Loxias | Loxias 27 Autour des programmes de lettres aux concours 2010: agrégation, CPGE | I. Autour du programme d'agrégation 2010 | Beckett
François Thierry :
La perception du temps dans En attendant Godot et Fin de partie
Index
Mots-clés : Beckett , théâtre
Géographique : France
Texte intégral
Quand Hamm s’inquiète de savoir si Clov et lui ne sont pas en train de signifier quelque chose, Clov ricane :
Clov – Signifier ? Nous signifier ! (rire bref) Ah elle est bonne !
Hamm – Je me demande (Un temps) Une intelligence revenue sur terre ne serait-elle pas tentée de se faire des idées à force de nous observer ? (Prenant la voix de l’intelligence) Ah, bon, je vois ce que c’est, oui, je vois ce qu’ils font (Clov sursaute, lâche la lunette et commence à se gratter le bas-ventre des deux mains. Voix normale) Et même sans aller jusque là, nous-mêmes... (avec émotion) nous-mêmes... par moments... (véhément) Dire que tout cela n’aura peut-être pas été pour rien !
La question de Hamm sur ce retour d'une intelligence sur terre peut se comprendre de bien des manières. Une nous retiendra ici, en tenant compte de l’importance du jeu, du lieu théâtral, désignés comme tels dans les deux pièces. Cette question rappelle la situation des deux personnages devant le public qui les regarde, public pourvu d'intelligence, une fois n'est pas coutume, après avoir été considéré comme une « foule en délire » (45). N’y a-t-il pas là, dans cette référence trop voyante à l'intelligence, une formidable ironie sur les idées que le spectateur est tenté, à tort ou à raison, de se faire ? On sait la distance prise par Beckett avec les interprétations, qu’elles soient métaphysiques, philosophiques, ou religieuses. Dans les notes de mise en scène de la Fin de partie allemande, prises par Michael Haerdter, Beckett précise que dans cette pièce :
Il n’est pas question de philosophie, mais peut-être de poésie1.
Dans cette optique, la question de Hamm est une mise en cause des points de vue intellectuels sur la pièce. Il nous semble qu’est rappelé ainsi dans le texte même de Fin de partie que les considérations sur le sens sont secondaires par rapport à la construction sensible, affective du temps que la pièce manifeste. C’est pourquoi nous emploierons ici le terme de perception du temps pour éviter celui de conception ou de représentation qui conviennent à l’analyse philosophique, non à l’expérience étrange qu’offrent au spectateur En attendant Godot2 et Fin de Partie.
Cela a été dit et redit, nous ne sommes pas dans une structure dramatique impliquant exposition, nœud, crise, dénouement, selon une courge montante et descendante où la détente succéderait à la tension. Nous sommes pris d’emblée avec les personnages dans une tension qui est toujours là. Tension qui est liée à un argument dramatique sans résolution : Vladimir et Estragon peuvent-ils se séparer ? Clov quittera-t-il Hamm ? Cette tension va avec une sorte de suspension du temps, un grand ralentissement. Nous ne sommes plus dans le temps de l’histoire. Nous ne sommes pas dans le temps de la mort, même si Fin de partie s’en approche de façon tangentielle. Exil, purgatoire, selon la formule de La fin :
Sans le courage d’en finir ni la force de continuer3.
Le temps de ces pièces est un entre-deux qui n’en finit pas. D’un côté, le temps plein a été, celui des actions véritables, le temps des premières fois dont les traces multiples sont celles de la nostalgie, comme l’a bien montré Bruno Clément4. De l’autre, la disparition elle-même, plus ou moins imminente. C’est dans cet entre-deux que se déploie, selon des modalités particulières, le temps dramatique. On a parlé d’intemporalité, d’absence de temps. Ce n’est acceptable que si on désigne par là le retrait du temps de l’histoire, de toute communauté sociale, politique identifiable... Mais dans l’exil ou le temps d’après catastrophe où sont ces personnages, le temps n’a pas disparu. Les relations duelles exacerbent l’expérience temporelle du moi. Quand le temps s’arrête, ne passe pas, ou quand la durée vide fascine : il devient, au contraire, monstrueux, insupportable.
À la tension installée de cette manière s’agrègent encore des éléments de progression : l’ensemble dérive sensiblement vers la dégradation par addition de petits faits, de petites révélations sur l’état des corps, du monde. Donc, la tension ne se dénoue pas, la dégradation s’accuse lentement, par à-coups.
Ce qui domine, c’est le temps de l’attente, de l’anxiété, cette « bouillie stagnante » dont a parlé Günther Anders5. Rien à faire pour s’en dépêtrer. Dans En attendant Godot, s’il y a détente, c’est dans un autre sens, celui de l’intermède, d’une mise entre parenthèses temporaire de ce qui fait souffrir parce que les personnages ont tout un répertoire de diversions, de divertissements. L’attente est reconduite et ne connaîtra pas de dénouement. Ce qui va être rendu sensible, c’est justement le caractère insupportable du temps de l’attente qui excède ceux qui le supportent. Les pitreries, les cris, les façons de passer le temps ne sont là que pour nous faire buter, nous spectateurs, sur les silences, les vertiges de ce temps de l’attente recouvert par des micro-actions, des mini-comédies, des parodies s’enchaînant comme une mosaïque d’instants qui essaient de durer pour contrer ce qui les plombe. En superficie, elles organisent une foule de non-événements, essaient de dissimuler ce qu’il y a dessous sans y arriver tout à fait. Mais le tissu est plein de trous et les personnages sont périodiquement ramenés au temps sous-jacent, permanent, dont rien ne peut être dit. Cette sorte de stéréoscopie de l’expérience temporelle fait que tout ce qui se passe se détache sur un fond où rien ne se passe, fond qui ronge, qui annule sans relâche ce qui s’agite au-dessus de lui. C’st pourquoi il y a tant de répliques isolées : cris, traits d’humour noir, remarques amères... revenant par intervalle, surgissant quand les ruses, les trucs pour échapper à la souffrance du fond s’épuisent, butent sur le silence :
Vladimir – C’est trop pour un seul homme. (13)
Vladimir – La nuit ne viendra-t-elle donc jamais. (53)
Vladimir – La nuit ne viendra-t-elle jamais. (58)
Vladimir – Ce que c’est difficile. (106)
Estragon, qui a un registre beaucoup plus étendu de la plainte dans la seconde moitié de la pièce :
Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s’en va. C’est terrible. (70)
Je suis malheureux. (84)
Je suis fatigué. (110, 115, 119, 128)
Je suis maudit. (124)
Je suis damné. (125)
Dieu aie pitié de moi. (129)
Je ne peux plus continuer comme ça. (162)
Au lieu de cris, c’est quelquefois l’aveu que la ruse ne marche plus. Le « Assez » de Vladimir qui ne veut pas entendre l’histoire de l’anglais au bordel est de même nature que ceux de Hamm : « Assez ! On rentre » (42). Les commentaires du genre :
Estragon – Ce n’était pas si mal comme petit galop.
Vladimir – Oui, mais maintenant il va falloir trouver autre chose. (109)
Des formules isolées, paradoxales se comprennent comme un rappel de ce temps sous-jacent :
Estragon – Soyez long ce sera moins long. (68)
Le rat de Clov – Si je ne tue pas ce rat, il va mourir. (90)
De grandes différences d’organisation séparent En attendant Godot de Fin de partie : Le filet s’est considérablement rétréci. Dans le refuge, comme dit Hamm, limitations sévères des déplacements et des possibilités physiques. Le couple Hamm-Clov, maître et domestique, père et fils, créé une tension autrement dure. Le jeu existe encore mais il est lié à la cruauté. Sur le plan temporel, ce qui se passe n’est plus affiché comme improvisé, comme jeu libre occupant la vacance du « Rien à faire ». L’attente, l’anxiété sont liées à la contrainte. Clov dit dès le début : « J’ai à faire » (p. 18, 26, 66). C’est un rôle obligé et vide : on sait que dans sa cuisine, il regarde le mur. Tout est ritualisé, figé dans des circuits, ordonné par la tyrannie de Hamm. Il y a une heure pour tout : se lever, se coucher, prendre son calmant, son remontant, se promener, l’heure de regarder le temps qu’il fait, l’état de la terre et de la mer, l’heure de raconter son histoire.
Clov – Pourquoi cette comédie tous les jours ?
Hamm – La routine. On ne sait jamais. (49)
Vladimir disait à la fin : « L’air est plein de nos cris. [...]. L’habitude est une grande sourdine » (157). Fin de partie prend au mot cette formule et en démontre les insuffisances. La routine à laquelle Hamm et Clov sont cramponnés n’installe qu’une sécurité illusoire et ne masque pas plus que les jeux de Vladimir et d’Estragon, le processus souterrain, énigmatique qui les ronge. En même temps que le carcan, se manifeste une tendance à échapper au carcan, à précipiter les choses ou au contraire à accentuer la rigueur avec laquelle ils respectent les habitudes. On voit ainsi Hamm, à peine levé, vouloir se préparer au coucher, avancer l’heure de son calmant ou faire déplacer son fauteuil avec une minutie de maniaque.
Si le temps est encore nommé dans En attendant Godot, des questions, des constatations sont formulées par Vladimir, Estragon ou Pozzo, le mot a presque disparu du texte même de Fin de Partie. À part quelques expressions toutes faites et les allusions au temps météorologique et la réplique de Nagg : « Il faut vivre avec son temps », le mot temps ne sert plus que dans les didascalies (presque 400 occurrences) pour rythmer les silences. Mais les leitmotive sur un processus en cours, énigmatique, indicible ponctue toute la pièce. Vladimir et Estragon découvraient par instants le temps de l’attente et le formulaient avec le mot usuel : le temps ne passe pas. Le temps s’est arrêté, le temps est long... Dans Fin de partie c’est le retour de formules impersonnelles : le « ça », le « quelque chose », « cette chose ».
Les rituels n’arrivent pas à masquer les interstices, les trous, là aussi, du montage sécuritaire auquel se livrent les deux personnages. « La routine. On ne sait jamais » dit Hamm. Sans elle, ils seraient livrés au pire : supporter dans sa nudité la chose qui suit son cours. Clov, qui ne cesse d’annoncer son départ, ne pat pas parce qu’il se sent trop vieux « pour pouvoir former de nouvelles habitudes » (108). Les habitudes, les rituels ont donc une fonction proche de celle qu’avaient pour Vladimir, Estragon et même Pozzo, le divertissement, le délassement, la distraction. Dans les deux pièces le lien entre jeux et habitudes est marqué clairement.
Ce qui est certain, c’est que le temps est long, dans ces conditions, et nous pousse à le meubler d’agissements qui, comment dire, qui peuvent paraître raisonnables, mais dont nous avons pris l’habitude. (135)
Que ce soit les jeux de rôle d’En attendant Godot ou les rituels d’une vieille aliénation qui lient Hamm à Clov, rien n’empêche ces personnages d’être confrontés à la même angoisse. L’immobilité du temps qui ne passe pas, la mobilité de ce quelque chose qui avance, ne sont pas contradictoire. Elles sont deux modalités de la même expérience. Il y a dans Fin de partie un anonymat du temps sous-jacent qui renforce sa présence obsessionnelle.
Cette espèce de stratification de l’expérience temporelle est à rapprocher de l’analyse de Betty Rojtman6 qui distingue dans le jeu théâtral trois niveaux : l’expression directe (niveau de l’illusion pure et simple par exemple le coup de théâtre de l’arrivée de Pozzo et de Lucky, la puce dans le pantalon de Clov...), l’expression seconde (où les acteurs tout en jouant affichent qu’ils jouent), et la surexpression (degré supplémentaire pris dans la distance : les personnages font des commentaires sur l’arbitraire de ce qu’ils font, et dénoncent l’artifice de leur situation).
Vladimir – Voyons, Gogo, il faut me renvoyer la balle de temps en temps. (18)
Estragon – Quel est notre rôle là-dedans ?
Vladimir – Notre rôle ?
Estragon – Prends ton temps. (29)
Estragon – C’est ça, faisons un peu de conversation. (81)
Estragon – C’est ça contre-disons-nous. (107)
Estragon – C’est ça, posons-nous des questions. (108)
Clov – À quoi est-ce que je sers ?
Hamm – À me donner la réplique.
Hamm – Demande-moi où j’en suis. (80)
Hamm – Mais pousse plus loin, bon sang, pousse plus loin ! (80)
Même fonction des commentaires sur l’ambiance créée par ce que font les personnages et qu’ils commentent eux-mêmes :
Vladimir – Ceci devient vraiment insignifiant.
Estragon – Pas encore assez. (116)
Hamm – C’est d’un triste.
Clov – Ça redevient gai. (45)
Cette forme de distanciation, plus complexe que celle de Brecht, renvoie au néant l’exercice, le jeu du langage. Ce qui est dit est pure diversion. Que ce soit présenté comme inventé, joué ou ritualisé par les personnages, cela ne change rien. Ce qui est montré sur la scène, ce n’est pas seulement ce divertissement affiché comme illusion c’est aussi le comment et le pourquoi du divertissement, le comment et le pourquoi de l’habitude. Personne ne cache ses ruses pour échapper à l’horreur du présent pur, immobile ou en mouvement, présent dont on ne peut rien dire. Dans cette perspective il n’y a pas d’expression directe qui ne soit à un moment ou à un autre contestée par la surexpression qui, elle, renvoie au temps sous-jacent, montre les trous, dénonce les supercheries auxquelles le spectateur serait tenté de croire.
On ne sera pas étonné dans ces conditions de rencontrer dans ces deux pièces une mise en cause radicale des repères habituels du temps objectif que ce soit au niveau du décor et de la lumière, au niveau des accessoires, au niveau de l’expérience temporelle des personnages.
Les indications de scène dans les didascalies présentent une accélération invraisemblable :
[...] la lumière se met brusquement à baisser. En un instant il fait nuit. La lune se lève, au fond, monte dans le ciel... (87-88)
Vladimir – C’est toujours à la tombée de la nuit.
Estragon – Mais la nuit ne tombe pas.
Vladimir – Elle tombera tout d’un coup comme hier. (120)
« Le soleil se couche, la lune se lève. » (159). En un instant donc. La permanence de la lumière est tout aussi artificielle dans Fin de partie « Lumière grisâtre » (13). Clov assène à Hamm que tout est GRIS.
L’arbre s’est couvert de feuilles alors qu’il était nu, la veille, au premier acte :
Estragon – Où sont les feuilles ?
Vladimir – Il doit être mort. (20)
Au deuxième acte :
Vladimir – Mais hier soir il était tout noir et squelettique ! Aujourd’hui il est couvert de feuilles.
Estragon – De feuilles ?
Vladimir – Dans une seule nuit !
Estragon – On doit être au printemps.
Vladimir – Mais dans une seule nuit ! (110-111)
Perte des repères, nullité des repères ou contradiction des repères figurés par le décor et commentés par les personnages.
La montre de Pozzo, d’abord exhibée, est perdue. Le réveil de Clov : on ne sait s’il marche. Il est utilisé pour une curieuse combine : signaler à Hamm si Clov est mort ou non dans sa cuisine.
Les expériences temporelles des personnages nous retiendront plus particulièrement parce que, grâce à leur confrontation, c’est la discussion même des repères qui est mise en scène. Faire un simple inventaire des brouillages temporels n’est pas très éclairant si on ne tient pas compte des personnages qui ont tous une position différente sur les questions de temps. Ce n’est pas parce que le temps dans sa configuration ordinaire et pratique est mis en cause qu’il disparaît complètement. Le temps sous-jacent ne peut être évoqué que dans la crise même des repères d’où l’intérêt dramatique d’une discussion continuelle.
Le temps de Vladimir existe sous les trois aspects conventionnels qu’il s’efforce de maintenir. C’est lui qui a le plus de mémoire, de souvenirs. Il pose des questions sur le passé immédiat. Il essaie constamment de se repérer, de reconnaître, d’ancrer les événements, de commenter les repères spatiaux, d’établir ce qu’était hier, quel est le jour, l’heure. Figure encore temporalisée non sans ironie de la part de Beckett lui-même qui, dans une didascalie, p. 97, indique « Vladimir suspend son vol ».
Estragon n’est pas dépourvu de mémoire. Il se souvient d’une tentative de suicide dans la Durance. Il a été poète, fait allusion à Catulle, parodie Héraclite, fait référence à Jésus. Ce qui est atteint chez lui c’est la mémoire immédiate. « Ou j’oublie tout de suite ou je n’oublie jamais », dit-il (102). Il se souvient des os qu’il a mangés, des coups reçus. La mémoire est liée au corps. Il est plus physique que Vladimir. Il choisit la danse quand Vladimir choisit la pensée. Ce qui permet de dire que cette figure est en voie de détemporalisation, c’est qu’il perd tout sens des repères immédiats. Il vit dans un présent perpétuel, dans une succession d’instants irréductibles les uns aux autres.
Le temps de Pozzo diffère des deux premiers. Il se pose en maître du temps. La mesure ne fait pas de doute « six heure oui, c’est bien ça, six heures à la file sans rencontrer âme qui vive » (37). Il s’enquiert des âges (43). Il a un knouk depuis soixante ans. La montre occupe une place de choix :
une véritable savonnette. Messieurs, à secondes trotteuses. C’est mon pépé qui me l’a donnée. (77)
Le temps, il en a hérité avec ses pouvoirs, ses propriétés, ses domestiques. Il explique le crépuscule avec emphase et pédantisme pseudo poétique. La perte de sa montre apporte un premier trouble et amène tous les personnages à écouter :
Estragon – J’entends quelque chose
Pozzo – Où ?
Vladimir – C’est le cœur.
Pozzo (déçu) – Merde alors. (78)
Au deuxième acte, c’est une mutation spectaculaire pour une seule nuit. Il a perdu la vue et la mémoire. Il manifeste encore le désir de connaître l’heure mais ne supporte pas qu’on le questionne sur ce point puisque les aveugles n’ont pas la notion du temps et la dernière question de Vladimir le met en fureur :
Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? C’est insensé ! Quand ! Quand ! Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil aux autres, il est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? (plus posément) Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau. (154)
Quant au monologue de Lucky, il installe le présent du constat, du discours savant même si celui-ci est en pleine débine. Il faut reconnaître le noyau verbal enfoui dans sa fatrasie : l’homme est en train de rapetisser. Ce qui confirme la courbe générale de la dégradation.
La confrontation de ces positions opère une certaine dynamique. La contestation du temps objectif finit par atteindre Vladimir qui disait à juste tire, à Estragon, au début de la pièce : « pour jeter le doute à toi le pompon ». La crise gagne Vladimir sous la double influence d’Estragon et de Pozzo. Dans son discours final sur le peu de réalité, Vladimir ne sait plus où il en est, exprime ses doutes et il reprend les considérations à la Shakespeare de Pozzo. « À cheval sur une tombe et une naissance difficile » (156).
Hamm pose des questions sur l’heure, le moment de la journée, le temps qu’il fait. Mais la manière qu’il a de se cramponner à ces questions indique que le système de perception et d’orientation est gravement altéré. Il ne s’agit plus des mises au point incessantes de Vladimir. Il est atteint par l’indifférenciation des marques de temps :
Les aveugles n’ont pas la notion du temps [...] Les choses du temps, ils ne les voient pas non plus. (147)
Il dépend totalement de Clov : il ne peut lire l’heure nulle part. Les signes sont interprétés par Clov qui neutralise les repères.
Hamm – Quelle heure est-il ?
Clov – La même que d’habitude. (18)
Hamm – Quel temps fait-il ?
Clov – Le même que d’habitude. (43)
De même pour la lumière, les graines qui ne poussent pas, les paysages interprétés par Clov où se lisent peut-être des signes minuscules du changement. « Le fanal est dans le canal ». Même le corps ne le renseigne plus ou mal. Il s’enquiert de celui de Clov : il interroge l’état des jambes, des yeux, des moignons, il constate la perte des cheveux, des dents, de la fraîcheur, des idéaux. Hamm est traversé par le doute sur les mots mêmes dont il avait l’habitude. « Hier ! Qu’est-ce que ça veut dire. Hier ! » (62). Ce qu’il perçoit du temps c’est la durée d’un processus interne :
Hamm – Cette nuit j’ai vu dans ma poitrine. Il y avait un gros bobo.
Clov – Tu as vu ton cœur.
Hamm – Non, c’était vivant. (Un temps. Avec angoisse) Clov !
Clov – Oui.
Hamm- Qu’est-ce qui se passe ?
Clov – Quelque chose suit son cours. (49)
Ce « quelque chose », dès le premier soliloque, est mis en égalité avec le « je ». Le glissement du « cela » au « je » est souligné avec une insistance particulière qui établit l’équivalence entre le temps sous-jacent et le moi.
Assez, il est temps que cela finisse, dans le refuge aussi (Un temps.) Et cependant j’hésite, j’hésite à... à finir. Oui, c’est bien ça, il est temps que cela finisse et cependant j’hésite encore à – (bâillements) – à finir. (17).
Cette égalité est encore plus saisissante dans le passage de « Quelque chose suit son cours » à « Je suis mon cours » (60). Toute la pièce est ponctuée par ces retours sur le processus insoutenable de cette durée interne qui est souligné aussi par des métaphores :
Il y a une goutte d’eau dans ma tête. (Un temps.) Un cœur, un cœur dans ma tête. (33)
Une goutte d’eau dans la tête, depuis les fontanelles. (Hilarité étouffée de Nagg.) Elle s’écrase toujours au même endroit. (Un temps.) C’est peut-être une petite veine. (Un temps.) Une petite artère. (70)
Il a un passé qu’il évoque. Sans rapport aucun avec le présent (Pegg, L’histoire du fou). Il n’est pas indemne de nostalgie même si la nostalgie carrément élégiaque de Nagg et de Nell7 le met en fureur.
C’est dans ces conditions déplorables que Hamm va se livrer à un exercice de maîtrise du temps qui s’affiche comme dérisoire. Il raconte une histoire. Séquence n° 9 dans les notes de mise en scène qui est pour Beckett le centre de gravité de la pièce. Les temps du récit apparaissent comme un trucage. Cette façon de réifier le temps n’est qu’artifice, arbitraire de celui qui raconte, abus de précisions inutiles, genre réaliste, considérations complaisantes sur les effets produits, ambiguïté entre la biographie et l’invention, mauvaise foi, auto-justification... Nagg n’a pas écouté. Hamm contraint Clov à feindre de l’intérêt pour une occupation que ce dernier considère comme narcissique. L’histoire ? « Celle que tu te racontes depuis toujours » (80). Avancée grotesque quand elle piétine (le temps « avancer » est répété six fois en une page). Hamm prend la pose ridicule de l’auteur.
C’est Clov qui ouvre la méditation temporelle avec : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. » (15). Voilà posées les trois époques du temps. Peu de souvenirs. Ce qu’il sait du passé, il le tient de Hamm. Reprise toujours ironique des termes désignant le passé : Clov dénonce la nostalgie comme un trucage
Nous aussi on était jolis – autrefois. Il est rare qu’on ne soit pas joli – autrefois. (61)
Il entretient un doute sérieux sur le futur. Il pose la question à Hamm : « Tu crois à la vie future ? » La réponse « la mienne l’a toujours été » n’est pas faite pour fonder une certitude. D’autant que Hamm l’assène avec la plus grande méchanceté comme s’il s’agissait d’un duel, d’une discussion : « Pan, dans les gencives. » Le futur pour Clov est impossible : ce serait le départ. Le vécu du temps ressemble à celui d’Estragon : un présent impondérable qui s’accumule. Il annonce dans l’ordre du maintenant les disparitions. La référence au paradoxe d’Eubulide de Milet :
Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’impossible tas. (15-16)
Les mots du temps il les a appris de Clov :
J’emploie les mots que tu m’as appris. S’ils ne veulent plus rien dire apprends-m’en d’autres. Ou laisse-moi me taire. (62).
De même à la fin :
Puis, un jour, soudain, ça finit, ça change, je ne comprends pas, ça meurt, ou c’est moi, je ne comprends pas, ça non plus. Je le demande aux mots qui restent – sommeils, réveil, soir, matin. Ils ne savent rien dire. (108)
Les mots sont donc inadéquats. Le temps se manifeste comme une succession de mutations à la fois sans poids et écrasantes.
C’est à qui donnera des doutes à l’autre. Finalement, Clov hésite sur l’équivalence entre le moi et le temps interne : « je ne comprends pas, ça meurt ou c’est moi, je ne comprends pas ça non plus. » (109). Et Hamm rejoint Clov puisqu’il reprend à son compte le paradoxe du tas de grains :
Instants sur instants, plouff, plouff, comme les grains de mil de... (il cherche)... ce vieux Grec, et toute la vie on attend que ça vous fasse une vie. (93)
Propos repris dans son ultime soliloque :
Instants nuls, toujours nuls, mais qui font le compte, que le compte y est, et l’histoire close. (111)
Toutes ces positions qui dialoguent renvoient toutes à la manipulation de mots-fossiles, selon l’expression de Bruno Clément8, comme inadéquats à la réalité présente. La dynamique du temps conventionnel est brisée puisque les trois époques du temps sont coupées les unes des autres. Le passé ils en parlent comme s’ils en étaient totalement dépossédés, condamnés à des évocations allusives qui ont de moins en moins de goût. Le présent s’additionne comme on fait la somme de disparitions. Clos sur lui-même, se grossissant de rien. Le présent se génère lui-même comme la goutte d’eau qui se reforme sans fin, supplice chinois dans la tête de Hamm. Imminence qui dure, fin qui n’en finit pas, fin dans le commencement. Le futur est un ailleurs toujours à distance, repoussé par l’entassement du vide. La fin est inouïe, comme la sonnerie du réveil : jamais entendue, inconcevable. C’est le temps du moi qui se scrute lui-même : perception d’une durée vide. « Je ne comprends rien à la durée, je ne peux pas en parler, j’en parle bien » dit L’Innommable, p. 201. Comme il n’y a pas les mots pour le dire, toute formulation se résout en formulations paradoxales, antithèses, oxymores dont Pascale Casanova9 a noté l’importance, formulations qui traduisent la dérision de toute prétention à désigner et en même temps le caractère insupportable de ce qui ne peut être désigné.
On a dit souvent que le temps de ces pièces est cyclique10, que le répétitif annule le temps. La situation semble beaucoup plus complexe.
Nous avons déjà vu que le suspense tragique n’est pas absent, que des événements ne se produisent qu’une fois. Les retours, eux, ont des fonctions précises. Ils créent un doute irréductible. Le deuxième acte d’En attendant Godot revient sur le premier, sur des thématiques presque identiques, dans un ordre différent non pour retrouver le même mais pour provoquer une crise du même. Il y a à la fois retour du même et doute sur le même.
Ajoutons que le retour du même épouse la courbe générale de la dégradation. Il est touché par une dévitalisation croissante. Comme le dit Nell. « C’est comme la bonne histoire qu’on nous raconte trop souvent, nous la trouvons toujours bonne, mais nous n’en rions plus » (34). La deuxième pipe de Pozzo est moins bonne que la première.
Enfin, il y a un déplacement de l’évolution dramatique de l’axe de la fiction sur l’axe de la narration, de la représentation : le spectacle dévoile une situation qui ne change plus. La curiosité du spectateur est puissamment sollicitée. On se demande jusqu’où va la déréliction qui peu à peu se fait voir. Le monde fictionnel présenté n’apparaît que peu à peu. Le temps du spectacle est bien dramatisé par ce dévoilement. C’est le règne des « il n’y a plus de ».
C’est en torturant les représentations conventionnelles du spectateur, c’est en le faisant buter contre les silences, que le temps sous-jacent lui est rendu sensible. Le doute en acte. « Ah les vieilles questions, les vieilles réponses, il n’y a que ça » dit Hamm. Ce n’est certainement pas le point de vue de Beckett qui élude toute réponse et qui creuse l’interrogation pour qu’elle redevienne plus vivante, qu’elle se remette à vibrer sous les lieux communs.
Le temps est perçu et reste impensable : le linéaire est fragmenté, le cyclique se fait variation perpétuelle. Variation au sens musical du terme. Il suffit pour s’en convaincre de ne pas voir trop vite dans les formules bien connues des refrains, des leitmotive invariants et de réintégrer ces formules dans le tissu du texte où elles ne cessent d’être modulées. C’est par l’efficacité de ces variations que le temps théâtral est propre à provoquer une crise du temps conventionnels, à nous ramener, nous spectateurs, vers une interrogation violente du présent de l’existence.
Pour citer cet article :
François Thierry, « La perception du temps dans En attendant Godot et Fin de partie », Loxias, Loxias 27, mis en ligne le 12 décembre 2009, URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=3174
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
François Thierry, « La perception du temps dans En attendant Godot et Fin de partie », paru dans Loxias, Loxias 27, I., Beckett, La perception du temps dans En attendant Godot et Fin de partie, mis en ligne le 20 décembre 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/docannexe/fichier/1245/index.html?id=3174.