Loxias | Loxias 43. Autour des programmes littéraires de concours 2014 | I. Questions de Littérature comparée à l'agrégation de Lettres modernes
Guillaume Navaud :
Andromaque, Artémise, Mélanippe : la subversion des modèles et contre-modèles féminins dans Lysistrata
Résumé
Les images de la femme renvoyées par Lysistrata se construisent par référence à un certain nombre de modèles ou contre-modèles historiques, littéraires ou iconographiques, qu’ils soient revendiqués par les personnages féminins ou leur soient imposés par les personnages masculins. L’étude de trois de ces figures emblématiques – la femme docile, la femme guerrière, la femme sophiste – permet de mettre au jour le jeu complexe de subversion que la comédie fait subir aux représentations culturelles : le message politique de la pièce passe ainsi par une remise en cause des images que les hommes se font de leurs épouses et d’eux-mêmes. Ces conflits entre modèles opposés, voire la superposition de codes normalement hétérogènes, sont rendus possibles par la poétique propre à la comédie : seule la comédie peut en effet résorber l’« inconvenance » qu’il y a à mettre en scène une femme plus virile que les mâles pour la transformer en composante d’un héroïsme spécifiquement comique.
Index
Mots-clés : Aristophane , comédie, Euripide, femmes, Hérodote, Homère, subversion
Géographique : Grèce
Chronologique : Antiquité
Plan
- Andromaque ou la femme soumise
- « La guerre sera l’affaire des hommes » : le modèle épique conservateur
- Hector travesti
- Artémise ou la femme guerrière
- Le fantasme de la gynécocratie
- La réplique des femmes : le modèle civique de la canéphore
- Mélanippe ou la femme sophiste
- Sage ou femme savante ?
- « Toi la plus virile de toutes » : la masculinisation de Lysistrata
- Conclusion
Texte intégral
For the female of the species is more deadly than the male.
Rudyard Kipling
Pourquoi rit-on à la lecture ou à la représentation de Lysistrata ? Une piste de réponse possible, parmi tant d’autres : parce que la pièce à la fois exploite et subvertit les stéréotypes associés aux femmes. D’un côté, en effet, les personnages féminins de Lysistrata vérifient toute une série de préjugés misogynes : elles sont gloutonnes, ivrognes, paillardes, coquettes – la liste, incomplète, peut s’allonger à plaisir. De l’autre, néanmoins, elles ne se contentent pas de s’identifier à ce portrait caricatural, mais le dépassent : le génie du plan de Lysistrata consiste précisément à inviter les femmes à forcer le trait de leur caricature, à assumer crânement ces stéréotypes afin de s’en servir comme d’un instrument de domination face aux hommes1. Se met ainsi en place une dialectique entre reconnaissance du connu (le cliché misogyne) et surprise de la nouveauté (sa subversion), chacun de ces deux pôles se révélant nécessaire à la production du rire. Sans réactivation des préjugés, disparaîtrait le point d’appui par rapport auquel développer l’innovation ; réciproquement, sans subversion du stéréotype, la comédie se limiterait à un simple catalogue de poncifs digne du théâtre de boulevard le plus sclérosé.
Ces stéréotypes de mœurs ne sont pas les seuls à intervenir dans Lysistrata : l’image de la femme – et en particulier de la protagoniste – s’y construit en effet par rapport à un certain nombre de modèles ou contre-modèles historiques, littéraires ou iconographiques, qu’ils soient revendiqués par les personnages féminins ou leur soient imposés par les personnages masculins. Parmi ce stock de représentations traditionnelles de la femme, trois figures se détachent et illustrent par excellence la dialectique subversive à l’œuvre dans la comédie. L’Andromaque homérique symbolise l’image conservatrice de la femme dans l’épopée, qui se voit renversée dans l’agôn. Artémise, la reine d’Halicarnasse dont les exploits à Salamine furent immortalisés par Hérodote, est associée dans la pseudo-parabase à une série de contre-modèles qui emblématisent la hantise masculine de la gynécocratie ; les femmes leur opposent alors les représentations monumentales de femmes au service des dieux de la cité. Enfin, la Mélanippe d’Euripide incarne la « femme savante », traditionnellement critiquée comme une inconvenance et pourtant assumée comme modèle explicite par Lysistrata dans l’épisode de la Réconciliation. L’appropriation ou la réfutation des stéréotypes permet ainsi de révéler la complexité de Lysistrata, car si la subversion de modèles empruntés à la sphère sérieuse ressortit bien entendu de la parodie et contribue à la satire du sexe féminin, elle déstabilise aussi l’interprétation du spectateur en l’amenant à questionner la validité de ses représentations culturelles : elle joue ainsi un rôle essentiel dans l’appréhension du message politique de la pièce, et permet de mieux comprendre ce qui fait la spécificité de l’héroïsme comique.
Andromaque ou la femme soumise
« La guerre sera l’affaire des hommes » : le modèle épique conservateur
Mais d’où vous est venue l’idée de vous mêler de la guerre et de la paix ?
Ὑμῖν δὲ πόθεν περὶ τοῦ πολέμου τῆς τ' εἰρήνης ἐμέλησεν ; (v. 502)2
La question à laquelle répond la première partie de l’agôn de Lysistrata ne saurait être plus nettement posée qu’elle ne l’est ici par le Proboulos, ni renvoyer plus explicitement à l’intertexte homérique qu’elle va subvertir, à savoir la célèbre scène finale du chant VI de l’Iliade, qui voit Andromaque, accompagnée d’Astyanax, chercher sans succès à persuader Hector de ne pas se rendre au combat :
À ces mots, il remit son fils dans les bras de sa femme.
Elle, en le recevant sur son sein parfumé, pleura
Et rit tout à la fois [δακρυόεν γελάσασα]. Pris de pitié à cette vue,
Il lui toucha la main et dit en s’adressant à elle :
« Pauvre folle ! crois-moi, cesse de t’affliger ainsi. […]
Allons ! rentre au logis, occupe-toi de tes travaux,
De ton métier, de ta quenouille, et dis à tes servantes
De se mettre à l’ouvrage. Aux hommes le soin de la guerre [πόλεμος δ' ἄνδρεσσι μελήσει],
À moi d’abord, et à tous ceux qui sont nés dans ces murs. »
Ayant ainsi parlé, l’illustre Hector remit son casque
Empanaché, et son épouse rebroussa chemin,
Non sans se retourner et verser de grosses larmes3.
Cette scène homérique sert de modèle à la représentation traditionnelle des rôles de l’homme et de la femme, représentation qu’illustre une saynète décrite par Lysistrata, et mettant aux prises un couple athénien générique (v. 507-528). D’une part, la femme de cette saynète est décrite comme un double d’Andromaque, écartelée entre son angoisse profonde et le sourire de circonstance qu’elle adresse à son mari :
Alors, bien qu’affligées au fond [ἀλγοῦσαι τἄνδοθεν], nous vous demandions avec un sourire [γελάσασαι] : […] (v. 512).
D’autre part, l’homme revendique symétriquement le rôle d’Hector qui rabroue sa femme en la renvoyant au partage traditionnel des tâches et des espaces entre les sexes : à l’homme de combattre à l’extérieur, à la femme de tisser à l’intérieur. En citant la fin de la réplique d’Hector, « la guerre sera l’affaire des hommes » (v. 520 : πόλεμος δ' ἄνδρεσσι μελήσει), le personnage de l’homme explicite le caractère para-épique de la saynète ; il met également en valeur la persistance, dans l’Athènes classique, de la vision archaïque de la division des sexes, dont l’épopée est le conservatoire4.
Ces modèles conservateurs sont donc puissamment ancrés dans l’imaginaire tant des femmes que des hommes ; la comédie va pourtant les renverser de fond en comble, puisque dans le dernier vers de la première partie de l’agôn, Cléonice renverse le sens de la citation homérique : « la guerre sera l’affaire des femmes » (v. 538 : πόλεμος δὲ γυναιξὶ μελήσει). Cette intervention de Cléonice sur le texte homérique peut rappeler la pratique de la diorthôsis, c’est-à-dire la correction d’un vers épique ou tragique par un philosophe pour le rendre conforme à la doctrine qu’il professe ; d’ailleurs, Lysistrata prétend que les femmes pourraient bien « corriger » les hommes (v. 528 : ἐπανορθώσαιμεν ἂν ὑμᾶς). Mais elle prend ici une forme comique et paradoxale car elle transforme les femmes en guerrières : Andromaque se métamorphose en Artémise ou en Amazone, tandis que le Proboulos, qui s’était identifié sans réserve au mari citant Hector (v. 521 : « Il avait raison, par Zeus, celui-là »), est symétriquement déguisé en épouse soumise. C’est donc par la dramaturgie comique et le jeu du travestissement qu’est rendu possible l’échange des rôles entre Hector et Andromaque, et la subversion active du modèle épique.
Hector travesti
La dévirilisation des hommes, corollaire symétrique de la virilisation des femmes, est reconnue sous une forme métaphorique par les Athéniens qui, face aux revers militaires, se lamentent qu’« il n’y a plus d’hommes dans ce pays » (v. 524 : Οὐκ ἔστιν ἀνὴρ ἐν τῇ χώρᾳ). Cette phrase va être interprétée par les femmes au pied de la lettre : s’il n’y a plus d’hommes, c’est aux femmes de prendre leur place et de réaliser l’inversion des sexes. Elles disposent pour ce faire de plusieurs ressources spécifiques à la scène, qu’elles soient liées à la maîtrise de la parole ou à celle du spectacle.
Les femmes renversent les rôles d’abord en adoptant, comme dans L’Assemblée des femmes, la pratique de la réunion politique normalement réservée aux hommes. Quand Lysistrata déclare : « Nous résolûmes sur l’heure, dans une réunion de femmes, de travailler de concert au salut de l’Hellade » (v. 525-526 : ἡμῖν εὐθὺς ἔδοξεν σῶσαι τὴν Ἑλλάδα κοινῇ ταῖσι γυναιξὶν συλλεχθείσαις), sa formulation parodie la formule liminaire des décrets pris par les organes de décision politique. Plus largement, l’agôn de Lysistrata est tout entier marqué par la prise de contrôle des femmes sur la parole. Après l’échec des tentatives de persuasion « douces5 », le tournant intervient, dans les deux parties de l’agôn, au moment du pnigos final ; précisément, dans la première partie, lorsque Lysistrata intime au Proboulos l’ordre de se taire (v. 529 : Σιώπα) : elle singe alors l’homme en reprenant à son compte ce qui a été présenté dans les vers précédents comme la réponse favorite des hommes aux interventions de leurs femmes6. À partir de là, Lysistrata adopte la manière forte, et en particulier accapare le monopole des impératifs et des infinitifs jussifs (v. 533-534), bientôt imitée par Cléonice (v. 536).
Ce changement de ton et ce renversement des rôles choquent le Proboulos au plus haut point (v. 530-531) :
Me taire pour toi, maudite ? pour toi qui portes un voile sur la tête ? Plutôt cesser de vivre.
Cette réplique entraîne le second renversement initié par Lysistrata, puisqu’une nouvelle fois, les hommes vont être pris au mot par les femmes, à commencer par Lysistrata (v. 531-534) :
Si c’est là ce qui t’arrête, je te le passe, ce voile, tiens, et ceins-en ta tête, puis tais-toi.
Pour résoudre la discordance qui voit une femme voilée enjoindre le silence à un homme, il faut de deux choses l’une : soit que la femme se soumette, soit que l’échange des attributs caractéristiques de l’identité sexuelle se poursuive et s’achève. C’est cette seconde option qui est retenue par la comédie, car elle possède au moins deux vertus complémentaires.
D’une part, elle matérialise de façon spectaculaire l’inversion des rôles, car les personnages de femmes échangent avec le Proboulos plusieurs éléments distinctifs de leur costume : le voile posé sur la perruque surmontant le masque, mais aussi la corbeille à ouvrage (v. 535) et la ceinture (v. 536). Le travestissement devient alors l’emblème de certains aspects de l’illusion comique, dans le champ de laquelle l’habit fait le moine : il suffit d’un voile pour qu’un personnage d’homme soit dévirilisé et devienne un personnage de femme – comme il suffit d’un masque, d’une robe et de quelques coussins pour qu’un acteur se voie transformé en femme de comédie7.
D’autre part, ce travestissement provoque un effet comique immédiat et très puissant, dont le ressort est bien mis en évidence par Suzanne Saïd : il s’agit de la « contradiction entre des signes conventionnels premiers qui sont attribués à l’acteur hors scène et des signes conventionnels seconds qui lui sont imposés sur scène8 », par exemple ici entre d’un côté le masque brun et le phallus de cuir du Proboulos, et de l’autre les attributs dont les femmes se dépouillent pour l’en revêtir. L’homme travesti en femme combine ainsi des marqueurs sexuels à la fois hyperboliques et incompatibles, ce qui le transforme en un monstre ridicule, une sorte de préfiguration grotesque de l’androgyne dont le mythe sera malicieusement placé par Platon dans la bouche de l’Aristophane du Banquet9.
Le rire énorme que suscitera toujours la vision d’un macho maladroitement déguisé en femme sert alors à atténuer quelque peu la portée indéniablement subversive de la scène du travestissement du Proboulos. La figure d’autorité l’abdique en effet quasi totalement dès qu’elle se voit accoutrée en femme, conformément à la primauté absolue, dans le théâtre grec, du signe visuel, et ce même si ce signe est doublement trompeur puisque construit sur un double réseau de conventions. Par ailleurs, il est certain que la possibilité pour un acteur mâle d’incarner au théâtre un personnage de femme indique que la cérémonie dionysiaque invite à remettre temporairement en question le partage des identités sexuelles définies : c’est précisément la portée moralement subversive de ce gender bending qui alarme Platon et le pousse à condamner le théâtre comme une école du vice, où l’on apprend à ressentir par l’entremise d’un personnage des passions, notamment féminines, qu’il ne sied pas au citoyen d’expérimenter10. C’est pourtant le même Platon qui, au livre V de la République, se fait l’avocat d’une égalité complète entre hommes et femmes à laquelle Aristophane est sans aucun doute bien loin de souscrire. La comparaison entre le poète comique et le philosophe éclaire ainsi les polarités du débat : Platon valorise jusqu’à un certain point la nature de la femme, mais refuse le jeu théâtral du travestissement ; Aristophane, à l’inverse, joue de toutes les richesses du travestissement, sans pourtant remettre profondément en cause les codes sexuels. Comme le souligne Nicole Loraux, il met en scène un dépositaire de l’autorité transformé en « femmelette » afin de provoquer chez les hommes du public un sursaut d’orgueil, mais surtout pour les faire éclater de rire face à une incongruité manifeste11. Car si la scène du travestissement du Proboulos indique qu’il est possible, sur la scène, de remettre temporairement en question les rôles sexuels, il est bien évident que ce qui est envisageable au théâtre – qu’un acteur homme joue un personnage de femme, ou qu’un personnage d’homme soit déguisé en femme, ou que les femmes renversent les rôles et revendiquent les rôles traditionnellement dévolus à l’homme comme la conduite de la guerre – apparaît impensable aux hommes dans la vie publique, à moins de mettre en péril l’équilibre et la survie même de la cité.
Artémise ou la femme guerrière
Le fantasme de la gynécocratie
La défaite ignominieuse du Proboulos face à Lysistrata dans l’agôn donne à la menace d’un coup d’État des femmes une réelle consistance : dramaturgiquement, c’est en tout cas bien le sens de l’issue de l’agôn, puisque le Proboulos quitte la scène non seulement travesti en femme, mais symboliquement transformé en cadavre (voir l’antipnigos, v. 599-607). C’est pourquoi, dans la pseudo-parabase ou quasi-agôn qui lui fait suite, l’affrontement entre les deux demi-chœurs se cristallise autour du fantasme masculin de la gynécocratie, ou tyrannie des femmes12. Cette hantise va dominer les interventions du demi-chœur des hommes, qui se présentent comme des « vieilles barbes », des vétérans antédiluviens de toutes les luttes qui ont forgé l’identité politique de la démocratie athénienne. Ceci est évidemment invraisemblable d’un point de vue chronologique13, mais permet de relier sans solution de continuité un présent difficile à un passé glorieux. Leur rivalité avec les femmes devient alors pour eux le dernier épisode d’une série de luttes contre « l’ennemi » dont la succession rythme le récit immuable de la geste athénienne, telle qu’elle est célébrée sur les monuments de la cité et rappelée rituellement chaque année lors de l’oraison funèbre en l’honneur des soldats morts au combat14 : les hommes puisent alors dans cette topique pour identifier les femmes révoltées à la dernière gueule surgie de cette hydre protéiforme15.
Bien entendu, elles sont comparées aux Amazones qui, dans un passé immémorial, assiégèrent Athènes et furent vaincues par Thésée16. Lieu classique de l’oraison funèbre17, cet épisode faisait aussi partie du stock iconographique adapté à la commande publique : Phidias avait représenté l’amazonomachie sur les métopes ouest de la frise extérieure du Parthénon, ainsi que sur le bouclier de la statue d’Athéna Parthénos. Les hommes l’évoquent ici à travers un tableau de grand format réalisé par Micon et exposé à la Stoa poikilè (v. 677-679) :
Car comme cavalière la femme excelle et se tient ferme ; elle ne glisse point, même au galop. Vois plutôt les Amazones que Micon a peintes à cheval, combattant contre les hommes.
Ce tableau pourrait avoir influencé certaines amazonomachies conservées sur des céramiques attiques classiques, par exemple ce cratère trouvé à Numana et conservé au Metropolitan Museum de New York18.
La femme guerrière n’est cependant pas qu’une figure mythique : en témoignent les exploits d’Artémise, reine d’Halicarnasse, lors de la bataille de Salamine telle qu’elle est racontée par Hérodote. Grecque mais combattant aux côtés du Roi de Perse, Artémise s’y signala par sa présence d’esprit dans le danger, au point d’inspirer à Xerxès cette remarque qui ne peut manquer de faire écho à l’intrigue de Lysistrata : « Mes hommes sont devenus des femmes, et les femmes des hommes19 ». Il est donc naturel que le demi-chœur des hommes compare à Artémise les femmes retranchées dans l’Acropole (v. 674-675) :
elles feront construire des vaisseaux, elles iront jusqu’à vouloir combattre sur mer et fondre sur nous, comme Artémise.
Après les guerres médiques, la dernière étape traditionnelle d’une oraison funèbre de la fin du Ve siècle consiste à évoquer les récents exploits accomplis lors de la guerre du Péloponnèse ; c’est pourquoi les hommes évoquent la possibilité d’un complot fomenté par les Spartiates de conserve non seulement avec les femmes d’Athènes mais aussi, ajout amusant, avec les invertis dont Clisthène est l’incarnation générique (v. 620-625) :
je crains fort que certains Laconiens, venus ici se réunir chez Clisthène, n’excitent artificieusement ces femmes ennemies des dieux à s’emparer de notre argent et du salaire dont je vivais, moi.
Ici se révèlent la paranoïa qui s’est emparée des esprits athéniens en ces temps de revers militaires – dont il est tentant de faire porter la responsabilité sur une hypothétique cinquième colonne –, mais surtout la dégénérescence de l’esprit démocratique qui, mieux que toutes les théories du complot, explique selon Aristophane la dégradation de la situation de la cité : le chœur des hommes craint en effet que l’occupation par les femmes de l’Acropole et du Trésor qu’elle abrite le prive de son salaire, le misthos qui fut institué par Périclès afin de dédommager les citoyens du temps de travail perdu en participant aux assemblées politiques et judiciaires, puis transformé en outil démagogique par Cléon, dont Aristophane a longtemps fait sa cible privilégiée.
En lisant la révolte des femmes au prisme des lieux communs de la geste civique et en les associant aux ennemis héréditaires de la cité, les hommes revivifient le fantasme de la gynécocratie qui traverse la culture grecque. Hérodote, par exemple, mentionne un oracle prédisant à Argos l’avènement d’une gynécocratie : il n’est pas impossible que l’oracle dont se sert Lysistrata pour ressouder les femmes y fasse obliquement référence (v. 770-776)20. On peut aussi penser au premier stasimon des Choéphores d’Eschyle où le chœur, tout à sa détestation de Clytemnestre (figure de femme forte s’il en est), la compare aux grandes criminelles de la mythologie et notamment aux femmes de Lemnos dont on disait qu’elles avaient jadis massacré tous les mâles de l’île21 : si, comme Georges Dumézil, on associe la légende du « crime des Lemniennes » au rituel annuel de purification par le feu qui était célébré sur cette île, alors l’évocation par le chœur des hommes de Lysistrata du « feu de Lemnos » au début de la parodos (v. 299-300) pourrait constituer une allusion à ce récit de « Saint-Barthélémy féminine22 ».
Derrière la figure de la femme guerrière, Amazone ou Artémise, se profile donc celle de la tueuse d’époux, Clytemnestre ou Lemnienne. La révolte des femmes réveille ainsi chez les hommes le fantasme d’une femme castratrice, mante religieuse ou veuve noire, qui les menace potentiellement d’extermination ; ces mythes jouent d’ailleurs un rôle à la fois dans la justification de l’exclusion des femmes de la vie politique et dans la perception que la cohésion de la cité autour des mâles encourt perpétuellement la menace d’une prise de pouvoir des femmes23. C’est pourquoi, dans la pseudo-parabase de Lysistrata, le demi-chœur des hommes superpose un dernier modèle historique à sa lutte contre les femmes : celui de la libération de la tyrannie des Pisistratides (v. 630) :
Tout cela, mes gens, n’est qu’une trame ourdie en vue de la tyrannie24.
Identifiant les femmes aux tyrans, le coryphée des hommes s’imagine lui-même sous les traits d’Harmodios et Aristogiton qui, en 514, assassinèrent Hipparque, le fils cadet de Pisistrate, et devinrent des héros de la cause démocratique. C’est ainsi qu’il cite une chanson populaire en leur honneur tout en imitant de façon grotesque la pose d’Aristogiton dans le célèbre groupe statuaire des tyrannoctones de l’Agora (v. 631-635) :
Mais moi, elles ne me tyranniseront pas ; car je serai sur mes gardes et désormais « Je porterai mon glaive en un rameau de myrte » ; je me tiendrai sur l’Agora en armes à la suite d’Aristogiton et je me tiendrai comme ceci près de lui, car justement me vient l’occasion de porter à cette vieille haïe des dieux un coup sur la mâchoire.
Harmodios (à droite) et Aristogiton (à gauche) ; Naples, Musée Archéologique ; copie romaine (origine : Tivoli, Villa Hadriana) du groupe de l’Agora d’Athènes, soit celui d’Anténor (vers 500), soit celui de Critios et Nésiotès (peu après 480).
Le conflit opposant les hommes et les femmes dans Lysistrata se noue donc dans la pseudo-parabase autour des références fondatrices de l’histoire d’Athènes, telles qu’elles sont égrenées notamment dans l’oraison funèbre, et telles qu’elles se matérialisent au travers de leurs traductions monumentales dans l’espace de la cité. Les hommes ressassent ces références tout en ayant perdu le sens de leur signification ; les femmes, symétriquement, vont chercher à montrer que, loin de représenter une menace intérieure assimilable aux ennemis héréditaires de la cité et de la démocratie, elles font partie intégrante de son fonctionnement et de l’image qu’en renvoient les monuments.
La réplique des femmes : le modèle civique de la canéphore
La tirade du coryphée des hommes invoquant les tyrannoctones suscite de la part des femmes une réponse (v. 636-657) qui, dans la pseudo-parabase de Lysistrata, est le passage qui se rapproche le plus d’une parabase traditionnelle. Entre deux brefs moments agonistiques25, les femmes y font leur propre éloge et développent une argumentation en trois temps pour démontrer qu’elles sont plus fidèles que les hommes aux idéaux valorisés par la cité dans ses programmes monumentaux.
Pour commencer, le chœur des femmes décrit sa participation aux rituels de la religion civique. C’est en effet à ce titre que la femme athénienne, malgré son exclusion de la vie politique, peut prétendre s’intégrer à la vie de la cité (v. 638-647) :
Écoutez tous, ô citoyens, car nous abordons un sujet utile à la cité ; c’est naturel, puisqu’elle m’a nourri dans le luxe et l’éclat. Dès l’âge de sept ans, j’étais arréphore ; à dix ans, je broyais le grain pour notre Patronne ; puis, revêtue de la crocote, je fus « ourse » aux Brauronies. Enfin, devenue grande et belle fille, je fus canéphore et portai un collier de figues sèches.
La « carrière » de la « citoyenne » prend ici la forme d’un cursus honorum égrenant les fonctions religieuses qu’elle remplit dès son plus jeune âge, au service d’Artémis de Brauron ou, surtout, d’Athéna Polias, la protectrice de la cité : successivement arréphore puis broyeuse de grain, la jeune adulte devient enfin canéphore lors de la procession des Panathénées, dont la représentation ornait la frise intérieure du Parthénon. La canéphore constitue en outre un motif ornemental très diffusé dans la statuaire civique : les spectateurs de Lysistrata n’avaient qu’à tourner la tête pour apercevoir les caryatides canéphores du péristyle de l’Erechtheion que l’on achevait alors d’ériger sur l’Acropole (qui constitue d’ailleurs à un double titre la toile de fond de Lysistrata, puisque la skènè est censée en représenter les murailles).
Les femmes répondent ainsi aux hommes sur le terrain qu’ils ont eux-mêmes choisi, celui de l’iconographie civique : aux hommes évoquant les amazonomachies et le groupe statuaire des tyrannoctones, les femmes opposent la frise des Panathénées et le péristyle de l’Erechtheion pour prouver qu’elles appartiennent de plein droit à la symbolique de la cité.
Dans un second temps (v. 648-651), la coryphée tire la conséquence logique de cette intégration des femmes à la vie civique : les femmes ont aussi leur mot à dire sur la conduite de la cité, d’autant plus qu’elles contribuent à son effort de guerre en mettant au monde les enfants qui combattront pour elle. Enfin (v. 652-655), à cette importante contribution des femmes, elle oppose symétriquement l’inutilité des hommes et même la nuisance qu’ils représentent actuellement pour la cité, eux qui ont dilapidé « le fonds dit des aïeux, datant des guerres médiques » (v. 653) : par ces mots, la coryphée reproche aux hommes d’avoir transformé l’héritage héroïque dont ils continuent à se réclamer en paroles vides de sens, car la rivalité avec Sparte leur a fait renier l’idéal panhellénique de liberté défendu par les marathonomaques et les soldats de Salamine. Face à la réaction des hommes qui refusent de reconnaître leur intégration à la cité et dont les funestes décisions (comme le blocus sur les importations en provenance des territoires ennemis) les empêchent d’accomplir jusqu’à leurs fonctions religieuses (v. 700-703), il revient aux femmes, au nom même de la pérennité de leur rôle dans la cité, de réagir pour redonner vie à ces idéaux26. Elles sont alors contraintes de se désolidariser des hommes pour se rabattre sur une autre solidarité, celle qui les unit aux femmes de Grèce27 au sein du genos gunaikôn, « la race des femmes28 ». En recréant une communauté panhellénique des femmes, elles font revivre en acte ce qui n’est plus qu’une référence creuse pour les descendants dégénérés des anciens héros.
Cet appel au panhellénisme résonne avec une acuité particulière dans le contexte de la création de la pièce : n’oublions pas qu’au début de l’année 411, Alcibiade, qui a fait défection après le désastre de Sicile pour rejoindre le camp perse, supervise par l’entremise de Pisandre (mentionné avec défiance par Lysistrata au v. 490) des négociations entre Athènes et le satrape Tissapherne29. La position panhellénique que développe Lysistrata dans la scène de la Réconciliation ne serait sans doute pas reniée par Aristophane30 : il faut, comme aux temps glorieux des guerres médiques, résister aux tentatives des Perses de profiter des rivalités entre cités et retrouver l’union sacrée des Grecs, car ce qui les réunit est plus important que ce qui les sépare (v. 1128-1134) :
Puisque je vous tiens, je veux vous faire à tous de justes reproches, vous qui d’une ablution commune arrosez les autels, comme des enfants de la même famille, à Olympie, aux Thermopyles, à Pythô (combien d’autres lieux je citerais, si je devais m’étendre) ; quand vos ennemis les Barbares sont là en armes, vous tuez des Hellènes et détruisez leurs cités !
Les critères de l’hellénisme ici évoqués par Lysistrata ne peuvent manquer de rappeler ceux qui apparaissent dans l’Histoire d’Hérodote : le « monde grec » est « uni par la langue et par le sang, les sanctuaires et les sacrifices qui nous sont communs, nos mœurs qui sont les mêmes31 ». Or, ces critères se trouvent précisément énumérés chez Hérodote dans le discours par lequel les Athéniens annoncent aux Spartiates qu’ils refusent, au nom de l’hellénisme, l’alliance contre Sparte qui leur a été offerte par Xerxès après leur victoire à Salamine. Le parallélisme entre le discours de Lysistrata et celui des Athéniens chez Hérodote se justifie par la similitude des situations, qui ne saurait être plus claire : loin d’être une Artémise combattant du côté perse, Lysistrata est une avocate du panhellénisme. Son appel restera cependant lettre morte, du moins si l’on se place du point de vue de l’actualité immédiate32. En revanche, dans le cadre à la fois réaliste et utopique de l’intrigue comique, Lysistrata finit bel et bien par triompher des réticences des hommes, dans cette scène de la Réconciliation où se révèle le modèle qu’elle revendique le plus nettement : celui de la « femme de tête » qu’incarne la Mélanippe d’Euripide.
Mélanippe ou la femme sophiste
Sage ou femme savante ?
L’extrait qui vient d’être cité du discours de Lysistrata, exhortant Athéniens et Spartiates à la réconciliation contre les Perses, est encadré par deux citations tragiques (v. 1124 et 1135) :
« Je suis femme, il est vrai, mais j’ai du jugement [Ἐγὼ γυνὴ μέν εἰμι, νοῦς δ' ἔνεστί μοι]. »
« Voici le premier point de mon discours fini. »
Les scholies à Lysistrata nous apprennent que ces vers sont extraits de deux tragédies d’Euripide qui ne sont aujourd’hui connues que très fragmentairement : la première, de Μελανίππη ἡ σοφή, qu’on traduit généralement Mélanippe la Sage ou Mélanippe la Philosophe ; la seconde, d’Érechthée. Le scholiaste ne précise pas quel personnage prononçait chacune de ces phrases, mais on peut être certain que la première était dite par Mélanippe, et il serait assez logique que la seconde ait été placée dans la bouche de Praxithéa. Ces deux femmes partagent en effet avec Lysistrata un caractère bien trempé : Praxithéa persuadait son époux Érechthée de sacrifier leur fille pour sauver Athènes33 ; quant à Mélanippe, elle était restée célèbre pour une tirade dans laquelle elle reprenait certaines théories d’Anaxagore, l’un des maîtres d’Euripide, afin de réfuter les superstitions dont était victime son père Éole ; elle se réclamait en cela de la sagesse héritée de sa mère Hippè, elle-même fille du sage centaure Chiron, auquel avait été confié l’éducation d’Achille34. L’une des deux Mélanippe d’Euripide35 contenait aussi une tirade réfutant les discours misogynes en soulignant l’importance du rôle religieux des femmes36, argument qui préfigure de près, comme le remarque Edith Hall, celui du chœur de Lysistrata lorsqu’il oppose à l’image de la femme guerrière développée par les hommes les différentes fonctions religieuses occupées par les femmes d’Athènes (v. 638-647, cités supra)37.
Si Lysistrata et les femmes de la pièce rejettent l’alternative entre la femme docile et la femme guerrière dans laquelle voudraient les enfermer les hommes, c’est donc au nom d’une identification à la Mélanippe d’Euripide, qui constituerait selon elles le seul modèle les décrivant adéquatement. Pourtant, ce modèle est lui aussi très ambigu, comme en témoigne la réception contrastée de la pièce d’Euripide.
Une partie de la tradition voit en Mélanippe une image positive de femme philosophe, à l’instar du Pseudo-Denys d’Halicarnasse dans sa Rhétorique :
Mélanippe la Sage, le drame d’Euripide, a pour titre « la Sage », parce qu’elle philosophe, et c’est pour cette raison qu’elle est la fille d’une telle mère, afin que sa philosophie ne soit pas invraisemblable [ἀπίθανος]38.
Selon cette lecture, Μελανίππη ἡ σοφή doit bien se traduire Mélanippe la Sage, voire Mélanippe la Philosophe : en faisant philosopher son personnage, Euripide aurait incarné sur la scène les idées nouvelles de Socrate et de ses disciples qui affirmaient que la nature (φύσις) et la vertu (ἀρετή) de la femme n’étaient pas différentes ou inférieures à celles de l’homme39. Le demi-chœur des femmes de Lysistrata reprend d’ailleurs cette position au cours de l’agôn, lorsqu’il fait son propre éloge (v. 543-546) :
Je suis prête à tout entreprendre avec ces femmes pour l’amour du mérite [ἀρετῆς ἕνεχ'] : elles ont le talent naturel [φύσις], elles ont la grâce [χάρις], elles ont l’audace [θράσος], elles ont la sagesse [τὸ σοφόν], elles ont le patriotisme uni à la prudence [φιλόπολις ἀρετὴ φρόνιμος].
Mais une autre tradition, prenant le contre-pied de la première, réaffirme la validité des catégories traditionnelles afin de brocarder la Mélanippe d’Euripide comme une « inconvenance ». Aristote réfute ainsi dans sa Politique la théorie socratique de l’identité de nature et de vertu entre l’homme et la femme:
Il est donc évident que la vertu [ἠθικὴ ἀρετὴ] est le partage de tous les être dont on a parlé40, mais que la tempérance [σωφροσύνη] n’est pas la même chez la femme et chez l’homme, ni non plus le courage [ἀνδρεία], ni la justice [δικαιοσύνη], comme le pensait Socrate ; chez l’un le courage [ἀνδρεία] est tout de commandement [ἀρχικὴ], chez l’autre de soumission [ὑπηρετική] ; et il en est de même des autres vertus41.
Par conséquent, le « courage viril » [ἀνδρεία] et l’éloquence de Mélanippe, qui se fait raisonneuse pour en remontrer aux hommes, apparaissent à Aristote comme une inconvenance morale qui se traduit, dans la Poétique, en un défaut de convenance dans le caractère du personnage dramatique :
Le second point, c’est la convenance [τὸ ἁρμόττοντα] : un caractère [ἦθος] peut-être viril [ἀνδρεῖον], mais il ne convient pas qu’une femme soit virile [ἀνδρείαν] ou éloquente [δεινὴν]. […] Comme exemple […] de caractère malséant et inconvenant [ἀπρεποῦς καὶ μὴ ἁρμόττοντος], on a la lamentation d’Ulysse dans Scylla42, et la tirade de Mélanippe43.
Pour Aristote, il est donc malséant de représenter dans la tragédie un personnage au caractère pour ainsi dire oxymorique, qu’il s’agisse d’un héros pleurnichard ou d’une « femme savante », puisque c’est manifestement comme cela qu’Aristote voit la Mélanippe d’Euripide.
« Toi la plus virile de toutes » : la masculinisation de Lysistrata
La figure de la Mélanippe d’Euripide cristallise donc un certain nombre de problèmes et d’ambiguïtés : selon qu’on fait d’elle un modèle ou un contre-modèle, on sera sans doute tenté de faire de même avec Lysistrata, qui se présente comme son émule. Les Athéniens devaient ainsi se poser bien des questions lorsque Euripide mettait en scène sa Mélanippe, Aristophane sa Lysistrata ou la Praxagora de L’Assemblée des femmes, et plus largement lorsqu’ils étaient confrontés aux figures de « femmes sophistes44 ». Dans quelle mesure les femmes peuvent-elles prétendre développer les qualités morales ou spirituelles qu’on associe traditionnellement aux hommes, comme l’habileté à parler ou le courage ? Les développeront-elles sous une forme identique à celle qu’on rencontre chez les hommes ou sous une forme spécifique ? Si c’est sous une forme identique, qui pourrait les empêcher de revendiquer, comme les hommes, le droit à recevoir une éducation et à participer aux affaires de la cité ? Et s’il est vrai qu’« il n’y a plus d’hommes dans ce pays », comme le regrettent les Athéniens dans Lysistrata (v. 524), ou que « les hommes sont devenus des femmes », comme le déplore Xerxès à la bataille de Salamine, faut-il pour autant accepter l’idée que les femmes puissent devenir des hommes ?
Pour ce qui est de Lysistrata, il est certain que sa masculinisation est l’un des ressorts les plus constants de la pièce. Elle se traduit d’emblée dans le dessein de son masque, tel qu’il est décrit par Cléonice à son entrée en scène (v. 7-8) :
Pourquoi es-tu toute troublée ? Quitte cet air de Scythe, mon enfant. Cela ne te va point de faire l’arc avec tes sourcils.
Cette remarque de Cléonice pourrait bien avoir valeur de didascalie interne, car le « sourcil » (ὀφρύς), c’est-à-dire l’expression des yeux et du front, apparaît dans le catalogue des masques de théâtre transmis par le lexicographe d’époque impériale Julius Pollux comme l’un des traits du masque permettant de différencier différents types de caractères et de personnages45. On pourrait donc lire ici une allusion à l’aspect du masque de Lysistrata, dont le sourcil froncé rappellerait celui des hommes autoritaires : le masque de Lysistrata la caractériserait d’emblée comme une « femme forte ».
Ce caractère impérieux de Lysistrata se traduit ensuite dans la manière dont elle maîtrise la parole tout au long de la pièce. On a vu comment, dans l’agôn qui l’oppose au Proboulos, elle parvenait à prendre le contrôle de la parole de façon aggressive, en intimant à son adversaire l’ordre de se taire. Mais Lysistrata sait aussi et surtout faire usage des ressources de la Persuasion (Peithô), qu’elle invoque dès le prologue pour placer sous son patronage le serment des femmes46. Sans prétendre être exhaustif, remarquons que Lysistrata apparaît dans l’ensemble de la pièce comme une oratrice à l’habileté consommée : qu’il s’agisse de persuader les femmes dans le Prologue ou les hommes dans la scène de la Réconciliation, elle maîtrise toutes les ficelles de la rhétorique. Ainsi, elle sait piquer la curiosité de son auditoire en gardant un moment le silence47. Elle connaît aussi les secrets de la harangue politique véhémente48, sait manier l’hyperbole49, le pathétique50, les figures de style comme la métonymie expressive51. Enfin et surtout, elle sait disposer son auditoire à entendre favorablement ses discours, de façon à leur donner une efficacité maximale52.
Par tous ces aspects, l’éloquence de Lysistrata se rapproche bel et bien de celle des sophistes qui, comme Gorgias dans l’Éloge d’Hélène, comparaient le pouvoir de la parole (logos) à celui de la magie53. Dans la scène de la Réconciliation, juste avant que Lysistrata ne fasse son entrée en scène en Mélanippe, le coryphée des deux chœurs – d’hommes et de femmes – désormais réunifiés évoque d’ailleurs le « charme », au sens fort de sortilège, par lequel Lysistrata a obtenu la tenue des pourparlers entre Athéniens et Lacédémoniens (v. 1108-1111) :
Salut, ô de toutes la plus brave [ὦ πασῶν ἀνδρειοτάτη] ! C’est le moment de te faire terrible [δεινὴν] et douce, bonne et mauvaise, hautaine et aimable, pleine d’expérience. Car les premiers des Hellènes, pris par ton charme54, te font place et d’un commun accord remettent tous leurs griefs à ta décision.
Au moyen de la grève du sexe entreprise par les femmes, Lysistrata a accompli l’exploit d’amener les hommes à négocier ; mais c’est désormais de toutes les facettes du charme de l’éloquence55 qu’il va lui falloir user pour parachever l’entreprise. Or l’habileté rhétorique est d’ordinaire l’apanage des hommes : c’est l’une des raisons, sans doute, pour laquelle le coryphée la salue ici du titre de πασῶν ἀνδρειοτάτη – « la plus brave de toutes », comme traduit Van Daele, mais aussi « la plus virile de toutes », puisque l’adjectif ἀνδρεῖος désigne ce qui est propre à l’homme. Or, cette apostrophe revient ici pour la deuxième fois dans la pièce, puisqu’elle avait déjà été employée, au début de la seconde partie de l’agôn, par la coryphée du demi-chœur des femmes (v. 549) : « ô la plus courageuse des grands-mères [ὦ τηθῶν ἀνδρειοτάτη] ». La répétition souligne la provocation inhérente à l’emploi de l’adjectif ἀνδρεῖος au genre féminin, qui plus est au superlatif. Reste à déterminer la manière dont cette provocation était reçue : Lysistrata/Mélanippe est-elle l’emblème d’une femme incarnant au degré suprême des vertus viriles désertées par les hommes, ou bien au contraire une figure de « surmâle » au féminin suscitant le malaise dans la tragédie, et le rire dans la comédie ? En d’autres termes, dire d’une femme qu’elle est « la plus virile de toutes » est-il le plus beau compliment qu’on puisse lui adresser, ou bien la pire insulte ?
La réponse à cette question ne saurait être univoque ; elle engage aussi la vision que l’on se fait de la prétendue misogynie d’Euripide. D’un côté, le personnage de Mélanippe semble contredire la réputation de misogynie attachée à Euripide par Aristophane56. Pourtant, dans Les Thesmophories, pièce créée la même année que Lysistrata, c’est bien un personnage de femme qui qualifie la Mélanippe d’Euripide de « méchante femme », à mettre dans le même sac que Phèdre57. Qu’est-ce à dire ? Sans doute que l’« inconvenance » de Mélanippe, soulignée plus tard par Aristote, avait déjà choqué le public masculin lors de la création de la pièce. Aristophane s’amuserait alors à placer la critique de Mélanippe dans la bouche d’une femme qui, contrairement à Lysistrata, adhèrerait à la vision traditionnelle de la femme. La misogynie d’Euripide serait alors une reconstruction, liée à la réception négative de ses pièces par une partie du public : lorsque Euripide met en scène Mélanippe ou Phèdre, ce serait pour dénoncer la femme savante ou esclave de son désir sexuel ; lorsqu’il place dans la bouche d’Hippolyte une tirade violemment misogyne qui préfigure les théories d’Arnolphe58, ce serait pour exprimer son dépit face aux infidélités de sa propre femme, qu’il répudia59. Pourtant, comme l’a montré Claire Nancy, la tirade d’Hippolyte n’est pas à prendre au premier degré : la misogynie hyperbolique d’Hippolyte est la marque de son hybris, par laquelle il entend se soustraire à la loi d’Aphrodite ; c’est ce refus des femmes qui expliquera sa perte60. L’auteur de la Vie d’Euripide, tout en accréditant l’explication biographique de cette tirade, percevait d’ailleurs bien qu’elle posait problème, car il se sent obligé de citer en regard le début de la réfutation de la misogynie contenu dans Mélanippe61.
Il ne fait donc guère de doute que les idées d’Euripide – et en particulier le sens du personnage de Mélanippe – aient été déformées par la tradition, et en premier lieu par Aristophane. Les vues de ce dernier, pour autant qu’on puisse les deviner, étaient sans doute plus proches de celles qui seront plus tard exposées par Aristote dans la Politique : l’andreia propre à la femme réside dans la soumission et non dans le commandement ; par conséquent, la Mélanippe d’Euripide est un personnage inconvenant. Par suite logique, Lysistrata, « la plus virile de toutes », devrait n’être qu’une virago ridicule. Pour autant, cette interprétation simpliste ne saurait rendre compte avec justice de la complexité de Lysistrata. Car cette vertu qui s’exprime par la soumission, n’est-ce pas justement celle qui est évoquée par Lysistrata lors de l’agôn, lorsqu’elle déclare (v. 507-509) : « Nous, durant les premiers temps de la guerre, nous avons, avec la modération [ὑπὸ σωφροσύνης] qui est nôtre, tout supporté de vous, les hommes, quoi que vous fissiez, car vous ne nous permettiez pas d’ouvrir la bouche » ? Par ailleurs, toute Mélanippe qu’elle soit, Lysistrata est loin d’être une féministe radicale ; bien au contraire, elle se revendique d’une sagesse toute patriarcale, héritée de son père et de ses aïeux (v. 1126-1127) : « pour avoir souvent écouté parler mon père et des personnes d’âge, je ne suis pas mal instruite ». Enfin, si le modèle de Mélanippe était entièrement négatif, comment justifier que Lysistrata s’identifie à elle au moment précis où, dans l’épisode de la Réconciliation, elle triomphe des résistances des hommes, contribue au retour des femmes dans leur foyer, rétablit la paix entre les sexes et entre les cités, bref précipite le dénouement heureux de la comédie ?
L’assomption finale de Lysistrata en héroïne euripidéenne apparaît en définitive marquée par une ambivalence qui rejaillit sur l’interprétation du personnage et de l’ensemble de la comédie. D’un côté, le poète raille sans doute à travers Lysistrata s’identifiant à Mélanippe un personnage qui sort des rôles traditionnellement assignés aux femmes. Mais d’un autre côté, Lysistrata parvient dans cet ultime épisode de la pièce à réconcilier les antagonistes et à dénouer la comédie. La subversion prend ici la forme d’un renversement du négatif en positif : le contre-modèle qu’est la Mélanippe tragique pour les traditionnalistes se voit, à travers Lysistrata, transformé en modèle positif dans la comédie. Car il faut remarquer que la critique adressée par Aristote au personnage de Mélanippe se situe dans un essai portant exclusivement sur la poétique tragique. Ce qui est inconvenant dans la tragédie peut-il être convenable dans la comédie ? Sans doute, car la comédie représente volontiers, par exemple, des caractères contradictoires et inconstants (songeons à nouveau à Arnophe, tantôt tyran, tantôt lavette devant Agnès), alors même que cela constitue dans la poétique tragique un autre défaut de caractère dûment relevé par Aristote62. L’inconvenance dénoncée par Aristote dans la tragédie qu’est Mélanippe serait donc à sa place dans la comédie qu’est Lysistrata, puisque ce qui suscite la réprobation dans la tragédie peut susciter le rire dans la comédie : ce qui discrédite Mélanippe comme héroïne tragique pourrait bien être ce qui fait de Lysistrata une héroïne spécifiquement comique.
Conclusion
Même s’ils ont cessé de faire partie de notre culture vivante, les modèles et contre-modèles féminins exploités par Aristophane dans Lysistrata jouent un rôle essentiel dans la formalisation des différentes images de la femme que renvoie la comédie. L’Antiquité prit ensuite l’habitude de les compiler, donnant ainsi naissance à un petit genre littéraire – le catalogue de femmes d’exception – qui ne fut pas sans postérité63. Ces modèles sont autant de masques auxquels les femmes de Lysistrata s’identifient, ou au contraire que les hommes plaquent sur elles et dont elles se libèrent. Ils sont contradictoires et parfois équivoques, ce qui induit tout un jeu de métamorphoses et de subversions pour passer d’un modèle à l’autre : dès qu’elle renverse le modèle archaïque de l’épouse docile (Andromaque), la femme devient pour les hommes une guerrière qui menace la cité (Artémise), ce qui constitue une erreur de perspective car les femmes entendent au contraire réaffirmer leur rôle civique et la valeur de l’idéal panhellénique. La même attitude peut être renvoyée par les uns à un modèle positif, et à un contre-modèle négatif par les autres ; le même modèle peut également donner lieu à des évaluations ambivalentes, comme le montre l’exemple de Mélanippe. Ce qui est certain, c’est que la dernière intervention de Lysistrata achève de faire d’elle une « héroïne », et ce même si cet héroïsme apparaît paradoxal voire, comme le disait Aristote, « inconvenant ». Mais cette inconvenance pourrait bien être l’une des différences essentielles qui séparent irréductiblement de la tragédie le genre comique tel qu’il est pratiqué par Aristophane : hybride de sérieux et de grotesque, de préoccupations politiques et d’obscénités, la comédie est en soi un genre « androgyne », dont la créature mythique décrit par le personnage d’Aristophane dans Le Banquet de Platon pourrait sans doute fournir l’une des plus exactes représentations allégoriques.
Notes de bas de page numériques
1 Voir Michèle Rossellini, « Lysistrata, une mise en scène de la féminité », dans Les Cahiers de Fontenay, XVII, 1979 : Aristophane, les femmes et la cité, p. 11-32, en part. p. 23 : « il s’agit pour elles, dans tous les cas, d’adhérer le plus étroitement possible à l’image – péjorative ou idéale – que les hommes se font d’elles pour les décevoir plus sûrement sous cette apparence à la fois offerte et inaccessible. » Voir aussi Lauren Taaffe, Aristophanes and Women, Londres, Routledge, 1993, p. 52 : « we might describe Lysistrata’s plan as a play in which women enact the roles of men by playing the parts of ‘women’ and men enact the roles of women by playing the parts of ‘men’. »
2 Toutes les références à une simple numérotation de vers renvoient à Aristophane, Lysistrata, éd. et trad. Hilaire Van Daele [1928], Paris, Belles Lettres, coll. « Classiques en poche », 2002.
3 Homère, Iliade, v. 482-496, trad. Frédéric Mugler, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 1995.
4 Voir Xénophon, Économique,VII : quand Ischomaque réaffirme la répartition traditionnelle des rôles entre l’homme et la femme – qu’il va jusqu’à naturaliser et à considérer comme une décision providentielle –, il le fait dans une langue truffée d’archaïsmes et d’homérismes.
5 Voir par exemple, au v. 528 cité plus haut, l’optatif d’affirmation atténuée : « nous pourrions vous corriger » (ἐπανορθώσαιμεν ἂν ὑμᾶς) ; voir aussi, dans la seconde partie de l’agôn, la séquence des v. 591-595, où Lysistrata cherche à susciter la compassion du Proboulos envers la situation des jeunes filles qui, à cause de la guerre, vieillissent sans connaître les joies du mariage.
6 Voir v. 514-516 : « Lysistrata. […] ‘Qu’est-ce que cela te fait ?’, disait le mari, ‘tais-toi’. Et je me taisais [κἀγὼ 'σίγων]. Cléonice. Oh ! mais moi, jamais je ne me taisais [ou ‘me tairais’, selon une autre interprétation possible de l’imparfait accompagné de ἄν : Ἀλλ' οὐκ ἂν ἐγώ ποτ' ἐσίγων]. Le Commissaire. Alors, qu’est-ce que tu prenais [ou ‘tu prendrais’], si tu ne te taisais pas [εἰ μὴ 'σίγας] ! Lysistrata. Aussi moi, me taisais-je [ou ‘me tairais-je’ : Τοιγάρ<τοὔγωγ' ἂν> ἐσίγων]. » Voir déjà, dans la parodos, v. 356 : « Les laisserons-nous dégoiser [λαλεῖν] tant de choses ? » ; v. 360-361 : « Si, par Zeus, on leur avait déjà donné deux ou trois coups sur la mâchoire, comme à Boupalos, elles ne pourraient parler [φωνὴν ἂν οὐκ ἂν εἶχον] » ; et v. 364 : « Si tu ne te tais [Εἰ μὴ σιωπήσει], à coups de bâtons je te ferai partir la peau ». Cf. Sophocle, Ajax, v. 292-293(Tecmesse rapporte au chœur comment son mari l’a rabrouée) : « Il ne me répond que par des mots brefs, l’éternel refrain : ‘La parure des femmes, femme, c’est le silence’ [Γύναι, γυναιξὶ κόσμον ἡ σιγὴ φέρει] », maxime approuvée par Aristote, Politique, I, 13, 11.
7 Sur la valeur métathéâtrale des scènes de travestissement, voir Froma Zeitlin, « Playing the Other: Theater, Theatricality, and the Feminine in Greek Drama », dans Playing the Other. Gender and Society in Classical Greek Literature, The University of Chicago Press, Chicago, 1996, p. 341-374. Les travestissements sont fréquents dans la comédie, qu’il s’agisse d’hommes déguisés en femmes (comme Mnésiloque dans le prologue des Thesmophories) ou de femmes déguisées en hommes (comme Praxagora et ses compagnes au début de L’Assemblée des femmes, où le travestissement est réciproque: ayant subtilisé les frusques de leurs maris, les femmes contraignent ces derniers à entrer en scène en portant les robes qu’elles ont laissées chez elles). Ils sont plus rares dans la tragédie, qui fournit pourtant au travestissement dramatique sa scène paradigmatique : le quatrième épisode (v. 912-976) des Bacchantes d’Euripide (représentées en 399) où Penthée, égaré par Dionysos qui feint de le servir, sort du palais déguisé en ménade afin d’aller observer les ébats de ces dernières. Sur la postérité philosophique des Bacchantes comme illustration canonique de la menace que le jeu dionysiaque et l’incarnation théâtrale font peser sur la distinction des sexes, voir l’anecdote opposant Platon et Aristippe rapportée par Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, II, 78, et mon commentaire dans Persona. Le théâtre comme métaphore théorique de Socrate à Shakespeare, Genève, Droz, 2011, p. 300-301.
8 Suzanne Saïd, « Travestis et travestissement dans les comédies d’Aristophane », dans Cahiers du GITA, 3, 1987, p. 217-248, en part. p. 232-233.
9 Voir Platon, Le Banquet, 189d sq.
10 Voir Platon, Lois, VII, c-d ; cf. République, III, 387e-388a (sur l’épopée).
11 Voir Nicole Loraux, « Aristophane, les femmes d’Athènes et le théâtre », dans Entretiens de la Fondation Hardt sur l’Antiquité classique, XXXVIII, Genève, Fondation Hardt, 1993,p. 203-244, en part. p. 221-222.
12 Voir Johann Jakob Bachofen, Le Droit maternel. Recherche sur la gynécocratie de l’Antiquité dans sa nature religieuse [1861], trad. É. Barilier, Paris, L’Âge d’homme, 1996.
13 Aux v. 273-280, les choreutes disent avoir assisté à la prise de l’Acropole par Cléomène en 508, alors que nous sommes en 411.
14 Voir Nicole Loraux, L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la cité classique [1981], Paris, Payot, 1993.
15 Sur un certain nombre de ces contre-modèles (les Amazones, les Lemniennes, Hippias le tyran), voir A. M. Bowie, Aristophanes, Cambridge, Cambridge U. P., 1993, p. 184-199.
16 Voir Suzanne Saïd, Le Monde à l’envers. Pouvoir féminin et communauté des femmes en Grèce ancienne, Paris, Belles Lettres, 2013, p. 121-158.
17 Voir par exemple Lysias, Oraison funèbre, 4-6.
18 Voir Erwin Bielefeld, Amazonomachia, Halle, Niemeyer, 1951 ; et Dietrich von Bothmer, Amazons in Greek Art, Oxford, Clarendon Press, 1957.
19 Hérodote, Histoire, VIII, 88 :Οἱ μὲνἄνδρες γεγόνασί μοι γυναῖκες, αἱ δὲ γυναῖκες ἄνδρες.
20 Voir Hérodote, Histoire, VI, 77 ; et Pierre Vidal-Naquet, « Esclavage et gynécocratie dans la tradition, le mythe, l’utopie », dans Le Chasseur noir, Paris, Maspéro, 1981, p. 267-288, en part. p. 286-287.
21 Voir Eschyle, Les Choéphores, v. 631-637.
22 Georges Dumézil, Le Crime des Lemniennes [1924], Paris, Macula, 1998, p. 53 ; voir aussi Richard P. Martin, « Fire on the Mountain : Lysistrata and the Lemnian Women », dans Classical Antiquity, 6-1, 1987, p. 77-105 ; et A. M. Bowie, Aristophanes, cité supra n. 15.
23 Voir Froma Zeitlin, Playing the Other, éd. cit., p. 89-91.
24 Voir aussi v. 619 : « Surtout je flaire la tyrannie d’Hippias » ; et v. 664-665 : « nous qui allâmes à Lypsidrion » (allusion à la bataille ayant opposé en 513 les partisans des Pisistratides et de la tyrannie à ceux des Alcméonides et de la démocratie).
25 Le kommation pendant lequel elles déposent à terre leurs manteaux (v. 636-637), puis la conclusion de l’antépirrhème (v. 656-657).
26 Voir Edmond Lévy, « Les femmes chez Aristophane », dans Ktèma, 1, 1976, p. 99-112.
27 Voir v. 696-697 : « Car je n’aurai cure de vous tant que vivra ma chère Lampitô et ma jeune amie béotienne, la noble Isménia ».
28 Voir Nicole Loraux, « Sur la race des femmes et quelques-unes de ses tribus », dans Les enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes [1981], Paris, Points-Seuil, 1990, p. 75-117 ; et Ead., « L’Acropole comique », ibid., p. 157-196.
29 Voir Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, VIII, 45-71.
30 C’est le « message » de la pièce selon David Stuttard, « An Introduction to Lysistrata », dans D. Stuttard (dir.), Looking at Lysistrata, Bristol, Bristol Classical Press, 2010, p. 1-10, en part. p. 6-7.
31 Hérodote, Histoire, VIII, 144.
32 Les négociations entamées avec Tissapherne se solderont certes par un échec, mais les partisans de l’oligarchie, déçus, lanceront malgré cela un coup d’État établissant le régime des 400, qui ne parviendra pas à rétablir la paix avec Sparte et sera rapidement renversé.
33 On a conservé la tirade de Praxithéa justifiant ce geste, citée par l’orateur Lycurgue dans le Contre Léocrate, 100.
34 Voir Séverine Auffret, Mélanippe la Philosophe, Paris, Des Femmes, 1987, en part. fr. 4 et 5, p. 176-179. La référence à Anaxagore et à sa théorie du νοῦς est d’emblée surprenante dans la bouche d’une femme car les Grecs – y compris Anaxagore – associaient le νοῦς (l’esprit ou l’intellect) à l’homme, et la matière (ὕλη) à la femme : voir Aristote, Génération des animaux, IV, 1, 763b (DK B 107) ; et Judith Fletcher, « Sacrificial bodies and the bodies of the text in Aristophanes' Lysistrata », dans Ramus, 28, 1999, p. 108-125, en part. p. 108-109.
35 Outre Mélanippe la Sage, Euripide avait fait représenter une Mélanippe Prisonnière dont l’argument développait la suite de l’histoire de Mélanippe.
36 Séverine Auffret, Mélanippe la Philosophe, éd. cit., fr. 13, p. 186-189.
37 Voir Edith Hall, « The Many Faces of Lysistrata », dans David Stuttard (dir.), Looking at Lysistrata, éd. cit., p. 29-36, en part. p. 30-31.
38 Pseudo-Denys d’Halicarnasse, Rhéthorique, 9, 11.
39 Voir Xénophon, Le Banquet, II, 9 (Socrate) : « la nature de la femme n'est pas inférieure à celle de l'homme : il ne lui manque qu'un peu plus d'intelligence [ou ‘de force’, si l’on corrige comme certains éditeurs le texte des manuscrits] et de vigueur ». Voir aussi Platon, Ménon, 73a-b : face à Ménon qui prétend que la vertu est quelque chose de différent pour les hommes et les femmes, Socrate affirme qu’il n’en est rien, et que les femmes administrent bien la maison (οἰκία) grâce aux mêmes qualités de justice (δικαιοσύνη) et de sagesse (σωφροσύνη) qui font que les hommes administrent bien la cité (πόλις). Voir enfin la position d’Antisthène rapportée par Diogène Laërce, VI, 12 : « À l’homme et à la femme appartient la même vertu ». Platon tirera toutes les conséquences de ce postulat au livre V de la République.
40 Il s’agit des hommes, des femmes, des enfants et des esclaves.
41 Aristote, Politique, I, 13, 9.
42 Tragédie perdue de Timothéos.
43 Aristote, Poétique, ch. 15, 1454a 22-24 et 28-31.
44 Voir par exemple ce que Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 96-98, raconte au sujet d’Hipparchia, sœur de Métroclès le cynique et épouse de Cratès. Le philosophe hédoniste Théodore l’Athée, confondu par un sophisme d’Hipparchia auquel il ne trouve rien à répondre, la renvoie, comme Hector Andromaque, à son métier à tisser, mais Hipparchia lui réplique : « ai-je pris à tes yeux une mauvaise décision me concernant, si le temps que j’aurais dû perdre sur le métier, je l’ai consacré à mon éducation ? » Ironiquement, Théodore l’Athée avait appris la philosophie auprès d’Aristippe dit « le Métrodidacte », surnommé ainsi parce qu’il avait (comme Mélanippe) été formé par sa mère, Arètè, elle-même fille d’Aristippe le socratique (voir ibid., II, 86).
45 Voir Julius Pollux, Onomastikon, IV, 133-142 (masques tragiques) et 143-154 (masques comiques). Sur la section consacrée aux masques comiques, voir David Wiles, The Masks of Menander. Sign and Meaning in Greek and Roman Performance, Cambridge, Cambridge U. P., 1991, p. 68-187.
46 Voir v. 203 : « Souveraine Persuasion [Δέσποινα Πειθοῖ] ».
47 Voir v. 70 (Myrrhine) : « Que dis-tu ? Pourquoi ce silence ? »
48 Cette véhémence se marque parfois par une syntaxe quelque peu heurtée : voir par exemple l’anacoluthe (non rendue dans la traduction) aux v. 1150-1156.
49 Voir par exemple v. 29-30 : « Tellement fine que le salut de l’Hellade entière dépend des femmes » ; ou encore l’anaphore de πολλούς au début des v. 1152-1153.
50 Voir v. 1138-1141 : « ne savez-vous pas que jadis vint ici Périclidas le Laconien, en suppliant les Athéniens, s’asseoir sur les autels, blême dans un vêtement écarlate, pour demander une armée ? »
51 Voir v. 1151-1156 : « Ne savez-vous pas que les Laconiens à leur tour, quand vous portiez la casaque servile, vinrent en armes, […] que, seuls à combattre avec vous en ce jour, ils vous rendirent la liberté, et, au lieu de la casaque servile, firent reprendre à votre peuple le manteau de laine ? » Cf. l’agôn, v. 574-586 : la rhétorique féminine associe volontiers la politique et les chiffons ; mais la métonymie de la « casaque servile » et du « manteau de laine » de la liberté ne serait pas déplacée dans la bouche d’un orateur mâle.
52 Dans le prologue, Lysistrata ne répond pas d’emblée aux femmes qui s’interrogent sur la raison de leur convocation (v. 94-96) : un premier « je vais parler » (v. 97) est suivi d’une question préliminaire dont le but est d’intensifier le désir des femmes de mettre fin à la guerre, avant un deuxième « je vais parler » (v. 119) qui annonce la véritable révélation du plan. Dans la scène de la Réconciliation, lors de son entrée en scène (v. 1112-1113), Lysistrata constate avec satisfaction non dénuée de fausse ingénuité que son plan est déjà en passe de réussir, puisque les deux parties sont déjà « mûres » (ὀργῶντας), en jouant sur le double sens du participe : les hommes sont « à maturité », comme on le dirait d’un fruit, et « gonflés de sève », comme le manifeste le priapisme auquel les a conduit leur abstinence forcée. Elle n’omet pourtant pas de pousser cette excitation à son paroxysme en faisant entrer en scène un personnage de « femme nue », la Réconciliation, dont la présence hypnotique lui permettra de faire accepter par les hommes l’ensemble des arbitrages qu’elle propose.
53 Voir Gorgias, Éloge d’Hélène, 10.
54 Le mot ἴυγξ désigne au sens propre un oiseau attaché à une roue, talisman utilisé pour obtenir le retour de l’être aimé, et par extension un tour de marabout, philtre ou enchantement.
55 L’adjectif δεινή (v. 1109), que Van Daele traduit par « terrible », signifie également « habile », notamment « habile à parler », donc « éloquente », comme dans le passage cité supra de la Poétique d’Aristote.
56 Voir par exemple v. 283 (le coryphée des hommes) : « ces femmes, haïes d’Euripide et de tous les dieux ».
57 Aristophane, Les Thesmophories, v. 546-547 : γυνὴ πονηρὰ.
58 Voir Euripide, Hippolyte, v. 616-679, en particulier v. 640-644 : « Je hais la femme d’esprit [σοφὴν δὲ μισῶ] ; le ciel me préserve d’avoir dans ma maison une femme qui réfléchit [φρονοῦσα] plus qu’il ne sied à son sexe ! La perversité, Cypris la fait germer surtout chez les femmes d’esprit [ἐν ταῖς σοφαῖσιν] ; la femme sotte [ἀμήχανος γυνὴ], au moins, son peu d’intelligence [γνώμῃ βραχείᾳ] l’en préserve. » Cf. Molière, L’École des Femmes, I, 1, v. 75 sq.
59 Voir la Vie d’Euripide, 5-6.
60 Voir Claire Nancy, « Euripide ou le parti des femmes », dans La Femme dans les sociétés antiques, Strasbourg, 1983, p. 73-92 ; repris dans Quaderni Urbinati di Cultura Classica, N. S. 17-2, 1984, p. 111-136 (en part. p. 121-122).
61 Voir supra, n. 34.
62 Voir Aristote, Poétique, ch. 15, 1454a 26-28 et 31-33.
63 Voir par exemple Plutarque, Vertus de femmes [Γυναικῶν ἀρεταί] ; le bref traité anonyme De mulieribus claris in bello ; et, au Moyen Âge, Boccace, De mulieribus claris. Ces deux derniers titres réservent une place à Artémise ; Boccace en fait aussi une à Penthésilée, reine des Amazones.
Pour citer cet article
Guillaume Navaud, « Andromaque, Artémise, Mélanippe : la subversion des modèles et contre-modèles féminins dans Lysistrata », paru dans Loxias, Loxias 43., mis en ligne le 09 décembre 2013, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.sudouest.fr/2016/01/10/index.html?id=7627.
Auteurs
Guillaume Navaud est docteur en littérature comparée et enseigne les lettres en CPGE au lycée Janson-de-Sailly (Paris). Il a publié Persona. Le théâtre comme métaphore théorique de Socrate à Shakespeare (Genève, Droz, 2011) ainsi qu’une nouvelle édition de L’Utopie de Thomas More (Paris, Gallimard, « Folio », 2012).