Loxias | Loxias 8 (mars 2005) Emergence et hybridation des genres |  Travaux et publications 

Claudine Lavigne  : 

L’art du masque dans la polémique anti-chrétienne de Voltaire de 1764 à 1769

Résumé

L'objectif est d'étudier les différentes stratégies mises en œuvre par Voltaire pour diffuser ses idées tout en se mettant à couvert lorsqu'il entreprend de lutter contre l'Infâme. Nous avons limité notre étude dans le temps en choisissant les dates extrêmes des différentes éditions du Dictionnaire philosophique, 1764 et 1769. Outre cette « artillerie lourde », le corpus comprend toutes sortes de « fusées volantes » ou de « petits pâtés », souvent moins connus.

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Mots-clés : Dictionnaire philosophique , Voltaire

Texte intégral

Thèse de doctorat de troisième cycle soutenue en décembre 2001sous la direction de Marie-Hélène Cotoni, Université de Nice ; publiée à L’ Atelier National de Reproduction des thèses en janvier 2004.

 

L'objectif est d'étudier les différentes stratégies mises en œuvre par Voltaire pour diffuser ses idées tout en se mettant à couvert lorsqu'il entreprend de lutter contre l'Infâme. Nous avons limité notre étude dans le temps en choisissant les dates extrêmes des différentes éditions du Dictionnaire philosophique, 1764 et 1769. Outre cette « artillerie lourde », le corpus comprend toutes sortes de « fusées volantes » ou de « petits pâtés », souvent moins connus. Les textes anti-chrétiens de Voltaire avaient été classés par les éditeurs de Kehl sous l’appellation de Mélanges, ce qui occultait leur portée polémique. Ils sont, en fait, écrits dans des genres très divers, qui sont autant de couvertures derrière lesquelles l’auteur lance ses attaques. La liste en est assez longue : facéties, (Instruction à frère Pédiculoso partant pour la Terre Sainte, Canonisation de Saint-Cucufin), lettres, (Questions sur les miracles, Les Questions de Zapata, Lettres d’Amabed), essais, (Le Philosophe ignorant, Dieu et les hommes), tragédies comme Saül, contes, (L’Ingénu, La Princesse de Babylone, L’Homme aux quarante écus), dialogues, (Le dîner du comte de Boulainvilliers, Conversation de Lucien, Érasme et Rabelais dans les Champs-Élysées, Les Dernières paroles d’Épictète à son fils, l’A.B.C.), pamphlets, (L’Examen important de Milord Bolingbroke, La Défense de mon oncle), homélies, (Homélies prononcées à Londres en 1765, Homélie du pasteur Bourn). Parmi ces textes, figurent des œuvres encore peu étudiées. Les passages retenus pour notre étude sont ceux dans lesquels l'auteur s'avance masqué. Cette tactique est avant tout, destinée à le protéger de la censure. D’autres philosophes du dix-huitième siècle, tels que Diderot et d’Holbach, ont dû recourir aux suppositions d’auteurs et à toutes les pratiques illicites de cette littérature interdite. Cependant le cas de Voltaire tient une place particulière dans cet univers. La clandestinité lui ouvre un espace ludique dans lequel il laisse libre cours à une imagination débridée. Subversion des genres et transgression des règles deviennent ses armes favorites.

La perspective choisie est énonciative. La première partie montre comment, dès le seuil des textes, l'auteur, disparu dans l'anonymat, exploite toutes les ressources de l'apocryphie et de l'allonymie, dans le but de camoufler son offensive contre la religion. Alors que l’anonymat affiche le caractère clandestin d’une œuvre, (ce qui la désigne aux censeurs) un livre portant un nom d’auteur, même faux, peut prendre les apparences d’un ouvrage autorisé. C’est une des raisons, pour lesquelles Voltaire use et abuse de toutes les supercheries littéraires. Il lui faut des noms pour mettre en tête de ses œuvres et faire diversion. Plus le prête-nom sera crédible, plus le camouflage pourra passer pour authentique. La signature d’auteurs connus pour la hardiesse de pensée fait immédiatement signe pour le lecteur. Les noms de Boulanger, Fréret, Bolingbroke et beaucoup d’autres sont utilisés à cette fin. Une autre tactique est d’endosser l’habit ecclésiastique et de singer le style des tenants de l’orthodoxie. Les fausses signatures voltairiennes sont très souvent celles d’abbés, tels l’abbé de Tilladet, l’abbé Tamponet. Elles sont presque toujours signifiantes.

Voltaire choisit ses allonymes parmi les écrivains récemment décédés afin d’écarter toute poursuite. Il invente aussi des hétéronymes, comme Thero, signataire de plusieurs Lettres sur les miracles, Huet, traducteur présumé de Saül et de L’A.B.C. Une soixantaine de pseudonymes sont utilisés par Voltaire, dans cette seule période, sans compter ceux dont il signe sa correspondance.

En indiquant sur la page de garde de fausses signatures, de faux lieux d’édition, de fausses dates, le patriarche colle donc de fausses étiquettes sur ses livres. Il construit un cadre énonciatif fictif.

Le péritexte, abondant, cherche d'abord à brouiller les pistes. Les préfaces lancent différentes fables chargées le plus souvent d’accréditer après coup, les versions lancées par Voltaire dans sa correspondance. De nombreuses lettres sont en effet chargées de faire connaître aux « frères », la thèse à répandre auprès des autorités parisiennes. Dans tous les cas, Voltaire désavoue la paternité de ses œuvres, dans le but de se protéger. Mélangeant savamment le vrai et le faux, il fait tout pour retarder les poursuites, tout en mettant les rieurs de son côté. Les marges sont investies par les notes, le plus souvent malicieuses du vieil acteur. Il n’hésite pas, sous des noms d’emprunt, à commenter ses allonymes (et donc ses propres textes qu’il s’emploie à faire connaître). Sous sa plume, ils deviennent autant de figures d’autorité. Des suppléments, de différentes sortes, prolongent encore et multiplient les jeux avec le masque. Le pacte que l’auteur conclut avec son lecteur est donc fondé sur la malignité.

La seconde partie poursuit l'investigation au cœur des textes et recense les procédés, utilisés par Voltaire, toujours dans le but de s'esquiver de l'énoncé : délégation des voix, duplicité, ironie, discours rapportés, style impersonnel, jeux des pronoms. Se masquer est devenu un réflexe qui contamine l’écriture jusqu’en son cœur. L'énonciateur adopte différentes postures : fausse naïveté, regard étranger, orthodoxie feinte. Il joue toutes sortes de rôles.

La polémique voltairienne tire son efficacité du parti pris. Les deux pôles en présence, qui opposent des philosophes de tous les temps, partisans du théisme aux apologistes chrétiens, subissent un gauchissement : les adversaires se voient prêter des masques déformants, les figures alliées les plus inattendues, l’empereur Julien et même Jésus, se font enrôler sous la bannière de la lutte contre l'Infâme.

Se masquer est avant tout pour le patriarche de Ferney, un jeu jubilatoire. Parfois cela devient un rituel attendu. Le philosophe s'adresse à une réception complice. Les lecteurs applaudissent à chaque nouvelle ruse. Ils prennent plaisir à deviner qui est qui et à reconstituer, seuls, « la moitié » du livre, comme l’indique la préface du Dictionnaire philosophique .

Sous le masque, le philosophe laisse, en effet, reconnaître sa griffe. Voltaire est passé maître dans l’art de signer sans signer et de dire sans dire… Le vieil acteur s’évanouit dans la coulisse, réapparaît sous un déguisement nouveau, nous fait un clin d’œil avant de disparaître encore. Il vient rire au nez des censeurs mais reste insaisissable. L’art du théâtre, la mise en scène sont partout présents dans ces textes qui nous frappent par la modernité d’une écriture toujours décapante. François Marie Arouet pratique une esthétique de la mystification mais sa parole reste démystificatrice.

Annexes

Résumé de la thèse paru dans la revue Voltaire n° 2, 2002, Presses de l’université Paris-Sorbonne, p. 269-270.

Un article : «La fiction antique dans le dialogue philosophique voltairien » doit paraître dans le numéro 4 de la revue Voltaire en 2005.

Un article vient d’être publié : « Les stratégies de Voltaire contre la censure » dans Censure, autocensure et artd’écrire, sous la direction de Jacques Domenech, Interventions, aux éditions Complexe, Belgique, février 2005.

Pour citer cet article

Claudine Lavigne, « L’art du masque dans la polémique anti-chrétienne de Voltaire de 1764 à 1769 », paru dans Loxias, Loxias 8 (mars 2005), mis en ligne le 15 mars 2005, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=106.

Auteurs

Claudine Lavigne