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Nadia Abed El Fatah :
Ferhat, instituteur indigène de Louis Albert Truphémus, un roman « anticolonialiste » ou l’expression d’une déconvenue
Résumé
Le roman de Louis Albert Truphémus, Ferhat, instituteur indigène, paraît en 1935 dans un contexte colonial particulièrement agité. Forte d’une propagande efficace et d’une large diffusion (l’Exposition coloniale internationale de 1931 à Paris, articles de presse, récits de voyages, etc.), la colonisation connaît un succès considérable dans l’entre-deux-guerres. Dans le même temps, des voix s’élèvent de tous horizons contre une entreprise qui ne produit pas les effets escomptés : la question du coût de la colonisation est posée, le problème de l’intégration des Français sur le territoire africain émerge et les contradictions inhérentes au principe colonial ne cessent de se multiplier. En tant qu’acteur de la colonisation – Albert Truphémus occupe la fonction d’inspecteur de l’enseignement en Algérie – l’auteur de Ferhat s’insurge contre un système qu’il ne comprend pas. Son œuvre est alors qualifiée d’« anticolonialiste », précipitamment semble-t-il, terme qui ne tient qu’imparfaitement compte des pensées réelles d’un écrivain victime d’une désillusion et conscient du désenchantement qui atteint les Algériens eux-mêmes. Il convient donc de se demander en quoi Ferhat, personnage éponyme et représentatif du roman de Louis Albert Truphémus, se situe-t-il en porte-à-faux entre deux univers, entre deux courants de pensée ?
Index
Mots-clés : Algérie , anticolonialisme, colonisation, désillusion, Ferhat, Truphémus (Albert)
Géographique : Algérie
Chronologique : XXe
Plan
- Un plaidoyer pour une colonisation juste
- Réhabiliter un pays : l’Algérie
- Les bienfaits d’une colonisation nécessaire
- L’« anticolonialisme » : l’expression d’un malaise colonial
- Une désillusion coloniale
- Un mal-être indigène
- Conclusion
Texte intégral
1L’histoire de Louis Albert Truphémus, écrivain né en France en 1873 et mort en Algérie en 1948, illustre la position singulière d’une poignée d’écrivains engagés dans la colonisation. Persuadé des bienfaits de la colonisation, il a su se montrer hostile aux actes coloniaux qu’il jugeait condamnables. La position ambiguë de ses écrits s’explique avant tout par son vécu. Louis Albert Truphémus n’a finalement résidé que trente-six ans en France alors qu’il a passé les trente-neuf dernières années de sa vie en Algérie, pays d’adoption pour lequel il n’a cessé d’écrire sans pouvoir assister à la réalisation de ce qu’il présageait déjà dans les années 30, à savoir une contestation franche du système colonial. Mort avant l’indépendance du pays, il n’a pu constater que l’émergence et l’affirmation du nationalisme algérien au cours de la Seconde Guerre mondiale, sans connaître l’aboutissement d’une Histoire vieille de plus d’un siècle.
2Louis Albert Truphémus arrive en Algérie en 1909 et occupe la fonction d’inspecteur de l’enseignement indigène dans la ville de Constantine. C’est un bouleversement dans sa vie de fonctionnaire français : il découvre les espaces du désert algérien, l’authenticité d’une contrée où le temps semble s’être arrêté, un ailleurs qui le replonge dans les écrits orientalistes de la fin du XIXe siècle. Bien que passionné par cette terre nouvelle, il n’en reste pas moins un observateur lucide du monde colonial. Dans Ferhat, instituteur indigène, publié en 1935, il s’intéresse au sujet de l’enseignement qui le concerne tout particulièrement. La fonction d’instituteur est centrale dans l’étude de la colonisation, l’enseignant crée le lien entre l’univers familier de l’enfant « indigène » et le monde nouveau qui s’ouvre à lui. Les programmes dans les écoles étant similaires à ceux de la métropole, l’instituteur permet le transfert d’un mode de vie à un autre, d’une connaissance à une autre.
3Malgré sa conviction de la nécessité d’enseigner aux « indigènes », Truphémus prend conscience d’une réalité coloniale inégalitaire. Il convient tout d’abord de s’interroger sur le choix du titre avec le qualificatif « indigène » qui précise et restreint l’étendu du substantif « instituteur ». Cette distinction révèle la différence de statut entre l’instituteur occidental et l’enseignant « indigène ». L’apposition « Ferhat, instituteur indigène » vise à insister sur le rapport établi entre le personnage et sa profession d’ores et déjà annoncée comme dévalorisante. L’adjectif comme le nom indigena en latin désignaient une personne originaire du pays où il se trouve. Il semble avoir été employé pour la première fois en littérature par Rabelais en 1532 dans son Pantagruel et désigne par là une personne « qui appartient depuis longtemps à une région déterminée1 ». Cependant, le terme est souvent connoté péjorativement et qualifie des individus « non-civilisés » dans un sens équivalent à celui de « barbares » ou « sauvages ». C’est dans cette perspective qu’il est employé au cours de la période coloniale, la spécificité raciale permettant d’instaurer une discrimination plus officielle : l’indigène se distingue de l’Européen par définition. Les mots traduisent la politique coloniale et son exécution ; le terme « indigène » s’immisce dans toutes les appellations relatives au peuple colonisé pour désigner leurs droits propres : régiments indigènes, gardes indigènes, arts et langues indigènes, etc. Il paraît alors intéressant de s’interroger sur la position de l’écrivain Truphémus par rapport au choix de son titre : fait-il le choix de préciser « indigène » pour mieux dénoncer la politique discriminatoire et inégalitaire du système ou condamne-t-il l’acte sans remettre en cause la dénomination des victimes somme toute naturelle ? Le titre lui-même ne permet pas d’apporter une réponse indéniable, cependant la fin du roman, symbolisée par les cahiers rédigés par le jeune Ferhat, nous apporte une clé de lecture du titre qu’il conviendra de préciser.
4Le roman de Truphémus est dit « anticolonialiste », un qualificatif qui peut être contestable compte tenu des convictions profondes qui sont les siennes et qui peuvent apparaître dans son œuvre. Dans son roman, Truphémus relate l’histoire tragique d’un indigène intégré dans une famille française, dont la position apparemment enviable de jeune Algérien ayant réussi professionnellement cache en réalité un malaise profond. L’auteur nous plonge dans le psychisme de Ferhat et nous permet de nous interroger sur la démarche coloniale et ses conséquences lorsqu’elle aboutit à une acculturation. Bien que représenté par M. Mus, inspecteur de l’enseignement indigène dans le roman, Truphémus tient beaucoup du jeune Ferhat : comme lui il défend avec certitude la colonisation et ses bienfaits, comme lui également il prend conscience que la perspective d’une assimilation juste n’est qu’une chimère qui va à l’encontre du principe même de l’acte colonial. Quelle place est-il donc possible d’attribuer à ces romans de l’entre-deux-guerres qui semblent dépourvus d’une vision totalement idéalisée de la colonisation sans pour autant défendre une position indépendantiste ? En quoi Ferhat, personnage éponyme et représentatif du roman de Louis Albert Truphémus, se situe-t-il en porte-à-faux entre deux univers, entre deux courants de pensée ?
5Fiction et réalité, ces deux pôles souvent opposés et rapprochés en littérature se combinent dans Ferhat, instituteur indigène pour expliquer la démarche de Truphémus. Réalités d’une situation existante et observée, réalité d’une influence fondamentale, celle de Ferhat Abbas, Algérien engagé qui milite en faveur d’une assimilation exécutée dans la justice et dont les écrits ont probablement inspiré l’auteur dans le choix du prénom de son personnage principal ; fiction dans l’imaginaire d’un artiste humaniste en proie à une idéalisation de la société, fiction d’une écriture empreinte d’emphase, caractéristique intimement liée à l’acte d’écrire. Le romancier défend et condamne, approuve et réprouve, espère et prend conscience des choses, il se fait avant tout porte-parole d’une catégorie d’indigènes acquis à la cause coloniale dont la déception et le mal-être le touchent.
Un plaidoyer pour une colonisation juste
Réhabiliter un pays : l’Algérie
6Depuis la conquête d’Alger en 1830, l’Algérie est le théâtre des scènes les plus violentes. Outres les faits historiques établis, le traumatisme de la conquête est profond. Louis Albert Truphémus s’intéresse à l’aspect moral de la colonisation et tente de réhabiliter un peuple privé de toute légitimité existentielle depuis l’invasion française. Il le fait non seulement par le biais des indigènes eux-mêmes, Ferhat étant leur porte-parole officiel, mais également au moyen de Français d’Algérie défenseurs de la cause algérienne. La colonisation qu’il souhaite ne peut être envisagée qu’en tenant compte de l’existence légitime d’une patrie algérienne, existante et ayant existé bien avant l’invasion française. Selon l’auteur, cette perception est essentielle pour comprendre le refus premier des indigènes, leur hostilité à la colonisation du territoire. Dans le roman, Ferhat lui-même l’explique en mettant en exergue la prudence du peuple algérien aux premiers changements :
La question est complexe, Monsieur l’Inspecteur. Il est certain que M. Cellier n’a pas obtenu les résultats escomptés ; mais pour d’autres raisons que vous, Français, refusez de connaître. Nous sommes un peuple vaincu : nous n’acceptons pas volontiers les dons et les bienfaits du vainqueur. Nous demandons, d’abord, à les examiner, à les flairer de loin […]2.
7L’acte colonial ne doit pas uniquement être observé du point de vue du conquérant mais doit aussi être étudié selon la position du conquis. Ferhat accuse directement le manque de tolérance des Français en interpellant M. Mus par une dislocation « vous, Français », responsabilisant ainsi l’inspecteur de l’enseignement. Bien que fervent défenseur de la cause coloniale, comme en attestent les termes « dons » et « bienfaits », Ferhat n’en reste pas moins un Algérien de souche et justifie ainsi les réactions de ses compatriotes. Il ne s’agit pas seulement pour l’auteur de comprendre le peuple colonisé, il ambitionne également de comparer le mode de vie occidental à celui des Algériens. Il utilise ainsi les préjugés véhiculés dans la littérature coloniale pour mieux les annihiler. La modernité des villes françaises devient superflue alors que la vie algérienne est apaisante. Cette approche nouvelle se traduit par une alternance des rythmes et permet de fait une variation énonciative :
M. Mus ne pourrait plus vivre en France, où foisonnent les denses magmas humains, les sous-préfectures grumeleuses et les grappes de fermes ou de mas, qui piquent des girouettes et des cheminées dans chaque coin du ciel. Au désencombrement démographique de l’Algérie correspond, en M. Mus, la volupté calme de sa vie apaisée. Où sont les hâtes, les impatiences, les trépidations qu’il connut jadis, dans la métropole, dans l’attente d’un tramway, d’un bateau-mouche ou d’un express ?3
8L’auteur emprunte son vocabulaire aux sciences naturelles pour présenter une population française envahissante : « denses magmas », « sous-préfectures grumeleuses » et « grappes de fermes ou de mas ». Le terme « magma » désigne un mélange indistinct au sens figuré, néanmoins dans son acception géologique première il est à prendre dans un sens péjoratif en désignant une « masse pâteuse de matières minérales en fusion qui forme de la roche en refroidissant ». Cette définition renvoie l’image d’un univers rigide, uniforme et même répugnant au regard de l’adjectif « pâteuse ». Encore peu peuplée au début du XXe siècle, l’Algérie fait quant à elle figure de havre de paix, le peuple indigène vit dans l’ataraxie, en parfaite communion avec la terre. Gérard Chalaye met en exergue ce sentiment présent chez Truphémus dans l’article qu’il lui consacre : il insiste sur cette « inguérissable nostalgie pour un univers virgilien en train de disparaître4 ».
9Cet environnement paisible a été bouleversé par l’arrivée des Français et le traumatisme est resté intact près d’un siècle après.
10Truphémus prend la mesure de cette souffrance en se montrant à l’écoute des autochtones, et tout particulièrement à travers les écrits du mouvement des Jeunes Algériens5 né en 1908. Ferhat Abbas est le représentant de ce mouvement et publie fréquemment des articles dans la presse algérienne6. Il se fait ainsi le porte-parole d’une classe indigène bafouée et entend réhabiliter ses ancêtres qui ont lutté pour leur pays. Il s’élève ainsi contre l’idée d’un peuple sauvage hostile à la modernisation de l’Algérie. Selon lui, la France doit reconnaître ses erreurs et permettre ainsi aux Algériens d’entrevoir un avenir meilleur après des décennies de souffrance et de massacres. Il écrit dans le Jeune Algérien : « L’indigène ne peut oublier l’enfer d’où il est sorti et où vivent les siens7 ». Truphémus emprunte cette méthode rétrospective et tente ainsi de comprendre le présent au regard du passé. Il se montre attentif aux témoignages des indigènes qui ne prend pas encore la forme de romans ou de textes historiques, ce qui reste encore l’apanage des Occidentaux, mais il lit les journaux algériens, écoutent les revendications sociales et politiques de personnalités isolées ou de petits groupes formés dans les classes élitiques. C’est ainsi qu’il a probablement connu Ferhat Abbas, il a pu tout du moins lire les articles virulents que le jeune Algérien publie au début des années 1920 lorsque l’un et l’autre se trouvent à Constantine dans le milieu de l’enseignement : Truphémus est instituteur dans le Constantinois de 1908 à 1927 tandis que Ferhat Abbas y est élève jusqu’en 1923, date à laquelle il rejoint Alger et poursuit sa carrière syndicaliste : les deux hommes ont-ils eu l’occasion de se rencontrer ? Truphémus a-t-il fait le choix délibéré de rendre hommage au jeune étudiant en prénommant son personnage principal Ferhat ? Il est difficile de l’affirmer car la fiction s’éloigne en bien des points de la réalité mais il s’en est de toute évidence fortement inspiré pour explorer le psychisme d’un « assimilé » de la colonisation.
Les bienfaits d’une colonisation nécessaire
11L’« anticolonialisme » est souvent présenté comme étant un mouvement contestataire en opposition à la colonisation. Néanmoins, le préfixe anti- marque l’opposition au terme colonialisme qui désigne lui-même une doctrine visant à légitimer l’action d’envahir un territoire. Désigné comme tel, l’anticolonialisme serait donc un courant de pensée, une attitude hostile face au principe de coloniser un pays, l’Algérie en l’occurrence. Or, il semblerait que les romans dits « anticolonialistes » n’expriment pas le refus du principe théorique de la colonisation, ils en déplorent sa réalisation effective. L’anticolonialisme dans l’entre-deux-guerres ne se développe que d’une manière éparse, il ne constitue pas encore un mouvement. Ceux qui critiquent la colonisation le font au moyen de textes polémiques, de pamphlets dans des articles de presse, des lettres, des nouvelles, des contes philosophiques. Ce discours anticolonialiste émane parfois d’intellectuels voyageurs qui se sont rendus sur place et qui accréditent leurs discours d’une expérience visuelle, d’autres ne font que dire le contraire du discours propagandiste, dans une perspective protestataire. La voix anticolonialiste n’est guère structurée autour d’un genre établi et ordonné en cette période largement acquise à la cause coloniale. Jean-Marie Seillan s’est intéressé à l’écrivain Octave Mirbeau et à sa verve anticolonialiste au tournant du XXe siècle en mettant en évidence son art du pamphlet et de l’humour noir :
[Il] force l’adversaire à se discréditer lui-même en exhibant sa monstruosité avec le cynisme le plus révoltant ; [il] trouve donc ses instruments rhétoriques du côté de la véhémence, de l’imprécation, de l’inventivité verbale illimitée8.
12Il semble par conséquent difficile de constituer une typologie du discours littéraire de l’entre-deux-guerres dont un groupe ferait partie d’une littérature coloniale et l’autre d’un ensemble d’écrits « anticolonialistes ». Les deux idéologies se mêlent souvent et forment un tout hétérogène dont fait partie l’œuvre de Truphémus. Il n’est pas à proprement parler « anticolonialiste » puisqu’il défend les intérêts d’une colonisation établie dans la justice. Il s’appuie pour cela sur son personnage principal, Ferhat étant le représentant de cette élite ayant accès à l’instruction et demeurant sensible à la culture française, il est à même de porter un jugement sur le sujet.
13Ferhat est un « assimilé », comme le fut Ferhat Abbas durant une bonne partie de sa vie, avant de défendre irrévocablement l’indépendance de son pays. En effet, Ferhat Abbas est un fervent défenseur de l’assimilation dont il a bénéficié et qui permet selon lui d’accéder aux valeurs de la démocratie et de la République. Il entend par là « relever la condition des musulmans d’Algérie » dans un compromis entre la République et l’Islam. La France devient sa patrie d’adoption, il s’abreuve des écrivains du siècle des Lumières, admire la Révolution de 1789 et perçoit la métropole comme un modèle de réussite et de quiétude intellectuelle. Il fait partie de cette catégorie d’indigènes en pleine ascension sociale qui réclame l’instruction des colons. Truphémus a précisément choisit cette catégorie d’indigènes pour exprimer toute la nécessité de coloniser un pays en attente d’un exemple à suivre. Son personnage de Ferhat est tout acquis à la cause coloniale, il se distingue de Ferhat Abbas parce qu’il ne conçoit aucun compromis : il rejette sa culture d’origine, sa religion, ses proches et se dévoue entièrement à sa famille d’accueil, les Cellier. Il refuse un simple apprentissage de la langue française et réclame un rassemblement total entre tous les individus d’origines différentes :
Il me semble que notre grand souci, en Algérie, devrait être moins la qualité de l’instruction impartie aux Indigènes que le groupement fraternel de tous les petits sur les mêmes bancs. Il serait sage de préparer, dès l’école, une grande communion d’esprit entre tous les enfants nés sur le sol algérien – Indigènes, étrangers, Israélites et autres9.
14Ferhat défend ainsi une assimilation totale au sein d’une institution afin d’espérer une union des individus dans la culture et dans le mode de vie. Il parle ainsi de « coéducation »10 pour évoquer l’idée d’une collaboration, d’une condition commune et ainsi défendre une colonisation légitime. Dans le journal qu’il rédige, Ferhat utilise des termes élogieux envers sa patrie d’adoption, participant ainsi à la justification de la démarche coloniale :
Mais tout nous semble solidement construit dans votre vie occidentale : la famille, la maison, la fonction sociale, le trantran quotidien, les routes, la pensée, les livres. Vous avez même consolidé l’Univers autour de vous ; votre sécurité est totale sous un ciel que vous ne craignez plus de voir tomber11.
15Ce discours dithyrambique paraît être tenu par un colon tant il sert la propagande coloniale. Il émane cependant du journal d’un indigène parfaitement assimilé dont le dévouement semble extrême : l’énumération des thèmes ne procède d’aucune logique particulière : « fonction sociale », « routes », « pensée » se côtoient et l’argumentaire aboutit à un terme hyperbolique « l’Univers », la France constitue ainsi un centre de gravité autour duquel d’autres pays concentrent leurs forces afin de produire un équilibre salutaire. La dernière proposition du passage dénote d’un ton ironique à l’égard d’un épisode de l’Histoire de France resté célèbre : lorsqu’en 335 avant J.-C. Alexandre le Grand demande à des ambassadeurs gaulois venus le voir en Thrace ce qu’ils craignent le plus au monde, ils lui répondent à sa grande surprise qu’ils redoutent que « le ciel ne leur tombe sur la tête », et non lui, comme il l’aurait espéré. Cette phrase, restée célèbre dans l’imaginaire de tous, est réemployée ici pour défendre l’évolution de la pensée française et la distinction que les intellectuels français ont su établir entre légende et réalité. Truphémus fait ainsi le choix de plaider l’assimilation en pénétrant la pensée d’un indigène admiratif de la métropole et en attente de voir se produire le même miracle sur son peuple. Sa démarche consiste finalement à imiter le cheminement de pensée des indigènes assimilés, à l’instar de Ferhat Abbas, à savoir distinguer la France et la colonisation française. Dans son étude sur Abbas, Stora précise bien que tout au long de son combat en tant que jeune indigène, Abbas opère sans cesse par jeu de proximité et de distance avec la France, par éloignement et parenté. « Il est si proche… et si loin des Français. Il y a la France, celle des Lumières, et sa part d’ombre, le système colonial12 ». C’est précisément cette contradiction qui habite le personnage de Ferhat tout le long du roman de Truphémus : son admiration sans bornes pour la patrie française se heurte à son sentiment de révolte face à un système colonial qui le laisse en marge, il affirme ainsi dans son journal :
[…] j’ai acquis le droit d’être français, moins par mes faits de guerre, que par mon effort intellectuel et moral tendu constamment vers la pensée française13.
16Le souhait d’une union entre Français d’Algérie et indigènes semble vain, l’espoir laisse place à une désillusion profonde dans les deux camps : ceux des colons qui espéraient une assimilation et ceux des indigènes qui la percevaient comme salutaires. La prise de conscience prend ainsi la forme d’un « anticolonialisme » dont il convient d’en préciser les teneurs et enjeux.
L’« anticolonialisme » : l’expression d’un malaise colonial
Une désillusion coloniale
17Les romans dits « anticolonialistes » consacrent finalement des individus qui ont formé l’espoir de voir s’unir dans l’harmonie des peuples dont le passé commun est douloureux. Les romanciers tels que Truphémus ont cru qu’une colonisation juste, humaniste, était envisageable, une sorte d’alliance économique et culturelle avec l’Algérie alors sous domination. L’espoir est vain dans l’entre-deux-guerres, le sentiment d’une déconvenue se répand et la littérature empreinte de scepticisme se fait critique envers un système qui les a trahis. Ce sentiment se retrouve chez Truphémus, mais également chez René Maran, Charles Géniaux ou encore Joyce Cary de l’autre côté de la Manche. Ces auteurs, et bien d’autres déçus du système, ont exprimé le rejet d’une entreprise coloniale qui n’a guère tenu ses engagements de loyauté et de générosité. Cet « anticolonialisme » s’exprime par défaut. L’éducation, qui constitue l’élément indispensable pour l’assimilation d’un peuple est menacée par des règles contraignantes qui limitent l’instruction des indigènes. Un Algérien instruit qui partage les valeurs de la France révolutionnaire devient un indépendantiste présumé.
18Truphémus dénonce cette volonté de limiter l’instruction des indigènes dans son roman, notamment dans son dialogue entre M. Mus, favorable au développement de l’enseignement, et l’administrateur Bizot, représentant du système colonial :
– Il n’est pas défendu, même en civilisant, de sauvegarder nos intérêts légitimes…
– …menacés par l’instruction des Indigènes ?
– En partie…
[…]
– […] Confidentiel. Que pensez-vous de vos instituteurs de Kerkera et d’Aïn-Tabia ?
– Châaf et Lamri ? Deux bons maîtres…
– Mais abonnés au journal musulman El Haqq, de Tunis.
– Et puis ?
– Vous connaissez El Haqq ? une feuille qui espionne toutes les administrations françaises, dénonce nos fautes et dénature les faits.
– Je réponds de Châaf et de Lamri.
– Embêtants, ces indigènes instruits : ils m’inquiètent ; ils correspondent peut-être avec les Tunisiens d’El Haqq…14
19L’anxiété de Bizot est révélatrice de celle des colons au cours de la période coloniale. Un lien supposé entre deux instituteurs algériens et un groupe de journalistes tunisiens contestataires rappelle le soupçon de filiation qui existait entre l’association des Jeunes Algériens et le groupe des Jeunes Tunisiens15. La dénonciation de l’auteur se manifeste ici au moyen de questions posées par M. Mus et auxquelles Bizot répond timidement. L’hypocrisie coloniale se perçoit par une impression de non-dit mise en évidence par les points de suspension. Bizot tente grossièrement de dissimuler le mauvais comportement des colons, une maladresse en résulte avec la contradiction ‘dénonce nos fautes et dénature les faits’ qui renforce l’aspect dissimulateur, peut-il parler de diffamation ou simplement de révélation ? L’inquiétude de savoir des indigènes instruits se perçoit également dans la dernière phrase de l’administrateur et particulièrement avec la dislocation ‘Embêtants, ces Indigènes instruits’ qui laisse subsister le doute : oralement la phrase semble signifier qu’il est gênant de permettre aux indigènes de s’instruire mais la désinence ‘s’ nous indique qu’il s’agit bien d’une dislocation et donc que l’adjectif ‘embêtants’ qualifie le substantif ‘Indigènes’. L’auteur fait ainsi semblant de dissimuler les tourments des colons confrontés au dilemme de l’enseignement des indigènes pour mieux insister sur le sujet. Le caractère soupçonneux de Bizot ne fait que renforcer sa culpabilité. L’inquiétude concerne finalement ce désir de liberté qui habite un individu cultivé, ouvert d’esprit et qui entend découvrir le monde qui l’environne. Cette menace va finalement être avérée après la Seconde Guerre mondiale grâce à des groupes d’autochtones qui se sont formés dans le but d’acquérir une réelle autonomie. Finalement, les colons n’ont pu que retarder un processus qui a fini par se réaliser. La cause principale concerne ce paradoxe évident inhérent au principe même de la colonisation. En voulant étendre les institutions de la métropole aux colonies, les colons leur ont permis une émancipation.
20Cette crainte de produire des électrons libres annihile chez les écrivains humanistes tout espoir de voir émerger une colonisation juste. Ainsi, la critique devient virulente à l’égard d’un système qui multiplie les inégalités, développe une forme de discrimination et tient à l’écart un peuple en partie acquis à la cause coloniale. Les historiens spécialistes des sociétés coloniales s’accordent à dire que l’enseignement n’était pas uniforme dans les colonies :
L’éducation post-primaire est pour sa part marquée par une volonté de limiter l’accès aux indigènes et de les maintenir à l’écart des filières réservées aux enfants de colons. S’il faut en effet se résoudre à former d’indispensables intermédiaires indigènes, on veille à ce que cette formation réponde, quantitativement et qualitativement, au strict besoin de l’économie et de la bureaucratie coloniale16.
21Bien que révélatrice d’une tendance générale, cette affirmation d’ordre historique reste à nuancer en fonction des territoires. L’enseignement en Algérie n’est pas le même qu’en Afrique subsaharienne, de la même manière il y a des divergences dans l’organisation de chaque ville et de chaque village au sein de la colonie algérienne. Des enseignants de bonne foi se montrent dévoués et accomplissent leur tâche en ayant la certitude de servir leur nation et d’aider les indigènes. D’autres y voient la crainte d’être rejetés à leur tour par des Algériens instruits dans le désir d’une autonomie nouvelle et veulent par conséquent limiter l’assimilation. D’autres enfin ne peuvent se résoudre à concevoir une égalité entre des êtres « sous-développés » et eux. Ce relativisme est essentiel pour comprendre toutes les interprétations possibles d’un roman de l’entre-deux-guerres : les influences sont multiples, l’entourage, le mode de vie, les lieux occupés, les mentalités varient et offrent aux lecteurs une panoplie de points de vue qu’il faut observer avec un certain recul et en tenant compte de la complexité du contexte.
22Déçu d’un système colonial qui ne répond pas aux attentes d’un colon intègre et humaniste, Truphémus, à l’instar d’autres écrivains dits « anticolonialistes » dénonce dans son roman Ferhat les écarts de conduite de certains colons, et plus irrémédiable une attitude généralisée profondément inégalitaire envers le peuple algérien. Les indigènes n’ont pas le droit au même salaire que les colons :
– Tu sais bien, Milio, pourquoi c’est que les patrons de l’usine ils mettent les Indigènes aux scies : ils nous payent moins que les ouvriers français et ils nous doivent rien, si l’accident, il nous arrive […]17.
23L’instituteur Cellier qui a soutenu et aidé Ferhat dans son parcours d’étudiant se révolte contre les méthodes coloniales à l’égard de la main-d’œuvre indigène et le fait savoir à Ferrand, Italien véreux dont le seul but dans l’existence est de s’enrichir grâce à la colonisation. Un dialogue entre les deux hommes est révélateur d’un système contre lequel aucune bonne volonté ne peut y faire :
– Tu penses, vraiment, que cinq francs par jour, pour des travailleurs en forêt, dont la femme et les enfants mangent de leur côté, à la maison… tu crois ça formidable ?
– Pour des Bics, bien sûr. Ils ne dépensent autant dire rien pour le linge, la vaisselle, les meubles, la chaussure… Ils se contentent de presque rien pour la nourriture…
– Ils se contentent… c’est nous qui le disons qu’ils sont contents…
– S’ils sont pas contents qu’ils le disent : c’est plus la guerre, maintenant : nous avons repris la barre en main, et c’est heureux !18
24Cellier joue ici le rôle de l’intellectuel dont la pensée est centrée sur l’homme, il défend la cause indigène et met en exergue les termes qu’il juge inappropriés à la situation : il reprend le verbe « contente[r] » employé par Ferrand et rappelle son étymologie en mentionnant l’adjectif « content » à l’origine de la dérivation. La dénonciation est également axée sur l’hypocrisie coloniale, les Français n’ont guère tenu leurs promesses de naturalisation après la Grande Guerre et l’entre-deux-guerres fait place à une prise de conscience d’un mensonge colonial. La campagne de recrutement des soldats indigènes annonçait une récompense attrayante : le droit de devenir Français, feinte lucrative pour certains, désappointement pour d’autres.
25Truphémus exprime ainsi toute son amertume face à un système qui ne lui permet plus d’espérer une entente franco-algérienne et son désespoir est à la mesure du sentiment d’anéantissement éprouvé par l’assimilé, première victime du processus d’acculturation mis en place par les colons.
Un mal-être indigène
26La conquête d’Alger constitue le point de départ d’une situation avilissante pour une grande partie de la population indigène. Truphémus se montre extrêmement lucide dans sa vision d’un processus historique qui ne peut que conduire à un échec. Il s’est surtout appliqué à brosser le portrait d’un indigène assimilé, déçu du système et dont la déchéance morale s’aggrave au fil du roman, atteignant son paroxysme au suicide du jeune instituteur. À Ferhat, comme à une partie non négligeable de la population algérienne, la colonisation a tout d’abord redonné l’espoir d’un avenir meilleur dans un pays alors ancré dans des traditions ancestrales qui empêchent selon eux une évolution économique et sociale. C’est ainsi qu’après un temps d’adaptation, leur adhésion fut totale et sincère, ils se sont dévoués corps et âme à l’entreprise coloniale. Ces assimilés de la colonisation s’impliquent réellement, ils occupent des postes intermédiaires et sont insérés dans des familles françaises. Comme le précise Rebecca Rogers dans son article consacré à l’institutrice française Eugénie Luce :
Pour les écoles, qui diffusent savoirs et connaissances pratiques, les colonisateurs ont souhaité asseoir leur autorité sur les populations autochtones, mais aussi former des intermédiaires susceptibles de les aider dans l’administration de pays souvent vastes et réticents à leur présence19.
27Ainsi, l’intérêt des colons est stratégique et ce processus vise à créer avec ces individus une complicité factice leur permettant une légitimité.
28Le roman de Truphémus raconte ainsi l’Histoire de ces individus à travers l’histoire d’un jeune instituteur en admiration pour sa patrie d’adoption. Le problème vient du décalage entre ce qu’espère Ferhat, l’assimilé, et ce que lui offre réellement le pays colonisateur. Il s’ensuit une prise de conscience terrible caractéristique de cette période intermédiaire de l’entre-deux-guerres : un mal-être indigène se développe lorsque le jeune homme se rend compte qu’il n’est plus Algérien mais qu’il ne sera jamais Français. C’est en cela que le personnage de Truphémus se distingue de Ferhat Abbas, personnalité marquante de la première moitié du XXe siècle, ayant œuvré pour l’assimilation dans un premier temps, pour l’indépendance de son pays dans un second. En effet, comme nous l’indique Georges Pons dans l’article qu’il consacre à son grand-père :
En 1935 parut Ferhat, instituteur indigène, sans doute le plus important des ouvrages de Truphémus. C’est le drame vrai d’un jeune indigène (comme on disait alors) qui, grâce à son intelligence, sa volonté et son amour pour la famille d’instituteurs français qui l’a pris en amitié, parvient à devenir à son tour instituteur ; il ne se sent plus en communion de pensée avec sa famille et souhaite ardemment l’amour de la fille de ses bienfaiteurs […]20.
29Ainsi, le personnage de Truphémus atteint le point culminant du processus assimilationniste alors que Ferhat Abbas refuse d’être pleinement Français, sachant que cela implique de renoncer au statut personnel musulman défini par la charia (la loi musulmane) afin d’être régi par le Code civil français. Abbas n’a jamais accepté le fait de renoncer à ses principes et à ses traditions, cela dans le but de ne pas se discréditer auprès des siens, dans le but de rendre son combat assimilationniste populiste et non individualiste. Le Ferhat de Truphémus est profondément assimilé, il renie sa famille, sa religion, ses principes. Il étudie et devient instituteur, il est Français dans l’âme, sous la tutelle d’une famille française, les Cellier, dont l’amitié pour lui est sincère. Un événement lui fait prendre conscience de l’impossible alliance entre les deux civilisations, les deux « races » : son amour pour la jeune Odette Cellier qui lui préfère Ferrand Falconi, un Italien peu scrupuleux et profondément méprisant envers le peuple indigène. La raison est simple : c’est un Occidental. L’idée n’est jamais venue à Odette d’épouser un indigène, malgré toute l’affection qu’elle a pour le jeune Ferhat, c’est un Algérien. Finalement, personne ne sait, personne ne peut se douter du malheur que vit Ferhat au plus profond de lui, personne ne peut imaginer ce que ressent un jeune assimilé, pur produit de la colonisation française, qui se rend compte qu’il n’est rien sans cette famille française, mais qui devra pourtant n’être rien toute sa vie, étant dans l’impossibilité d’intégrer véritablement ce clan qui l’a façonné pour mieux le laisser se détruire. Daniel Rivet dénonce ainsi :
Ce sont ces adolescents prolongés des années 1930 que l’école va laisser au milieu du gué. Ils se sont rendus à la culture de l’autre mais ils ne sont pas passés dans l’autre société21.
30Truphémus dépeint cet état intermédiaire dans son roman, dans le journal que rédige Ferhat, mais aussi dans certaines confidences qu’il fait à M. Mus, qui semble figurer l’oreille attentive de l’auteur lui-même :
Notre vie est assise entre deux chaises. Ma mère, mes sœurs, les gens de la mechta, mon père lui-même, quoique vieux tirailleur rengagé, ne me pardonnent pas de porter le chapeau des Roumis. Je suis à leurs yeux une façon de renégat – un m’tourni… et malheureusement, le mal est plus profond qu’ils n’imaginent22.
31Cette absolue adhésion à la culture française est destructrice et Ferhat l’annonce d’ores et déjà dans cet extrait, en particulier par cette répétition du sème « mal » dans l’emploi du nom lui-même et de son dérivé adverbial « malheureusement ». Truphémus montre ainsi qu’il a dépeint un être singulier, romanesque en-soi, qui se distingue de la masse d’Algériens n’ayant jamais adhéré pleinement à la culture française et qui par conséquent ne peuvent comprendre cette souffrance, à l’instar de Ferhat Abbas qui « ne voulait pas se faire traiter de « m’tourni » (celui qui s’est retourné), de « kafir » (renégat), de « munhar » (négateur)23. Ferhat n’est donc pas tout à fait Ferhat Abbas, est-il pour autant un être fictionnel ?
32La question de la contrainte générique n’est pas dénuée de sens, elle se pose, elle est posée par Jean-Marie Seillan dans son article « Littératures coloniales et contraintes génériques » :
Un écrivain n’offre pas du monde colonial telle image en fonction de sa seule position historique, géographique, linguistique, politique, idéologique, etc., mais parce que le cahier des charges du genre qu’il pratique formate son œuvre et en régit la signification24.
33Les impératifs du genre imposent à l’écrivain de faire des choix en fonction de l’effet à produire sur le lecteur. Alors que le personnage de Ferhat sombre davantage dans une détresse psychologique à mesure que l’intrigue progresse, Ferhat Abbas évolue et se fait une place de syndicaliste puis d’homme politique dans son pays. Truphémus répond de cette manière aux codes du genre romanesque, et plus particulièrement celui du roman tragique avec un crescendo dramatique qui aboutit sur un dénouement funeste. Il ne peut y avoir de tragédie sans l’intensité des sentiments du personnage, ce qui permet ainsi d’émouvoir le lecteur en suscitant un sentiment d’effroi. Le roman, réaliste ou non, se doit d’insérer dans son intrigue des faits qui échappent au banal, aux réactions fréquentes, ce sont les réactions extraordinaires d’êtres apparemment ordinaires qui transposent le lecteur dans un univers fictionnel, et cela en dépit de toute la charge informative du récit. L’auteur choisit ainsi d’explorer le psychisme de Ferhat, il introduit de cette manière le lecteur dans les pensées profondes du jeune Algérien. Finalement, les actes contestataires se remarquent dans les articles de journaux, les débats, les prises de parole sporadiques, les manifestations de groupes étudiants. Cependant, l’âme indigène n’est atteignable que par la littérature et Truphémus le démontre dans ses choix. Une représentation fidèle de la réalité priverait le personnage de Ferhat de toute son épaisseur romanesque, l’acuité de son tourment se mesure à ses actions, son geste suprême étant son suicide à la fin du roman. L’exagération permet ainsi à l’auteur de faire passer un message avec plus d’efficacité tout en produisant un objet littéraire et susciter l’émotion du lecteur.
34Truphémus défend toutefois le caractère représentatif des aventures de son héros, l’histoire au service de l’Histoire, tel semble être son projet d’écriture :
Parce qu’il me semble que mon histoire, sur bien des points, est celle, totalement inconnue, de beaucoup d’Indigènes cultivés à la française25.
35Le personnage principal du roman rédige deux cahiers dans lequel il se laisse aller à des confidences sur son ressentiment. L’auteur termine son roman sur ces écrits et imite ainsi sa propre démarche d’écriture : par un effet de miroir Ferhat utilise sa plume pour dénoncer une situation jugée inacceptable. Le jeune instituteur est confronté à un mal irrémédiable précédemment évoqué, son amour pour Odette est vain et son espoir d’intégrer la famille Cellier disparaît :
Odette, inconsciemment, reflétait dans son attitude le nouvel état d’âme collectif, qui régnait en Algérie. Elle n’avait jamais été mauvaise, dédaigneuse ou lointaine pour moi, non, pas cela. Mais sa camaraderie restait banale comme une poignée de main ; Odette me gratifiait de cette sorte d’amitié abstraite et coagulée, qu’on peut avoir pour son cheval, son chien, un animal favori26.
36Sans être rejeté, Ferhat n’est pas pour autant admis en tant que membre de la famille Cellier, et ce sentiment de doux rejet, plus timoré mais tout aussi destructeur le conduit à sa perte. Le jeune homme tombe alors dans un désespoir qui devient folie à mesure qu’il rédige ses cahiers :
L’Indigène est menteur… l’Indigène est voleur… l’Indigène est ingrat… l’Indigène est feignant… l’Indigène est sale… l’Indigène n’est bon à rien […]… l’Indigène est indécrottable, incivilisable […], etc. N’est-il pas étonnant que, parmi des gens aussi totalement tarés que nous autres, Indigènes, les Européens consentent à puiser des manœuvres, des agents de police, des gendarmes auxiliaires, des instituteurs, […], etc., etc. ?27
37Ferhat s’emporte et laisse transparaître une grande fragilité psychologique. Cela se perçoit notamment par l’anaphore du groupe sujet ‘l’Indigène’ qui est répété en début de proposition à plusieurs reprises afin de mimer l’acharnement des colons à vouloir attribuer des défauts aux indigènes. Le choix de la majuscule incite à s’interroger à nouveau sur la position de l’écrivain par rapport au terme « indigène ». Il semblerait que le choix de la répétition et de la majuscule favorisent une réhabilitation de l’individu : d’une simple fonction qualificative dans le titre, le terme « indigène » devient par antonomase un nom propre à la fin du roman, il existe en tant qu’individu à part entière et non plus comme une épithète servant une classification raciale. Tout en prenant une distance ironique avec les adjectifs habituellement attribués au peuple colonisé, Truphémus affirme par la voix de Ferhat l’existence de l’Indigène en tant que personne originaire du pays dans lequel il vit, et ce antérieurement à la colonisation française. L’auteur des cahiers énumère ainsi les adjectifs péjoratifs qu’il entend depuis le commencement de la colonisation. L’extrait ressemble finalement à une rengaine qui, à force d’être répétée aux indigènes, revient fréquemment à l’esprit du jeune instituteur. Ferhat devient hystérique après avoir subi l’obstination des colons à déshumaniser l’indigène. L’anaphore vise dans le cas présent à « l’éloquence persuasive et passionnée28 » afin de susciter une réaction en conséquence chez le lecteur. La question rhétorique qui suit participe à une ironie persuasive afin de faire réagir son futur lecteur, M. Mus, et plus généralement le lecteur du roman de Truphémus : « N’est-il pas étonnant […] ». Le contraste est mis en évidence entre les tares imputées aux indigènes et les fonctions qui leur sont octroyées, comme l’atteste l’énumération des professions dont une partie non négligeable comprend des responsabilités : ‘des agents de police, des gendarmes auxiliaires’. De fait, il est surprenant d’après Ferhat d’insister sur l’incapacité des Algériens et parallèlement de leur attribuer des postes à responsabilité exigeant des qualités, tout en conservant le qualificatif « auxiliaires » révélateur de la position subordonnée des Algériens. Le caractère ironique de l’extrait du journal de Ferhat consiste à énoncer les pensées des colons en se les appropriant sans les partager véritablement, comme le prouve l’emploi du terme familier ‘tarés’ qui désigne les autochtones dans la même phrase que la dislocation ‘nous autres, Indigènes’ prouvant ainsi que Ferhat parle pour les indigènes en tant qu’indigène lui-même. Cette distance maintenue tout en étant franchie est évocatrice du profond tourment qui habite Ferhat, digne représentant de ces assimilés qui sombrent dans la folie. L’écriture des cahiers semble un moyen pour Ferhat de se délivrer du poids de sa souffrance intérieure causée par la colonisation et qu’il a su contenir tant que l’espoir lui permettait d’entrevoir un avenir meilleur.
38Le jeune Algérien entreprend ainsi une délivrance par les mots et figure ainsi l’acte de l’écrivain rédigeant son roman pour se libérer de sensations qui l’obsèdent.
Conclusion
39Avec son roman, Louis Albert Truphémus défie la propagande coloniale sans pour autant adhérer à un mouvement contestataire franc qui viserait à l’indépendance du pays. Peut-être ce mouvement n’existe-t-il pas encore dans l’entre-deux-guerres : les critiques sont encore éparses, prenant des formes diverses et sans réellement constituer une opposition au « colonialisme », principe unanimement reconnu qui nécessite simplement une refonte afin d’offrir des conditions de vie meilleures aux autochtones. Dans les années 1920, et davantage encore dans les années 1930, les écrivains humanistes prennent conscience des problèmes inhérents au colonialisme. L’opposition au colonialisme s’exprime avant tout sous la forme d’une désillusion face à un système qui ne répond pas aux attentes des intellectuels les plus vertueux, et bien moins encore à celles d’indigènes dans l’expectative. Ferhat représente la voix de ces indigènes déçus et son suicide à la fin du roman conserve un faux mystère : « Crime ou suicide ?29 ». En effet, bien que le lecteur ne puisse plus douter des conditions dans lesquelles le jeune homme disparait, la question posée dans le titre de l’article consacré à sa mort s’adresse finalement aux acteurs de la colonisation afin de responsabiliser le système colonial dans son ensemble. Truphémus a ainsi choisit une fin romanesque pour le héros de son roman ; Ferhat Abbas, quant à lui, s’est farouchement opposé à la colonisation après la Seconde Guerre mondiale et participe à l’indépendance de l’Algérie.
40Cette « faillite générale de la vie30 », selon les termes de Ferhat, pose un problème plus impénétrable encore, celui d’une infortune qui touche chaque individu. L’Homme est finalement responsable de ses propres malheurs, il est l’auteur de sa propre histoire et demeure coupable du cycle de l’Histoire :
Que l’aveugle Cosmos dirige contre l’homme ses tremblements de terre, ses éruptions volcaniques, ses cyclones, ses éboulements de montagnes et ses raz-de-marée, il n’y a rien à dire. Mais que l’homme, imbécile et misérable, renchérisse sur l’Univers pour se décimer lui-même et se soûler de tortures physiques et morales : voilà qui dépasse la raison31.
41.
Notes de bas de page numériques
1 Rabelais, Pantagruel, http://www.cnrtl.fr/etymologie/indig%C3%A8ne, le 24/09/2013.
2 Louis Albert Truphémus, Ferhat, instituteur indigène, 1935, in Guy Dugas, Algérie un rêve de fraternité, Omnibus, 1997, p. 205.
3 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 161-162.
4 Gérard Chalaye, « Albert Truphémus ou les désillusions d’un instituteur socialiste dans l’Algérie de 1930 », Jean-François Durand, Jean-Marie Seillan et Jean Sévry (dir.), Le Désenchantement colonial, Paris, Kailash Éditions, 2009, Les cahiers de la SIELEC n°6, p. 260.
5 Mouvement de revendication politique de l’élite algérienne qui a émergé en réponse aux agitations et aux manifestations nées du refus du service militaire obligatoire. Le Manifeste du Jeune Algérien est publié en 1912 et le représentant du mouvement n’est autre que Ferhat Abbas.
6 Ferhat Abbas naît en 1899 dans un univers paysan misérable. Son père parvient néanmoins à extraire sa famille de la misère en développant des activités dans le commerce et en devenant ainsi un caïd. Il encourage Ferhat à s’instruire, son fils va à l’école dans des classes mixtes et poursuit des études pharmaceutiques. Il comprend l’intérêt de la colonisation mais ne peut accepter les méthodes employées par les autorités coloniales. Il s’insurge contre les représentants coloniaux xénophobes dans la presse algérienne et devient un polémiste de talent reconnu en écrivant sous le pseudonyme « Kamel Abencerage » d’abord avant d’utiliser sa véritable identité.
7 Benjamin Stora, Zakya Daoud, Ferhat Abbas, une utopie algérienne, Ed. Denoël, coll. Destins Croisés, 1995, p. 32.
8 Jean-Marie Seillan, « Anticolonialisme et écriture littéraire chez Octave Mirbeau », Littératures, n°64, 2011, p. 201.
9 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 208.
10 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 208 et 209.
11 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 264.
12 Benjamin Stora, Zakya Daoud, Ferhat Abbas, une utopie algérienne, Ed. Denoël, coll. Destins Croisés, 1995, p. 11.
13 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 260.
14 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 198-199.
15 Mouvement réformateur tunisien qui s’oppose au protectorat français, il fonde l’hebdomadaire Le Tunisien en 1907, jouit d’une grande renommée et devient influent. Le mouvement des Jeunes Algériens, représenté par Ferhat Abbas, s’en inspire et la crainte monte chez les autorités coloniales algériennes de voir se développer un mouvement contestataire qui pourrait, à terme, défendre l’indépendance du pays.
16 Jean-Hervé Jézéquel, « L’enseignement et les sociétés coloniales », Dominique Barjot, Jacques Frémeaux (dir.), Les sociétés coloniales à l’âge des empires des années 1850 aux années 1950, Paris, collection CNED-SEDES, juillet 2012, p. 265.
17 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 175.
18 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 234.
19 Rebecca Rogers, « À l’école arabe de Mme Luce », Dossier « Sociétés coloniales : du côté des femmes », L’Histoire, n°371, janv. 2012, p. 52.
20 Georges Pons, « Louis Albert Truphémus », http://www.memoireafriquedunord.net/biog/biog14_Truphemus.htm, le 20/08/2013.
21 Daniel Rivet, Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, cité par Gérard Chalaye, « Albert Truphémus ou les désillusions coloniales d’un instituteur socialiste dans l’Algérie de 1930 », op. cit., p. 276.
22 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 211.
23 Benjamin Stora, Zakya Daoud, Ferhat Abbas, une utopie algérienne, Éd. Denoël, coll. Destins Croisés, 1995, p. 33.
24 Jean-Marie Seillan, « Littératures coloniales et contraintes génériques », op. cit., p. 30.
25 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 273.
26 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 270.
27 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 280.
28 Suhamy, cité par Nicole Ricalens-Pourchot, Lexique des figures de style, p. 17.
29 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 289.
30 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 249.
31 Louis Albert Truphémus, Ferhat, op. cit., p. 288.
Bibliographie
Corpus
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Pour citer cet article
Nadia Abed El Fatah, « Ferhat, instituteur indigène de Louis Albert Truphémus, un roman « anticolonialiste » ou l’expression d’une déconvenue », paru dans Loxias, Loxias 42, mis en ligne le 06 octobre 2013, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.sudouest.fr/2016/01/10/index.html?id=7570.
Auteurs
Nadia Abed El Fatah est titulaire d’un master de recherche en littérature comparée, obtenu à l’université Nice Sophia Antipolis.