé, sans doute sacrificiel, en train de boucaner. Une femme à genoux, qui pourrait être une mambo, prêtresse vaudou, est représentée avec deux tambourineurs accompagnés de vaccines rythmant la scène sur leurs assotos33, puis divers personnages. C’est Cana de Galilée, mais revu en Haïti ! Il y a même un « gros-nègre »34, cigare, costume cravate et mocassins vernis, rêvant dans sa dodine ! La scène est intégrée à un paysage réaliste et ironique d’arbres et de plantes tropicales. On voit à l’horizon, se détachant sur le ciel nuageux, les mornes dénudées. Un « Maître Coq » qui s’y pavane !
30Par delà l’inspiration vaudoue, littérature et peinture se rencontrent également dans un certain de nombre de motifs nationaux, qui pourraient constituer un alphabet « créole ». Pour exemple, il faut se souvenir qu’en Haïti, les coqs sont importants. Souvent victime sacrificielle, le coq est investi de pouvoirs magiques, et participe à sa manière au panthéon des dieux vaudous. Ils sont aussi les célèbres « Coqs de combats » homériques et quasiment sacrés, inspirateurs de nombreux textes et de multiples œuvres d’art, ce sont ces héros, présents tant dans les images, les fers martelés que les chants ou les images. Il est intéressant de voir comment deux auteurs reproduisent les onomatopées simulant le chant du coq, pour Alexis c’est « Coco… Cocohico » et pour Depestre « Co-Hoco Ric Ô Ô Ô ». Peut-on dire que tous les coqs ne chantent pas le même créole ?… souvent coqs et tambours sont imbriqués dans les mêmes croyances, les mêmes pratiques, et les mêmes représentations.
31Comme nous l’avons vu la musique et les sons sont parties intégrantes du pays. Présents dans les textes, les peintures, les sculptures et la vie tant citadine que rurale, où « les coqs chantent toute la nuit », et tambours et coqs rivalisent de virtuosité. Un dicton cité par Riou illustre ce fait : « Pays des conteurs, Haïti est aussi celui des proverbes.35 […] Si tu entends […] le tambour vaudou qui bat, ou un coq qui chante, tu peux être sûr qu’il y a un Haïtien tout près. »36 Le tambour est tellement impliqué dans la vie haïtienne qu’il constitue comme le rythme soutenu d’un cœur qui bat. Les peintres et les écrivains lui accordent une place privilégiée dans les tableaux, qu’il y soit seul ou multiple, accompagné de vaccines ou d’autres instruments de musique, il reste un acteur à part entière dans la symbolique haïtienne.
Tous les soirs, la ville est prise dans le réseau serré des tambours. Il suffisait de prêter l’oreille pour entendre, de crêtes en bas fond, […] le rythme étouffé d’une Afrique de rétention. Il suffisait de se lever, et de marcher , toute distance conduisant à un autel vaudou.37
32Il est intéressant de signaler que les tambouriers vaudous sont poly-rythmiques, chacun frappe un tambour dont le son est particulier en développant ses propres thèmes qui doivent se combiner avec les autres, créant une unité. Chaque rythme a un sens religieux précis. De même, dans les danses des carnavals et autres raras, chaque battement a une signification spécifique. Pour simplifier, on peut dire qu’il y a trois tailles traditionnelles de tambours, dédiés à l’origine soit à un dieu, soit à un rite vaudou, et destinés à battre un rythme précis aux sons précis, à un moment précis.
« A quoi bon vivre, si je peux plus passer mon tambour en bandouillère et conduire le coumbite en chantant et boire mon compte de clairin après ? J’étais né pour ça, avec des doigts comme des baguettes et à la place de la cervelle une nichée d’oiseaux musiciens. » 38
33Dorsinville écrit à propos de Roumain : « orchestrateur des sons, des couleurs et des mouvements par où est entrée en lui sa race39 » et par lesquels il la recrée littérairement en la revendiquant et la glorifiant. Le tambour, le tamtam sont les voix du jour et de la nuit. Ce sont les voix de tous les soirs, la magie spéciale de l’île et de ses nuits vers les montagnes. Les batucadas sont brésiliennes, les tamtams sont africains, les tambours haïtiens, des coumbites ou de raras sont vaudous et créoles.
34Le coumbite, longuement décrit par maints auteurs, illustrés par de multiples tableaux, fait partie intrinsèque de la tradition. Dans L’héritage sacré en 1945, Jean Baptiste Cinéas décrit ces scènes avec lyrisme et un certain romantisme : « Les coumbites battent leur plein […] la campagne est un vivant rucher. Le coumbite mobilise tous les hommes valides […] la houe et la machette brillant au soleil telles de flamboyantes épées »40. L’image est reprise par Roumain : « Les hommes avançaient en ligne » : « Travailleurs de la terre entre frères et frères partager notre peine et notre travail entre camarades » pour le premier, « ... sueur contre sueur, épaule contre épaule, la solidarité unit les travailleurs » pour le second : « Ils sentaient dans leurs bras le chant d’Antoine, les pulsations précipitées du tambour comme un sang plus ardent. […] Brandissant les houes longuement emmanchées, couronnées d’éclair. »41 La fraternité y est totale et sincère. La scène est créole, teintée d’avatars africains.
35Dans l’imaginaire européen le mot « Créole » évoque instantanément les « belles créoles ». La beauté, la sensualité qu’évoque ce seul mot sont largement illustrées par les artistes : écrivains, poètes, peintres, sculpteurs ou musiciens. Elles sont, toutes origines confondues, belles et évocatrices. « Les filles d’or noir qui fleurissent la terre natale […] formes et contours […] les seins vermeils et toutes les couronnes dont leurs hanches sont parées. »42. Les écrivains les restituent à l’identique : « Elle était toute nue. […] le dos, […] la cambrure des reins, les fesses, les cuisses. […] Son corps était bien galbé ».43
Je la rêvais […] Au milieu des fruits, des feuilles, […] dans une lumière qui résiste à l’éclat des fleurs épanouies : elle même couchée, nue, belle et restituée enfin à la nature primitive ; les bras au hasard […] le buste haut, odorant et rond, soulevé au rythme violent de la volupté […] en toute animale innocence, couchée nue, et doucement offerte comme un beau fruit aux secrets délices.44
36Cette jeune femme, que Roumain aurait aimée, le peintre Castera Bazile dans le tableau « Jolis mangos » en offre une équivalence pulpeuse, désirable et incroyablement belle au milieu de fruits tropicaux éblouissants de couleurs. Le texte et le tableau s’épaulent mutuellement et Roumain peintre pourrait avoir écrit son texte pour que Bazile le mette en image. La rondeur des seins jeunes et vigoureux n’a rien à envier aux fruits savoureux, son foulard noué selon la tradition paysanne des filles du peuple la stigmatise dans son univers naturel. En premier plan, on voit le bord du panier qu’elle portait sans doute sur la tête sur le chemin du marché, elle se repose un moment dans un abandon rêveur.
37La paysanne haïtienne est une fille issue de l’Indienne, de l’Africaine et du colon, descendante lointaine d’ Anacaona, reine Cacique du Xaragua, reine et déesse que l’on disait d’une grande beauté, mêlée du sang des belles esclaves de Guinée et de celui des colons, creuset certes douloureux mais qui a donné une race de sangs-mêlés à la beauté tant célébrée.
38Les femmes furent aussi les modèles privilégiés des premiers peintres. Fières et altières, qu’elles soient grimelles,45 marabouts ou mulâtresses, elles inspirent les artistes et les écrivains dont elles suscitent les fantasmes : Hyppolite, Benoit, Saint Brice, Bazile ainsi que bien d’autres peintres dit naïfs et vaudouisants, sans oublier les peintres de Saint-Soleil. La femme haïtienne qu’Hector Hyppolite nous offre est nue, pudiquement de dos, ou de profil, un bras cache l’attache des seins, ses hanches sont larges destinées à la fécondité. Dans son tableau le plus connu, « Maîtresse Erzulie », on reconnaît sans peine les fameux oiseaux peints sur une porte du bar qui le firent découvrir par Dewitt Peters.
39Il y a outre leur beauté, leur élégance naturelle, dans leur nudité ou dans leurs atours. Le peintre, Gérald Bruny, artiste demeuré inconnu, permet de superposer les images, elles s’enchaînent, l’une évoquant l’autre avec un charme ravissant :
Elle était menue, Harmonise, délicate comme une tige de rosier […] une petite femme miniature en vérité, car elle était solide, liante avec des muscles durs comme la pulpe des noix de coco sèche. Un petit corps galbé, bien formé pour ses onze ans, douze peut être, les cuisses fuselées jaillissaient des hanches comme de belles aubergines […] Beauté naïve, précieuse, champêtre, où revivait les traits si purs de l’antique peuple Sacatra.46
40Au bord du ruisseau, la robe sèche, elle est encore nue de dos, pudeur du peintre représentant avec réserve une jeune adolescente, mais déjà presque femme, tout comme Harmonise qui vient d’avoir « ses premières fleurs ». L’adolescent sur le bord de l’eau semble l’attendre, scène qu’Alexis nous raconte dans Les Arbres Musiciens, ainsi que Délira décrivant Anaïse :
Elle m’a montré ses dents dans un grand sourire. En voilà de belles dents blanches, en voilà de grands yeux, en voilà une peau noire fine comme la soie, et avec ça c’est une négresse à longues tresses, je l’ai vu à une mèche de ses cheveux qui dépassaient de son mouchoir 47
41Ce mouchoir porte divers noms, et est traditionnellement porté par toutes les femmes du peuple. Très différents des madras des autres Antilles, c’est un simple morceau de coton, d’où son nom de mouchoir, noué autour de la tête vers la nuque, au ras du front et emboîtant bien la chevelure qu’on ne voit jamais. Dans la peinture on peut constater que les paysannes portent toujours ce foulard, sans aucune recherche d’élégance, cela fait simplement partie de la coutume, la seule coquetterie était dans le choix de la couleur. Il y a donc le mouchoir pour la tête et le foulard qui ceint les reins, celui-là peut-être est moins présent actuellement, mais il le fut pendant des décennies.
Zétrenne a les cheveux chauds. […] Ses épaules cintrées font balancer tout son buste quand elle marche.[…] . Elle aime toujours les mouchoirs […] et celui-là, autour de ses reins, tend ses hanches animales de jeune campagnarde, ses longues cuisses verticales de marcheuse..48 - « Elle avait, une robe bleue rétrécie à la taille par un foulard. Les ailes nouées d’un mouchoir blanc qui lui serrait les cheveux, couvraient sa nuque »49.
42On peut dire que le peintre produit des images alors que, pour l’écrivain, la plume est un pinceau. Il rend ce qu’il voit, joue des lumières et des éclats de soleils ou des ombres sur les objets ou les lieux. Bien écrire, bien décrire le quotidien cela est diabolique car l’écrivain lui aussi fait image, et là textes et images sont créoles. André Malraux émerveillé leur donna en 1975 des lettres de noblesse :
Les toiles d’Haïti nous posent une énigme. Car l’Afrique qui les inspire […] n’a pas de peinture. Mais il est vrai aussi que le chant noir qui a bouleversé le monde, le blues, lui non plus n’est pas né en Afrique, mais de la complainte des esclaves. Pourquoi la couleur surgit-elle, tout à coup, en Haïti plutôt qu’en toute autre île des Antilles ? 50
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Ségolène Lavaud Michal, « Une ou des écritures « créoles » ? », paru dans Loxias, Loxias 9, mis en ligne le 15 juin 2005, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=120.
Auteurs
A exercé plusieurs métiers dans la haute couture, la mode, la publicité et les communications graphique et visuelle, et effectué de très nombreux voyages outre-mer, en particulier Haïti (master sous dir. C. Pinçonnat : « Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis. Le réalisme merveilleux de deux écrivains haïtiens métamorphosé par leurs artistes peintres, « boss métal » et sculpteurs »).