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Adil Fathi  : 

Le journal de Célestine : métaphores de la nourriture et du dégoût chez Octave Mirbeau

Résumé

Octave Mirbeau (1848-1917) est un critique d’art, journaliste, romancier, dramaturge et pamphlétaire français. Dans son sixième roman, Le Journal d’une femme de chambre, signé de son nom, Mirbeau esquisse un tableau de la pourriture dégoûtante chez les bourgeois de son époque. En effet, Célestine, la camériste qui se déplace d’une maison à une autre vu la nature de son travail, avoue que « Ce n’est pas de ‘sa’ faute si les âmes, dont on arrache les voiles et qu’on montre à nu, exhalent une si forte odeur de pourriture. » Dans cet article, nous poursuivons l’itinéraire de Célestine à travers les places qu’elle a occupées pour savoir comment elle ridiculise les bourgeois de la Belle Epoque. Nous étudions d’abord la thématique de la nourriture comme cause de la laideur physique. Puis, nous analyserons la notion de dégoût et le motif de l’aliment peu ragoûtant dans le roman comme facteur de démystification et de démythification. Enfin, nous étudions le rapport entre la nourriture et l’acte charnel chez Mirbeau.

Abstract

Octave Mirbeau (1848-1917) was a French art critic, journalist, novelist, playwright and pamphleteer. In his sixth novel, Le Journal d’une femme de chambre (The Diary of a Chambermaid), signed with his name, Mirbeau sketches a picture of the disgusting decay among the bourgeois of his time. Indeed, Célestine, the chambermaid who moves from house to house due to the nature of her work, confesses that "It is not ‘her’ fault that souls, whose veils are torn away and exposed, exude such a strong smell of rot." In this article, we follow Célestine’s itinerary through the places she has occupied to find out how she ridicules the bourgeoisie of the Belle Epoque. We first study the theme of food as a cause of physical ugliness. Then, we will analyse the notion of disgust and the motif of unpalatable food in the novel as a factor of demystification and demythification. Finally, we study the relationship between food and the carnal act.

Index

Mots-clés : camériste , cuisine, dégoût, goût, Mirbeau

Plan

Texte intégral

Le double antithétique goût et dégoût, tel qu’il se donne à lire, à voir et à sentir dans les ouvrages d’Octave Mirbeau et notamment dans son roman Le Journal d’une femme de chambre, est étroitement lié à la nourriture. Le Journal de Célestine est doté d’une « saveur particulière », une saveur joignant à la fois l’euphorique et le dysphorique. Dans ce qu’il appelle Avertissement l’écrivain dévoile le jeu auctorial :

Ce livre que je publie sous ce titre : Le Journal d’une femme de chambre a été véritablement écrit par Mlle Célestine R…, femme de chambre. Une première fois, je fus prié de revoir le manuscrit, de le corriger, d’en récrire quelques parties. Je refusai d’abord, jugeant non sans raison que, tel quel, dans son débraillé, ce journal avait une originalité, une saveur particulière, et que je ne pouvais que le banaliser en « y mettant du mien ». Mais Mlle Célestine R… était fort jolie… Elle insista. Je finis par céder, car je suis homme, après tout1

Le personnel féminin mis en scène par Mirbeau est à la fois provocateur du dégoût et excitateur du goût. Ainsi, tout au long de son parcours discursif, Célestine, le porte-parole du romancier, nourrit un projet de démystification de la bourgeoisie montante de son époque. Son objectif est de découvrir les âmes, leur « arracher les voiles et les montrer à nu2 » pour faire sentir et voir « l’odeur de pourriture » qu’elles renferment. « Ce n’est pas de ‘sa’ faute si les âmes, dont on arrache les voiles et qu’on montre à nu, exhalent une si forte odeur de pourriture3. » Pour expliciter l’intention de l’écrivain qui se cache derrière les révélations de Célestine, nous étudions d’abord la thématique de la nourriture en tant que facteur de la laideur physique. Puis, nous aborderons les notions de nourriture et pourriture comme arme de démythification. Enfin, nous traiterons le lien que l’écrivain tisse entre la nourriture et l’acte charnel.

1. Le dégoût naturel : la nourriture et la laideur

Mirbeau instaure explicitement le lien entre la nourriture et la laideur physique. De manière générale, le rapprochement entre la laideur est le dégoût est un leitmotiv dans l’œuvre romanesque de Mirbeau. L’abbé Jules est décrit comme « un être à rebours de lui-même4 ». Il est dégoûté de son corps et accuse sa mère de l’avoir « allaité avec des excréments5 ». En effet, la laideur n’est qu’une conséquence de la mauvaise nourriture. Dans Le Journal d’une Femme de chambre ce thème est récurrent. Célestine, la femme de chambre décrit l’une des dames de la bourgeoisie montante comme « malingre et souffreteuse, le teint plombé par les nourritures de hasard et les jeûnes6 ». Or, personne ne représente l’extrême laideur plus que l’horrible Bretonne dépeinte par Célestine dans son Journal comme une « ironie monstrueuse de la nature7 ». La femme de chambre a rencontré Louise Randon8, dont le nom est prédestiné au malheur et à la laideur, chez une placeuse9.

Célestine affirme que c’est à cause de « la nourriture disputée, les os écharnés et les viandes gâtées jetés à sa faim...10 », que Louise Randon est dotée d’une disgrâce physique insupportable à tel point qu’il est rare « qu’une femme atteigne à la laideur totale, absolue, cette déchéance humaine11 ». Quand Célestine décrit cette hideur, elle nous présente une image répugnante :

Et son visage ?... Ah ! la malheureuse !... Un front surplombant, des prunelles effacées comme par le frottement d’un torchon, un nez horrible, aplati à sa naissance, sabré d’une entaille, au milieu, et brusquement, à son extrémité, se relevant, s’épanouissant en deux trous noirs, ronds, profonds, énormes, frangés de poils raides. Et sur tout cela, une peau grise, squameuse, une peau de couleuvre morte... une peau qui s’enfarinait, à la lumière12.

Randon selon Célestine est hideuse à tel point qu’elle « offusque » le regard des autres. Une telle difformité ne sollicite pas la pitié, au contraire, elle engendre la férocité car pour la narratrice, il y a « une certaine somme de laideur, une certaine forme d’infirmités que les bêtes elles-mêmes ne tolèrent pas13. » Célestine prétend ne pas viser l’exagération, elle voulait chercher dans la laideur de la petite Bretonne quelque chose de beau14, mais en vain. Ses cheveux d’or « magnifiques », loin d’atténuer sa laideur, l’aggravent encore. Et sa voix : « c’était quelque chose de rauque et de brisé15 » qui chasse toute tentative d’indulgence ou de compassion. La petite Bretonne n’offense pas les autres seulement par son aspect physique mais aussi par son odeur intolérable. Quand elle parle, sa voix souffle au visage une odeur empestée, une odeur de « cadavre16 ». Son souffle de « pourriture17 » oblige Célestine à reculer pour ne pas sentir cette odeur insupportable.

Ce qui aggrave encore le sort de Louise Randon, ce sont ses gestes maladroits et incontrôlables. Chacun de ses mouvements est une maladresse. À chaque pas qu’elle fait, elle casse quelque chose ; ses mains laissent tomber toujours l’objet qu’elle saisit ; les mouvements de ses jambes sont gauches heurtant tout ce qui se trouve de ses côtés et « ses bras accrochaient les meubles et fauchaient tout ce qu’il y avait dessus... Elle vous marchait sur les pieds, vous enfonçait, en marchant, ses coudes dans la poitrine18. » Les points de suspension et l’anacoluthe soulignent la grossièreté de ses gestes19. En causant avec Célestine, Louise fait un geste qui suscite chez elle un extrême dégoût, elle enfouit « son pouce dans les profondes cavernes de son nez20… ». C’est au-delà de ses forces : Célestine se met en colère contre elle.

Il faut noter d’ailleurs que Louise Randon provoque le dégoût chez toute personne qu’elle rencontre. Lors des négociations avec une vieille femme qui cherche une domestique dans le bureau de placement, Louise ne pouvait pas cacher sa laideur et la vieille dame proteste : « Mais elle est trop laide... Une telle laideur, c’est tout ce qu’il y a de plus désobligeant21 ». L’odeur de Louise accroît l’indignation de la vieille dame qui, en s’adressant à la petite Bretonne, se montre effrayée : « vous avez de la pourriture dans le corps ?... Jamais quelqu’un n’a senti, comme vous sentez... Vous avez donc un cancer dans le nez... dans l’estomac, peut-être22 ?... »

Force est d’ajouter que, si Louise Randon, victime de la malnutrition, est un exemple caractéristique de la laideur et du dégoût qu’elle inspire aux autres, elle n’est pas la seule dans le personnel féminin du roman à montrer cette déformation physique. Madame Lanlaire dont le nom provoque également le dégoût23, est selon Célestine une femme avare qui compte chaque soir les morceaux de sucre et les grains de raisin, et fait des marques aux bouteilles. Bien qu’elle soit riche, son caractère est particulièrement revêche :

Le dîner, peu luxueux, composé des restes de la veille, s’est passé sans incidents, presque silencieusement... Monsieur dévore, et Madame pignoche dans les plats avec des gestes maussades et des moues dédaigneuses... Ce qu’elle absorbe, ce sont des cachets, des sirops, des gouttes, des pilules, toute une pharmacie qu’il faut avoir bien soin de mettre sur la table, à chaque repas, devant son assiette24

Dès son arrivée, Célestine avoue qu’elle « n’aime pas non plus ses lèvres minces, sèches, et comme recouvertes d’une pellicule blanchâtre25… ». Et bien qu’elle affiche une certaine exigence dans ses toilettes, elle ne peut pas dissimuler sa nature ignoble. Célestine n’a pas besoin de chercher cette vraie nature, d’après sa longue expérience dans les maisons, elle avoue : « Je connais ces types de femmes et je ne me trompe point à l’éclat de leur teint. C’est rose dessus, oui, et dedans, c’est pourri26… ».

C’est également la cuisinière Marianne qui est selon le regard pénétrant de Célestine proche de la putréfaction : « la cuisinière fait ses saletés ». La cuisine n’est donc plus un art mais un acte de pourrissement puisqu’elle est le travail d’une personne présentée comme écœurante :

grasse, molle, flasque, étalée, le cou sortant en triple bourrelet d’un fichu sale avec quoi l’on dirait qu’elle essuie ses chaudrons, les deux seins énormes et difformes roulant sous une sorte de camisole en cotonnade bleue plaquée de graisse27.

Marianne est surtout dégoûtante par ses gestes grossiers. Devant Célestine qui est habituée à la coquetterie, elle « se tâte le ventre... ses gros doigts s’enfoncent, disparaissent dans les plis du ventre comme dans un coussin de caoutchouc mal gonflé28 ».

La nourriture est donc chez Mirbeau toujours liée à la pourriture. Le dégoût naturel ou la laideur physique qui résulte de la malnutrition est un leitmotiv mirbellien qui nous fournit une image claire sur sa conception de la déchéance humaine. Il s’agit d’une philosophie que Mirbeau fait circuler dans toutes ses œuvres. Influencé par Nietzsche, Baudelaire et Dostoïevski, Mirbeau est convaincu que l’homme est méchant par nature. C’est pourquoi Claude Herzfeld voit que la satire acerbe et mordante de Mirbeau place sa prose aux antipodes de « l’enguirlandement hypocrite de l’écriture29 » sous lequel la vérité est dissimilée. Le lecteur de ses œuvres n’aura pas la peine à découvrir que la déformation physique n’est qu’un indice de la pourriture de l’âme et un reflet de la méchanceté humaine sachant que le personnel masculin n’est pas à l’abri de ce trait caractéristique. Le curieux capitaine Mauger dit : « J’ai mangé des putois et des couleuvres, des rats et des grillons, des chenilles... J’ai mangé de tout30... ».

Nous verrons que le dégoût lié à la nourriture et la laideur dans Le Journal d’une femme de chambre est un facteur démystificateur et démythificateur de ce que Pierre Michel, spécialiste de l’écrivain, appelle « la bêtise ventrue31 ».

2. La nourriture : un moyen démystificateur et démythificateur

L’indignation est le ressort majeur de l’inspiration d’Octave Mirbeau. C’est un écrivain qui est toujours nerveux, un homme qui, selon les mots de Jules Renard, « se lève triste et se couche furieux32 ». Effectivement, selon l’opinion de Sacha Guitry33, il se réveille triste en regardant les injustices qui l’entourent, et se couche furieux de ne pas pouvoir les réparer. Pascale disait déjà du cœur de l’homme, qu’il est « plein d’ordure ». Mirbeau n’hésite pas à attaquer les fondements de la société pour se défendre contre l’injustice. De son côté, Jules Lemaître devine en lui « cette sorte d’humanité qui fait que le pessimiste ne s’excepte point lui-même de son dégoût et de son universelle malédiction34. » À cet égard, on peut le comparer à Baudelaire qui, selon Charles Mauron projette de l’hostilité sur autrui en adoptant un mécanisme de défense du persécuté justicier35. Ainsi, Célestine fait apparaître les dessous des êtres et des institutions, cachés derrière une apparence de respectabilité, de révéler la puanteur des âmes camouflée par les parfums. Le statut de la femme36 en général dans la production romanesque de Mirbeau y compris Célestine dans Le Journal d’une femme de chambre est de ce fait un indice de l’indignation de cet écrivain.

Célestine constate l’avarice de Madame Lanlaire juste après son arrivée au Prieuré. Alors qu’elle est étourdie par quatre heures de chemin de fer en troisième classe, elle reçoit des reproches :

sans qu’on ait, à la cuisine, seulement songé à m’offrir une tartine de pain, Madame m’a promenée, dans toute la maison, de la cave au grenier, pour me mettre immédiatement au courant de la besogne37

Chez les Lanlaire, Célestine s’attarde sur la malnutrition ou bien la faim insatisfaite, pour souligner cette avarice et pour affirmer que les apparences sont souvent trompeuses. Notre âpre observatrice tisse minutieusement un lien entre l’avarice de Madame Lanlaire et la sécheresse de son corps où il ne reste que les débris d’un corps, qu’une « ruine lamentable […] qui allait se répandre sur le tapis en liquide visqueux38 », un « écroulement de formes39 » repoussant à voir. Les domestiques chez les Lanlaire n’ont pas de salle à manger, ils prennent leurs repas dans la cuisine où Marianne « découpe ses viandes, vide ses poissons, taille ses légumes, avec ses doigts gras et ronds comme des boudins40 ». Ils passent toute la journée dans cette atmosphère rendue étouffante par le feu du fourneau et l’odeur de la soupe des chiens qui bout dans « une marmite rouillée ». Célestine juge que la conduite de ses maîtres révèle un manque de respect et un manque de bonne éducation. Pour elle, on « respecte davantage les prisonniers dans les prisons et les chiens dans les chenils41… ». L’espace de la cuisine provoque souvent le dégoût, dans le roman Dans le ciel, Mirbeau met en scène les amours sordides de Georges et de Julia, la fille du concierge, dont les effusions lyriques se nouent au fond d’une cuisine crasseuse42 qui pour le narrateur s’apparente à une chapelle « où les émanations obstinées des fritures remplaçaient l’encens ». Dans cet espace à « mille alvéoles43 », selon l’expression de Bachelard, la camériste est également dégoûtée par la nature du repas servi aux domestiques. Il s’agit toujours du même mets et de la même boisson : du lard aux choux, du fromage puant et du cidre aigre. Dans une antiphrase révélatrice, elle critique acerbement la cupidité des Lanlaire : « Des assiettes de terre, dont l’émail est fendu et qui sentent le graillon, des fourchettes en fer-blanc complètent ce joli service44. »

Pour bien démystifier le bourgeois, pour dévoiler ses défectuosités, ses saletés et la bassesse de sa nature intime, la narratrice trouve que la table à manger est la meilleure place pour le faire. C’est là qu’elle découvre la jalousie de madame Lanlaire qui, durant le repas n’avait cessé de « renifler [s]es mains, [s]es bras, [s]on corsage, a dit d’une voix nette et tranchante : – Je n’aime pas qu’on se mette des parfums45… ». C’est là qu’elle découvre que Monsieur qui aime profondément les parfums, tremble devant Madame « comme un petit enfant46 ». Chez l’épicière Mme Gouin où il y a une « odeur de saumure, de légumes fermentés, de harengs saurs…47 », c’est encore autour de la table à manger que Célestine assiste à d’ignobles histoires et à « un flot ininterrompu d’ordures vomies par ces tristes bouches, comme d’un égout48... ».

Le dégoût dans le roman a également pour fonction d’attaquer directement l’institution de la religion. Les gens d’église, que ce soit hommes ou femmes, sont, selon la narratrice, répugnants. Célestine aime aller à la messe juste pour sortir et pour quitter le Prieuré où elle s’ennuie profondément. Elle trouve que la chapelle sent mauvais, il y a une odeur « mêlées de fumier, d’étable, de terre, de paille aigre, de cuir mouillé... d’encens avarié49… ». Le prêtre ne lui plaît pas, elle le trouve sale et brutal et le compare avec les charretiers et les cochers de la province.

Chez les sœurs de Notre-Dame-des-Trente-six-Douleurs50, dont le nom est également significatif, Célestine assiste à la méchanceté humaine à son degré le plus paroxystique. Les domestiques dans cet endroit « infernal » sont mal nourris tout en travaillant depuis six heures du matin jusqu’à neuf heures du soir. Les repas sont tellement répugnants pour Célestine qu’elle est lasse à l’excès, « écœurée de ne manger depuis huit jours que des confitures faites avec des groseilles tournées, dont les bonnes sœurs avaient acheté un lot au marché51. » Elle commence à travailler chez-elles par ravauder les culottes de l’aumônier et les caleçons des capucins. Les bonnes sœurs « Saintes femmes » selon la formule de la narratrice, ferment les yeux sur les dépravations qui ont cours dans le couvent (sexualité, homosexualité, harcèlement sexuel…). Célestine, dans cet endroit, fait la connaissance d’une jeune fille, Clémence, qui est « fidèle et dévouée » mais « vicieuse jusque dans les moelles52 ». De cette manière, Mirbeau critique violemment une institution fort puissante de l’époque qui est l’église et par conséquence le catholicisme. Il a le mérite de soulever des sujets tabous que personne avant lui n’avait eu le courage de traiter (comme la pédophilie au sein de l’institution religieuse). Le silence de la société et de la direction de l’établissement face à ces maux peut être expliqué selon la narratrice par une volonté de maintenir « l’ordre » pour ne pas provoquer de « scandale ». C’est pour cela que les bonnes sœurs : « saintes femmes, fermaient les yeux pour ne rien voir, se bouchaient les oreilles pour ne rien entendre53… ».

En effet, pour Mirbeau le monde se compose des oppresseurs et des opprimés, le malheur est que les deux catégories sont perverties. La société, pour lui, est déjà corrompue d’où le sentiment du dégoût qui jalonne toute sa production littéraire. L’écœurement ici est dû au comportement de l’autre : « Vous pouvez manger cette poire, elle est pourrie... Finissez ce poulet à la cuisine, il sent mauvais54. » Mirbeau confère à ce sentiment des aspects extraordinaires : « Une nausée me retourne le cœur, me monte à la gorge impérieusement, m’affadit la bouche, me serre les tempes... Je voudrais m’en aller55… ». La perversion des domestiques pour Mirbeau n’est pas une conséquence de leur mauvaise relation avec leurs maîtres : il s’agit de leur vraie nature, c’est une anomalie originaire et originelle. Pour Célestine, le domestique a l’âme « toute salie », il n’est pas un être normal mais quelque chose de « disparate », il est « fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s’ajuster l’un dans l’autre, se juxtaposer l’un à l’autre56… ». Le recours à l’image du monstre57 correspond à une volonté de souligner l’existence d’infranchissables barrières sociales. Le contexte de dépravation dans lequel vivent les domestiques influe sur leur personnalité.

3. Amour et nourriture

Une nourriture plantureuse au contraire stimule le désir charnel. Célestine le confirme en avouant, dans une autre place où elle est mieux nourrie, qu’elle s’adonne de plus en plus à l’amour grâce à « la nourriture trop abondante, trop excitante de maintenant, par le champagne et les vins d’Espagne, que William me forçait à boire58. » Pour elle, l’acte de manger coïncide avec l’acte de l’amour. Pendent le repas, elle remarque que « le jardinier-cocher s’emplissait la bouche de gros morceaux de lard, et (la) regardait en dessous59. »

Dans Le Journal d’une femme de Chambre, Mirbeau instaure le lien entre l’amour et la nourriture. Le capitaine Mauger évoque explicitement ce rapprochement en disant :

– Il y a cuisine et cuisine... crie-t-il d’une voix rauque et pétaradante à la fois... Celle que je vous demande... ah ! Célestine, je parie que vous savez la faire... que vous savez y mettre des épices, foutre !... Ah ! nom d’un chien60.

Célestine n’ignore pas la différence entre les deux « cuisines », et sait très bien que c’est la deuxième qui intéresse le capitaine. Elle n’a pas accepté son invitation à l’amour pour deux raisons : sa laideur et son odeur. En effet, chez Mirbeau, l’odeur est le tertium comparationis entre la nourriture et l’acte charnel. Ainsi, elle est une manifestation de l’amour dans ce qu’il a de plus animal : « une odeur forte, une odeur de peau d’Espagne, de femme soignée, une odeur d’amour enfin61. »

L’odeur est aussi la manifestation des amours perverses et illicites, c’est-à-dire corrompues : « Très souvent, Madame rentrait en retard, venant le diable sait d’où, par exemple, ses dessous défaits, le corps tout imprégné d’une odeur qui n’était pas la sienne62. » Pour Mirbeau le vice est inhérent à la nature de l’être humain quel que soit son statut social. En effet, il s’agit d’une vision personnelle du monde que l’écrivain développe dans ses romans, ses contes, ses pièces théâtrales, ses articles journalistiques et sa correspondance. Rachilde écrit par exemple que Mirbeau « remue tellement d’ordures que c’est à se boucher le nez63 ». Péguy voit dans Le Journal d’une femme de chambre « un livre de cochonneries64 ».

De fait, l’olfactif joue un rôle primordial dans l’acte charnel. Chez les Lanlaire, Célestine affirme que Monsieur exhale « je ne sais quoi de puissant et aussi une odeur de mâle… un fumet de fauve pénétrant et chaud qui ne m’est pas désagréable65 ». Les connotations sexuelles dans cet exemple, confirment que pour Célestine, l’amour sous son aspect charnel a une odeur qu’elle compare « à des parfums qui sentaient bon ». Parlant du même personnage Célestine remarque que pendant qu’elle l’aidait à retirer ses bottes, elle a senti que « son nez s’excitait aux parfums de ‘sa’ nuque66 ». Joseph qui a volé, violé et tué la petite Claire, et qui deviendra vers la fin du roman l’époux de Célestine, dégage également « une odeur de mâle presque de fauve, monte de sa poitrine, large et bombée comme une cuirasse67 ». Quoiqu’il soit bien laid selon ses propres termes, elle adore en lui « cette odeur particulière qui vous grise, quelque chose de fort et d’âpre qui vous prend par le sexe68 ». La femme de chambre aime chez la mère de Xavier, qui est une proxénète, l’odeur forte de ses chiffons. D’ailleurs, Xavier lui-même avait une odeur que Célestine n’a pas pu oublier et qu’elle pense encore avec regret au « goût acide, la brûlure de son baiser69… ».

 

Ainsi, la nourriture imprègne fortement Le Journal d’une femme de chambre. C’est une source de dégoût mais qui suscite aussi des pulsions beaucoup plus ambivalentes, en particulier érotiques. Mirbeau qui écrit toujours sous le fardeau de ses nerfs, utilise cette thématique pour dénoncer les abus de « la bêtise ventrue » qu’est la bourgeoisie de son époque. L’anomalie physique chez lui est une conséquence de la malnutrition mais aussi un reflet de la méchanceté humaine. Le dégoût dans ses écrits est un élément fondateur de la démystification des mœurs. Et pour relativiser les concepts et renverser les normes, il recourt à un procédé cher à Baudelaire à savoir la fusion des sensations ou synesthésies. Ainsi, les personnages dans Le Journal d’une femme de chambre représentent un échantillon d’une société pourrie et d’un monde corrompu. Et Célestine qui vend son corps n’est que la métaphore vive de Mirbeau qui pendant une dizaine d’années de sa vie, a vendu son esprit, sa plume et ses principes en exerçant ce que Pierre Michel appelle « la prostitution intellectuelle70 ». De ce fait, le projet littéraire de Mirbeau pourrait donner lieu à une remémoration ou la volonté de donner un sens à un parcours de souffrance afin de prévenir d’éventuelles victimes71.

Notes de bas de page numériques

1 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Œuvre romanesque, présenté et annoté par Pierre Michel, Paris, Buchet-Chastel, Société Octave Mirbeau, Volume II, 2001, p. 389.

2 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 382.

3 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 382.

4 Octave Mirbeau, L’Abbé Jules, Œuvre romanesque, Volume I, 2000, p. 367.

5 Octave Mirbeau, L’Abbé Jules, p. 367.

6 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 543.

7 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 608.

8 Le substantif « randon » connote la violence, impétuosité et rapidité.

9 Les bureaux de placement jouaient un rôle d’intermédiaire à cette époque entre les domestiques sans travail et les maîtres qui cherchent d’être servis. Les propriétaires de ces bureaux profitaient de la situation précaire des domestiques.

10 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 612.

11 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 607.

12 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 605.

13 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 606.

14 L’influence de Baudelaire sur Mirbeau est une évidence comme le cas de « l’odeur de cette voix » qui est une synesthésie baudelairienne.

15 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 607.

16 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 608.

17 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 608.

18 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 607.

19 Cécile Narjoux, « La ponctuation la poétique de l’expression dans Le Journal d’une Femme de Chambre », Les belles Lettres, « L’information littéraire », vol. 53, pp. 36­-46.

20 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 605.

21 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 613.

22 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 614.

23 « Monsieur et Madame va-t’faire Lanlaire ! », Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 399.

24 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 345.

25 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 389.

26 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 390.

27 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 392.

28 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 587.

29 Claude Herzfeld, Octave Mirbeau, Aspects de la vie et de l’œuvre, Paris, L’Harmattan, p. 256.

30 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 443.

31 L’expression est de Pierre Michel dans sa préface de l’œuvre romanesque d’Octave Mirbeau.

32 Yannik Lemarié et Pierre Michel, Dictionnaire Octave Mirbeau, L’Âge d’Homme, Société Octave Mirbeau, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, 2011, p .258.

33 « Jules Renard disait de Mirbeau : “Mirbeau se lève triste et se couche furieux.” Et c’était vrai. Triste, il l’était à son réveil en pensant aux injustices qui allaient se commettre – furieux en se couchant, il l’était de ne pas les avoir toutes réparées. Il faut avouer d’ailleurs que cet état d’indignation dans lequel il vivait favorisait singulièrement ses éclats magnifiques. » Entretien avec Sacha Guitry sur http://mirbeau.asso.fr consulté le 10/04/2022.

34 Pierre Glaude, Préface de la revue Littérature 64/2011 : Octave Mirbeau : Romancier, dramaturge et critique, Presses universitaires du Mirail, 2011, p. 9.

35 Charles Mauron, Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, José Corti, 1995, p. 142.

36 Il s’agit de la femme dans l’œuvre romanesque de Mirbeau d’une manière générale : Juliette Roux dans Le Calvaire, la tante de Sébastien dans Sébastien Roch, L’amie et la mère de Jean dans L’Abbé Jules, La Mère de Georges et Julia dans le roman Dans le ciel, Célestine dans Le Journal d’une femme de chambre, Clara et son amie dans Le Jardin des supplices, pour ne citer que ces six premiers romans.

37 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 389.

38 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 407.

39 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 407.

40 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 397.

41 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 398.

42 Élise Fontvieille Gorrez, L’aliénation dans les romans d’Octave Mirbeau (1886-1913), 2018, p. 205.

43 Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1978, p. 27.

44 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 400.

45 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 396.

46 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 397.

47 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 422.

48 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 426.

49 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 423.

50 Ce sont des ‘religieuses’ qui détiennent un bureau de placement.

51 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 568.

52 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 570.

53 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 569.

54 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 551.

55 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 522.

56 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 496.

57 Nous avons emprunté le terme de Samuel Lair, L’Iconoclaste, Paris, 2008, p. 132.

58 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 630.

59 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 400.

60 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 581.

61 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 548.

62 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre p. 559.

63 Ce témoignage est cité dans les notes de l’introduction de Pierre Michel du Journal d’une femme de chambre, Œuvre Romanesque, p. 1237.

64 Octave Mirbeau, Œuvre Romanesque, notes de Pierre Michel, p. 1237.

65 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 395.

66 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 394.

67 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 585.

68 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 510.

69 Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, p. 560.

70 L’expression est de Pierre Michel dans sa préface de l’œuvre.

71 Samuel Lair, L’Iconoclaste, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 26.

Bibliographie

Œuvres de Mirbeau

MIRBEAU Octave, Œuvre Romanesque, Le Journal d’une femme de chambre, édition présentée et annotée par Pierre Michel, Paris, Buchet-Chastel, Société Octave Mirbeau, volume II, 2001.

MIRBEAU Octave, Correspondance générale, Tome premier, édition établie, présentée et annotée par P. Michel, avec l’aide de J.-F. Nivet, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, 2002.

MIRBEAU Octave, Œuvre Romanesque, Dans le ciel, édition présentée et annotée par Pierre Michel, Paris, Buchet-Chastel, Société Octave Mirbeau, volume II, 2001.

MIRBEAU Octave, Œuvre romanesque, L’Abbé Jules, édition présentée et annotée par Pierre Michel, Paris, Buchet-Chastel, Société Octave Mirbeau, Volume I, 2000.

Autres textes

BACHELARD Gaston, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1978.

LAIR Samuel, L’Iconoclaste, Paris, L’Harmattan, 2008.

MAURON Charles, Des Métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, José Corti, 1995.

Études

FONTVIELLE GORREZ Élise, L’aliénation dans les romans d’Octave Mirbeau (1886-1913), Thèse de doctorat en Littérature française, Université Rennes 2, 2018.

GLAUDE Pierre, Octave Mirbeau : Romancier, dramaturge et critique, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2011.

GRENAUD Céline, « Le monstre féminin dans les romans de Mirbeau », dans HIMY-PIÉRI Laure, POULOUIN Gérard (dir.), Octave Mirbeau. Passions et anathèmes, Caen, PU, 2007, pp. 57-67.

HERZFELD Claude, Octave Mirbeau, Aspects de la vie et de l’œuvre, Paris, L’Harmattan, 2008.

LEMARIÉ Yannik et MICHEL Pierre, Dictionnaire Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, Lausanne, 2011.

NARJOUX Cécile, « La ponctuation la poétique de l’expression dans Le Journal d’une Femme de Chambre », L’Information littéraire 2001/4 (vol. 53), Les Belles Lettres, pp. 36-46.

Pour citer cet article

Adil Fathi, « Le journal de Célestine : métaphores de la nourriture et du dégoût chez Octave Mirbeau », paru dans Loxias, 77., mis en ligne le 18 septembre 2022, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=10074.

Auteurs

Adil Fathi

Adil Fathi est un enseignant-chercheur de littérature et de stylistique à la Faculté polydisciplinaire de Safi/Maroc. Il est membre permanent dans la Structure de Recherche Langage, Cognition, Culture et Communication. Il a soutenu une thèse de doctorat intitulée L’écriture du délire dans l’Œuvre Romanesque d’Octave Mirbeau : Étude stylistique, en 2021, à la l’Université Chouaib Doukkali d’El-Jadida. Il est l’auteur de plusieurs publications scientifiques dans des revues nationales et internationales, dont « La langue, source de conflit culturel : Étude de Stupeurs et tremblements d’Amélie Nothomb », « Le mentir-vrai ou quand le "Je" est déguisé en "Il" : Le cas de Sébastien Roch d’Octave Mirbeau », « La ville de Paris dans l’œuvre romanesque d’Octave Mirbeau », « Pour une nouvelle esthétique de l’écriture romanesque. Le cas d’Octave Mirbeau ».