Loxias | Loxias 12 Le récit au théâtre (1): de l'Antiquité à la modernité | I. Le récit au théâtre 

Odile Gannier  : 

« Que diable allait-il faire dans cette galère ? » Récit de mer et heureux naufrage au théâtre : d’Eschyle à Wilkie Collins

Résumé

On sait depuis les pièces de Racine que la mer est un ingrédient narratif essentiel, un décor signifiant qui confère à la tragédie plus d’acuité : battant de ses flots les bases du palais, elle fournit l’espoir d’un secours ou la menace, métonymie des forces qui environnent et enferment les personnages dans leur destin. La mer est-elle condamnée à rester un cadre, simple objet de récit dans le théâtre, puisque matériellement irreprésentable ? On pourrait penser que la situation d’un équipage enfermé à bord d’un navire – sans espoir d’évasion avant l’escale – constitue un huis-clos d’une remarquable efficacité théâtrale : resserrement des acteurs et de la temporalité, enjeu vital… Or l’examen des pièces de théâtre liées de quelque manière à la mer ne rend pas compte de cette hypothèse. Les pièces tirées de romans maritimes cessent en quelque sorte d’être maritimes. Au contraire, les tragi-comédies en particulier font la part belle à de longs récits de naufrage, qui deviennent un topos aux motifs récurrents. La force tragique y perd de sa vigueur au profit d’autres desseins.

Index

Mots-clés : Bouscal , décor, Gouges, heureux naufrage, La Calprenède, Mairet, mer, Plaute, Racine, Rotrou, Shakespeare, théâtre, tragi-comédie

Thématique : décor , heureux naufrage, mer, théâtre, tragi-comédie

Plan

Texte intégral

Si pour représenter beaucoup de temps il faut beaucoup d’espace, se peut-il (avec les arts du temps) que pour représenter beaucoup d’espace, il faille beaucoup de temps ? Limitons d’abord le thème.

Limitons en effet la question d’Umberto Eco1 à une partie de l’espace souvent cantonnée au hors-scène : la mer. Un espace aussi vaste et indistinct, proprement impossible à mettre matériellement en scène, ne peut être traité comme un décor indifférent, une tenture vague qui simulerait l’ouverture du théâtre sur de larges horizons. Si la mer passe pour être essentielle dans le théâtre racinien, elle n’est pourtant pas centrale : un ou deux vers, ici ou là, évoquent des vaisseaux, renvoient des échos maritimes plus ou moins lointains.

– Voilà qui va fort bien ; mais dites-moy Clitandre,
Est-ce la Mer qui bruit, que nous venons d’entendre ?
– Oüy, Seigneur, c’est la mer. (Mairet, La Virginie, III, 2)

Car la mer reste presque toujours, extérieure dans l’espace et le temps, qui n’intervient pratiquement dans le texte que sous la forme d’un récit, c’est-à-dire un exposé en guise d’explication dans le présent du résultat d’actions passées ou de projet, exprimés par l’un des personnages. Exceptionnellement, le récit est concomitant de l’action, ce que la dramaturgie classique réprouve, puisque « un récit évoque par des mots une action qui n’est point représentée sur scène2 ».

On pourrait penser que la situation d’un équipage enfermé à bord d’un navire – sans espoir d’évasion avant l’escale – constitue un huis-clos d’une remarquable efficacité théâtrale : resserrement des acteurs et de la temporalité, enjeu vital… Or l’examen des pièces de théâtre liées de quelque manière à la mer ne rend pas compte de cette hypothèse : les romans maritimes donnent une place à des représentations théâtrales à bord, mais l’inverse n’est pas si fréquent. Pourtant, on peut évoquer un certain nombre de pièces dont le cadre est insulaire : l’action se passe à Lemnos dans le Philoctète de Sophocle, en Sicile dans le Rudens de Plaute, sur une île de Méditerranée dans la Tempête de Shakespeare (1611), à Lesbos dans L’Eurimédon ou l’Illustre pirate de Desfontaines (1637), à Majorque dans le Clarionte de La Calprenède (1637), à Chypre dans L’Amant libéral de Bouscal (1639) ; l’Île des esclaves de Marivaux (1725) n’est pas sans similitudes avec l’Utopie, l’Île de la raison (1727) ressemble fort à Brobdingnag, puisque les naufragés qui y parviennent se retrouvent d’abord de toute petite taille par rapport aux habitants. La pièce Zamore et Mirza, ou l’heureux naufrage (1788), est située par Olympe de Gouges dans des Antilles de fantaisie, de même que le palimpseste dû à Césaire, Une tempête (1969), « adaptation pour un théâtre nègre » de l’œuvre de Shakespeare. Giraudoux place aussi l’argument du Supplément au voyage de Cook dans une île, dans le Pacifique. La relation de bataille navale est parfois l’occasion de récit sur scène, ainsi que le naufrage, sur des rivages éloignés ou dans des ports, mais aussi dans des villes comme Athènes pour le Clarigène de Du Ryer, ou Byzance pour la Virginie de Mairet. Aulis, Athènes, Buthrot, sont autant de lieux voisins d’un port, effectivement ou symboliquement – à défaut d’être représentés sur scène.

Ainsi il existe bien des pièces dans lesquelles la mer est proche, décor plus ou moins convenu du théâtre ; mais la mer elle-même est peu représentable sur les planches. Il en découle un paradoxe : on croit savoir, depuis les pièces de Racine, que la mer est un ingrédient narratif essentiel, un décor signifiant qui confère à la tragédie plus d’acuité : battant de ses flots les bases du palais, elle fournit l’espoir d’un secours ou la menace, métonymie des forces qui environnent et enferment les personnages dans leur destin. Mais leur ampleur narrative en est très limitée, au point que la qualification de « récit » peut souvent paraître excessive, à la différence de toute une veine théâtrale, dans laquelle la prolixe tragi-comédie du début du XVIIe français est fort bien représentée, et où la mer est l’objet de récits très circonstanciés. En revanche, le théâtre moderne en est moins friand, peut-être parce que le rapport à la mer a changé : elle n’est plus l’espace mythique où tout est possible, où l’on peut situer l’utopie ou la fantaisie.

Le mot « récit » a au théâtre deux sens bien distincts. Il est un équivalent de fable et désigne l’enchaînement des actions suivant l’ordre diachronique. Mais il a aussi le sens de discours exposant une succession d’actions qu’il emporte au spectateur de connaître ; ainsi y a-t-il dans le théâtre classique des récits au cours de l’exposition, chargés de faire connaître les événements qui ont précédé et préparé la situation actuelle : récits intégrés ou non au dialogue, présentés sous forme d’échange […], ou de grande tirade […]. Dans le théâtre classique on retrouve les récits au moment de la péripétie (récit de la bataille des Maures dans Le Cid, de Corneille) ou du dénouement, par exemple le fameux récit de Théramène3.

De cette définition d’Anne Ubersfeld, nous ne retiendrons ici que le second sens de récit, l’exposé d’événements, en l’occurrence ceux qui ont trait à la mer, en formulant l’hypothèse que certaines pièces proposent aussi des récits projectifs, qui décrivent par anticipation une succession d’actions envisagées ; ou encore des récits mensongers. Mettant en effet à distance la mer comme espace dramatique4 en marge du lieu scénique, le théâtre doit définir un rapport particulier au hors scène, et le récit est le moyen le plus expédient pour cette fin. La mer n’est pas un espace indifférent, puisqu’elle est souvent assimilée au destin ; mais il n’est pas nécessaire d’attendre la fin de la pièce pour entendre parler de la mer, car le récit de mer est souvent au cœur de la scène d’exposition. L’heureux naufrage et son récit semblent donc avoir fonctionné de manière originale.

La mer comme espace de décor

Le théâtre semble bien être généralement un art de terriens : les didascalies initiales situent souvent l’action dans un espace d’un mimétisme très vague, qui n’engage guère le contexte. La scène est le noyau d’une série d’inclusions d’espaces entre lesquels circulent les personnages, puisque inversement, « l’espace clos du théâtre contient le monde5 » rappelle Hélène Baby. Pour certaines pièces pourtant, voire certains actes seulement, des indications scéniques font imaginer un rapport lâche à un espace maritime ouvert et lointain. La présence d’autres espaces suggérés accentue, selon les cas, la clôture ou l’ouverture, le repli sur un lieu entièrement séparé du reste des hommes ou au contraire l’insertion du drame dans le fracas du monde. « Racine, dans ses tragédies, abandonne peu à peu les indications campant le lieu scénique et ses alentours. Les références aux constructions architecturales, aux palais deviennent de plus en plus ténues. Le décorum de l’espace scénique apparaît de plus en plus imprécis, alors même que les éléments naturels prennent une place grandissante. L’eau, la mer, le vent envahissent la scène et son cadre environnant, dans les dernières tragédies profanes de Racine. Dès lors, l’univers tragique ne se développe plus autour des palais, des chambres, des anti-chambres, des murs, des remparts. Le tragique s’épanouit dans l’immatérialité des éléments diffus et impalpables qui ne laissent aucune trace6. »

Quel peut être le sens de ce goût manifeste pour la mer au théâtre ? « L’action de presque toutes les tragi-comédies se déroule sur les rivages maritimes, ou du moins passe par l’élément liquide, fleuve, ou mer. Le symbolisme de l’espace ouvert va de soi : celui-ci correspond à ce lieu neutre […], ce carrefour de l’action qui permet toutes les rencontres et toutes les coïncidences. […] Le rivage est non seulement la frontière entre l’élément liquide et la terre, mais il fait aussi le lien entre le domaine sauvage et l’aire domestiquée, […] l’espace se réduit à une frontière le long de laquelle déambulent les personnages7. »

La nécessité contextuelle de situer les histoires antiques ou mythologiques autour de la Méditerranée ne suffit probablement pas à tout expliquer8. Les frontispices des éditions de Racine étaient en effet illustrés de scènes marines9 ; la représentation d’Andromaque comportait en fond de scène la mer et des vaisseaux, rappelant la venue des Grecs par la voie maritime. Mais ce rapport à la mer reste assez évasif. De même, pour l’acte II du Dom Juan de Molière, « le décor est un hameau de verdure et une grotte au travers de laquelle on voit la mer ». Un certain nombre de pièces se situent ainsi non pas face à la mer, mais sont véritablement adossées à la mer, qui constitue au sens propre un arrière-plan et non une préoccupation immédiate, un objet de discours ou d’analyse.

De façon générale, le récit raconte le hors scène difficile à porter devant les spectateurs. Par exemple, Les Perses d’Eschyle présentent peut-être le plus beau récit de combat naval au théâtre, cent cinquante vers environ entièrement consacrés à la fameuse bataille de Salamine, aux manœuvres d’abordage et à la ruse nocturne qui fait tirer des bords aux vaisseaux dans l’obscurité : situation difficile, sinon impossible à rendre au théâtre autrement que par le récit, assuré par le messager. Mais en fait l’ensemble de la pièce tourne autour de cette narration, quelle que puisse être la mise en scène.

Le paysage entr’aperçu en fond de décor peint opère par synecdoque une représentation exotique, un changement de situation, une mise à distance suffisante de l’action dans un monde différent10. On ne peut oublier la préface de Bajazet et la nécessité dramatique d’éloigner son objet :

L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. Car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues11.

L’étendue supposée de la mer – fût-elle à peine esquissée – éloigne l’action, mettant clairement en scène cette rupture que Racine décrit comme indispensable. Il ne s’agit jamais d’être géographiquement exact, cette « mimesis » n’étant pas en soi plus signifiante que sa représentation symbolique. Que Shakespeare place la Tempête entre Naples et Tunis, dans un non-lieu fort peu vraisemblable, relève évidemment de la convention. De même que, pour situer Zamore et Mirza, « drame indien », Olympe de Gouges se contente de brosser un cadre très allusif, susceptible de justifier l’une des actions de l’intrigue, celle de « l’heureux naufrage ». La didascalie initiale devient, de fait, un micro-récit propre à situer l’ensemble de la pièce, sur un plan symbolique plus que dans une perspective réaliste. « La scène se passe d’abord dans une Isle, et ensuite dans une grande Ville des Indes Orientales », ce qui mélange sensiblement les références : les « Réflexions sur les hommes nègres » qui constituent l’appendice philosophique de la pièce achèvent la confusion géographique, avec, derrière le brouillage des traces, l’allusion aux îles à sucre et aux débats d’actualité sur l’esclavage. La distance cependant n’implique pas l’indifférence : malgré cette coupure entre le théâtre et le spectateur, la mer reste un lien virtuel d’une mesure fixe entre le lieu scénique et l’ici et maintenant, à la fois proche (à une distance virtuellement réductible) et lointain (à la distance propre au Verfremdungseffekt12) : le spectateur, grâce à la présence conventionnelle de la mer, observe pour ainsi dire la scène à la longue vue : à la fois éloignée et virtuellement proche. Le récit d’actions passées dans l’ailleurs, accompagnant un décor de fantaisie maritime, produit l’effet de distanciation souhaité. Comme l’explique Thomas Pavel, dans L’Art de l’éloignement : « Cet éloignement, envisagé sous son aspect purement topologique, explique les préférences esthétiques du monde prémoderne, en particulier l’irréalisme obstiné de presque toutes ses manifestations artistiques. L’immense parcours imaginaire qu’il fallait traverser pour arriver à la Rome antique à partir des collèges de jésuites et du Paris de Richelieu procurait à ceux qui l’empruntaient une double satisfaction : celle d’atteindre un espace privilégié au sein duquel les dangers et les épreuves réservés aux humains prenaient une forme peu usuelle et, à sa manière, rassurante ; et celle, implicite, de se libérer de l’emprise de l’actualité13. »

Outre qu’elle éloigne la fable du spectateur, la mer coupe l’espace dramatique de toute autre référence. Comme dans les Utopies, l’établissement des conditions particulières requiert la traversée hasardeuse de la mer – au double sens de dangereuse et aléatoire –, comme une zone neutre qui prépare les protagonistes à la surprise de la différence radicale. La Belle Alphrède, comédie de Rotrou de 1634, s’ouvre sur un triste spectacle, « Cléandre, sur le bord de la mer, regardant les débris d’un vaisseau ». Chez Marivaux, les indications scéniques de l’Île des esclaves situent symboliquement la fable sur un rivage peu fréquenté : « Le théâtre représente une mer et des rochers d’un côté, et de l’autre quelques arbres et des maisons. » Cette mer en soi n’est importante que par l’indication d’une clôture absolue, qui plonge les personnages dans un monde radicalement différent : nul souci de réalisme ne double réellement les éléments minimaux indispensables pour signifier cet espace où règnent d’autres lois.

The island […] is a place of confused identity in which a world of nothingness, symbolized by the tempest and the sea, separates from a world of regained identity…14

On peut, avec J. Schérer, partir du principe que « toutes les fois qu’ils pensent qu’une action peut être mise en scène, les classiques préfèrent la représentation de cette action à son récit. […] Chaque fois qu’on le peut, on doit montrer l’événement lui-même ; quand c’est impossible, on se résout à la raconter15. » Le récit de mer provient donc de la difficulté de représenter matériellement dans un théâtre fermé un espace ouvert. La mise en scène imposée par la didascalie semble souvent ne pouvoir se prêter qu’à une représentation en plein air, près d’un plan d’eau (ce qui a été le sens de nombre de divertissements en effet, l’île enchantée étant alors un lieu idéal pour ce genre de manifestation), à moins que la nef soit fort symbolisée16. La mise en scène tente parfois de mettre réellement sur les planches un navire (lequel, qui plus est, fait naufrage ou sombre) : par exemple le Naufrage de la Méduse est un drame en cinq actes de Charles Desnoyers, qui fut joué pour la première fois à Rouen le 28 octobre 1839 :

Telle est la pièce que le Théâtre-des-Arts joue en ce moment, et pour laquelle la direction a fait de très grands frais de mise en scène. Les décors, peints par M. Dumée, rivalisent avec ceux de la capitale. Cet habile peintre a profité de l’amélioration faite à la renaissance dans la pièce de ce nom : au dernier acte, à l’Ambigu, le radeau battu par les vagues, tout en exécutant le roulis et le tangage, reste en place ; sur notre théâtre, comme à la Renaissance, il avance d’un bord de la scène à l’autre. L’illusion est complète. Le baptême du tropique, au quatrième acte, est de l’exactitude la plus bouffonne ; c’est le tableau de Biard mis en action.
Tout Rouen ira voir ces deux derniers actes du Naufrage de la Méduse ; tout Rouen voudra frémir à ce terrible spectacle ; car là il n’y a pas de drame de convention, il n’y a pas de scènes ; il n’y a que le vaisseau qui sombre, que l’équipage qui lutte, que la mer qui engloutit !17

La mise en scène semble avoir parié alors sur le grand spectacle, avec machines et « effets spéciaux » : ce souci dépasse probablement les tentatives de beaucoup de représentations.

 

Le rapport entre didascalie et récit est donc très variable. Il arrive que le récit qui accompagne la didascalie soit minimal. Dans L’Île des esclaves, par exemple, les premières répliques de la scène d’exposition donnent le ton :

Iphicrate.– Que deviendrons-nous dans cette île ?
Arlequin.– Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim ; voilà mon sentiment et notre histoire.
Iphicrate.– Nous sommes seuls échappés du naufrage ; tous nos amis ont péri, et j’envie maintenant leur sort.
Arlequin.– Hélas ! ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même commodité.
Iphicrate.– Dis-moi ; quand notre vaisseau s’est brisé contre le rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe ; il est vrai que les vagues l’ont enveloppée : je ne sais ce qu’elle est devenue ; mais peut-être auront-ils eu le bonheur d’aborder en quelque endroit de l’île et je suis d’avis que nous les cherchions18.

Le réalisme du récit est fort mince : la narration est à ce point réduite à ses linéaments qu’elle devient une caricature de récit. Peu importe : le cadre est dressé pour l’Utopie, moyennant une mise en situation sommaire.

Parfois le naufragé a perdu tout repère et son récit ne pourra prendre sens que grâce aux réponses des autres. Cléandre naufragé à la scène 1 de l’acte I de l’Heureux naufrage de Rotrou (1634), délire et se lamente, croyant avoir peut-être passé le Styx, puis s’apercevant de la disparition de son amante Floronde, avec laquelle il a fugué, contre l’avis de son père :

Triste discours d’une âme interdite et confuse, / L’enfer n’est point sujet aux traverses d’amour ; /J’ignore en quel endroit je respire le jour, / À peine de mon nom le souvenir me reste ; / J’ignore où m’a jeté ce naufrage funeste19. (Rotrou, L’Heureux naufrage, I, 1)

 

Si le décor peut être signifiant à lui seul, fût-ce très allusivement, le récit de mer redouble souvent les dispositions scéniques. En effet, lorsque la didascalie initiale définit un décor marin, une justification s’impose le plus souvent20. Cet espace scénique n’étant pas aussi ostensiblement conventionnel qu’un palais ou une place, les personnages doivent expliquer leur présence dans ce lieu et raconter comment ils sont arrivés là : aussi, dans la plupart des tragi-comédies, cette présentation trouve-t-elle sa place très rapidement, dès le premier acte, rarement après la première ou la deuxième scène : le récit de Théramène placé au dénouement est presque une exception. Le récit prépare une intrigue « déplacée » dans un lieu écarté, au lieu que le récit final clôt par un coup de théâtre une action qui n’a guère à voir avec la mer. Cela étant, la mer peut fort bien disparaître ensuite de l’intrigue : en ce sens en effet le récit de mer ne servait que d’introduction au décor. J. Schérer a montré que la vocation du récit pouvait n’être qu’ornementale, et rejoindre en cela la pure vocation contextuelle du décor. Mais la présence de la mer, ou le passage de la mer dont le récit se fait l’écho, donnent indéniablement à la scène une vérité passée par l’épreuve du dépouillement. C’est une nouvelle vie qui commence avec ce cadre nouveau. Si le décor s’impose souvent d’entrée de jeu, rapidement accompagné par le récit, la mer est souvent centrale dans l’argument, en pesant lourdement sur le destin des protagonistes.

Un récit symbolique : la mer et le destin

Le personnage qui raconte son voyage sur le rivage ou au port, n’a échappé à la perdition qu’à grand peine et par un hasard du sort – puisque généralement il perd alors des yeux ses compagnons, supposés disparus –, durant cette traversée d’un bras de mer qui a toujours, au théâtre, des relents de fleuve des morts. De là à assimiler la mer et la symbolisation du destin, il n’y a qu’un pas.

La déploration de Miranda, à la scène 2 de The Tempest de Shakespeare, devant le vaisseau naufragé, relaie par le récit l’action qui s’est déroulée à la scène 1, dont il faut souligner la présentation originale du dialogue entre marins, qui ne reviendront qu’une fois la fable achevée, le mariage projeté, le retour à Naples décidé, les princes réconciliés. Dans la scène 2 entrent en jeu les protagonistes insulaires, puis certains rescapés dans les scènes suivantes.

O, I have suffered / With those that I saw suffer! A brave vessel / (Who had no doubt some noble creature in her) / Dashed all to pieces! O, the cry did knock / Against my very heart! Poor souls, they perished! / Had I been any god of power, I would / Have sunk the sea within the earth or ere / It should the good ship so have swallowed and / the fraughting souls within her. (Shakespeare, The Tempest, I, 2, v. 5-13)

Oh, comme j’ai souffert / Pour ceux-là que j’ai vu souffrir ! Un beau vaisseau / Qui portait sûrement de nobles créatures / Il est mis en morceaux ! Oh le cri me frappa, / Jusques au fond du cœur. Pauvres gens, pauvres morts ! / Ah si j’avais été divinité puissante / J’aurais bien fait rentrer toute la mer en terre / Plutôt qu’elle avalât et la nef et les âmes21 !

Raconter le naufrage permet de situer dramatiquement les personnages, que ce soit dans la comédie ou la tragédie, sur le mode d’un « Suave mari magno » revu et corrigé depuis Lucrèce22, propre à exciter la compassion et le soulagement égoïste des spectateurs. Cette fonction cathartique de la représentation de la mer s’impose au spectateur du naufrage, ici Miranda, porte-parole symbolique des spectateurs de la pièce, et au public : la mer est l’ennemi incommensurable, qui déjoue tous les calculs, toutes les manœuvres des hommes, contre lequel tout combat est dérisoire et toute victoire fragile. En l’occurrence, le vaisseau n’a pas emporté tout l’équipage par le fond pur cette seule raison que c’était un « naufrage arrangé » par Prospero, manipulateur du destin. Mais ce n’est que juste retour des choses : Prospero lui-même raconte à Miranda le lointain naufrage dont ils ont été victimes tous deux.

Cette vision dramatique a été, semble-t-il, mise en scène dans le Naufrage de la Méduse, le pathos de la situation étant largement souligné par le compte rendu de la presse.

Maintenant, que voulez-vous savoir du drame ? […] Il serait trop long de vous dire comment tous les trois se retrouvent à bord de la Méduse, où nous arrivons enfin nous-mêmes.
Le quatrième acte nous ouvre la pleine mer. La Méduse vogue nonchalamment sans s’inquiéter de la route qu’elle suit, tant est grande l’incurie ou l’ignorance de ses chefs. […] Malheur !… oh ! oui, horrible malheur !… le vaisseau a touché le banc de sable et va sombrer d’une minute à l’autre. Terrible dénoûment de la scène qui se jouait tout à l’heure. Passagers et matelots, tous se précipitent sur le pont ; l’on jette à la mer ballots, provisions, armement, tout ce qui peut enfin alléger le navire ; et au milieu de tout cela l’orage qui gronde, le vaisseau qui s’enfonce, puis les marins agenouillés qui prient. – C’est un tableau bien beau mais qui fait frémir, en pensant qu’à l’heure où nous allons l’applaudir sur le théâtre il existe peut-être sérieusement au milieu de l’Océan, qu’un navire comme celui-ci s’engloutit véritablement sous les flots, que ses mâts se brisent et tombent, et que les débris d’un équipage luttent contre la mort en s’accrochant à quelque mâture flottante.
Mais attendez, ce n’est pas tout encore. – Un spectacle plus affreux de vérité et de désolation vous attend. – C’est la mer ?… la mer immense avec ses abîmes sans fond et ses hautes montagnes ; la mer sans horizon, sans secours, sans espérance ; la mer immense comme l’éternité ! Et puis, au milieu, un faible radeau de bois, agonisant débris du navire englouti, qui va au gré des vents. Voyez-les, ces pauvres abandonnés, se traîner mourans sur les planches humides : ils appellent Dieu à leur secours, et le blasphème est aussi près de leurs bouches que la prière. – Voyez-les : les uns sont morts, et sur ces cadavres livides, roulent des cadavres dont la vie ne s’est pas encore entièrement échappée.
Là, sont les deux ennemis, Pierre et le jeune marin. La mort les a rapprochés ; mais la haine est le dernier battement qui survit dans leur cœur presque éteint. […] un navire !… Ils sont sauvés.23

Il s’agit bien de drame et non de tragédie : les personnages luttent contre l’adversité, contre les éléments, contre leur faim et leur fatigue, et luttent aussi contre les pulsions cannibales engendrées par la disette. Et pourtant, l’effet cathartique reste entier.

On pourrait croire que le théâtre tragique prend la mer pour fond de scène et que les grands éléments de la nature se présentent de manière de plus en plus forte, dans la carrière dramatique de Racine particulièrement. En effet, le récit de mer est presque toujours le récit de la séparation dramatique : le héros est séparé dans le naufrage de l’objet de son amour et de ses compagnons, ce qui l’endeuille, l’isole et lui ôte à lui rescapé toute raison de survivre, puisque son amour a disparu et que le sort l’a inexplicablement, voire indignement épargné ; le naufrage est aussi cause de la faiblesse qu’engendre la solitude. La mer n’est guère, au théâtre, le récit d’exploits mais bien plutôt de difficultés, certes surmontées, mais sans gloire, dans l’obscurité de la nuit et de l’inconnu.

Plus que tout autre espace, la mer signifie la perte de contrôle du personnage sur son environnement : un palais se connaît, comme le sérail, jusque dans ses détours, les villes sont des lieux où l’on peut manœuvrer : dans le Clarionte, Rosimène peut imaginer, en ville, faire libérer son amant, qu’elle avait d’abord perdu dans les flots ; l’Heureux naufrage de Rotrou repose sur la manipulation des intrigants et de la reine, alors que le naufrage avait d’abord été la cause inévitable d’une catastrophe. Mais on ne peut espérer obtenir plus que l’on ne possédait avant la fâcheuse traversée : il n’est possible, au mieux, que de récupérer son bien perdu, son pouvoir enlevé : Prospero retrouvera son pouvoir politique, Palestre, la jeune fille enlevée du Rudens de Plaute, sa liberté, Rosimène retrouve son amant, Cléandre de l’heureux naufrage de Rotrou sa Floronde. Parfois, la catastrophe est l’occasion de voir couronnés d’autres espoirs : dans Zamore et Mirza ou l’heureux naufrage, père et fille se retrouvent miraculeusement grâce à la fortune de mer, mais aussi grâce à Zamore qui les a sauvés.

En tout cas, la possibilité d’une arrivée imprévue par la voie maritime fait du port un lieu dramatique propre aux coups de théâtre : « La scène est à Nymphée, port de mer sur le Bosphore Cimmérien, dans la Taurique Chersonèse » :

Princes, toute la mer est de vaisseaux couverte,
Et bientôt, démentant le faux bruit de sa mort,
Mithridate lui-même arrive dans le port. (Racine, Mithridate, I, 4)

La perspective d’une arrivée, ou la possibilité matérielle d’une fuite hors de l’espace tragique est un artifice souvent utilisé par Racine, ce qu’a souligné R. Barthes24.

Si vous voulez partir, la voile est préparée. (Racine, Phèdre, II, 6)

ou encore :

Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence,
Prêts à quitter le port de moments en moments,
N’attendent pour partir que vos commandements (Racine, Bérénice, I, 3, v. 71-74)

En fait cette possibilité d’échapper par la mer à son destin n’est pas la solution retenue par les héros tragiques : la mer n’est pas l’espace tragique dans lequel épanouir le discours de la mortelle indécision. Prendre la mer serait ici un acte de lâcheté – malgré tous les périls qu’elle promet, car ces dangers, fussent-ils mortels, ne sont pas de la même essence : dans la tempête, il n’est que de tenir bon et se battre pour sa survie, mais aucun discours, aucune volonté ne saurait fléchir les éléments. Céder à la mort y est trop facile pour que cette solution puisse être un choix tragique. On ne s’embarque que contraint et forcé et la proposition de fuir sur les navires préparés n’est guère sérieuse : malgré les apparences c’est une fausse solution25 et elle est généralement déclinée.

 

L’orientation du récit de mer passe par le vocabulaire employé. La tragi-comédie, dans ses longs récits, propose une palette riche et variée, et ses images marines peuvent être très recherchées26. Par exemple, le voyage de l’exilé dans la Virginie de Mairet, le fait changer d’embarcation, ce qui offre l’occasion de développer la gamme du vocabulaire nautique. Les voyageurs partent d’abord sur le Tibre :

Ce fleuve impetueux nous reçoit et nous rend / Dans le sein escumeux de la mer qui le prend : / Là nous quittons la barque, et prenons un navire (Mairet, La Virginie, IV, 4)

Mais le « vaisseau » étant disloqué par la tempête, il lui faut l’abandonner :

Tant que les mariniers sans courage et sans art, / Laissèrent le navire au pouvoir du hazard. / La pluspart demy morts gisoient à fonds de cale, / Alors que le Patron tout tremblant et tout pâle, / Nous vint donner avis que la nef faisoit eau, / Que le dernier espoir n’estoit plus qu’au bateau, / Et qu’avant que quelqu’un s’advisast de le prendre, / Il nous falloit en mer promptement le descendre. / Là nous nous employons avec un tel effort, / Que nous mettons enfin cet esquif hors le bord. (Mairet, La Virginie, IV, 4)

En quelques vers, Mairet emploie six substantifs différents pour désigner les trois embarcations qui les portent successivement. De même, Shakespeare ou les textes antiques dont Racine s’est inspiré27 offrent une large variété. En revanche le vocabulaire utilisé par cet auteur est étrangement très peu varié et très abstrait : dans toute l’œuvre racinienne, on ne compte que seize occurrences28 du mot « mer » et dix-sept de « mers », deux d’« Océan » (mais pas d’« océans »), une seule de « flot », mais dix-sept de « flots », plus marqués au pluriel de connotations poétiques. La « tempête » apparaît trois fois, mais au sens figuré, de même que le naufrage, dont deux emplois sur les trois sont métaphoriques. Si « vaisseau(x) » revient à trente-neuf reprises – cinq fois au singulier, trente-quatre fois au pluriel plus abstrait – « navire », « nef », « bateau » sont absents du répertoire, et la « barque » employée une fois est celle de Charon. En conséquence, la « rame » est aussi peu employée : sur deux occurrences, une sert à manœuvrer ladite embarcation des morts, l’autre échoue à faire avancer les vaisseaux d’Agamemnon. Dieu de la mer, Neptune est cité à onze reprises, mais jamais sous la forme de Poséidon, même dans les pièces grecques, ce qui renforce la convention. D’ailleurs le vocabulaire technique (navigation, épave, carène, quille, mât, mâture, ancre, dérive) n’y figure pas. Le vent est bien sûr l’élément physique indispensable à défaut de rame, mais il n’apparaît guère, même dans Iphigénie, dont il est pourtant l’enjeu apparent. « Nos vaisseaux sont tout prêts, et le vent nous appelle » annonce Pylade à Oreste dans Andromaque, III, 1 : l’emploi reste presque métaphorique ; en revanche les « vents » plus abstraits, reviennent à vingt reprises. La voile désigne trois fois des bateaux, la synecdoque étant presque lexicalisée. Un seul pirate (Mithridate, « Errant de mers en mers, et moins roi que pirate », II, 4), mais pas de corsaire dans toute l’œuvre de Racine. Cette pauvreté du lexique marque bien le peu d’intérêt pour la mer en tant qu’espace de la tragédie, et le mépris pour les aspects trop prosaïques de la navigation : même si le décor est maritime, cette ressource est une pure éventualité, non représentée, presque jamais décrite ni racontée. Ces cinq vers de Phèdre sont peut-être le plus long récit d’errances maritimes :

J’ai couru les deux mers que sépare Corinthe ;
J’ai demandé Thésée aux peuples de ces bords
Où l’on voit l’Achéron se perdre chez les morts ;
J’ai visité l’Elide, et laissant le Ténare,
Passé jusqu’à la mer qui vit tomber Icare. (Racine, Phèdre, I, 1)

On peut donc soutenir que la mer donne à la tragédie une sorte d’urgence, le destin pressant par cette métaphore le cours des événements dramatiques. En fait, elle n’occupe cette fonction que de façon très abstraite, n’offrant qu’un simulacre de réconfort dans l’éventualité d’une échappatoire. Quant aux récits qui précèdent la crise, dans la tragédie, ils relèvent plus du registre dramatique que tragique. Du reste, le naufrage alimente plutôt l’histoire des tragi-comédies ou des comédies que des tragédies, dans lequel il n’est pas utilisé, ou très peu. En effet, le héros ballotté par les flots perd toute majesté, il est impuissant à réagir et à maîtriser le cours des événements. La mer est rigoureusement indifférente au sens de l’honneur ou aux menaces de suicide des héros.

Si Iphigénie à Aulis d’Euripide et l’Iphigénie de Racine sont des tragédies, c’est que la mer est l’enjeu et non le cadre, le poids dans la balance qui porte, de l’autre côté du fléau, la vie de l’héroïne. Aussi l’ouverture de la mer à la navigation relève-t-elle d’un pouvoir maléfique, d’une mort conçue comme une rançon aux éléments : cependant le nœud de la tragédie ne repose pas sur la description d’une mer favorable, mais sur le choix crucial d’un père, qui doit juger s’il sacrifie sa fille à sa gloire de chef, supposée assurée par la possibilité de voguer vers Troie.

Que Neptune et les vents, prêts à nous exaucer,
N’attendent que le sang que sa main va verser.
Déjà dans les vaisseaux la voile se déploie,
Déjà sur sa parole, ils se tournent vers Troie.
Pour moi, quoique le ciel, au gré de mon amour,
Dût encore des vents retarder le retour,
Que je quitte à regret la rive fortunée […] (Racine, Iphigénie, III, 3)

D’ailleurs, la description des flots immobiles et des vaisseaux encalminés est brève : deux vers chez Euripide (v. 87-88) : « L’armée rassemblée et prête, nous restons à Aulis sans pouvoir prendre la mer29. » Un seul mot est employé en grec pour cette dernière formule : « aploia », ce qui concourt encore à la brièveté de l’expression.

Tu te souviens du jour qu’en Aulide assemblés
Nos vaisseaux par les vents sembloient être appelés.
Nous partions ; et déjà par mille cris de joie
Nous menacions de loin les rivages de Troie.
Un prodige étonnant fit taire ce transport :
Le vent qui nous flattoit nous laissa dans le port.
Il fallut s’arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile (Racine, Iphigénie, I, 1)

La mer se raconte comme le lieu de la colère des dieux, et cela n’est pas l’apanage de la tragédie.

Neptune écume encor de la rage homicide / Dont il veut t’empêcher de suivre ce perfide : / À peine as-tu sur l’eau ses vaisseaux aperçus, / Que d’un soudain courroux les vents se sont émus / Et qu’astre, élémens, flots, vents, grêle et tonnerre, / Tous d’un commun effort t’ont déclaré la guerre ; / Les airs se sont troublés, le tonnerre a grondé, / Les vents d’un soin aveugle ont ton vaisseau guidé, / Et ton esprit confus sur ce triste rivage / Est à peine remis de la peur de l’orage, / La mort à tout moment se présente à tes yeux, / Prête d’exécuter la colère des dieux (Rotrou, La belle Alphrède, comédie, 1634, I, 1)

Dans tous les cas, qu’elle soit simple décor, peu narrativisé, ou que le récit des aventures redouble le constat implicite de la représentation, la mer épouse à merveille une forme anagogique, ou simplement morale, par le spectacle des vicissitudes qu’elle impose aux héros qui s’y risquent. Thomas Pavel souligne ainsi les effets de l’éloignement :

Avec l’habitude de l’extraordinaire, l’imaginaire classique inculque à son public celle de la déréliction. En dépit de la perfection formelle, en dépit du vernis classique qui fait reluire d’un même éclat l’image de la tranquillité et celle du désespoir, les tableaux représentés sont ceux de l’évanescence du bonheur, de l’irrémédiable corruption du monde et de la solitude des hommes devant l’adversité. […] En représentant comme inséparables l’inéluctabilité du malheur et l’extraordinaire puissance des héros qui l’affrontent, l’imaginaire classique reproduisait à l’intérieur de ses univers imaginaires la différence même qui distinguait ceux-ci de l’univers réel, obscur et dangereux. Le contraste entre la déréliction qui guette les personnages et la grandeur qu’ils lui opposent allait de pair avec l’écart qui, dans l’esthétique classique, séparait l’univers ambiant de l’univers représenté. L’exil d’Énée et celui de Céladon les éloignent de la cité natale et de la présence aimée, tout comme l’univers réel éloigne les hommes de la splendeur des univers imaginaires. Dans l’imaginaire classique, l’exil, allégorie de la distance, définissait simultanément la loi de la condition humaine et celle de sa représentation30.

On hésite à faire de la mer un espace réaliste : cette distance « permettait aux spectateurs de s’habituer, en les gardant à distance, à l’étonnante multiplicité des événements et aux retournements perpétuels de la fortune31. »

Toutes les images qui évoquent la mer relèvent du même imaginaire : « L’empire des flots, ce perfide élément32 », chez Rotrou, qui lui fait adresser cette complainte : « Onde mouvant cercueil, élément infidèle/ Rejette au moins son corps, rends quelque chose d’elle »33… « O mer impitoyable » (Bouscal, L’Amant libéral, V, 10). L’assimilation entre le sort et la mer peut n’être qu’une simple image :

Ne dissimule point, descouvre moy mon sort,
Je verray d’un mesme œil le naufrage, et le port. (Desfontaines, Eurimédon, IV, 1)

Ou les déboires qu’Oreste narre longuement, dans lesquels la mer se trouve associée étroitement à la conscience de ses malheurs :

Tu vis mon désespoir ; et tu m’as vu depuis
Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis (Racine, Andromaque, I, 1, v. 43-44)

Mais Neptune est souvent tenu pour responsable des désastres qui frappent la destinée des personnages. Parfois même on l’invoque :

Destin, Nesptune, Amour, Dieux cruels, tristes Astres, / Ne deliberez plus, achevez mes desastres /
Et vous foudres grondans en d’inutiles mains, / Que ne punissez-vous les crimes des humains ? / Vaste mer qui retiens mon ame et mes delices / Ouvre au moins à mon corps tes affreux precipices, / puisque desja ma vie est sur ton Element, / Prens ce qui reste encor d’un malheureux Amant.
(Desfontaines, Eurimédon, I, 3, monologue de Tygrane)

À moins que l’héroïne ne s’en prenne directement à la mer, dans une prosopopée qui fournit à elle seule le monologue d’une scène entière, dans la Virginie de Mairet :

Virginie, parlant à la Mer.
Ô trompeur Element ! ô mer ! est-il possible / Que sous le faux semblant d’un calme si paisible / Tu caches les fureurs que je t’ay veu vomir, / Et dont les seuls pensers me font encor fremir ? / Tel et plus doux encor paressoit ton visage, / Une heure auparavant cet invincible orage, / Qui nous a fait sentir ton infidelité, / Et la perte d’un Pere à jamais regretté. (Mairet, La Virginie, III, 8)

La mer est fréquemment le comparant dans des images de destin cruel et sournois, par exemple chez Shakespeare :

Tempests […], high seas, and howling winds, / The guttr’d rocks, and congregated sands, / Traitors ensteep’d to clog the guiltless keel (Othello, II, 1)

des tempêtes […], des hautes mers, les vents hurleurs, les rocs hérissés, les bancs de sable, ces traîtres embusqués pour entraver la quille innocente34.

La personnification de la mer est en fait une force toujours prête à s’acharner sur les hommes. En effet, la mer semble toujours prête à recommencer, prouvant en cela seul sa constance, comme le montrent les aventures de Léonise :

… le ciel joyeux de mon naufrage, / Fit voir bien-tost après sa face sans nuage. / Le triste souvenir de l’orage passé, / Du cœur de ces voleurs est bien-tost effacé / Ils trouvent un navire, ils reprennent les ondes, / Et vont continüer leurs courses vagabondes. / J’appelle alors la mort, mais inutilement, / Il faut aller encor sur ce traistre element. (Bouscal, l’Amant libéral, III, 4)

On comprend les réticences des personnages à s’y risquer une fois de plus :

Le Cady : M’accompagnerez-vous ?
Halima : J’ay trop peu de courage, / Seigneur, je crains la mer. (Bouscal, L’Amant libéral, IV, 6)

Dans le cas de The Tempest, Ariel décrit même la tempête qu’il a lui-même provoquée :

I boarded the King’s ship; now on the beak, / Now in the waist, the deck, in every cabin, / I flamed amazement: sometime I ‘ld divide, / And burn in many places; on the topmast, / The yards and bowsprit, would I flame distinctly, / Then meet and join. Jove’s lightnings, the precursors / O’ the dreadful thunder-claps, more momentary / And sight-outrunning were not: the fire and cracks / Of sulphurous roaring the most mighty Neptune / Seem to besiege, and make his bold waves tremble, / Yea, his dread trident shake. (The Tempest, I, 2)

J’abordai le vaisseau royal : tantôt en proue / Tantôt au poste, et sur le pont, dans les cabines, / Flambart, j’ai stupéfait. Par moments, divisé / Je brûlais à la fois ici, là, au grand mât, / Sur vergue et sur beaupré flambant séparément / Puis rejoignant mes flammes. Les éclairs célestes / Précurseurs du tonnerre effrayant, n’étaient pas / Plus instantanément enlevés à la vue ! / Soufre, tonnerre et feux semblaient assiéger / Neptune tout-puissant, faisant trembler ses vagues / Ébranlant son trident redouté.

 

Le récit des aventures enchaîne fréquemment les écueils et les personnages vont, comme de bien entendu, de Charybde en Scylla : la pauvre Léonise, dans l’Amant libéral de Bouscal, ne doit pas subir moins de quatre naufrages, c’est-à-dire à chaque fois qu’elle embarque sur un navire… Célie, l’amante de Clarigène, doit aussi affronter de longues et sévères difficultés :

Entre mille dangers nous meinent dans Ostie, / Là sans nous amuser nous prenons un vaisseau / Et nous nous exposons à la mercy de l’eau, / Où tant que le permit cet element barbare / Nous tinsmes sans peril la route de Lipare. / Mais nous voguons en vain vers un climat plus doux, / À l’exemple du Ciel la mer est contre nous, / Incertains du Salut, incertains du naufrage / Le vent nous fit errer de rivage en rivage / Et cette mer n’a point de rochers ny d’écueils / Dont le sort n’ait taché de faire nos cercueils. / Ainsi durant neuf mois, sur le dos de Neptune, / Nous a persecutez le Ciel ou la Fortune. (Du Ryer, Clarigène, I, 2)

La mer apparaît donc dans les récits comme l’instrument du destin, leur sauvetage comme l’œuvre inespérée de la Providence. Toutefois cette image est souvent profane, et sa métaphorisation emprunte volontiers à la mythologie classique. Neptune représente bien, dans le discours, la force imprévisible qui se joue des héros en imposant à la mer et aux vents des changements brusques et violents. La description de la mer en furie, qui est l’objet le plus obsédant du récit, insiste sur la variabilité et l’excès de ses caprices. Rien que les vagues suscitent l’image des antithèses profondes, hyperboliques, la mer montant jusqu’au ciel pour éteindre le feu de l’orage.

L’image de la mort errante sur les flots, / Qui tantost s’abaissoient en profondes valées / Et tantost se haussoient en montagnes salées : / De sorte que je croy que la vague atteignit, / Jusqu’à la région du feu qu’elle esteignit. (Mairet, La Virginie, IV, 4)

Le récit des vicissitudes maritimes met souvent l’accent sur cette versatilité de la mer, d’autant plus traîtresse que le voyage peut débuter sous les meilleurs auspices, par un joli temps faussement rassurant. Cependant la mer calme et heureuse ne constitue pas un objet de récit au théâtre, sauf quelques vers, surtout destinés à souligner l’opposition. Cette forme de longue narration est particulièrement appréciée dans la tragi-comédie, qui reprend avec une variatio assez faible les éléments de cette intrusion romanesque stéréotypée dans la trame théâtrale. La comparaison est révélatrice entre les récits de L’Heureux naufrage et Le Clarionte35, desquels on pourrait aussi rapprocher la scène 4 de l’acte IV dans la Virginie de Mairet.

Et d’un commun accord notre fidélité / Sur un traître élément cherche la sûreté ; / Neptune, qui voyoit ses grâces infinies, / Sous ce faix glorieux a ses ondes unies ; / Le ciel nous obligea d’un favorable aspect, / Eole à tous les vents imposa le respect, / De petits alcyons chantans venoient en troupe / Se percher sur le mât et voler sur la poupe, / Et six fois le soleil nous ramena le jour / Sans que nous connussions autre ennemi qu’Amour ? / Mais Neptune bientôt montra son inconstance : / Des traits qu’elle dardoit ce lâche dieu s’offense ; / Parce qu’elle le brûle il la veut submerger, / Et des feux par les eaux résout de se venger ; / Tous les vents mutinés sortent à sa prière, / Une épaisse vapeur nous cache la lumière, / L’orage d’un beau jour fait une obscure nuit, / L’air retentit partout d’un effroyable bruit ; / Il en sort un faux jour, mais qui nous est contraire, / Et qui nous éblouit plus qu’il ne nous éclaire ; / D’un choc impétueux les vents et les rochers / Font naître la frayeur dans le sein des nochers : / L’air redouble ses bruits, et le vent son haleine ; / Ce fier tyran des airs fait cent monts d’une plaine ; / Il rompt, déchire, fend cordes, voiles et mâts, / Et ce triste vaisseau ne se reconnoît pas : / Le pilote est confus ; la science et l’usage / Contre les grands dangers sont un foible avantage ; / Le timon dans ses mains n’est plus qu’un vain fardeau : / Il laisse au gré des vents régir notre vaisseau ; / Et ce triste jouet d’un si puissant orage / Contre le port enfin va faire son naufrage. / L’Amour, ce foible dieu, ne nous put secourir, / Et j’ignore quel sort m’empêcha d’y périr ; / Mais quelque heureux destin qui m’ait tiré de l’onde, / Son secours m’outrageoit s’il y laissa Floronde ; […]

- Salmacis :
O fatal accident ! je plains votre infortune.

Rotrou, l’Heureux naufrage (1634) I, 2

- Rosimène :
Mon père me mettant en de si chères mains, / Expose mon salut sur les flots inhumains / Avec un florissant et superbe équipage / Digne de sa grandeur comme de son courage / Et nous ayant conduits jusque dessus le bort, / Mettant la voile au vent nous démarrons du port / Et le vaisseau qui fend le dos uny de l’onde, / Emporte dans ses flancs les plus contens du monde. / Le Ciel nous paroissoit si serein, et si beau / Tant de nids d’Alcion se pourmenoient sur l’eau, / Et la mer en tous lieux estoit si bien unie, / Que la tristesse à part et la crainte bannie, / Nous accordions nos voix au chant des matelots / Tandis qu’un doux zephyr nous guide sur les flots. / Nous voguasmes trois jours, avec cette bonace : / Mais le Ciel à la fin reprend une autre face, / Et par quelques éclairs il imprime d’abort / Dans le cœur des Nochers la crainte de la mort, / Ces éclairs sont suivis de l’esclat du tonnerre / Et presque en un moment l’orage se desserre. / On void crever la nue, et nos pauvres vaisseaux / Semblent ensevelis et soustenus des eaux / La clarté du Soleil est soudain obscurcie, / D’une nouvelle mer la mer semble grossie, / Devient plus orgueilleuse, et faict tous ses efforts / Dans ce nouveau secours pour sortir de ses borts : / En fin malgré les feux, et l’orage qui crève / Par le secours des vents la vague se sousleve, / Et touchant les frimats de son humide front / Fait de flots ramassez un effroyable mont, / Qui choquans orgueilleux les plus hautes Estoiles/ Enrichissent leurs flancs du debris de cent voiles ; / Puis fondans tout à coup, leur abysme entrouvert / Fait voir avec horreur le sable descouvert. / Nos vaisseaux longuement promenez sur les ondes / Visiterent en fin leurs entrailles profondes / Ils reclament en vain l’assistance des Dieux / Et presque tous les miens perirent à mes yeux. / Helas quand ma memoire apres ce grand orage / Me represente encor cest effroyable image / Je tasche vainement de retenir mes pleurs. […] / Il parloit quand le vent redoublant sa furie, / Renverse nostre mast, le Pilote s’escrie, / Leve les mains au Ciel, et quittant son travail / Il perd avec l’espoir le soin du gouvernail, / Après luy les Forçats abandonnent les rames, / La mort règne déjà parmy ces foibles ames, / Et faict un tel effort que dans leur pasle teint / On connoit le trespas sur leurs visages peint.
- Polimant :
Le Ciel n’exempta point d’un naufrage funeste / Le pauvre Clarionte.
- Rosimène :
Escoutez ce qui reste. / Le Soleil disparoist, et le jour qui s’enfuit / Fait place avec regret aux ombres de la nuict / Nostre frayeur accreut au milieu des ténèbres / Qui nous espouvantoient de mille objets funebres, / Et tout espoir perdu nous remettons au sort / La disposition d’une infaillible mort. / Les vents soufflent toujours, et redoublent l’orage, / Nostre vaisseau sans mast, sans voile, sans cordage, / Et privé du secours de tous ses Matelots / Tient la route incertaine à la mercy des flots : / Et ne recognoist plus que le vent qui l’emporte. / Presque toute la nuit se passa de la sorte : / Mais sans l’avoir preveu dans ceste obscurité / Sur un bord incogneu le vaisseau fut jetté : / Nous sentons sous nos pieds la navire arrestee, / Qui de l’onde et du vent n’estoit plus agitee, / Et la nuict est si sombre et l’orage si fort, / Qu’ils ne permettent pas de descouvrir le bord : / Mais enfin le Soleil nous monstrant son visage, / Nous laisse avec plaisir regarder le rivage, / Nous prenons esperance et quittons le vaisseau / Qui de tous les costez se fend et reçoit l’eau.

La Calprenède, Le Clarionte (1637), I, 2

Ces deux longs voire très longs récits (74 vers pour La Calprenède, à peine interrompus aux deux tiers par une brève intervention), mis en parallèle, montrent les ressources d’un tel accident : plus développé chez La Calprenède, qui brode jusqu’à l’hyperbole baroque sur les images attendues, il accentue le côté dramatique de ce qui constitue le noyau dur de la pièce. Dans les deux cas, l’ordre de succession du récit, à valeur d’hypotypose, présente d’abord la bonace, symbolisée par les alcyons et le zéphyr, puis l’orage aussi brusque que violent, qui obscurcit le soleil et précipite bientôt, au cœur de la nuit, les matelots dans l’impuissance, puis l’ensemble des équipages dans la terreur et le désespoir, avant le naufrage final.

Héroïsation compromise

Sur mer, le récit montre bien l’impuissance des héros : le pilote lui-même ne sait où il se trouve :

Lorsque nous reposons, le Pilote s’escarte, / Visite sa boussole et consulte sa carte, / Pour sçavoir quel pays nous pouvoit soustenir (La Calprenède, Le Clarionte, I, 2)

Ainsi Clarionte et sa belle Rosimène se trouvent-ils, chez La Calprenède, jetés sur les bords inhospitaliers de Majorque.

Le timonier lâche la barre en pleine tempête, les matelots abandonnent la manœuvre :

La mer se boulleverse et les ondes esmeües, / Confondent son visage avec celuy des nuës, / Si bien que par l’advis de tous les matelots, / On laisse la navire à la mercy des flots, / Elle va dans l’enfer publier sa défaite […] / Car les nochers voyant sa rage opiniastre, / Avoient tous résolu de ne le plus combatre (Bouscal, L’Amant libéral, I, 3).

La mer ne peut être tragique puisque les récits qui l’évoquent montrent la démission, le désespoir. Dans The Tempest, la tourmente qui ouvre la pièce de Shakespeare justifie le titre de la pièce et installe une dysharmonie symbolique dans l’action36 : la tempête représente la violence aveugle dont les héros sont le jouet. En revanche, la pièce s’achève dans le calme revenu. En outre, quand elle est fort longue, la forme du récit signifie aussi la perte de toute retenue et de tout contrôle sur le discours. Le stoïcisme de la tragédie est incompatible avec la logorrhée d’un héros malheureux d’un La Calprenède ou d’un Bouscal.

En outre, les naufragés rescapés sont en piteux état, ce qui contribue à accréditer leur récit mais ne lui donne pas forcément le dépouillement tragique souhaitable : dans l’acte I scène 1 de l’Heureux naufrage de Rotrou, Cléandre est couché et divague. Les naufragés de The Tempest s’inquiètent de leurs vêtements gâtés par l’eau de mer. Palestre entraîne sa compagne vers le temple qu’elles aperçoivent non loin, mais elles ne se trouvent guère présentables :

Siccine heic cum uvida veste grassabimur (Plaute, Rudens, v. 170)
Mais comment marcher avec ces vêtements tout trempés ?

 

Ainsi la mer est-elle souvent associée à l’histoire malheureuse des héros : mais l’alliance de la mer, ou des navires, et des pires ennuis, culmine comiquement avec la question répétée « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » (Les Fourberies de Scapin, II, 7) De fait, le mauvais parti fait au malheureux étourdi Argante semble si attendu, si prévisible, que monter à bord de la galère était comme une assurance d’enlèvement.

 

Mais le récit lui-même constitue une catégorie particulière de récit : à cette contemplation distanciée d’un naufrage succède sur la scène le récit d’un personnage tantôt témoin impuissant (comme le messager des Perses d’Eschyle, Miranda, Théramène, Lysanor dans l’Heureux naufrage), tantôt témoin actif dans l’opération de sauvetage (Pierrot dans Dom Juan, Zamore et Mirza…), tantôt rescapé, ce qui est le cas le plus fréquent : il s’agit alors d’une nouvelle et triste épreuve pour le héros, à qui la confession coûte.

C’est souvent le fait des femmes : Palestre dans le Câble de Plaute, Rosimène dans le Clarionte, Célie dans Clarigène, Léonise dans l’Amant libéral, Alphrède dans la Belle Alphrède de Rotrou, toutes femmes dont les malheurs ne sont pas de nature tragique, mais tragi-comique : leur honneur est souvent compromis dans ces circonstances, car elles doivent souvent avouer en même temps que leur présence sur le navire est le fait d’un enlèvement ou d’une fugue amoureuse. Voici les déboires d’Alphrède, qui semble malgré tout prendre des risques dignes d’une aventurière :

Deux mots vous l’apprendront : elle suit un amant […] / Son hymen étoit prêt de combler ses désirs, / Lorsque pour ce dessein tirant vers l’Angleterre, / Qui de cette rivale est la natale terre, / Le vent nous a chassés en ce bord étranger : / Alphrède nous suivant eut sa part du danger ; / Et sa nef en lieu, vain jouet de l’orage, / De même vent poussée, a fait même naufrage (Rotrou, la Belle Alphrède, II, 3)

Dans Clarigène, toute l’intrigue repose sur un quiproquo : le Clarigène qui a enlevé la fille de Licidas n’est pas le Clarigène dont Célie est l’amante, mais avant de faire la différence entre les deux homonymes, son père se lamente à la pensée de la vertu de sa fille, nécessairement compromise sur le navire. Pire encore, la pauvre Palestre qui aborde le rivage du Rudens, après son naufrage, a été enlevée enfant par le leno, le trafiquant de femmes : son naufrage achève le cycle de ses malheurs, puisqu’elle retrouve ses parents et épouse le jeune homme qui l’avait achetée par amour. Raconté par ces femmes, devenu par la confession du récit une épreuve destinée à racheter une faute, le naufrage perd de sa majesté tragique.

Le récit peut aussi être assumé par les seconds rôles, valets ou esclaves (comme dans le Rudens) ou faux valets (Lysanor est Floronde déguisée en valet, dans l’Heureux naufrage), paysans comme Pierrot (Dom Juan), gouverneurs, comme Théramène, ou confidents comme Pylade, qui raconte brièvement à Oreste dès les premiers vers d’Andromaque ses tristes aventures,

Depuis le jour fatal que la fureur des eaux
Presque aux yeux de l’Épire écarta nos vaisseaux.
Combien dans cet exil ai-je souffert d’alarmes ! (Racine, Andromaque, I, 1, v. 11-13)

 

Le vocabulaire du récitant peut même tirer la scène du côté du comique. Si Anne Ubersfeld souligne le fait que, dans le récit final de Phèdre, « le spectateur n’a pas envie de rire en entendant dire : “Son front large est armé de cornes menaçantes”37 » en se souvenant du Minotaure, le récit frôle parfois le ridicule ou le risible, par sa grandiloquence ou par son excessif prosaïsme, ou par un idiolecte parodique. Le naufrage est raconté dans Dom Juan comme une grotesque culbute dans une mare.

Pierrot. – Perquienne, il ne s’en est pas fallu l’époisseur d’une éplinque, qu’ils ne se sayant nayés tous deux.
Charlotte. – C’est donc le coup de vent da matin qui les avoit ranvarsés dans la mar.
Pierrot. – Aga guien, Charlotte, je m’en vas te conter tout fin drait comme cela est venu : car, comme dit l’autre, je les ai le premier avisés, avisés le premier je les ai. Enfin donc, j’étions sur le bord de la mar, moi et le gros Lucas, et je nous amusions à batifoler avec des mottes de tarre que je nous jesquions à la teste : […] batifolant donc, puisque batifoler y a, j’ai aparçu de tout loin queuque chose qui grouilloit dans gliau, et qui venoit comme envars nous par secousse. Je voyois cela fixiblement, et pis tout d’un coup je voyois que je ne voyois plus rien. Eh, Lucas, ç’ai-je fait, je pense que vlà des hommes nageant là-bas. Voire, ce m’a-t-il fait, t’as été au trépassement d’un chat, t’as la vue trouble. […] Veux-tu gager, ç’ai-je fait, que je n’ai point la barlue, ç’ai-je fait, et que ce sont deux hommes, ç’ai-je fait, qui nageant droit icy, ç’ai-je fait. […] Enfin, je n’avons pas putôt eu gagé que j’avon vu les deux hommes tout à plain qui nous faisiant signe de les aller quérir, et moi de tirer auparavant les enjeux. Allons, Lucas, ç’ai-je dit, tu vois bian qu’ils nous appelont : allons vite à leu secours. Non, ce m’a-t-il dit, ils m’ont fait pardre. Ô donc tanquia, qu’à la parfin pour le faire court, je l’ai tant sermonné que je nous sommes boutés dans une barque, et pis j’avons tant fait cahin caha, que je les avons tirés de gliau, et pis je les avons menés cheux nous auprès du feu, et pis ils se sant dépouillés tous nus pour se sécher, et pis il y en est venu encor deux de la même bande qui s’equiant sauvés tout seuls, et pis Mathurine est arrivée là à qui l’en a fait les doux yeux. Vlà justement, Charlotte, comme tout ça s’est fait38. […]
Dom Juan. – Nous avons manqué notre coup, Sganarelle, et cette bourrasque imprévue a renversé avec notre barque le projet que nous avions fait39.

La longueur du récit d’une parodie de naufrage, soulignée par la répétition, menée avec la transcription phonétique d’accent dialectal à valeur socialement péjorative, doit donner à la scène une tonalité comique. De même, le naufrage qui a porté Blaise le paysan sur l’Île de la raison, chez Marivaux, n’a rien de tragique par la tonalité de son récit.

Tenez, mon ami ; j’avais un quarquier de vaigne avec un quarquier de pré ; je vivions sans ennui avec ma sarpe et mon labourage ; le capitaine Duflot viant là-dessus, qui me dit comme ça : Blaise, veux-tu me sarvir dans mon vaissiau ? Veux-tu venir gagner de l’argent ? Ne velà-t-il pas mes oreilles qui se dressont à ce mot d’argent, comme les oreilles d’une bourrique ? Velà-t-il pas que je quitte, sauf voute respect, bétail, amis, parents ? Ne vas-je pas m’enfarmer dans cette baraque de planches ? Et pis le temps se fâche, velà un orage, l’iau gâte nos vivres ; il n’y a pus ni pâte ni faraine. Eh ! qu’est-ce que c’est que ça ? An pleure, an crie, an jure, an meurt de faim ; la baraque enfonce ; les poissons mangeont Monsieur Duflot, qui les aurait bian mangés li-même. Je nous sauvons une demi-douzaine. Je rapetissons en arrivant. Velà tout l’argent que me vaut mon équipée40.

Ainsi le récit de mer relève-t-il parfois de la tragédie : mais ce n’est pas le cas le plus fréquent. Si la traversée est bien le signe de l’aventure, du destin, des coups du sort, il s’avère que plus elle est développée, moins elle est tragique. Il semble bien que la fortune de mer prenne souvent les allures d’un « heureux naufrage », oxymore aux conséquences ambivalentes.

« L’Heureux naufrage » et ses artifices narratifs : « que diable allait-il faire dans cette galère ? »

Comment un naufrage peut-il être qualifié d’heureux ? Dans la logique dramatique, il n’est positif que si l’intrigue est notoirement influencée dans le sens favorable par l’épisode. Ainsi, l’heureux naufrage revient plusieurs fois comme titre ou sous-titre de pièce, chez Rotrou, chez Olympe de Gouges, ou comme thème essentiel, particulièrement dans les pièces des années 1630-1640, qui laissent les aventures atteindre la plus grande ampleur. On pourrait soutenir que l’évolution a porté vers un resserrement du récit de mer, après les excès de la tragi-comédie, en France et en Angleterre ; mais cette périodisation serait excessive. La différence entre les très longues tirades maritimes, dans des pièces du début du XVIIe siècle, assez oubliées aujourd’hui, et les récits retenus de la fin du siècle, relève davantage du genre que de l’époque, malgré une indéniable influence de la mode – rien d’étonnant non plus à ce que l’« Heureux naufrage » réapparaisse sous les auspices du romantisme. Les premières années du XVIIe siècle d’ailleurs prisaient les romans bâtis sur le modèle des tribulations sans fin : la traduction des Ethiopiques, ou Histoire de Théagène et Chariclée, par Amyot en 1547, a probablement ouvert la voie41 à une série d’aventures stéréotypées, dans lesquelles les héros, jeunes, beaux, amoureux, subissent les aléas de hasards qui les séparent, les contraignant à subir « les voyages forcés, les combats, les enlèvements, les menaces de viol, les privations de liberté et les périodes d’esclavage dans les pays les plus divers, ayant une ultime reconnaissance susceptible d’assurer aux héros à la fois une identité et une situation prestigieuse42 ». En effet, le roman ou les nouvelles comme celle de Cervantes, « l’Amant libéral »43 utilisent ce stéréotype narratif commode : l’Amant libéral de Bouscal porte en sous-titre « tragi-comédie », mais cette pièce reprend assez fidèlement l’Amant libéral de Cervantes : Richard s’appelle Lysis, et finalement ce n’est pas « l’amant libéral » qui obtient la main de sa belle, mais l’intrigue est fort semblable. La mer y intervient comme « opposant » systématique, par son mauvais temps, qui provoque des naufrages répétés : au point que l’évasion ou la scène de reconnaissance finale sont encore vraisemblables par ce même coup du sort. En même temps, cette mystification possible devient l’adjuvant du bonheur de Léonise. De même, le roman fleuve Polexandre de Gomberville, paru en 1637, la même année que le Clarionte de La Calprenède et l’Eurimédon de Desfontaines, présente aussi des aventures à n’en plus finir qui ont trait, de près ou de loin, avec la mer, en raison de ses possibilités narratives presque infinies : tout peut s’y passer, les coups de théâtre les plus inouïs se trouvant autorisés par l’incertitude foncière de ce milieu. Il n’est pas de retrouvailles invraisemblables qui ne puissent s’expliquer par une navigation hasardeuse. Rotrou, Bouscal, Du Ryer, Mairet, et d’autres, usent du même canevas en l’espace de cinq ans. En général, les dangers se combinent : la mer en elle-même est toujours vue comme hostile, d’autant que le joli temps y est rare et éphémère : orage, tempête, naufrage y compris au port (Clarigène), noyade, débarquement sur une île inhospitalière (Clarionte), capture par les pirates (L’Amant libéral), esclavage, honneur des passagères fort en péril, sont le prix à payer.

Hélène Baby a souligné la fréquence, dans la tragi-comédie, du recours à ce rituel de l’« heureux naufrage », qui offre toutes les commodités souhaitables pour l’action44. Ce motif confère une vraisemblance convenue, si l’on n’est pas trop regardant sur la bizarre fréquence des sauvetages finissant par mettre en présence deux rescapés qui se croyaient seuls échappés des flots. Après tout, ces sauvetages inattendus sont autant de revanches sur l’adversité, et le spectateur en est soulagé pour les héros.

Cette fréquence du stéréotype est soulignée par ce que l’on peut analyser comme des parodies. Par exemple, la matière d’un roman est expédiée en quelques tirades dans l’Avare : la scène de reconnaissance finale est bâtie sur ce modèle, passant à la limite – et au-delà – de la vraisemblance, grâce au récit de Valère, qui répond à Anselme :

Anselme. – Apprenez, pour vous confondre, qu’il y a seize ans pour le moins que l’homme dont vous nous parlez périt sur mer avec ses enfants et sa femme en voulant dérober leur vie aux cruelles persécutions qui ont accompagné les désordres de Naples, et qui en firent exiler plusieurs nobles familles.

Valère. – Oui, mais apprenez, pour vous confondre, vous, que son fils, âgé de sept ans, avec un domestique, fut sauvé de ce naufrage par un vaisseau espagnol, et que ce fils sauvé est celui qui vous parle. Apprenez que le capitaine de ce vaisseau, touché de ma fortune, prit amitié pour moi, qu’il me fit élever comme son propre fils, et que les armes furent mon emploi dès que je m’en trouvai capable ; que j’ai su depuis peu que mon père n’était point mort, comme je l’avais toujours cru ; que, passant ici pour l’aller chercher, une aventure par le ciel concertée me fit voir la charmante Élise ; que cette vue me rendit esclave de ses beautés, et que la violence de mon amour et les sévérités de son père me firent prendre la résolution de m’introduire dans son logis et d’envoyer un autre à la quête de mes parents.

Suit la liste des preuves que Valère peut fournir de la véracité de son récit. Sur quoi Mariane renchérit :

Le ciel ne nous fit point aussi périr dans ce triste naufrage ; mais il ne nous sauva la vie que par la perte de notre liberté, et ce furent des corsaires qui nous recueillirent, ma mère et moi, sur un débris de notre vaisseau. Après dix ans d’esclavage, une heureuse fortune nous rendit notre liberté, et nous retournâmes dans Naples…

Cette double reconnaissance est l’ostentation du procédé : la scène finale doit renouer tous les fils de l’intrigue en un tournemain : rien de plus commode qu’une histoire rocambolesque. S’il y en a deux, c’est un procédé d’exagération comique, qui se moque de la facilité de ce subterfuge et des histoires de pirates, dont l’excessive utilisation – après une bonne trentaine d’années d’usage – a définitivement ruiné la vraisemblance. Une troisième version du même naufrage parachève la fiction caricaturale de la scène finale :

Anselme. – Oui, ma fille, oui, mon fils, je suis Don Thomas d’Alburcy, que le ciel garantit des ondes avec tout l’argent qu’il portait, et qui, vous ayant tous crus morts durant plus de seize ans, se préparait, après de longs voyages, à chercher […] la consolation de quelque nouvelle famille. (Molière, l’Avare, V, 5)

Ce triple récit outrancier boucle les fils du dénouement. Mais on voit par le moment choisi pour la révélation que l’intrigue véritable ne reposait pas sur cet épisode du naufrage, dont il n’avait jamais été question auparavant, et qui est ainsi clairement une pirouette comique.

Le moment de la révélation

Cependant, le récit qui présente les aventures maritimes des héros se présente généralement comme la narration de la quintessence de la « fortune » contraire, la symbolisation des aventures malheureuses que la vie antérieure à l’action présente a imposées au héros.

Ces déboires se sont le plus souvent déroulés en dehors des planches : il est rare que l’action puisse se dérouler en mer dans l’espace même de la pièce, mais ce cas se présente. The Tempest de Shakespeare est encadrée par deux épisodes marins : naufrage, appareillage. La scène d’ouverture met des marins à la manœuvre en pleine tempête. À bord, en pleine tourmente, les matelots tentent sans succès de résister aux éléments, et la scène se clôt sur une prière, après les exclamations qui constatent l’événement au moment où il se produit : « We split, we split, we split ! Let’s all sink with th’King. » Dès la scène 2, le récit de Miranda déplace le point de vue, – le fort bref intervalle de temps durant lequel le navire a sombré – et montre l’irreprésentable. Dom Juan offre aussi cette situation. Au milieu de l’acte I, le séducteur compte sur une équipée en mer pour parvenir à ses fins :

Cet époux prétendu doit aujourd’hui régaler sa maîtresse d’une promenade en mer. Sans t’en avoir rien dit, toutes choses sont préparées pour satisfaire mon amour, et j’ai une petite barque et des gens, avec quoi fort facilement je prétends enlever la belle. (Molière, Dom Juan, I, 2) 

Le récit de Dom Juan est un projet qui se trouve mis à exécution dans le premier entracte, de façon que le début de l’acte II présente le récit de Pierrot, qui vient de repêcher les aventuriers trempés. Après, il n’est plus question de se hasarder sur cet élément. De même, le combat du Cid contre les Mores a lieu pendant le temps de la pièce, et sa révélation par le récit fait de lui un héros accompli, digne de briguer la main de Chimène. Rodrigue doit s’échauffer en racontant son exploit sur les vaisseaux des Mores, mais a priori le récit seul rend compte de l’épisode. En l’occurrence, le récit ne montre d’ailleurs qu’un simulacre de combat naval puisque

Les Mores et la mer montent jusques au port. (Corneille, Le Cid, IV, 3, v. 1276)

Dans ces trois cas, l’épisode maritime se trouve en fait situé dans l’entracte ou entre deux scènes : seul le récit place le spectateur dans la même temporalité.

On ne trouve que quelques exemples d’action maritime en temps réel, présentée sur scène, et dans ces cas particuliers le dialogue et l’action prennent le pas sur le récit, généralement dévolu aux périodes plus discoureuses qu’actives. Dans le Rudens, on assiste en direct à la sortie de l’eau des héroïnes, et le récit est absolument contemporain de l’action :

-Démonès : Que vois-tu ?
- Scéparnion : Deux femmes dans une barque, toutes seules ; les malheureuses ! comme elles sont secouées !… Bon, bon, très bien ! la vague éloigne la barque des écueils et la pousse au rivage. Un pilote n’aurait pas mieux manœuvré. Je ne crois pas avoir jamais vu de mer plus terrible… Elles sont sauvées si elles échappent à cette lame. Oh, oh, quel péril ! En voici une qui vient d’être jetée à la mer. Mais là, on prend pied, elle s’en tirera facilement… À merveille ! Tu as vu comme la vague l’a débarquée, celle-là ? … Elle s’est redressée ; elle s’avance par ici… elle est tirée d’affaire… Ah, l’autre, elle a sauté de la barque… Elle a pris peur, elle est tombée à genoux dans l’eau… Elle est sauvée ; elle est sortie de l’eau ; la voilà sur le rivage. Mais quel détour fait-elle sur la droite ? C’est pour aller se casser le cou. (Plaute, Rudens, acte I, v. 79-93)

Cependant, en général, les événements sont achevés au moment où commence la fable, même depuis fort peu de temps. Dans les premières scènes de Clarigène, Célie raconte, tout juste rescapée, son arrivée mouvementée à Athènes :

… Helas hier au soir proche de ce chasteau, / Le choc d’un grand rocher brisa nostre vaisseau. / Ceux que vous demandez avecques luy perirent. […] / Un flot me mit à terre, ou par vostre secours, / Je sentis renoüer la trame de mes jours. / Mais de quelques faveurs dont le Ciel me soulage, / Mesme estant hors des flots, j’y dois faire naufrage, / Helas puisque j’y laisse un frere, et son amy, / J’y peris avec eux, ou n’en sors qu’a demy.

Licidas :
Ne desesperez point de la bonté celeste, / Comme le Ciel vous sauve, il peut sauver le reste, / Son pouvoir est plus fort que les flots couroucez, / Et vostre exemple seul vous le confirme assez. / Qu’on aille s’enquerir si l’onde favorable / N’a rien de ce vaisseau rejetté sur le sable. (Clarigène, I, 2)

Au moment du récit, on n’a même pas encore eu le temps de chercher d’éventuels rescapés : les effets du naufrage se poursuivent donc encore. Quant à Eurimédon ou l’illustre pirate de Desfontaines, dont l’action est située à Lesbos, il commence par ces mots :

Eurimédon, sortant d’un navire et mettant Pasithée au port :
Enfin (belle Princesse) après beaucoup d’orages / Vous revoyez encor ces aymables rivages, /Neptune partizan des ambusches d’amour / S’est montré favorable à vostre heureux retour / Son perfide element a respecté vos charmes (Desfontaines, Eurimédon ou l’illustre pirate, I, 1)

 

Le récit des malheurs maritimes, on l’a vu, est souvent expédié dans les premières scènes, ce qui ne contribue pas peu à rendre d’emblée « intéressants » les malheurs du héros ou de l’héroïne. « Intéressant », voilà d’ailleurs le maître mot pour désigner les personnages de Zamore et Mirza ou l’heureux naufrage, et il ponctue sous forme d’exclamation apitoyée de l’interlocuteur le récit des malheurs successifs qui les affectent45. Cet intérêt manifesté par les auditeurs suscite donc la poursuite du récit. Il semble même que, dans l’économie de la pièce, ces récits de naufrage, d’enlèvement, d’exil ou d’errance, aient été mystérieusement tenus secrets, comme autant de marques douteuses sinon infamantes, jusqu’au moment précis où, à l’occasion du dialogue théâtral et suscitée par lui seul, quel que soit le moment de la révélation dans la pièce, la narration dévoile l’itinéraire chaotique des personnages qui seraient, autrement, tenus pour sans histoire préalable.

Le récit peut aussi se proposer d’être mensonger, puisque cette situation est si plausible : dans L’heureux naufrage de Rotrou (1634), Cléandre naufragé se désole de la perte de son amante Floronde. « Cette riche dépouille est le butin de l’onde », pleure-t-il à l’acte I, scène 1, ignorant que Floronde a réchappé des flots. Dans la scène 2, il raconte la tempête à la reine et à sa sœur, qui peuvent alors compléter la trame des événements :

Dalmatie est la terre où vous poussa le sort ; / Et quelques habitans vous trouvèrent au port, / Pâle, sans mouvement et froid sur le rivage, / Où vous fûtes jeté par l’effort de l’orage. (Rotrou, L’Heureux naufrage, I, 2)

Mais la reine Salmacis, qui l’a recueilli, étant amoureuse de lui, il paraît plus prudent à l’héroïne de se déguiser en valet rescapé, qui raconte alors sa version mensongère de la noyade de Floronde : ainsi le récit de Cléandre à la scène 2 de l’acte I est-il complété par un troisième récit émanant d’un autre point de vue :

- Lysanor
Monsieur, que la rage de l’onde, / Au lieu de me sauver, n’a respecté Floronde ! / J’ai vu tomber, hélas ! dans ce traître élément, / Au faux jour d’un éclair, cet objet si charmant ; / Et l’onde pour moi seul ne fut pas infidèle, / Afin que vous sussiez cette triste nouvelle.
- Cléandre, feignant la douleur :
Floronde ne vit plus ?
- Lysanor :
Je vis ce corps si beau / Disparoître cent fois et paroître sur l’eau. / Possédant ce butin, les ondes glorieuses / Poussèrent jusqu’au ciel leurs vagues furieuses, / S’étendirent en l’air, et passèrent leurs bords, / De peur qu’elles avoient de perdre ce beau corps ; / Qu’en ce mouvant cercueil n’eus-je ma sépulture, / Quand le ciel me fit voir cette triste aventure ! (Rotrou, L’heureux naufrage, II, 5)

Ce récit passe alors pour parfaitement crédible.

Les conditions canoniques du récit de perdition en mer sont à ce point fixées que le héros peut parfois se passer de tout récit, par litote, pour épargner la patience de ses auditeurs, ou faire mine d’abréger volontairement une narration qui pourrait être sans fin. C’est ce que fait Périandre dans la Virginie, pour varier le rythme de son long compte rendu :

Je ne veux pas icy marquer par le menu, / La carte du chemin que nous avons tenu, / Quels ports nous avons veus, quelles fameuses villes / Le nombre ny le nom des terres et des Isles ; / Suffit que vous sçachiez que durant quelques jours / Nostre nef avoit fait un favorable cours. (Mairet, La Virginie, IV, 4)

Pourtant cette retenue n’est qu’apparente (la prétérition s’accompagnant de l’hyperbole), et la tempête est décrite ensuite avec un luxe de détails qui ne sont pas, d’ailleurs, sans originalité.

Le voyage en mer est donc hélas une contrainte inhérente aux déplacements des héros, fût-ce à leur grand dam.

Philanax
Doncques ils vous ont dit, que nous aurons bon vent ?
Esclave
Fort bon, il tire droit du costé du Levant. / Vous avez un vaisseau le meilleur de la flote / Et que j’ay fait garnir d’un excellent Pilote. / Au reste un fort bon lit, et fort bien suspendu, / Aussi large que long, quand il est estendu. (Mairet, La Virginie, III, 2)

Mais souvent les récits prospectifs semblent n’avoir tiré aucune leçon des déboires passés ou de l’exemple si général, ce qui discrédite probablement aux yeux du spectateur le projet formé :

Demain, sans différer, je prétends que l’Aurore
Découvre mes vaisseaux déjà loin du Bosphore. (Mithridate, III, 1)

Ou bien :

Ah plutost par mes cris ta colere irritee / Emporte ma parole avecque Pasithee ! / Je la suivray pourtant, et mes tristes vaisseaux / Feront si promptement le grand tour de tes eaux, / Que je te forceray de me rendre ma Reyne, / Ou d’achever ma vie en achevant ma peine. (Desfontaines, Eurimédon, I, 3, monologue de Tygrane)

Mais on ne peut nier que certains projets ne soient destinés à réussir et le récit de souhait à s’exaucer : à la fin de l’Amant libéral, et à la différence des tragédies où cette fuite s’avère impensable, les amoureux forment le projet de fuir lors du transport en Turquie. Mais il faut pour cela faire croire à la mort en mer de l’héroïne. Léonise finit par échapper, grâce à ce stratagème, au mariage avec le Cady :

Tharonte : Mais sur tout ce secret, mesnage bien ta feinte, / Car si le grand seigneur en estoit adverty, / Il me pourroit un jour faire un mauvais party. / Puis que cette beauté luy devoit estre offerte.
Mamet : Seigneur, j’inventeray le récit de sa perte, / Que l’orage passé fera voir aisément (Bouscal, L’Amant libéral, V, 11)

En effet, la mer est si impitoyable que sa noyade est déjà, quoi qu’il arrive, dans l’ordre des choses. Pour une fois, la mer servira Léonise. Dans un seul autre cas peut-être, la tempête est utilisée par les fuyards :

Philidas : Nous estions poursuivis et sans ce prompt orage / Nostre salut encor alloit faire naufrage. / Mais le vent favorable a par un mesme effort, / Repoussé leur esquif, et mis le nostre au port, / L’onde esmeuë, et les vents mutinez (Bouscal, L’Amant libéral, V, 9)

Enfin, parmi les récits au futur, on trouve même l’enchaînement de malédiction :

Quoi ! pour noyer les Grecs et leurs mille vaisseaux,
Mer, tu n’ouvriras pas des abîmes nouveaux ?
Quoi ! lorsque, les chassant du port qui les recèle,
L’Aulide aura vomi leur flotte criminelle,
Les vents, les mêmes vents, si longtemps accusés,

Ne te couvriront pas de ses vaisseaux brisés ? (Racine, Iphigénie, V, 4)

Mais les dieux ne l’entendront pas ainsi :

À peine son sang coule et fait rougir la terre,
Les dieux font sur l’autel entendre le tonnerre,
Les vents agitent l’air d’heureux frémissements,
Et la mer leur répond par ses mugissements.
La rive au loin gémit, blanchissante d’écume. (Racine, Iphigénie, V, 6)

La forme

Le récit peut se présenter sous une forme variable, tirade dans un dialogue, monologue : le monologue commentant le naufrage est assez peu fréquent, car il souligne son invraisemblance, mais il existe cependant, par exemple dans L’heureux naufrage de Rotrou, à l’acte I, scène 1. Cependant, la longueur extravagante de certains récits, comme celui de Périandre dans la Virginie de Mairet, assimile pratiquement le récit à un monologue, tant est interminable le tunnel.

Parfois la mer offre l’occasion, si décriée par les critiques, d’un « doublage » des récits, puisque le naufrage a pour conséquence la séparation des couples, des familles : un double récit répond à la nécessité de rendre vraisemblable l’aventure de chacun, par une narration insérée au moment des retrouvailles. L’Amant libéral offre l’exemple de ces formes variées de récits. Lisis raconte à Philidas la séparation d’avec Léonise dans la tempête : « … tu sauras quelle est mon avanture » :

Attrapés par des brigands / Leonise me quitte et je la dois quitter. / Ces brigands dont le Sort nous a faict le sallaire, / Nous font prendre à tous deux une route contraire : / Desirant de jouïr du fruict qu’ils ont cueilly, / L’un d’eux dedans Bizerte et l’autre à Tripoly. / Puis-je garder encor ce souvenir funeste, / Ouy mais c’est seulement pour te dire le reste. / Le vent traistre comme eux se divise à l’instant, / Et trouble comme nous tout l’Empire flotant. / La mer se boulleverse et les ondes esmeües, / Confondent son visage avec celuy des nuës, / Si bien que par l’advis de tous les matelots, / On laisse la navire à la mercy des flots, / Elle va dans l’enfer publier sa défaite, / Volle en un mesme instant du précipice au faiste. / Ressent tous les assauts des dangers qu’elle craint, / Le feu du Ciel l’allume et la vague l’estaint, / Tout a peur de mourir et moy j’ai peur de vivre, / Alors qui nous fuyoit est contraint de nous suivre. / Le vaisseau de Madame apparoist à mes yeux, / Bref nous nous retrouvons mais pour nous perdre mieux. / Car le vent redoublant son insolente rage, / Le brisa contre un roc qui bordoit le rivage, / Les horreurs de la nuict, les plaintes des mourans, / Le bruit des flots poussez par la fureur des vents. / Les esclairs redoublez qui partoyent du tonnerre, / La peur que nostre nef donnât contre la terre, / Montrant en mille endroits l’image du trespas, / En font mourir beaucoup qui n’y consente46 pas. / Et moy, quoy que la mort fut toute mon envie, / Je mourus seulement du regret d’estre en vie. […]

Et ce fascheux discours a déjà trop duré, / L’orage encore un coup nous promène à son gré : / Car les nochers voyant sa rage opiniastre, / Avoient tous résolu de ne le plus combatre./ Mille corps submergez nous disent à tous coups, / Nous fusmes comme vous, vous serez comme nous, / La navire des bancs si viste se délivre, / Que le vent qui la pousse à peine le peut suivre ; / Et rencontrant parfois des flots en un monceau, / Elle les fend et passe au travers de leur eau. / Tout luy cède, et la mer pour prolonger ma peine, / Destourne les escueils de sa route incertaine. / Enfin apres avoir costoyé tous nos ports, / Esvité mille fois d’inévitables morts, / Et des vents courroucez veu calmer la furie, / Nous allons prendre terre au port de Barbarie. (Bouscal, L’Amant libéral, I, 3)

L’extraordinaire longueur de ce récit confine à la geste, à l’épopée. Cependant, ayant perdu de vue son amante, il ignore ce qui lui est advenu. Aussi le spectateur accepte-t-il d’entendre aussi, plus tard, l’histoire de Léonise, bien qu’elle ne doive rien lui révéler de très neuf :

Revien donc mon esprit par de noires pensées / Monstrer à mon amant mes traverses passées. / Et s’il se peut encor, fay les luy concevoir / Avec la mesme horreur que tu me les fais voir. / Dès que nostre navire eut finy sa fortune, / Nous fusme plus de cent dans les bras de Neptune. / L’un cede sans effort à ce traistre element, / L’autre cherche le bord, mais inutilement. / Car l’ombre de la nuit, et l’horreur du naufrage, / Peignoit d’un mesme noir la mer et le rivage. / Et la Parque volant à l’entour de nos corps, / Coupoit tous les chemins qui conduisoient aux bords. / Le chef de qui le sort m’avoit faict le partage, / Avoit déjà preveu cet effect de l’orage, / Et croyant conserver un thresor important, / M’avoit mise avec luy dessus un aix flotant : / Qui guidé par le dieu qui rit de ma souffrance, / Me porta sur le bord contre toute apparence.

Cette fois, elle est aux mains de quatre brigands qui se disputent sa possession. Tout entiers à leur souci, ils ne regardent pas la mer.

Si bien que tout à coup on vit le vent changer, / La mer hors de son lit, et nous dans le danger. / L’orage encore un coup nous déclare la guerre, / Le bruit des flots se mesle à celuy du tonnerre. / Le chaos ressuscite, et dans cet accident, / Neptune tout esmu laisse choir son trident ; / Enfin la nef s’abysme, et l’onde impitoyable, / Avec deux des brigands me jette sur le sable (Bouscal, L’Amant libéral, III, 4)

Au théâtre, la tragi-comédie se caractérise par la mort frôlée mais évitée par miracle : aussi le naufrage justifie-t-il ses récits par la plus grande fréquence des séparations dans la tempête et l’obscurité, qui ménagent des retrouvailles, que la pure et simple disparition des protagonistes. Seuls les comparses, matelots, passagers inconnus meurent pendant la tempête ; les héros survivent dans l’angoisse et le désespoir de la mort supposée de l’être aimé.

Indéniablement, certains récits, extrêmement longs et parfois répétitifs – songeons que Léonise fait naufrage plusieurs fois dans la pièce – apparaissent sous une forme « massive » : lorsque le héros commence à raconter, il est à peine interrompu par quelques répliques monostiques comme « O fatal accident ! je plains votre infortune » (Rotrou, l’Heureux naufrage, I, 2), qui ne font que ponctuer la narration et inviter implicitement le héros à poursuivre en l’assurant de l’attention et de la sympathie du public. Après un très long récit de 94 vers, racontant ses aventures, puis sa navigation et son naufrage, dans la Virginie de Mairet, l’un des auditeurs s’écrie « Je suis fort en soucy de sçavoir comme quoy / Vous vous pustes sauver » (IV, 4), ce qui relance la narration d’une vingtaine de vers supplémentaires. Un vers inséré dans la trame du récit de Lisis, I, 3 de l’Amant libéral, « Et ce fascheux discours a déjà trop duré » en fait un commentaire interne, que le principe de double énonciation peut faire comprendre comme un discours auctorial ou la réponse par avance à une interruption avortée.

Dans la forme du dialogue, le récit de mer en particulier reste généralement sans efficacité réelle sur l’action : il ne cherche pas à persuader, mais à peindre, à faire voir, dans l’ordre de l’evidentia. Son déroulement est le plus souvent chronologique, c’est pourquoi on peut l’allonger et l’agrémenter presque à l’infini à partir de topoi, il n’est qu’exceptionnellement organisé rhétoriquement en vue d’infléchir véritablement le cours de l’intrigue.

Ainsi, si le récit de mer peut rester très allusif chez Racine, par exemple (sauf l’exception du récit de Théramène), il constitue pourtant le plus souvent une interruption de l’échange dialogué, par une insertion massive de la parole décalée : au lieu de poursuivre réellement la discussion, le récit s’échappe de l’espace scénique ou y convoque fictivement l’ailleurs. Anne Ubersfeld y voit la marque du poétique.

Si le poétique est présent, bien évidemment, dans la totalité du dialogue, il y a tout à coup des moments où il est perçu en tant que tel non pas seulement comme une composante, mais comme l’élément essentiel. Ce qui est reçu, c’est une opacification, une énigme, un non-vraisemblable, un effet de rupture qui ressortit à une esthétique de la surprise. Il y a dans l’intervention « massive » du poétique un signal. Un signal : un mode de « réveil » contraignant le spectateur à « faire attention », ou, plutôt, à tourner son attention vers ce qui n’est pas le message évident ; à rechercher le sens de l’énigme, mais surtout à entendre dans la parole un autre message.

Le poétique signale un changement dans la situation d’énonciation. Dans cette énonciation double, qui est celle de tout dialogue de théâtre, le spectateur entend soudain une sorte de baisse dans le régime interpersonnel, comme si tout lui était adressé directement à lui spectateur. Il en est averti aussi par un changement dans le mode d’écriture : passage au lyrique, à la voix « chantée », permutation de la prose au vers, multiplication des tropes, émergence de thèmes traditionnellement « poétiques » (la nature, l’idylle…). Le spectateur alors adopte une position d’écoute autre ; il prend ses distances par rapport au moment précis de l’action et à tout l’univers fabulaire. La fiction cède le pas au message ; le locutoire l’emporte sur l’illocutoire.47

Le récit de mer se trouve généralement dans cette catégorie : objet de recherches rhétoriques, il tranche formellement par son ampleur et sa convention sur la scène dialoguée.

Le théâtre et la mer

À bord des navires, il était fréquent d’organiser des représentations théâtrales : Melville s’en fait l’écho dans la Vareuse blanche. Le roman maritime peut aussi devenir théâtre, comme le roman d’Eugène Sue, Atar-Gull, a été adapté pour la scène. Mais, dans la transformation, la mer s’est retirée : le mélodrame est une pièce insulaire, mais elle ne quitte plus les rivages. À l’inverse, dans de rares cas, une pièce est devenue roman : c’est le pari de Wilkie Collins, qui a réécrit son texte – pourtant au départ joué, dans le rôle principal, par Dickens – pour en faire la seconde version de Frozen Deep. La mer pourtant reste le cadre, l’enjeu, mais n’est qu’indirectement l’élément tragique de l’affaire, qui se termine bien alors que les glaces polaires laissaient présager le pire : comme chez Racine, la mer menace, mais ce sont les hommes qui font leur malheur ou qui, se sacrifiant héroïquement, assurent le bonheur des autres.

Le récit a toujours une allure différente à l’intérieur d’une pièce de théâtre, car il constitue une voie très particulière du discours théâtral : il est aisément distingué du dialogue par son objet : le récit raconte des événements déjà passés, sur lequel aucun discours n’a plus d’effet, ou des actions présentes ou projetées qui n’ont ou n’auront pas de lien d’obligation avec le récit qui en est fait. Le récit ne cherche pas tant à convaincre qu’à faire sentir. Il ne relève pas de la dispute ou plus généralement du délibératif. Lorsque l’on raconte un naufrage, le statut temporel de l’action, ou plutôt sa caractéristique aspectuelle (au sens où l’on définit certains temps verbaux par leur statut d’état présent d’une action passée), ne permettent plus de revenir en arrière, ou de faire en sorte que le naufrage n’ait pas eu lieu.

On ne repasse point le noir fleuve des morts (Rotrou, L’heureux naufrage, II, 5)

Quand bien même, comme cela se produit parfois, la mer entre dans l’énoncé de projets, à l’évidence ce plan est compromis d’avance par la féroce versatilité de la mer. L’action théâtrale ne saurait donc en dépendre directement.

Aujourd’hui, les pièces où la mer joue un rôle important semblent beaucoup plus rares. À en croire Thomas Pavel, l’art de l’éloignement s’est perdu, au profit d’un art de la proximité et du banal. Aussi la mer ne joue-t-elle plus son rôle de mise à distance, de frontière. Elle en constitue plus l’arrière-plan de nos scènes car ayant perdu une part de son mystère, elle a abandonné cette forme de symbolisation théâtrale du destin tout-puissant. Le tragique moderne ne se fixe plus, si tant est qu’il ait jamais pu le faire vraiment, sur la menace formidable de la mer ; l’ouverture théâtrale ne dépend plus guère – encore que l’on pourrait probablement en trouver des résurgences, chez Pessoa par exemple – d’un périple marqué par l’errance ou le naufrage. Le temps est sans doute passé où le dramaturge pouvait affirmer comme le vieux sénéchal de La Belle Égyptienne de Hardy :

… Je sçauray vieil et sage nocher
Tendre à propos le voile ainsi que le lâcher (V, 5)

 

Notes de bas de page numériques

1 Umberto Eco, « les Sémaphores sous la pluie », De la Littérature, [2002], tr. fr. par Myriem Bouzaher, Grasset, 2003, p. 237.

2 J. Schérer, La dramaturgie classique en France, chapitre « les formes de la scène : formes fixes », p. 229.

3 Anne Ubersfeld, Les Termes clés de l’analyse du théâtre, p. 70.

4 Au sens que lui donne A. Ubersfeld : « L’espace dramatique est une abstraction : il comprend non seulement les signes de la représentation, mais toute la spatialité virtuelle du texte, y compris ce qui est prévu comme hors scène. » (Les Termes clés de l’analyse du théâtre, p. 37).

5 Hélène Baby, La tragi-comédie de Corneille à Quinault, Klincksieck, p. 235.

6 Marc Szuskin, « La mer comme espace tragique dans les tragédies de Racine », Racine et la Méditerranée. Soleil et mer, Neptune et Apollon, sous la dir. d’Hélène Baby et Jean Emelina, Université de Nice, 1999, p. 116.

7 Hélène Baby, La Tragi-comédie, p. 234.

8 Ce que montre J. Emelina, « La mer dans la tragédie classique », Comédie et tragédie, Publications de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences humaines de Nice, CRLP, 1998, p. 214.

9 « Mahelot, dans ses mémoires de décorateur du théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, évoque sommairement pour Iphigénie "le théâtre est des tentes dans le fond, une mer et des vaisseaux". » Cité par Marc Szuskin, « La mer comme espace tragique dans les tragédies de Racine », p. 119.

10 « Le dépaysement ne peut venir de descriptions, car le genre les exclut. On doute qu’il ait pu être fourni par les costumes ou les décors. Reste l’exotisme limité mais régulier de l’onomastique, plus particulièrement de l’anthroponymie. […] Cela suffit sans doute pour « déréaliser » tant soit peu l’intrigue, amorcer un processus d’éloignement et projeter le spectateur dans un ailleurs. C’est dans ce double mouvement de rapprochement (naturalisation) et d’éloignement (exotisme minimal) que se situe, comme pour la tragédie, cette forme de plaisir comique. Dom Juan est d’ici et n’est pas d’ici. La comédie se veut à la fois peinture de mœurs et poste du rêve. » (Jean Emelina, « Les terres lointaines et l’exotisme dans la comédie du XVIIe siècle », p. 198).

11 Racine, préface de Bajazet. « On peut dire que le respect que l’on a pour les héros augmente à mesure qu’ils s’éloignent de nous : major e longinquo reverentia. »

12 Effet de distanciation qui suspend l’identification à la fable théâtrale, souligné en particulier par Brecht.

13 Th. Pavel, L’Art de l’éloignement. Essai sur l’imagination classique, p. 373.

14 Northrop Frye, A Natural perspective, Harcourt Brace Jovanovitch & Columbia University Press, 1965 ; cité par A. Green, « la scène, une île déserte », in Shakespeare. Cosmopolitisme et insularité, pp. 186-187. « L’île est un lieu d’une identité confuse dans lequel un monde du néant, symbolisé par la tempête et la mer, est séparé du monde d’une identité recouvrée ».

15 J. Schérer, La dramaturgie classique en France, p. 229.

16 De la même manière, les metteurs en scène hésitent, pour la scène de la barque de l’acte II de Dom Juan, sur la place exacte à réserver à l’épisode : doit-on accorder au récit de Pierrot un arrière-plan et des accessoires propres à donner à l’acte une dimension maritime, ou peut-on se contenter du récit sans l’illustrer, qui illustrerait par les mots seulement la perversion éclectique de Dom Juan, dans tous les éléments ?

17 Notice de la pièce : sur gallica.

18 Marivaux, L’Île des esclaves, sc. 1. Ces répliques ne suivent qu’une interpellation initiale.

19 Le monologue occupe les 54 vers de la scène.

20 On ne peut totalement souscrire à l’opinion d’André Blanc : « à de très rares exceptions près, le texte n’est jamais redondant sur le décor. » (« Le monde imaginaire des tragédies à machines », p. 208).

21 Traduction de Joseph Aynard.

22 Suave mari magno turbantibus aequora ventis, / E terra magnum alterius spectare laborem ; / Non quia vexari quemquamst jucunda voluptas, / Sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est. (Il est doux, quand, sur la vaste mer, les vents agitent les flots, de regarder depuis le rivage les efforts d’autrui ; non que l’on trouve grand plaisir à regarder quelqu’un souffrir ; mais parce qu’il est doux de voir de quels maux on est soi-même épargné). Lucrèce, De natura rerum, II, 1-4 (nous traduisons).

23 Notice de la pièce sur gallica. Le Naufrage de la Méduse est un drame en cinq actes de Charles Desnoyers, qui fut joué pour la première fois à Rouen le 28 octobre 1839 : seize personnages devaient monter sur scène, dont treize étaient des matelots, des officiers – nommément commandant, capitaine de vaisseau, lieutenant de vaisseau, maître d’équipage – le pilote et un mousse. Trois personnages seulement représentent des passagers. « Le premier acte se passe en 1799 ; le deuxième acte en 1814, et les suivans en 1815 et 1816. »

24 R. Barthes, Sur Racine.

25 Marc Szuskin, « La mer comme espace tragique dans les tragédies de Racine », p. 119 : « Le poète décrit la mer comme espace de fuite possible. »

26 Comme par exemple : « Mais ainsi que Junon abat le plus souvent / Avec un peu d’humeur les orages du vent, / Ainsi que la remore arrête sur Neptune / L’orgueil haut élevé de la nef importune… » (Hardy, La Belle Égyptienne, I, 1).

27 Jean Emelina, « La mer dans la tragédie classique », Comédie et tragédie, Publications de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences humaines de Nice, CRLP, 1998, p. 215.

28 Ce relevé a été possible grâce au CD-Rom du Théâtre complet de Racine, Bibliopolis.

29 Euripide, Iphigénie à Aulis. Nous traduisons.

30 Th. Pavel, L’Art de l’éloignement, pp. 372-373.

31 Th. Pavel, L’Art de l’éloignement, p. 374.

32 Rotrou, L’Heureux naufrage, I, 1.

33 Rotrou, L’Heureux naufrage, I, 2.

34 Nous traduisons.

35 À la suite de ce naufrage, Clarionte, capturé, est menacé d’être exécuté en vertu d’un oracle qui oblige le roi de Majorque à immoler les belles personnes qui arriveraient sur son île. De longues tergiversations, la pitié pour ce malheureux dont le sort touche les habitants retardent son supplice. Rosimène avait cru son Clarionte exécuté, tandis que Clarionte pensait Rosimène noyée dans le naufrage, mais lorsqu’ils se retrouvent, ils tombent sous le coup du même arrêt et doivent être sacrifiés tous les deux. Ils ne sont sauvés, in extremis, que par une invasion ennemie sur l’île. On oublie alors les jalousies, les calculs, et l’on reconsidère la portée de l’oracle. Tout se termine par des mariages. Seul le naufrage permet le déclenchement de l’intrigue, qui jette les amants sur les côtes de Majorque.

36 Une tempête précède l’assassinat de Jules César, et du roi Duncan, et accompagne aussi la souffrance et la folie du roi Lear.

37 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre III. Le Dialogue de théâtre, p. 119.

38 Molière, Dom Juan, II, 1.

39 Molière, Dom Juan, II, 2.

40 Marivaux, L’Île de la raison, I, 14, éd. F. Deloffre, Garnier, 1980, p. 615.

41 Cet aspect a été étudié en particulier par G. Molinié, Du roman grec au roman baroque, Toulouse le Mirail, 1982.

42 D. Souiller (dir.), Littérature comparée, PUF, 1997, « L’aventure du roman », p. 233.

43 Cervantes, Novelas ejemplares, 1613, Nouvelles exemplaires (trad. Jean Cassou, Folio, 1981).

44 Hélène Baby, La tragi-comédie de Corneille à Quinault, Klincksieck, 2001 ; en particulier pp. 168-179.

45 Chez Olympe de Gouges, le naufrage constitue une histoire parallèle convergente avec la traque des esclaves marrons.

46 Sic.

47 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre III. Le Dialogue de théâtre, pp. 119-120.

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Pour citer cet article

Odile Gannier, « « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » Récit de mer et heureux naufrage au théâtre : d’Eschyle à Wilkie Collins », paru dans Loxias, Loxias 12, mis en ligne le 06 avril 2006, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1012.

Auteurs

Odile Gannier