Loxias | 79. Autour des programmes d'agrégation 2023 | I. Autour des programmes d'agrégation 2023 

Frédéric Calas et Anne-Marie Garagnon  : 

« On est très mal avec ces femmes-là » : portraits des mères supérieures dans La Religieuse de Diderot

Résumé

Dans son roman-mémoires ou lettre-mémoire, forme hybride et originale mettant en scène un narrateur unique : Suzanne Simonin, enfermée contre sa volonté dans un couvent et contrainte à prononcer des vœux, Diderot se lance dans une satire et une critique religieuses, notamment à l’occasion des portraits des mères supérieures des trois couvents où Suzanne est cloîtrée. Cette galerie de portraits forme un intéressant triptyque, tant les techniques picturales et théâtrales mêlées contribuent à faire de ces passages attendus des morceaux de bravoure, hauts en couleurs, et parfaitement orientés sur le plan démonstratif et argumentatif. Les deux panneaux latéraux abritent, à gauche, le portrait de la mère supérieure du couvent Sainte-Marie, à droite, celui de l’imprévisible et surprenante, Madame***. Le panneau central, plus large, est occupé par les deux mères de Longchamp (mère de Moni et sœur Sainte-Christine), que tout oppose. Diderot construit ces portraits sur des phénomènes convergents de variations et de reconfigurations (portrait dialogué, en pied, en symétrie ou en antithèse), pour conserver la perspective, dramatique et dramatisée, de la rencontre de Suzanne avec ses bourreaux. Ce sont à la fois les effets de symétrie, les échos, les procédés différentiels que l’étude stylistique chercher à caractériser, pour témoigner de l’art du portrait sous la plume de Denis Diderot.

Abstract

In his novel-memoirs or epistolary-novel, a hybrid and original form featuring a single narrator: Suzanne Simonin, locked up against her will in a convent and forced to pronounce vows, Diderot realises a religious satire and criticism, linked to the portraits of the Abbess of the three convents where Suzanne is cloistered. This gallery of portraits forms an interesting triptych, with pictorial and theatrical techniques mixed, and turns these expected descriptions into purple passages, colorful, and perfectly oriented. The two panels house, on the left side, the portrait of the Abbess of the Sainte-Marie convent, on the right side, the portrait of the unpredictable and surprising, Madame***. The larger central panel is devoted to the two Mothers of Longchamp (Mother de Moni and Sister Sainte-Christine), who are totally opposite. Diderot builds these portraits on many converging phenomena of variations and reconfigurations (dialogued, full-length, in symmetry, or antithesis), to preserve the dramatic and dramatized perspective of Suzanne’s encounter with her tormentors. These are at the same time the effects of symmetry, the echoes, and the different processes that the stylistic analysis shows, to characterise the art of Diderot’s portrait.

Index

Mots-clés : couvent , Diderot, Encyclopédie, novice, portrait, Religieuse, religion, Sade, supérieure

Plan

Texte intégral

La supérieure de Sainte-Marie

La supérieure était prévenue ; elle m’attendait au retour du parloir. J’étais dans un désordre qui ne se peut expliquer. Elle me dit : « Et qu’avez-vous, ma chère enfant ? (Elle savait mieux que moi ce que j’avais.) Comme vous voilà ! Mais on n’a jamais vu un désespoir pareil au vôtre, vous me faites trembler. Est-ce que vous avez perdu monsieur votre père ou madame votre mère ? » Je pensai lui répondre, en me jetant entre ses bras, « Eh ! plût à Dieu ! … » je me contentai de m’écrier : « Hélas ! je n’ai ni père ni mère ; je suis une malheureuse qu’on déteste et qu’on veut enterrer ici toute vive. » Elle laissa passer le torrent ; elle attendit le moment de la tranquillité. Je lui expliquai plus clairement ce qu’on venait de m’annoncer. Elle parut avoir pitié de moi ; elle me plaignit ; elle m’encouragea à ne point embrasser un état pour lequel je n’avais aucun goût ; elle me promit de prier, de remontrer, de solliciter. Oh ! monsieur, combien ces supérieures de couvent sont artificieuses ! vous n’en avez point d’idée. Elle écrivit en effet. Elle n’ignorait pas les réponses qu’on lui ferait ; elle me les communiqua ; et ce n’est qu’après bien du temps que j’ai appris à douter de sa bonne foi. Cependant le terme qu’on avait mis à ma résolution arriva, elle vint m’en instruire avec la tristesse la mieux étudiée. D’abord elle demeura sans parler, ensuite elle me jeta quelques mots de commisération, d’après lesquels je compris le reste. Ce fut encore une scène de désespoir ; je n’en aurai guère d’autres à vous peindre. Savoir se contenir est leur grand art. Ensuite elle me dit, en vérité je crois que ce fut en pleurant : « Eh bien ! mon enfant, vous allez donc nous quitter ! chère enfant, nous ne nous reverrons plus !… » Et d’autres propos que je n’entendis pas. J’étais renversée sur une chaise ; ou je gardais le silence, ou je sanglotais, ou j’étais immobile, ou je me levais, ou j’allais tantôt m’appuyer contre les murs, tantôt exhaler ma douleur sur son sein. Voilà ce qui s’était passé lorsqu’elle ajouta : « Mais que ne faites-vous une chose ? Écoutez, et n’allez pas dire au moins que je vous en ai donné le conseil ; je compte sur une discrétion inviolable de votre part : car, pour toute chose au monde, je ne voudrais pas qu’on eût un reproche à me faire. Qu’est-ce qu’on demande de vous ? Que vous preniez le voile ? Eh bien ! que ne le prenez-vous ? À quoi cela vous engage-t-il ? À rien, à demeurer encore deux ans avec nous. On ne sait ni qui meurt ni qui vit ; deux ans, c’est du temps, il peut arriver bien des choses en deux ans… » Elle joignit à ces propos insidieux tant de caresses, tant de protestations d’amitié, tant de faussetés douces : « je savais où j’étais, je ne savais pas où l’on me mènerait, » et je me laissai persuader. Elle écrivit donc à mon père ; sa lettre était très-bien, oh ! pour cela on ne peut mieux : ma peine, ma douleur, mes réclamations n’y étaient point dissimulées ; je vous assure qu’une fille plus fine que moi y aurait été trompée ; cependant on finissait par donner mon consentement. Avec quelle célérité tout fut préparé ! Le jour fut pris, mes habits faits, le moment de la cérémonie arrivé, sans que j’aperçoive aujourd’hui le moindre intervalle entre ces choses. […] (p. 14-16).

Un matin, après l’office, je vis entrer la supérieure chez moi. Elle tenait une lettre. Son visage était celui de la tristesse et de l’abattement : les bras lui tombaient ; il semblait que sa main n’eût pas la force de soulever cette lettre ; elle me regardait : des larmes semblaient rouler dans ses yeux ; elle se taisait et moi aussi : elle attendait que je parlasse la première […] (p. 20).

La supérieure de Longchamp, mère de Moni

C’était une madame de Moni qui entrait en charge, lorsque je fus conduite dans la maison. Je ne puis vous en dire trop de bien ; c'est pourtant sa bonté qui m’a perdue. C’était une femme de sens, qui connaissait le cœur humain ; elle avait de l’indulgence, quoique personne n’en eût besoin ; nous étions toutes ses enfants. Elle ne voyait que les fautes qu’elle ne pouvait s’empêcher d’apercevoir, ou dont l’importance ne lui permettait pas de fermer les yeux. J’en parle sans intérêt ; j’ai fait mon devoir avec exactitude ; et elle me rendrait la justice que je n’en commis aucune dont elle eût à me punir ou qu’elle eût à me pardonner. Si elle avait de la prédilection, elle lui était inspirée par le mérite ; après cela je ne sais s’il me convient de vous dire qu’elle m’aima tendrement et que je ne fus pas des dernières entre ses favorites. Je sais que c’est un grand éloge que je me donne, plus grand que vous ne pouvez l’imaginer, ne l’ayant point connue. Le nom de favorites est celui que les autres donnent par envie aux bien-aimées de la supérieure.

Si j’avais quelque défaut à reprocher à madame de Moni, c’est que son goût pour la vertu, la piété, la franchise, la douceur, les talents, l’honnêteté, l’entraînait ouvertement ; et qu’elle n’ignorait pas que celles qui n’y pouvaient prétendre n’en étaient que plus humiliées. Elle avait aussi le don, qui est peut-être plus commun en couvent que dans le monde, de discerner promptement les esprits. Il était rare qu’une religieuse qui ne lui plaisait pas d’abord, lui plût jamais. Elle ne tarda pas à me prendre en gré ; et j’eus tout d’abord la dernière confiance en elle. (p. 40-41)

Malheur à celles dont elle ne l’attirait pas sans effort ! il fallait qu’elles fussent mauvaises, sans ressource, et qu’elles se l’avouassent. […] En vérité, cette femme était née pour être prophétesse, elle en avait le visage et le caractère. Elle avait été belle ; mais l’âge, en affaissant ses traits et y pratiquant de grands plis, avait encore ajouté de la dignité à sa physionomie. Elle avait les yeux petits, mais ils semblaient ou regarder en elle-même, ou traverser les objets voisins, et démêler au-delà, à une grande distance, toujours dans le passé ou dans l’avenir. (p. 41-45)

La seconde supérieure de Longchamp, sœur Sainte-Christine

Ce fut la sœur Sainte-Christine qui succéda à la mère de Moni. Ah ! monsieur ! quelle différence entre l’une et l’autre ! Je vous ai dit quelle femme c’était que la première. Celle-ci avait le caractère petit, une tête étroite et brouillée de superstitions ; elle donnait dans les opinions nouvelles ; elle conférait avec des sulpiciens, des jésuites. Elle prit en aversion toutes les favorites de celle qui l’avait précédée : en un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de médisances, d’accusations, de calomnies et de persécutions : il fallut s’expliquer sur des questions de théologie où nous n’entendions rien, souscrire à des formules, se plier à des pratiques singulières. La mère de Moni n’approuvait point ces exercices de pénitence qui se font sur le corps ; elle ne s’était macérée que deux fois en sa vie : une fois la veille de ma profession, une autre fois dans une pareille circonstance.

Elle disait de ces pénitences, qu’elles ne corrigeaient d’aucun défaut, et qu’elles ne servaient qu’à donner de l’orgueil. Elle voulait que ses religieuses se portassent bien, et qu’elles eussent le corps sain et l’esprit serein. La première chose, lorsqu’elle entra en charge, ce fut de se faire apporter tous les ciliées avec les disciplines, et de défendre d’altérer les aliments avec de la cendre, de coucher sur la dure, et de se pourvoir d’aucun de ces instruments. La seconde au contraire, renvoya à chaque religieuse son cilice et sa discipline, et fit retirer l’Ancien et le Nouveau Testament. (p. 50-51).

La supérieure de Saint-Eutrope, Madame***

Cette supérieure s’appelle madame***. Je ne saurais me refuser à l’envie de vous la peindre avant que d’aller plus loin. C’est une petite femme toute ronde, cependant prompte et vive dans ses mouvements : sa tête n’est jamais assise sur ses épaules ; il y a toujours quelque chose qui cloche dans son vêtement ; sa figure est plutôt bien que mal ; ses yeux, dont l’un, c’est le droit, est plus haut et plus grand que l’autre, sont pleins de feu et distraits : quand elle marche, elle jette ses bras en avant et en arrière. Veut-elle parler ? elle ouvre la bouche, avant que d’avoir arrangé ses idées ; aussi bégaye-t-elle un peu. Est-elle assise ? elle s’agite sur son fauteuil, comme si quelque chose l’incommodait : elle oublie toute bienséance ; elle lève sa guimpe pour se frotter la peau ; elle croise les jambes ; elle vous interroge ; vous lui répondez, et elle ne vous écoute pas ; elle vous parle, et elle se perd, s’arrête tout court, ne sait plus où elle en est, se fâche, et vous appelle grosse bête, stupide, imbécile, si vous ne la remettez sur la voie : elle est tantôt familière jusqu’à tutoyer, tantôt impérieuse et fière jusqu’au dédain ; ses moments de dignité sont courts ; elle est alternativement compatissante et dure ; sa figure décomposée marque tout le décousu de son esprit et toute l’inégalité de son caractère ; aussi l’ordre et le désordre se succédaient-ils dans la maison ; il y avait des jours où tout était confondu, les pensionnaires avec les novices, les novices avec les religieuses ; où l’on courait dans les chambres les unes des autres ; où l’on prenait ensemble du thé, du café, du chocolat, des liqueurs ; où l’office se faisait avec la célérité la plus indécente ; au milieu de ce tumulte le visage de la supérieure change subitement, la cloche sonne ; on se renferme, on se retire, le silence le plus profond suit le bruit, les cris et le tumulte, et l’on croirait que tout est mort subitement. Une religieuse alors manque-t-elle à la moindre chose ? elle la fait venir dans sa cellule, la traite avec dureté, lui ordonne de se déshabiller et de se donner vingt coups de discipline ; la religieuse obéit, se déshabille, prend sa discipline, et se macère ; mais à peine s’est-elle donné quelques coups, que la supérieure, devenue compatissante, lui arrache l’instrument de pénitence, se met à pleurer, dit qu’elle est bien malheureuse d’avoir à punir, lui baise le front, les yeux, la bouche, les épaules ; la caresse, la loue. « Mais, qu’elle a la peau blanche et douce ! le bel embonpoint ! le beau cou ! le beau chignon ! … Sœur Sainte-Augustine, mais tu es folle d’être honteuse ; laisse tomber ce linge ; je suis femme, et ta supérieure. Oh ! la belle gorge ! qu’elle est ferme ! et je souffrirais que cela fût déchiré par des pointes ? Non, non, il n’en sera rien. » Elle la baise encore, la relève, la rhabille elle-même, lui dit les choses les plus douces, la dispense des offices, et la renvoie dans sa cellule. On est très-mal avec ces femmes-là ; on ne sait jamais ce qui leur plaira ou déplaira, ce qu’il faut éviter ou faire ; il n’y a rien de réglé ; ou l’on est servi à profusion, ou l’on meurt de faim ; l’économie de la maison s’embarrasse, les remontrances sont ou mal prises ou négligées ; on est toujours trop près ou trop loin des supérieures de ce caractère ; il n’y a ni vraie distance, ni mesure ; on passe de la disgrâce à la faveur, et de la faveur à la disgrâce, sans qu’on sache pourquoi. Voulez-vous que je vous donne, dans une petite chose, un exemple général de son administration ? Deux fois l’année, elle courait de cellule en cellule, et faisait jeter par les fenêtres toutes les bouteilles de liqueur qu’elle y trouvait, et quatre jours après, elle-même en renvoyait à la plupart de ses religieuses. Voilà celle à qui j’avais fait le vœu solennel d’obéissance ; car nous portons nos vœux d’une maison dans une autre. (p. 121-122).

Introduction et éléments de problématisation

1Sur le plan sériel des échos et des correspondances, le portrait de Madame*** forme le quatrième portrait d’une galerie consacrée à la peinture complète des mères supérieures des trois couvents (Sainte-Marie, Longchamp, Saint-Eutrope) successivement fréquentés par Suzanne Simonin, l’héroïne du roman de Diderot, selon une variation jouant du binaire dans le ternaire. On peut en fait considérer que Diderot compose un triptyque, utilisant le panneau central, plus large, pour les portraits en face à face des deux supérieures de Longchamp, et les panneaux latéraux mobiles pour la supérieure de Sainte-Marie (à gauche) et celle de Saint-Eutrope (à droite). Cette reconfiguration d’une forme caractéristique de la peinture religieuse médiévale sert parfaitement le propos anti-religieux qui gouverne la mise en fiction de l’histoire de La Religieuse, chaque panneau marquant une étape dans le chemin de croix que parcourt l’héroïne. Toutes les fois en effet qu’elle change de couvent ou de « prison », Suzanne ne manque jamais de brosser le portrait de la mère supérieure qui, non contente de faire respecter la règle, l’édicte parfois. Le texte de La Religieuse se trouve ainsi scandé par une série de portraits, complémentaires ou contradictoires, qui jouent autant sur des effets de symétrie (la première mère et la troisième relèvent de la catégorie des « artificieuses », méchantes et hypocrites) que sur un système d’antithèses différentielles (à Longchamp, sœur Sainte-Christine est l’opposée de la mère de Moni), dans le but ultime de montrer que, sous la diversité des figures et des comportements, se lit une même déviance de la part de ces « directrices » prétendument dévotes et charitables. Cette galerie de portraits s’insère parfaitement dans la trame narrative, tout en constituant une série de pauses ou de stases, parfois même une ekphrasis, tant l’art de la peinture par les mots – ut pictura poesis – fascine Diderot.

2Le recours au « portrait », comme horizon d’attente et comme « forme » plus ou moins canonique, est à mettre en regard d’un genre hybride particulier, le roman-mémoires, et ce, d’autant plus qu’au métissage constitutif du genre s’ajoutent toutes sortes de difficultés : roman né d’une mystification, ambiguïté de la voix narrative, nécessité de déjouer la censure en faisant entendre plus qu’on ne dit, exploitation d’une prétendue naïveté du point de vue de Suzanne... Malgré ces contraintes formelles externes affectant le pôle énonciatif, chaque portrait de mère supérieure trouve sa place naturelle et inaugure un épisode attendu par le lecteur, installé dans la même attente angoissée que le personnage. La tension dramatique s’y trouve d’autant plus appuyée que le roman ne se construit que par la vision de Suzanne, unique point focal d’un personnage-narrateur.

« La supérieure était prévenue, elle m’attendait au retour du parloir1 » (p. 14)

« C’était une madame de Moni qui entrait en charge lorsque je fus conduite dans la maison » (p. 40)

« Ce fut la sœur Sainte-Christine qui succéda à la mère de Moni. Ah ! Monsieur ! quelle différence entre l’une et l’autre ! je vous ai dit quelle femme, c’était que la première. » (p. 50)

« Cette supérieure s’appelle madame***. Je ne saurais résister à l’envie de vous la peindre avant que d’aller plus loin » (p. 121)

3Le quatrième et dernier portrait ne peut se lire qu’en écho différentiel2 aux autres portraits de supérieures, soit dans un jeu de variation sur les visées autant que sur les techniques (pas de portrait au sens littéraire ou pictural du terme pour la première mère supérieure, dont la présentation se fait « en acte » ; deux portraits moraux pour l’essentiel pour la mère de Moni et la sœur Sainte-Christine, ce premier complété plus loin dans le texte par un paragraphe sur des éléments physiques, presque saisis comme une « physiognomonie »).

4C’est aussi dans cette perspective que pourraient être interrogées les diverses fonctions du portrait, en particulier la visée mathésique (permettre une meilleure lisibilité du texte et des intentions de l’auteur, compléter le champ narratif grâce au champ descriptif) ; la visée mimésique (élaborer un « personnage vraisemblable et nécessaire à l’élaboration de l’univers narratif ») ; et surtout la visée sémiosique (« pouvoir anaphorique (redondance) ou cataphorique (prévisibilité), en faisant des séquences descriptives des lieux-dits textuels où le sens se dépose pour mieux être enregistré par la mémoire du lecteur », « indices cataphoriques ou anaphoriques qui permettent à l’auteur d’écrire une œuvre autotélique où tous les signes fonctionnent en réseaux complexes »), pour reprendre des formulations d’Adam et Petitjean3).

5Sur le plan externe ou intertextuel, ce quatrième portrait s’inscrit dans une tradition de portraits littéraires, pastichant, parodiant, prolongeant et perfectionnant divers modèles littéraires, parmi lesquels on peut citer les portraits des Caractères de La Bruyère, des Mémoires du Cardinal de Retz ou de certaines pièces de Marivaux (les trois mauvais maris du Jeu de l’amour et du hasard, le portrait d’Euphrosine par Cléanthis dans L’Île des esclaves…). C’est dans ce cadre que pourraient être étudiées les composantes du portrait, ses procédures techniques d’aspectualisation4 (éthopée et prosopographie ; les structures et rôles de la parataxe ; l’alternance du récit et du dialogue…), ainsi que les visées esthétique (réécriture des modèles) et symbolique (représentation des universaux, inscription du personnage dans un système de valeurs, dialectique du général et du particulier, défense d’une thèse). Ce portrait, différemment travaillé par rapport aux deux autres, est le plus long des trois, et forme une unité plus ferme et plus nettement délimitée. Il s’inscrit d’ailleurs dans la tradition de la satire antireligieuse (hypocrisie, lesbianisme, influence délétère d’une vie carcérale imposée…) en ce qu’il cerne, tant par les éléments physiques que par les éléments moraux ou comportementaux, les dysfonctionnements de la mère supérieure.

I. Panneau de gauche : la supérieure du couvent du noviciat (Sainte-Marie, rue du Bac)

6Avant même que ne se dessinent le triptyque des couvents et la disposition signifiante des quatre portraits, se pose le problème de la première supérieure à laquelle se confronte Suzanne : celle du couvent du noviciat, Sainte-Marie. Tandis que le lieu apparaît initialement comme une échappatoire à l’enfer qu’est devenue la vie familiale pour une Suzanne-Cendrillon, en butte à l’hostilité de toute sa famille5, cette première supérieure intervient comme une sorte de spécimen, d’échantillon représentatif de la catégorie des supérieures de couvent : son rôle de modèle, fortement inscrit dans l’esprit de Suzanne et du lecteur, implique une analyse détaillée.

7Convergent vers cette fonction exemplaire ou prototypique, toutes sortes de procédés :

  • absence de dénomination patronymique : quelques occurrences du nom d’agent (la supérieure), beaucoup d’occurrences du pronom personnel anaphorique (elle), ce qui tend à désindividualiser la personne au seul profit de la fonction. Ce sont d’ailleurs les dérèglements et perturbations de cette fonction de « gouvernance » qui régissent l’ensemble de ses apparitions et interventions, tendent à faire d’elle une sorte de mécanique détraquée (échange avec la postulante au retour du parloir, correspondance avec les parents, instructions avant la prise d’habit, conseils au moment de la profession, c’est-à-dire de vœux définitifs…), et trouvent leur paroxysme dans l’ultime refus d’assistance à personne en danger, en forme de fermeture (on me trouva nue en chemise, étendue par terre à la porte de la supérieure, sans mouvement et presque sans vie).

  • fusion dans le pluriel (combien ces supérieures de couvent sont artificieuses ! Savoir se contenir est leur grand art), qui élargit la dénonciation. Ni meilleure ni pire que ses congénères, elle est parfaitement représentative de « l’espèce » que constituent ces dirigeantes dévoyées : une parmi d’autres, une semblable aux autres, tellement représentative de toutes que, le pluriel ayant disparu au profit du singulier soit du pronom personnel de rappel (Elle écrivit, Elle n’ignorait pas, elle me les communiqua, elle vint, elle demeura, elle me jeta…), soit du déterminant possessif (sa bonne foi), ce même pluriel revient de manière intempestive dans le possessif (Savoir se contenir est leur grand art) : c’est une sorte de syllepse de nombre, témoignant du fait que sous l’unicité du personnage, se trouve visée une totalité, sous l’individu la classe entière.

  • fusion dans le pronom personnel indéfini on (Elle écrivit donc à mon père ; […] cependant on finissait par donner mon consentement) : manière pour Diderot, non de diluer la responsabilité de la supérieure, mais de l’inscrire dans la responsabilité plus large de l’institution dont elle n’est qu’un des rouages. Les autres supérieures, par différence avec celle-ci, imprimeront davantage leur marque de fabrique, leur ethos, travaillé selon des techniques différentes par Diderot qui privilégie pour la première celle de l’ethos discursif, ou ethos montré.

  • absence de prosopographie susceptible d’apporter précisions et particularisations, qu’il s’agisse de l’âge, de l’allure, des traits du visage, ou encore du costume. La supérieure de Sainte-Marie n’a d’existence qu’en gestes, en actes et en paroles, avec l’hybridation de la pantomime et d’un dialogue composite6, tantôt narrativisé, tantôt direct, et parfois même commenté par la narratrice-actrice. Une série de tableaux, muets ou parlants, à lire et voir comme autant d’hypotyposes ou de diatyposes, de vignettes proposées à l’imagination et à l’illustration.
    Par le choix du dialogue rapporté, Diderot crée une première scène de confrontation dans le roman placée sous le signe de la dramatisation, pour faire entendre d’une part l’ethos discursif honnête de la plaignante, et de l’autre celui, mensonger, de la supérieure : c’est une façon efficace de donner à voir l’hypocrisie de cette dernière, et, à rebours, la droiture, fraîche, naïve et préservée de Suzanne. C’est aussi, selon le goût marqué pour le théâtre (Ce fut encore une scène de désespoir), une manière de peindre la mère supérieure dans un duo, qui est une scène d’agôn, où elle joue un rôle, là où Suzanne reste elle-même.

  • Éthopée sur le motif de l’hypocrisie et de son corollaire actif, la manigance :

8- insistance dans le champ notionnel, qu’il s’agisse des substantifs (tant de faussetés douces, tant de caresses, en réalité des manifestations de tendresse feinte), des verbes (Elle parut avoir pitié, douter de sa bonne foi, savoir se contenir au sens de « se contrôler, se refuser à exprimer un sentiment fort », une fille plus fine que moi y aurait été trompée), des adjectifs enfin, qui témoignent de l’artifice et de la ruse (la tristesse la mieux étudiée, ces propos insidieux).

9- description d’une attitude qui tient du rôle théâtral de composition (composa se trouve d’ailleurs dans le texte, rapporté au sujet agentif qu’est la supérieure). Cette référence au théâtre culmine dans la façon dont la narratrice exploite le thème du double :

10- - La supérieure trouve d’abord une sorte d’auxiliaire dans la mère des novices, titulaire du cours de séduction la plus subtile et la mieux apprêtée. La fausse douceur de la supérieure se retrouve aussi dans l’éparpillement d’une série de clones ou de répliques (Mes compagnes), ou un regroupement animalisé (le troupeau auquel on venait de m’associer).

11- - La supérieure est en effet le double ironique et malfaisant du père Séraphin, directeur de conscience de Suzanne et de sa mère, non sans une gradation dans la violence d’abord avouée, puis délibérément cachée : par une série d’apories, il vient de démontrer que Suzanne ne peut sortir de l’impasse. Par une série de manœuvres (attentisme, incompréhension simulée, fausse compassion, proposition d’aide…), elle circonvient la jeune fille.

12- - Elle est aussi le double sacrilège de Marcel, le célèbre maître à danser : une référence condamnable en soi, puisque, comme le précise la note de l’édition de référence (p. 17), Marcel « est évoqué dans plusieurs textes de Diderot comme le parangon d’une conception de l’art fondée sur l’artifice, les “mines”, les mouvements et les poses sans naturel » ; une référence plus scandaleuse encore dans le contexte conventuel, transformant la cérémonie de prise d’habit en un ballet esthétisant et fortement sexué, l’habit conventuel en manifestation des grâces monastiques.

13- - Elle est enfin un double de la mère7 : double inversé, comme le montrent les antithèses (pitié /inflexibles, par exemple), mais fallacieux et mensonger. Se prolonge alors au couvent la problématique de la fille mal ou trop aimée, en écho avec le contexte familial des premières pages de La Religieuse.

II. Panneau central, le diptyque au cœur du triptyque : la mère de Moni face à la mère Sainte-Christine

14Plus large que les volets latéraux du triptyque, le panneau central oppose les deux supérieures successives du couvent de Longchamp. La première est saisie au travers d’une large éthopée, où se succèdent des abstraits (une femme de sens, de l’indulgence, de la prédilection… inspirée par le mérite, son goût pour la vertu…) et qui privilégiant trois dominantes : justice, tendresse, piété, fait d’elle tantôt une mère universelle, tantôt une orante. L’éthopée se prolonge ensuite au long de dialogues, directs, indirects ou narrativisés, dont le lieu d’entretien varie. Sans être toujours précisé. Mais la célébration épidictique tourne court ; l’éloge se fait vite paradoxal : à trois reprises, cette « face » positive de « bonne supérieure » s’effrite, révélant dans le cadre de l’interaction avec Suzanne, sinon un côté plus sombre, du moins des conséquences qui, involontaires ou délibérées, conduisent Suzanne à sa perte. Les deux premières fois, c’est le paradoxe qui attire l’attention : soit l’assertion du rhème s’oppose aux prévisions (c’est pourtant sa bonté qui m’a perdue [et non sauvée]), dans une formule de l’attente trompée que souligne la focalisation par le présentatif « c’est…qui » ; soit il y a distorsion ou réorientation entre le début et la fin de la phrase (son goût pour la vertu, la piété, la franchise, la douceur, les talents l’entraînait ouvertement), dans une structure en cadence mineure suggérant fortement que l’excès de qualités est devenu défaut, que sous le masque avenant, pointent l’intolérance, le préjugé, l’incompréhension. Dans la toute dernière occurrence c’est à l’antithèse qu’est dévolue la dénonciation d’une sorte de forfaiture (Son dessein n’était pas de séduire, mais certainement c’est ce qu’elle faisait).

15Dans cette nouvelle configuration du tableau central, s’installe alors une antithèse macrostructurale, quand se présente la « remplaçante » de la mère de Moni, sœur Sainte-Christine : une arrivée (Ah ! monsieur ! quelle différence entre l’une et l’autre !) que caractérisent conjointement le terme analytique et l’exclamation affectée d’une saisie quantitative. Les pronoms indéfinis de l’altérité accentuent, dans une lecture quasi pédagogique, l’opposition contrastive entre les deux femmes, et posent la nature disjonctive non seulement de deux êtres, mais surtout de leur caractère et de leur mode de direction du couvent. La dramatisation du portrait s’effectue par les mentions temporelles, qui insistent sur les transformations aussi immédiates que radicales (en un moment, la première chose) bouleversant l’ordre des choses mis en place par la mère de Moni. Pour éviter cependant le didactisme trop visible et systématique d’antithèses notionnelles ou syntaxiques, Diderot fait le choix d’une antithèse discursive et d’effets d’implicite, d’autant plus dramatiques et inquiétants pour Suzanne et pour le lecteur, qu’ils ne développent pas le versant opposé : ainsi toute une partie du portrait de la sœur Sainte-Christine se fait par une continuation du portrait de la mère de Moni, dont la vision religieuse semblait plus humaine et plus juste (Elle voulait que ses religieuses se portassent bien, et qu’elles eussent le corps sain et l’esprit serein). L’implicite conversationnel dresse ici, par analepse, un changement radical qui va affecter tout le couvent, et Suzanne en particulier. Pour forcer le trait, car l’antithèse discursive demeure une figure argumentative, Diderot recourt à l’énumération accumulative, qui égrène des termes selon une même orientation dysphorique, pour l’éthopée proprement dite caractère petit, tête étroite, brouillée de superstitions ; puis pour l’ethos prédiscursif, par métonymie des effets pour la cause ou métalepse : en un moment la maison fut pleine de troubles, de haines, de médisances, d’accusations, de calomnies et de persécutions. Six substantifs abstraits, concrétisés par le pluriel systématique, forment un chapelet de plaies sans fin qui s’abattent sur le couvent : tous les termes relèvent du haut degré et sont l’opposé des vertus chrétiennes attendues dans un tel lieu. Les figures (antithèse, amplification, métalepse, métonymie, accumulation) s’associent pour construire un effet puissant de convergence, que les pluriels accentuent encore, ou comme le note Marc Bonhomme, elles donnent l’impression de « s’auto-engendrer8 », tout autant que les maux semblent se cumuler sous la direction de la nouvelle supérieure.

III. Panneau de droite : le portrait de la Mère supérieure de Saint-Eutrope

III.1. Une composition « extravagante »

16C’est le seul des quatre portraits9 qui mêle description et narration continue, et dont la longueur, due à des ajouts et à des prolongements de la confirmatio et de la péroraison, témoigne du caractère « hors-norme » de cette dernière supérieure. À la différence des trois autres, c’est aussi celui qui forme à proprement parler un « tableau », et que l’on pourrait très aisément isoler à la manière d’une ekphrasis. De ce fait, la stase est plus marquée, mais elle est rendue dynamique par divers procédés de composition et des variations dans le traitement de la donnée descriptive. Dans sa critique d’art, et dans l’article qu’il consacre à la composition10 dans l’Encyclopédie, Diderot est particulièrement attentif au « montage » des diverses parties d’un tableau, d’un poème ou d’un récit : « Un tableau bien composé est un tout renfermé sous un seul point de vue, où les parties concourent à un même but, et forment par leur correspondance mutuelle un ensemble aussi réel, que celui des membres dans un corps animal11 ». Le portrait de Madame*** se compose de cinq moments, jouant de variations sur la trame de la compositio rhétorique, où, après un court exorde occupant deux phrases et servant d’ouverture et de cadre au thème (Cette supérieure s’appelle madame***. Je ne saurais me refuser à l’envie de vous la peindre avant que d’aller plus loin), la narratio proprement dit abrite la prosopographie et l’éthopée en un développement plus long, jouant de l’effet de contraste avec l’exorde (C’est une petite femme toute ronde … aussi l’ordre et le désordre se succédaient-ils dans la maison). Vient ensuite une double confirmatio (c’est l’originalité de la composition avec variation et amplification), sous la forme d’un exemplum, le premier présentant les dérèglements itératifs dans l’ordre et le désordre, le second, le cas d’une religieuse plus négligente en particulier, le tableau touchant alors à la scène de genre. Une double péroraison achève le portrait : le premier moment établit la légende du texte et relie les quatre portraits dans la même saisie générale (on est très mal avec ces femmes-là) et un second temps en écho au second volet de l’exemplum avant un retour habilement ménagé vers la narration matricielle : Voilà celle à qui j’avais fait le vœu solennel d’obéissance, où le démonstratif poursuit sa double vectorisation visuelle et dysphorique.

III.2. Préséance, présence et présentification

17Dans Diderot et « La Religieuse », Georges May a signalé le « fonctionnement extratemporel de la sensibilité et de l’imagination de Diderot12 », ajoutant : « À chaque instant, l’imparfait et le passé composé du mémorialiste cèdent la place au présent de l’indicatif familier aux lecteurs de journaux intimes », ce qui, pour Roger Kempf citant Georges May, « n’est pas inadvertance mais ruse13 ».

18Il est prévisible que le portrait se proposant de fixer l’essence d’un personnage, d’en dégager la vérité, trouve dans le présent une sorte d’étiage ou de stabilité, où le moment de l’écriture s’étire à l’infini, souvent soutenu par l’emploi répété du verbe d’existence.

  • La prosopographie14 le réclame pour fixer une silhouette (C’est une petite femme toute ronde), l’apparence d’un visage (sa figure est plutôt bien que mal), une anomalie dans le regard (ses yeux dont l’un, c’est le droit, est plus haut et plus grand que l’autre), le déséquilibre d’une démarche (elle jette ses bras en avant et en arrière), les particularités d’une diction (elle ouvre la bouche avant que d’avoir arrangé ses idées, aussi bégaye-t-elle un peu).

  • L’éthopée15 y cherche la permanence d’une caractérisation psychologique, ce qui définit un tempérament ou une personnalité, abstraction faite du passage du temps et des aléas de la situation : c’est d’ailleurs une permanence paradoxale chez la supérieure de Saint-Eutrope, dont la nature profonde est justement le caprice et l’imprévisibilité, comme le répètent les structures attributives, soit par balancement entre les états différents d’une même chose (Elle est tantôt familière jusqu’à tutoyer, tantôt impérieuse et fière jusqu’au dédain), soit, tant la métamorphose est rapide, par résorption de la successivité dans la simultanéité (elle est alternativement compatissante et dure).
    Au présent se dit encore le point de jonction entre prosopographie et éthopée, une indication morpho-psychologique ou physiognomonique affirmant, comme un postulat intuitif mais non démontré, la correspondance entre traits du visage et dominantes de la personnalité (Sa figure décomposée marque tout le décousu de son esprit et toute l’inégalité de son caractère) : la note de l’édition de référence rappelle que cette « esthétique de la variabilité, éventuellement porteuse de dissonances » travaille de nombreux textes de Diderot, comme le portrait du neveu de Rameau, certaines confidences autobiographiques, ou encore un essai de théorisation dans la Lettre sur les sourds et muets, les Entretiens sur le fils naturel ou les Salons. Une sorte de leitmotiv que soigne l’écrivain en faisant appel d’une part à l’implication ou tour sicilia amissa (sa figure décomposée pour « la décomposition, le déséquilibre de sa figure »), d’autre part à une relation de détermination (le décousu de son esprit), qui préfigure certains tours de l’écriture artiste : comme plus tard chez les Goncourt par exemple, l’adjectif, substantivé et placé en tête du syntagme, fait primer l’impression sur l’identification de l’objet qui la suscite, dans une écriture plus sensorielle que méthodique.
    Des présents attendus dans le « lieu » que constitue le portrait, se détachent d’autres présents qui fonctionnent comme autant d’écarts :

  • Les présents scénographiques qui, faisant fi de la durée, contournant la contraignante horizontalité des mots et de la phrase, élaborent une pantomime16 désordonnée et brouillonne, une gestuelle aussi saccadée que signifiante (elle s’agite, elle oublie, elle lève sa guimpe, elle croise ses jambes, elle vous interroge […], et elle ne vous écoute pas, elle vous parle et elle se perd…). Rendue sensible par tout un système de similitudes (constante attaque sur elle, brièveté et simplicité des structures) et de différences diathétiques (actif / pronominal) ou syntaxiques (transitivité directe, indirecte ou absolue), la mobilité du personnage est aussi une systématique infraction aux règles de la vie en société. Les poses sont indécentes, les bienséances bafouées, l’échange conversationnel malmené. La supérieure de Saint-Eutrope devient une originale, excentrique et extravagante, « Vertumnis, quotquot sunt, nat[a] iniquis », pareille au neveu de Rameau. C’est un être plein de contradictions, « composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison17 », qui pousse à l’extrême et jusqu’à la caricature le changement, vu par Diderot comme une spécificité de l’âme humaine.

  • Les présents historiques ou de narration qui, après un passage au passé (Il y avait des jours où tout était confondu… ; où l’on courait… ; où l’on prenait ensemble… ; où l’office se faisait…), réactualisent les événements jugés importants, leur confèrent la force et le relief d’un déroulement sous les yeux du lecteur (le visage de la supérieure change subitement, la cloche sonne, on se renferme, on se retire…). Grâce au trope grammatical de l’énallage, le tumulte et le silence le plus profond sur lequel il débouche prennent un relief particulier, la distance s’effaçant au profit d’une proximité, moins chronologique que psychologique, avec les moments de l’émission et de la réception.

III.3. Une syntaxe de l’agitation

19Tout au long du portrait, les propositions du portrait sont brèves, les subordonnées rares : une relative explicative (dont l’un… est plus haut et plus grand que l’autre), une relative prédicative (il y a toujours quelque chose qui cloche dans son vêtement), une série de quatre relatives déterminatives avec mise en facteur commun de l’antécédent jours, analogies de construction et de volume, effet de rime intérieure en [è] (où tout était confondu, où l’on courait, où l’on prenait, où l’office se faisait) ; une circonstancielle de condition (si vous ne la remettez pas sur la voie), une temporelle (quand elle marche) et une comparative conditionnelle (comme si quelque chose l’incommodait) ; une interrogative indirecte partielle (où elle en est) ; deux conjonctives complétives (que tout est mort subitement, que cela fût déchiré par des pointes).

20C’est fort peu en regard du caractère massif de procédures bien différentes :

  • La pure et simple juxtaposition d’indépendantes, que sépare, dans un rythme haché, une multiplicité de ponctuations fortes (le point), semi-fortes (le point-virgule, « le degré supérieur de la virgule », capable de « symboliser la continuité »18 dans un inventaire, de signaler un effet de liste) ou faibles (la virgule, moins une pause ou une respiration qu’une « inflexion dans la mélodie de la phrase19 », apte à distinguer une incise ou une parenthèse comme c’est le droit, précision apportée au présent de l’énonciation dans la peinture des yeux du personnage).
    À ces juxtapositions interpropositionnelles, répondent en écho de nombreuses juxtapositions intrapropositionnelles (grosse bête, stupide, imbécile ; du thé, du café, du chocolat, des liqueurs20 ; le front, les yeux, la bouche, les épaules) : ce sont des énumérations ouvertes, d’où l’impression d’un monde déréglé, chaotique, d’une sorte de sarabande que devrait proscrire la discipline stricte de la clôture.

  • L’enchaînement logique dévolu à l’adverbe, par exemple la relation de conséquence (aussi bégaye-t-elle un peu ; aussi l’ordre et le désordre se succèdent-ils) et l’utilisation d’une coordination polyvalente, requérant la participation du lecteur : la conjonction et, particulièrement plastique, cumule en effet des valeurs d’addition, mais aussi d’opposition (vous lui répondez, et elle ne vous écoute pas ; elle vous parle et elle se perd). Quant aux circonstants, ils reposent souvent sur l’emploi de l’infinitif, dépourvu d’indication temporelle ou personnelle, mode du procès pur : un infinitif qui se retrouve dans l’expression du temps (avant que d’aller plus loin, avant que d’avoir arrangé ses idées) et de la finalité (pour se frotter la peau). Un infinitif qu’utilisent aussi les locutions verbales (Je ne saurais me refuser, avoir à punir) et les périphrases verbales de sens agentif (elle la fait venir, laisse tomber ce linge) ou aspectuel (se met à pleurer).

  • La subordination implicite ou parataxe qui, sans recourir aux outils de la subordination standard, fait dépendre une première sous-phrase d’une autre. À trois reprises en effet (veut-elle parler, elle ouvre la bouche ; est-elle assise, elle s’agite sur son fauteuil ; une religieuse alors manque-t-elle à la moindre chose, elle la fait venir), la valeur hypothético-temporelle de la première sous-phrase tient à un double marquage, d’une part le marquage prosodique d’une mélodie « en accent circonflexe » ou « en chapeau de gendarme », d’autre part le marquage morphosyntaxique par l’inversion simple du sujet pronominal21 : autant d’indications musicales et d’anomalies de construction grammaticale, légères, expressives, entremêlant l’oral à l’écrit.

  • La subordination inverse (à peine s’est-elle donné quelques coups, que la supérieure […] lui arrache l’instrument de pénitence) offre le même registre de jeu avec la norme et les usages : la première proposition, formellement la principale, n’est qu’un repérage temporel accessoire de la subordonnée, qui exprime le fait essentiel. Que la pseudo-principale intervienne comme thème logique et simple circonstance rompt avec les habitudes et gagne en originalité comme en expressivité : c’est à la fois une spectacularisation et une dramatisation des processus.

III.4. Absence d’identité et surabondance d’antithèses

21Contrairement aux autres supérieures, Madame de Moni et mère Sainte-Christine, Madame*** n’a pas de nom : le non-dit est justement là pour dire l’interdit, suggérer ce que l’on doit cacher ou éviter, une obscénité du personnage à interpréter aussi bien grâce à la filiation classique de l’adjectif obscène (« de mauvais augure, sinistre » dans la langue augurale, d’où « sale, immonde, révoltant pour la pudeur ») que par le biais de l’étymologie populaire (« hors de la scène », donc « à dissimuler, à occulter »). À la privation d’identité répond une pléthore d’antithèses, figures du conflit ouvert, de la fêlure devenue fracture, de l’impossible réconciliation des contraires en une personnalité toujours autre dans le même.

22L’antithèse porte sur le physique (c’est une petite femme toute ronde, cependant prompte et vive dans ses mouvements ; sa figure est plutôt bien que mal ; pleins de feu et distraits ; elle jette ses bras en avant et en arrière), autant que sur la gestuelle (est-elle assise, elle s’agite), la parole (vous lui répondez, et elle ne vous écoute pas ; elle vous parle et se perd), les facultés et les états d’âme (tantôt familière, tantôt impérieuse et fière ; alternativement compatissante et dure).

23C’est l’antithèse avec son corollaire d’irrationalité et d’incompréhension qui, sous l’égide de l’énigmatique supérieure, finit par gagner le couvent tout entier, alternativement perçu sous l’angle de la communauté des moniales (les pensionnaires avec les novices, les novices avec les religieuses) ou d’une sorte d’atmosphère et d’ambiance toujours extrêmes (le silence le plus profond suit le bruit, les cris et tumulte).

24C’est d’ailleurs l’antithèse qui va servir à la fois de charpente et de moteur aux passages délibérément hybrides de ce portrait : d’abord une narration fortement théâtralisée, ensuite une scène de théâtre à visée narrative.

III.5. Théâtre et roman : un jeu d’inclusion

25Comme l’écrivait Herbert Dieckman, « la forme essentielle des romans de Diderot, ce n’est ni la description, ni la narration, mais le dialogue dramatique22 » : ce que nous aimerions nuancer pour cet extrait que marque en profondeur une fusion des grands genres.

III.5.a. La pantomime

26Elle se présente dès le début de l’extrait, à la manière d’une assez longue didascalie (est-elle assise, elle s’agite dans son fauteuil comme si quelque chose l’incommodait. Elle oublie toute bienséance, elle lève sa guimpe pour se frotter la peau, elle croise ses jambes). Puis prend la forme d’une scène de comédie, où, dans « une mécanique plaquée sur du vivant » et non sans échos au Tartuffe de Molière, une sœur fautive se voit réprimander et punir, obtempérant pour aussitôt se trouver, plutôt que pardonnée, complimentée sur ses charmes féminins (la peau blanche et douce, le bel embonpoint, le beau cou, le beau chignon, la belle gorge) : un retournement de situation que résume allègrement la triade (lui ordonne de se déshabiller, se déshabille, la rhabille elle-même).

27La pantomime est animée, accessoirisée (l’habit monastique et la discipline, sorte de fouet utilisé pour se flageller dans un but de mortification), réduite à un ballet sans parole, malgré la présence de verbes dicendi (faire venir, traiter, ordonner). La scène, d’abord inquiétante puis grotesque et riche de sous-entendus, passe d’un premier décor (la cellule de la supérieure) à un second (la cellule de la religieuse), les deux incongrus par rapport à ce qui s’y passe, l’amorce d’un châtiment disproportionné qui fait écho aux traitements sadiques des romans de Sade, puis les attouchements érotiques, qui rappellent le roman licencieux. Deux cibles priment ici : le fanatisme d’une autorité déréglée, la sexualité débridée.

III.5.b. Le dialogue dans le roman

28Ouvert sur le motif récurrent des larmes (se met à pleurer), il tient sa vivacité et sa puissance satirique du fait que, malgré les deux interlocutrices en présence, une seule parle, la deuxième réduite à une apostrophe (Sœur Sainte-Augustine), au miroir que lui tend la concupiscence de la supérieure émoustillée, à la manifestation suggérée d’un sentiment de malaise et du geste esquissé pour se revêtir.

29Discours indirect libre (qu’elle est bien malheureuse d’avoir à punir), discours narrativisé ([elle] la loue, lui dit les choses les plus douces, la dispense des offices), discours direct adressé à l’autre (mais tu es folle d’être honteuse, laisse tomber ce linge23) ou à soi, dans la parodie d’un monologue d’autodétermination classique (et je souffrirais que cela fût déchiré par des pointes ! non, non, il n’en sera rien), sont autant de formes concurrentes et complémentaires de ce dialogue de roman.

30Tandis que s’y installe un comique de répétition soit verbal (quatre occurrences de l’adjectif beau en contexte exclamatif), soit gestuel (une reprise du verbe embrasser dans lui baise le front, la baise encore), pointent, de manière sous-jacente mais insistante, toutes sortes d’accusations contre les désastres de la vie conventuelle (frustrations qui incitent aux débordements24, et même au complet dévoiement des impératifs de l’existence cloîtrée, puisque ne pas assister aux cérémonies religieuses devient une récompense).

III.5.c. La peinture et le peintre

31Le portrait de Madame*** est parfaitement encadré par deux interventions personnelles de Suzanne : une sorte de signature, de revendication, d’appropriation, parfaitement intégrée à la logique narrative d’un roman-lettre, ou d’un roman dont le seul narrateur possible est le personnage épistolier. Suzanne cumule les fonctions de victime, d’appelant, de narrateur et de commentateur. Cette distance très aiguisée, mais toujours vraisemblable selon la logique de la fiction, la rend lucide et lui confère une autorité sur ses interlocuteurs, tout en justifiant sa posture de suppliante.

  • Au tout début (Je ne saurais me refuser à l’envie de vous la peindre avant que d’aller plus avant), la double négation, d’abord morphosyntaxique (ne seul avec le semi-auxiliaire) puis sémantique (me refuser, au sens de « m’interdire, ne pas accepter de »), le conditionnel simple, l’emploi de savoir au sens atténué de « pouvoir » conditionnent une captatio benevolentiae : le destinataire est poliment invité à voir dans la pause descriptive, non une digression, mais une étape essentielle du récit, dans sa double dimension de parcours individuel et d’appel à l’aide. Le métaterme peindre invite aussi à lire le portrait comme une peinture, comme un tout, et réaffirme les multiples qualités de Suzanne, qui mène son récit avec la fermeté et la lucidité d’un auteur.

  • À la fin (On est très mal avec ces femmes-là), le pronom personnel indéfini de spectre beaucoup plus large que les occurrences précédentes où il anonymait la seule collectivité du monastère, le présent gnomique de vérité générale, la modalisation axiologique de péjoration, le mépris dénoté par le démonstratif composé convergent pour tirer la leçon, guider l’interprétation. Cette courte phrase que tout distingue du style et de la prosodie des phrases précédentes forme la légende du texte, et tire par le constat et l’implicite qu’il convoque la leçon du passage : c’est d’autant plus net que toute la suite du passage, soit dans une évocation générale, soit par l’illustration d’un exemple concret, donne à voir les dysfonctionnements d’un milieu dont l’administration est défaillante. Le cadre épistolaire ainsi renforcé, le lecteur réengagé dans son rôle de destinataire premier derrière le destinataire fictif qu’est le marquis de Croismare, l’itinéraire romanesque peut se poursuivre.

Éléments de conclusion

32C’est enfin, sur le plan philosophique, littéraire et esthétique, un portrait qu’il faudrait examiner d’une part dans sa correspondance avec les très nombreux portraits picturaux que commente Diderot, inventeur de la critique d’art, dans ses Salons (portraits de Greuze, de La Tour, de Nattier, de Roslin, de Van Loo…), d’autre part dans son exemplarité par rapport aux normes et codes que propose l’article « Portrait en peinture » de L’Encyclopédie :

Tous les portraits des peintres médiocres sont placés dans la même attitude ; ils ont tous le même air, parce que ces peintres n’ont pas les yeux assez bons pour discerner l’air naturel qui est différent dans chaque personne, et pour le donner à chaque personne dans son portrait. Mais le peintre sait donner à chacun l’air et l’attitude qui lui sont propres en vertu de sa conformation ; il a le talent de discerner le naturel qui est toujours varié. Ainsi la contenance et l’action des personnes qu’il peint sont toujours variées25.

33La « piste » picturale pourrait alors se doubler d’une « piste » théâtrale, engageant au-delà du monde de la scène, le rapport profond de l’écrivain au monde en général. C’est pourquoi nous empruntons à un critique de Proust une ultime définition du portrait. Valable pour l’art du portrait dans À la recherche du temps perdu, elle nous semble également appropriée pour ce même art dans La Religieuse :

Le portrait, c’est-à-dire la relation entre le peintre et son modèle, n’est pas un savoir-faire de vitrier, c’est un petit théâtre. Ou plus précisément un piège-même si l’on ne sait pas très exactement ce que l’on va attraper, ni ce que l’on cherche. Un piège où la piété et l’adoration ont autant de place que la cruauté26.

Notes de bas de page numériques

1 Diderot, La Religieuse, avec présentation, notes, dossier, chronologie et bibliographie par Florence Lotterie, GF Flammarion, 2009. Toutes les indications de pages entre parenthèses renvoient à cette édition.

2 Il n’est pas non plus impossible de lire ce portrait comme correspondant à un modèle, ce qui ferait de La Religieuse un roman à clef : Louise-Adélaïde d’Orléans (1698-1734), fille du Régent et abbesse de Chelles (1719-1734), dont on conserve à la fois des portraits picturaux (un portrait de jeunesse, un portrait du temps de son abbatiat), et le portrait que fait d’elle Saint-Simon dans ses Mémoires, autour de deux traits dominants, la versatilité et le manque de volonté (« Tantôt austère à l’excès, tantôt n’ayant de religieuse que l’habit, musicienne, chirurgienne, théologienne, directrice, et tout cela par sauts et par bonds, mais avec beaucoup d’esprit, toujours fatiguée et dégoûtée de ses diverses situations, incapable de persévérer en aucune, aspirante à d’autres règles et plus encore à la liberté, mais sans vouloir quitter son habit de religieuse »). Diderot ne pouvait connaître le texte des Mémoires, mais le caractère de la fille du Régent était notoire.

3 Jean-Michel Adam et André Petitjean, Le Texte descriptif, Paris, Nathan, 1992, p. 56 et 59.

4 Pour un examen détaillé des procédés d’aspectualisation, voir notre commentaire sur le portrait de la princesse de Nassau de Marcel Proust, publié dans ce même numéro (Loxias, n° 79, décembre 2022) : « une princesse entre deux mondes ».

5 Une variation sur le conte de Perrault presque trop visible en effet : si les sœurs ressemblent à s’y méprendre à Javotte et Anastasie, les figures parentales se noircissent encore. Le père est un tyran aussi violent que silencieux, la marâtre, non la belle-mère, mais la mère biologique des trois filles, dont la dernière est née d’une relation adultère. D’où, à l’égard de Suzanne, une détestation contre-nature, qui se double d’étranges aspects comptables (la dotation matérielle des aînées au détriment de la benjamine, et plus scandaleux encore sur le plan moral et théologique, une sorte de « troc » par le biais de la punition, l’enfermement de la fille devant racheter l’inconduite de la mère). Dans la perspective du conte comme hypotexte, la supérieure est un opposant, masqué en adjuvant.

6 Pour un examen détaillé de l’ensemble des discours rapportés dans La Religieuse, voir l’article de Frédéric Calas, « Réglages énonciatifs et scénarisation de la parole rapportée dans les Lettres de la Marquise de M.*** au Comte de R*** de Crébillon fils et La Religieuse de Diderot », actes du colloque international « Les Discours rapportés en contexte épistolaire (XVIIe-XVIIIe siècles) », Grenoble, 2020, accessible en ligne : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/actalittarts/610-scenarisation-de-la-parole-rapportee-et-reglages-enonciatifs-dans-les-lettres-de-la-marquise-de-m-au-comte-de-r-de-crebillon-fils-et-la-religieuse-de-diderot

7 Portrait d’une supérieure, présentée comme une autre mère que la mère biologique (comme le démontre l’introduction de Florence Lotterie, p. V : « En chaque couvent, elle [Suzanne] est confrontée à une supérieure avec laquelle quelque chose du scénario d’éviction de l’amour maternel tente de se rejouer en sa faveur », d’où cette problématique de la fille mal / trop aimée).

8 Marc Bonhomme, Pragmatique des figures du discours, Paris, Champion, 2005, p. 66.

9 Dans le cadre des épreuves du concours de l’Agrégation externe de Lettres modernes, ce dernier portrait forme une unité parfaite pour un commentaire stylistique, que notre troisième partie se propose d’étudier selon les attentes du concours.

10 Denis Diderot, « Composition », Encyclopédies, œuvres, Tome IV ; Esthétique – théâtre, éd. L. Versini, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1996, p. 124 : « On appelle compositions extravagantes celles où les figures ont des formes et des mouvements hors de la nature ».

11 Denis Diderot, « Composition », Encyclopédies, œuvres, Tome IV ; Esthétique – théâtre, éd. L. Versini cit., p. 120.

12 Georges May, Diderot et « La Religieuse », Paris, PUF, 1954, p. 207.

13 Roger Kempf, Diderot et le roman, Paris, Le Seuil, 1964, édition remise à jour en 1976, p. 54. Ce serait le moyen trouvé par le romancier pour lutter contre la successivité du langage, génératrice de retard, pour saisir la poétique de l’instant, et réussir la gageure littéraire du « en même temps ».

14 Prosopographie est ainsi défini par Littré : « Terme de rhétorique. Espèce de description qui a pour objet de faire connaître les traits extérieurs, la figure, le maintien d’un homme, d’un animal ».

15 Ainsi définie par Littré : « Terme de littérature. Figure de pensée qui a pour objet la peinture des mœurs et du caractère d’un personnage ».

16 Voir Hisashi Ida, « La pantomime selon Diderot. Le geste et la démonstration morale », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, article mis en ligne le 4 août 2007 (http://journals.openedition.org/rde/871).

17 « Un après-dîner, j’étais là, regardant beaucoup, parlant peu, et écoutant le moins que je pouvais ; lorsque je fus abordé par un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n’en a pas laissé manquer. C’est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison. Il faut que les notions de l’honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête ; car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités, sans ostentation, et ce qu’il en a reçu de mauvaises, sans pudeur. Au reste il est doué d’une organisation forte, d’une chaleur d’imagination singulière, et d’une vigueur de poumons peu commune », cette « bizarrerie » recatégorisé par Diderot juste après la citation en « originalité » pourrait parfaitement s’appliquer à Madame***, elle-même donnant l’impression d’être un « composé » de contraires : Diderot, Le Neveu de Rameau, Paris, LGF, Le livre de poche, 1966, p. 8.

18 Pour reprendre l’analyse de Jacques Popin, La Ponctuation, Paris, Nathan, « Nathan Université », 1998, p. 96.

19 Jacques Popin, La Ponctuation, op. cit., p. 83.

20 Comme le signale la note de l’édition de référence, laquelle renvoie à Serge Safran, L’Amour gourmand. Libertinage gastronomique au XVIIe siècle, La Musardine, 2000, cette énumération retient « des accessoires topiques de la scène galante dans le roman du temps ». Dans une perspective différente mais complémentaire, la première énumération et la dernière profilent d’autres types de licence, verbale (avec son lexique de l’injure familière) ou sexuelle (dans une sorte de blason du corps féminin).

21 Sur ces systèmes de parataxe, voir Anne-Marie Garagnon et Frédéric Calas, La phrase complexe. De l’analyse logique à l’analyse structurale, Paris, Hachette Supérieur, 2002, p. 129-136.

22 Herbert Dieckman, Cinq leçons sur Diderot, Genève, Droz, 1959, p. 29.

23 Il serait intéressant de regarder de plus près les passages du vouvoiement au tutoiement, signes supplémentaires des dérèglements comportementaux de la supérieure.

24 Le pronominal réfléchi se macérer revient souvent dans La Religieuse. À partir du latin macerare « amollir », il s’est développé comme terme religieux signifiant « mortifier sa chair, lui infliger des privations ou des souffrances volontaires, effectuées par esprit de pénitence ». Il s’agit de pratiques comme le jeûne ou la flagellation.

25 « Portrait (peinture) », Encyclopédie, 1751, https://www.encyclopédie.eu/index.php/logique/823092813-synonyme/813458503-PORTRAIT

26 Jérôme Prieur, Proust fantôme, Paris, Gallimard, 2006, p. 61.

Bibliographie

Textes

Diderot Denis, La Religieuse [1780-1796], avec présentation, notes, dossier, chronologie et bibliographie par Florence Lotterie, GF Flammarion, 2009

Diderot Denis, « Composition », Encyclopédies, œuvres, Tome IV ; Esthétique – théâtre, éd. L. Versini, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1996

JAUCOURT Louis de, « PORTRAIT (peinture) », Encyclopédie, 1751, https://www.encyclopédie.eu/index.php/logique/823092813-synonyme/813458503-PORTRAIT

Études

Adam Jean-Michel et Petitjean André, Le Texte descriptif, Paris, Nathan, 1992

Bonhomme Marc, Pragmatique des figures du discours, Paris, Champion, 2005

Calas Frédéric, « Réglages énonciatifs et scénarisation de la parole rapportée dans les Lettres de la Marquise de M.*** au Comte de R*** de Crébillon fils et La Religieuse de Diderot », actes du colloque international « Les Discours rapportés en contexte épistolaire (XVIIe-XVIIIe siècles) », Grenoble, 2020, accessible en ligne : http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/actalittarts/610-scenarisation-de-la-parole-rapportee-et-reglages-enonciatifs-dans-les-lettres-de-la-marquise-de-m-au-comte-de-r-de-crebillon-fils-et-la-religieuse-de-diderot

Dieckman Herbert, Cinq leçons sur Diderot, Genève, Droz, 1959

Garagnon Anne-Marie et Calas Frédéric, La phrase complexe. De l’analyse logique à l’analyse structurale, Paris, Hachette, « Hachette Supérieur », 2002

Ida Hisashi, « La pantomime selon Diderot. Le geste et la démonstration morale », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, article mis en ligne le 4 août 2007 (http://journals.openedition.org/rde/871), cons. 15 sept. 2022.

Kempf Roger, Diderot et le roman, Paris, Seuil, 1964, édition remise à jour en 1976,

May Georges, Diderot et « La Religieuse », Paris, PUF, 1954, p. 207.

Popin Jacques, La Ponctuation, Paris, Nathan, « Nathan Université », 1998

Prieur Jérôme, Proust fantôme, Paris, Gallimard, 2006

Safran Serge, L’Amour gourmand. Libertinage gastronomique au XVIIe siècle, La Musardine, 2000

Pour citer cet article

Frédéric Calas et Anne-Marie Garagnon , « « On est très mal avec ces femmes-là » : portraits des mères supérieures dans La Religieuse de Diderot », paru dans Loxias, 79., mis en ligne le 12 décembre 2022, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=10105.


Auteurs

Frédéric Calas

Frédéric Calas enseigne la grammaire et la stylistique à l’Université Paul-Valéry, dans le cadre de la préparation aux concours. Ses derniers travaux portent sur la Correspondance de Beaumarchais et sur les Contes (Peau d’Âne et peaux de bêtes. Variations et reconfigurations d’un motif dans les mythes, les fables et les contes, études réunies et présentées par F. Calas, collection « mythographies et sociétés », Clermont-Ferrand, collection du CELIS, 2021).

Anne-Marie Garagnon

Anne-Marie Garagnon a enseigné la grammaire et la stylistique à l’Université Paris-Sorbonne. Elle a publié de nombreux articles de stylistique sur des auteurs classiques, ainsi qu’un livre sur Voltaire (Cinq études sur le style de Voltaire, Orléans, Paradigme, 2008). Avec Jacqueline Zinetti, elle a récemment publié une étude sur Proust (« Jules Cotard et (?)Cottard : de la mélancolie à la mémoire », Bulletin Marcel Proust, n° 71, 2021, p. 71-78.)

Anne-Marie Garagnon et Frédéric Calas conduisent ensemble des recherches sur l’analyse stylistique depuis de nombreuses années. Outre un ouvrage de grammaire (La Phrase complexe, publié en 2002 chez Hachette), ils ont plus récemment publié plusieurs travaux sur Rousseau (« Étude stylistique de la lettre IV de la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau », L’Information Grammaticale, n° 171, octobre 2021, p. 18-22 ; Cinq études sur le style de Rousseau : de l’image de soi à l’image de l’autre, Lisbonne, La ligne d’Ombre, 2020) et sur Voltaire (« “Des nains sur des épaules de géants” : stylistique de la comparaison dans Micromégas », Cahiers Voltaire, n° 21, 2022, p. 29-39).