Loxias | Loxias 2 (janv. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (1ère partie) |  Quêtes initiatiques 

Anne-Marie Picard  : 

La Langue de Dieu

Résumé

J'aimerais esquisser ici une réflexion sur le rapport de ces mythes, de ces croyances rigides des enfants non-lecteurs avec un mythe qui nous habite tous : celui de la langue maternelle, cette langue qui serait plus en adéquation avec le monde que toutes les autres. Cette croyance en l’existence d’un « Grand Livre » quelque part, où seraient écrits tous les mots, un livre détenu par un autre, constitue en effet une véritable théorie du langage, du symbolique qui participe de ce que l'on appelle la pensée magique. Une pensée qui est la solution que l'humain s'est donnée pour tenter d'échapper au scandale de sa condition d'être parlant !

Index

Mots-clés : inceste , lire, livre, mythe personnel, non-lecteur, psychanalyse de la lecture

Texte intégral

…nous vivons plutôt ensommeillés afin de laisser l’Autre les yeux grands ouverts…
Charles Melmani

Julia1 a dix ans et demi2. Elle est venue du Portugal, il y a quatre ans, pour s’installer en France avec sa famille qui parle portugais dans l’intimité familiale. Julia ne sait pas lire. Pourtant, dit sa mère, elle a « les forces pour apprendre mais elle est comme mon mari. Lui aussi, il a eu besoin d’aide à l’école ». Puis elle ajoute : « Julia est tout pour son père »… Mme M. a eu deux fausses couches : avant et après Julia, des fausses couches restées secrètes. Lors des examens psychologiques, on remarquera chez Julia une attention exagérée sur la présentation des objets à disposer : il faut que ce soit beau, parfait, bien aligné. Julia veut être coiffeuse « comme ma mère, avant… ». Lorsqu’on lui demande ce qu’elle attend, comment on peut l’aider, elle répond : « Je voudrais qu’on m’apprenne les mots que je sais pas ». En effet, lorsqu’elle lit, elle laisse carrément tomber ceux qu’elle ne reconnaît pas.

« Comment est-ce que tu penses que l’on apprend à lire, Julia ?
– Un monsieur avait appris tous les mots à mon père. Il les avait appris dans un gros livre d’histoire.
– Et comment fait-on pour trouver ce livre ?
– ’Chais pas. »

Acquérir ce livre et le savoir qu’il symbolise n’intéresse pas Julia. De la même façon qu’elle ne sait pas si elle veut vivre en France ou au Portugal. C’est justement cette attitude vis-à-vis du savoir, étayée par un imaginaire qui « l’arrange », qui entrave les performances cognitives de la petite Julia. Cette situation psychique qui noue une théorie erronée de la lecture à un non-vouloir-savoir, la première excusant la seconde – ce n’est pas moi (qui ne veut pas), c’est l’Autre (qui sait) –, se retrouve chez d’autres enfants en graves difficultés dites « scolaires ». Il y a, par exemple, David, qui raconte que : « C’étaient les cigognes qui avaient apporté les livres à maman », à sa maman qui était… bibliothécaire. Où est-il, lui, dans ces rangées de livres qui occupent sa mère ? De quel désir procède-t-il ? Quel risque encourrait-il de le savoir ?

J'aimerais esquisser ici une réflexion qui me tient à cœur depuis quelques temps maintenant : à savoir le rapport de ces mythes, de ces croyances rigides des enfants non-lecteurs3 avec un mythe qui nous habite tous : celui de la langue maternelle, cette langue qui serait plus en adéquation avec le monde que toutes les autres. Cette croyance en l’existence d’un « Grand Livre » quelque part, où seraient écrits tous les mots, un livre détenu par un autre, constitue en effet une véritable théorie du langage, du symbolique qui participe de ce que l'on appelle la pensée magique. Une pensée qui est la solution que l'humain s'est donnée pour tenter d'échapper au scandale de sa condition d'être parlant !

Les cigognes de David ou le Monsieur de Julia qui enseigne avec un gros livre sont des figures de l’omniscience : oiseaux, messagers des dieux, qui voyagent entre ciel et terre pour apporter les livres de la maman (et les bébés ?) ; vieil homme un peu mage, étrange et inaccessible, qui détient les clés du savoir du père, lui-même « enfant en difficulté », un Monsieur savant qui réside au Portugal, lieu de l’enfance perdue. Julia et David ont « inventé » le mythe de l’omniscience et par là même vont s'empêcher d'acquérir la « petite science » que représente la lecture, première étape de leur quête épistémologique. Garder le savoir dans l’Autre est psychiquement « bon » pour eux. C'est la solution qu'ils se sont donnée pour ne pas s'approprier le savoir, marqué par un interdit parental. Secrets de famille, éclatement des couples parentaux sans explication, rapports complexes à une autre langue, un autre pays sont fréquents chez ces enfants. Ils n'ont en fait pas intérêt à s'approprier le savoir car il mettrait en péril la structure familiale, où ils sont « tout pour papa » ou « tout pour maman ». Que vouloir d’autre, alors, que le statu quo dans ce Paradis incestueux ? Qu’auraient-ils à gagner d’être curieux ?

Rappelons comment Freud nous raconte les effets de la poussée de savoir (Wissensdrang) et comment l’enfant en vient à un arrêt de la curiosité.

Il me semble découler de nombreuses informations que les enfants refusent de croire à la théorie de la cigogne, mais après avoir été ainsi une première fois trompés et repoussés, ils en viennent à soupçonner qu’il y a quelque chose d’interdit que les « grandes personnes » gardent pour elles et, pour cette raison, ils enveloppent de secret leurs recherches ultérieures. Mais ils ont aussi vécu par là la première occasion d’un « conflit psychique » dans la mesure où des opinions, pour lesquelles ils éprouvent une préférence de nature pulsionnelle mais qui ne sont pas « bien » aux yeux des grandes personnes, entrent en opposition avec d’autres, qui sont fondées sur l’autorité des grandes « personnes », mais qui ne leur conviennent pas à eux. Ce conflit psychique peut devenir bientôt un « clivage psychique » ; l’une des deux opinions, qui va de pair avec le fait d’être un bon petit garçon mais aussi avec l’arrêt de la réflexion devient l’opinion dominante ; l’autre, ayant reçu, entre temps, de la part du travail de recherche, de nouvelles preuves qui n’ont pas le droit de compter, devient l’opinion réprimée, « inconsciente ». Le complexe nucléaire de la névrose se trouve constitué par cette voie. (§ 176, nous soulignons ; G.W. VII4).

Croire à la cigogne, demeurer un bon petit garçon va donc se faire au prix de la curiosité et de la recherche de la vérité. L’enfant se soumet à « l’opinion des grandes personnes » et évite ainsi la punition possible. Sa découverte, chargée de jouissance interdite, est alors réprimée. Le savoir qu’il pourrait acquérir par lui-même ne compte pas : il cesse de chercher car trouver, c’est courir le risque d’insatisfaire les parents.

Les enfants en grande difficulté de lecture, nous dit Maïté Auzanneau, fonctionnent effectivement dans un monde où « tout va bien », « tout doit aller coûte que coûte ». Après des années d’échec où « au problème spécifique de lecture s’ajoutent la honte, la culpabilité et une tendance à la dissimulation », ces enfants sont parvenus à développer « des stratégies inadéquates, s’ingénient à un maximum de solutions, afin de se fabriquer une carapace. »5

Carol Rose, dans Des Enfants hors du lire, propose une typologie de ces théories erronées6 que se donnent les enfants finalement « pour ne pas lire ». Nous pouvons citer quelques-unes de ces croyances compactes qui sont de plusieurs ordres, par exemple : « lire, ce n’est pas produire du sens mais c’est avant tout une activité imposée par autrui, en général par l’adulte » (179) ; ou bien « lire, c’est apprendre par cœur » (ibid) ; ou encore « lire, c’est nommer des lettres » (180) etc. Ces croyances sont difficilement questionnables (souvent induites par l’autorité pédagogique, parent ou « maîtresse » bien intentionnés ; Rose, (179) car elles sont « utiles » pour l’enfant, psychiquement, narcissiquement : elles lui permettent d’abord de ne pas être responsable de ses échecs – échecs souvent « recherchés » –, puis de ne pas laisser de place au doute – un doute qui ne pourrait s’appuyer que sur l’hypothétique et donc sur une liberté de penser et d’exister qui est, pour l’instant, impossible pour ces petits apprenants (Rose, 178). Les croyances de ces enfants sont des mythes qui leur permettent d'arrêter de penser, des « solutions oniriques » (dirait Joyce Mac Dougall). Solution à quoi ? Au désir devenu interdit. Sous la forme d'une scène imaginaire, l'enfant se donne une solution pour alléger l'angoisse que l'interdit fait peser sur son envie de savoir. Ce que va alors chercher son désir est paradoxal : maintenir le statu quo. Ils deviennent alors sages comme des images (apathie, atonie des enfants), c’est-à-dire sage comme leur imaginaire. Leurs croyances vont donc devenir « rigides et cloisonnées » (Rose, 178), faire « bloc ». Comme toute croyance, elles vont permettre au sujet qui y fait appel de « gagner son Ciel ». Un Ciel atteint au prix de la créativité et de la participation dans l’aire culturelle, il va sans dire.

Cette démarche psychique qui sort l'enfant du conflit (désirer savoir c'est insatisfaire les parents) participe de la même économie que de nombreuses mises en scènes humaines créent pour désirer l'impossible statut de notre condition : rester un bon petit garçon, tout en continuant à jouir de nos explorations et de nos découvertes. Le mythe permet donc à l'humain d'éviter de s'affronter au scandale, « aux échecs scandaleux » pour son narcissisme « que sont l’altérité, la différence des sexes, le vieillissement et la mort ». Seule, l'intervention de la pensée magique pourra « fantasmatiquement le transformer en être tout-puissant, bi-sexué et immortel ?7 ». 'Ahadamah, l'être de glèbe d'avant la Chute… ou l'être génétiquement modifié du rêve de Houellebecq dans Particules élémentaires. Quel rapport entre le mythe de l'omniscience chez les enfants non-lecteurs et celui du Paradis ? La théorie du symbolique qui s'y exprime est aussi celle qui fait de la langue dite « maternelle » le lieu de la consubstantialité entre mot, chose et sujet, une théorie erronée et… incestueuse.

Qu’est-ce que donc que la « langue maternelle8 » ? Pourquoi est-elle en rapport avec les questions de croyance ? Elle est en effet la première langue de socialisation et elle va se distinguer de la langue parentale ou de la langue de l’école en ce qu'elle semble porteuse d'une plus grande vérité, d'une plus grande part de chair comme si elle était en quelque sorte plus proche des pulsions, plus à même de dire le désir. Comme le paysage de notre petite enfance que l'on retrouve comme une enveloppe du moi qui s'en trouve désangoissé, la langue maternelle semble pouvoir « dire les choses » plus simplement, facilement. Elle transmettrait ainsi des évidences. Dans cette conception chargée, un fait primordial s'en trouve occulté : dans toute langue, il y a un décalage entre le mot et la chose. On l'aura compris : le mot signifie (par le signifié) mais ne re-présente pas la chose. Si l’on charge ainsi affectivement sa « langue maternelle », c’est qu’on a l’impression, justement que, dans sa langue, cet écart n’y est pas, alors qu’il constitue non seulement la langue même et ses lois mais le sujet en tant qu’humain, l'animal étant, lui, soumis à des codes de signaux univoques. Cette croyance en une consubstantialité entre le mot et la chose est un fantasme qui permet au sujet d’éviter une mauvaise rencontre : celle qui l’amènerait à se confronter avec l’impossible, un impossible qui, non seulement, est intrinsèquement dans la langue mais participe du langage même. Car cet impossible fonde le sujet humain comme tel, c’est-à-dire comme manque à être… représenté par le langage. Ce fantasme, équivalent donc de celui du « pays natal » qui l’amplifie, construit la réalité comme un masque à cet impossible – on se dit en effet que si l’on n’était pas dans un pays étranger, « ce ne serait pas pareil… ». Par un redoublement du fantasme de tout sujet (la langue re-présente les choses du monde), on suppose ainsi à la langue maternelle, au pays natal quelque chose de différent, de spécial, qui ne serait pas soumis à la loi du symbolique. L’impossible s’en trouve donc doublement masqué.

La langue maternelle serait donc en fait à définir plutôt par la négative : elle n’est pas encore tout à fait de la langue. C’est que, on l’aura compris, elle participe du code : elle ne désigne pas, elle nomme. Et elle nomme d’une certaine façon car en elle, il n’y a pas encore de polysémie, d’ambiguïtés, de jeux de mots, de glissements de la langue. Elle est en fait « la langue de l’inceste », la langue où il y aurait du rapport sexuel9. En effet, dans cette langue dite « maternelle » par notre fantasme, les choses y paraissent rapportables : il y a un mot pour chaque chose et chaque chose est à sa place. Ou, pour le dire autrement, tout est « adéquat » comme dans le monde de l’enfance où le rat est le mâle de la souris, la grenouille, la femelle du crapaud, où il y a du bien et du mal, où les fautes sont punies adéquatement, etc. Ainsi, la langue maternelle est la langue paradisiaque parce qu’elle n’est pas troublée par quoi que ce soit ; les choses y sont à « leur place ». C’est ceci qui est reposant pour le sujet. Le monde a l’air d’y tourner rond : il suffit d’être sage, de faire un effort pour être le plus possible dans le désir des parents et les choses iront bien (c'est ce que montrait Freud plus tôt). Tel est la croyance à l’œuvre dans ce fantasme, un fantasme tenace car même si le sujet cherche à prendre ses distances avec ce « pays natal » parce qu’il sent qu’il y a pour lui risque d’anéantissement, sa « langue maternelle » sera toujours empreinte de cette marque incestueuse. S’il pouvait en effet la parler telle qu’il se l’imagine, il n’existerait plus, il serait désubjectivé au vrai sens du terme.

Un jour, on reconnaît le mot sur la page, on le dit à voix haute et c’est un bout de Dieu qui s’en va, une première fracture du paradis… (Christian Bobin, Une petite robe de fête)

Un bout de Dieu qui s'en va. Dieu, l'omniscient, est le représentant de L’Un, mythe de l’unité perdue10 du sujet. Il se tient en un temps 0 et tient lieu d’une jouissance illimitée. Il est là où résiderait le sujet humain dans ce temps mythique d’avant la Chute, c’est-à-dire avant son rejet hors d’un monde où ses besoins étaient satisfaits – sans parole ni demande. Cette chute, préliminaire à toute vie, à toute humanité, est « la fracture » dont parle Bobin. Elle métaphorise une perte irrémédiable. Qu’est-ce que l’humain perd du fait même qu’il est humain et qu’il parle ? Il perd un monde, celui de son animalité, de l’instinct réglé par l’ordre naturel. Il perd la possibilité d’être comblé. Ce Paradis, c’est bien l’invention nostalgique d’un espace-temps où toute pulsion serait co-extensive de sa satisfaction complète, et l’humain un animal muet, un chat satisfait et ronronnant. Dieu est la représentation de ce qui manque à l’humain du fait qu’il parle, du fait qu’il a à en passer par le symbolique pour demander ce qu’il veut, et qu’il est donc aliéné au langage et à la volonté de l’Autre.

Nicolas, un jumeau, découpe les lettres deux par deux pour les déchiffrer, mais, parfois, il doit s’arrêter, sidéré, devant un mot :

« Pourquoi as-tu peur, Nicolas ?
– Je ne connais pas le mot parce que ce n’est pas moi qui l’ai inventé »

Seul celui qui l’a inventé, pourrait donc le lire car dans son monde, le mot n'est pas fait de lettres qui sont les représentations arbitraires, symboliques, d'éléments structuraux d'un ensemble (les phonèmes) mais le hiéroglyphe personnel de son auteur, de son dessinateur. Telle la formule magique qui ne convoque qu'un seul objet précis et n'est lisible que par son inventeur au risque pour celui qui oserait la lire sans en être l'auteur, d'enclencher de graves catastrophes. Ainsi, face à la page du livre de lecture, des enfants tels que Nicolas vont deviner (tels les devins qu'ils voudraient être) au lieu de déchiffrer (la nature et la fonction du symbole leur étant inconnue). C’est qu’ils font en fait appel à la divination de leurs mères, ces déesses qui savent tout, qui sont tout. Ne pas accéder au savoir, c’est pour mieux le laisser à leur mère et rester tout pour elles.

« Quelle est ta date de naissance ? demande-t-on à Valérie
– Je ne sais pas. Ma mère ne me l’a jamais dit, répond l’enfant.
« Comment lit-on ? » demande-t-on à la mère.
« Il faut lire bien tout », répond-elle. « On met deux lettres ensemble.... »

Nicolas et Valérie gardent le savoir dans l’Autre. Pour ne pas perdre, ne pas se perdre de vue comme « tout présent pour la mère » ou pour le père. Le désir de jouissance du sujet humain se fonde à partir de ce regret que représente le mythe du Paradis : celui d’un monde magique où la Chose est convocable par son signe, où le désirant et le désirable peuvent faire Un, où l’homme et la femme sont complémentaires. La croyance magique, toujours disponible, rappelle que le désir est désir d’une jouissance toujours incestueuse puisqu’il travaille à « retrouver » un monde où l’arbitraire du signifiant et la Loi de la prohibition de l’inceste n’auraient pas encore frustré le sujet, ne lui auraient pas encore signifié son absence à lui-même, son aliénation au symbolique qui ne le représente que par intermittence et toujours comme manque.

Des épreuves de castration et de séparation, les enfants non-lecteurs ne veulent rien savoir. On peut maintenant le dire autrement : c’est de ce qu’ils ne veulent rien (en) savoir, que certains enfants « réussissent » à ne pas apprendre à lire. Croire au Grand Livre magique, c’est attendre le retour du Paradis perdu, le coup de baguette qui leur révèlera, en un éclair, le sens des mots / le sens des choses les deux étant en miroir grâce à la toute-puissance de la « langue maternelle ». Entre temps, en attendant, ils évitent de se confronter à la signification – c’est-à-dire à la différence et à l’arbitraire du code, du symbolique – en ne lisant pas, de peur de savoir ce que l’on veut d’eux, ce qu’ils veulent dire comme fils ou fille dans le désir de leurs parents. Ils restent ainsi attachés à ce Paradis d’avant la Chute, où tout est « motivé », en repoussant cette chute qu'ils craignent vers un futur mythique qui n'est que du passé qui se rejoue :

« Quand sauras-tu lire, Sébastien ?
– A onze ans.
– Pourquoi à onze ans ?
– Mon père, il a appris à onze ans... »

Un futur bouché par le mythe installé qui empêche de faire des hypothèses pour avancer dans le savoir, s'inventer un à-venir. Qu’adviendra-t-il alors de la petite Julia ? Est-ce en retournant au Portugal, qu’elle pourra s’autoriser à « chuter » hors de la nostalgie qui l’attache au pays mythique de sa naissance ? Pourra-t-elle, dans sa psychothérapie, être confrontée à la place mortifère qui lui est allouée dans le désir d’enfant de la mère, entre deux morts ? Deviendra-t-elle « coiffeuse comme maman avant » pour rester la Belle au Bois dormant « pour papa » ? Où pourra-t-elle courir le risque de ne plus être « tout pour papa », ce pauvre papa qui ne sait pas non plus ? La recherche de la beauté, visible dans ses « arrangements avec les objets », pourra-t-elle alors être dérangée pour laisser la place à un autre ordre ? Celui de la différenciation symbolique et des lois de la connaissance ? Apprendra-t-elle enfin à se lire sans faire appel au regard de l’Autre ? Sans le Grand Livre du Monsieur portugais qui en savait plus que son père ?

Notes de bas de page numériques

1 Les noms ont été changés pour préserver l’anonymat. Tous les exemples de cas sont tirés des consultations de Maïté Auzanneau ou du Dr. Lionel Bailly de l’Unité de psychopathologie de l’Enfant de Sainte-Anne (Paris).
2 La réflexion qui suit est une version très remaniée et augmentée d'un texte publié dans la revue québécoise Tangences. 54, intitulée « Poétique du livre » (mars 1997). Elle se poursuit grâce à ma collaboration avec l'équipe de l’Unité de Psychopathologie de l’Enfant et de l’Adolescent du Centre Hospitalier Sainte-Anne à Paris et tout particulièrement grâce à Maïté Auzanneau qui m'a généreusement donné accès à son travail de remédiation avec les jeunes non-lecteurs en consultation dans l'unité. Je tiens également à remercier Marc-Léopold Lévy, fondateur de l'Ecole de psychanalyse laïque, qui me nourrit depuis plusieurs années de sa compréhension originale et excessivement concrète de l'inconscient.
3 Donnons ici les critères stricts établis par l’équipe de Sainte-Anne pour définir le groupe des « non-lecteurs » : ces enfants doivent être « âgés de neuf ans au moins au moment du premier contact », doivent avoir « accompli leur scolarité en français à partir de la maternelle », ne doivent pas présenter de « troubles psychopathologiques invalidants tels que psychoses, ni de troubles évidents du langage de type dysphasie, ni de signe patent d’atteinte du système nerveux central », ils doivent « faire preuve d’aptitudes normales à l’une des deux échelles du WISC-R » (test du QI qui doit, chez eux, avoir des résultats égal ou supérieur à 85 à l’échelle verbale ou en performance) ; ils ne doivent pas « appartenir à une famille particulièrement défavorisée ou visiblement pathogène » ; et enfin, ils doivent être « gravement infériorisés dans leurs activités de lecture » : les enfants retenus dans la recherche ne « dépassent pas, à neuf ans et au-delà, un niveau d’acquisition présent, habituellement, dès la première année de scolarité ». Leur déchiffrement d’un texte est lent et pénible et ne permet pas de se dégager du texte. Les cas de lecture totalement impossibles font « évidemment partie de [la] population » sélectionnée (S. Netchine, Cl. Meljac, Ch. Préneron. « Introduction : Non-lecteurs dans un univers de signes. Le Sens d’un échec » Des Enfants hors du lire, pp.11-25 ; 19-20).
4 Traduction dirigée par J. B. Pontalis, document ronéotypé C.H. Ste-Anne, Paris.
5 Auzanneau, M. « Que faire pour sortir les non-lecteurs de leur état de non-lecteur ? » Des Enfants hors du lire, 355-383, p. 376.
6 « Lecture, croyances, doute et fragilité. Le « dilemme existentiel » des enfants non-lecteurs. » Des enfants hors du lire. Sous la direction de Christiane Préneron, Claire Meljac et Serge Netchine. Paris, Collection Païdos/Recherche, Bayard Editions - Editions INSERM - CTNERHI, pp.177-190.
7 Théâtres du Je. Paris, Gallimard, 1982, p. 12.
8 Les deux prochains paragraphes ont été rédigés à la suite de discussions avec Marc-Léopold Lévy à qui nous rendons encore une fois hommage ici. Ils apparaîtront sous une forme modifiée dans son livre Critique de la jouissance comme une leçon de psychanalyse (écrit avec notre collaboration).
9 Dans le sens où le rapport serait « rapportable », c’est-à-dire qu’il existerait un signifiant pour dire le rapport : qu’un homme et une femme sont quoi ? égaux ? complémentaires ? etc. Alors que selon la formule de Lacan : Il n'y a pas de rapport sexuel. Ce signifiant qui rapporterait la différence des sexes n'existe pas.
10 Nous sommes fidèles en cela à la conception que s’en fait Marc-Léopold Lévy dans « De l’Origine de Dieu » Che Vuoi ? Revue de psychanalyse. 8, Paris : L'Harmattan, 1997, pp.31-48 (article rédigé avec notre collaboration).

Notes de fin littérales

i Nouvelles Etudes sur l’hystérie, Paris, Editions Joseph Clims, Coll « Le Discours psychanalytique », 1984, p. 126.

Pour citer cet article

Anne-Marie Picard, « La Langue de Dieu », paru dans Loxias, Loxias 2 (janv. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1095.

Auteurs

Anne-Marie Picard

Université Western Ontario, Canada