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Victoire Feuillebois :
Tieck et Hoffmann lecteurs de la fiction encadrée renaissante : du Décaméron aux contes nocturnes romantiques
Résumé
Cet article propose de se pencher sur un aspect typique de la Novelle allemande romantique, à savoir que beaucoup des textes de l’époque se présentent comme enchâssés dans un cadre nocturne. Les prosateurs de l’Allemagne romantique empruntent ce dispositif à une tradition extrêmement ancienne, celle de la fiction à récit-cadre, très fréquente dans la littérature antique et tout particulièrement renaissante, et dont les deux matrices sont Les Mille et une nuits et Le Décaméron (qui ne se déroule pas dans un cadre nocturne, mais s’y apparente structurellement). La communication se concentre sur le modèle renaissant, et cherche à montrer, à travers l’étude d’Eckbert le Blond [Der Blonde Eckbert, 1797] de Ludwig Tieck et de La Maison déserte [Das Öde Haus, 1817] d’E. T. A. Hoffmann, comment certains auteurs déconstruisent le protocole renaissant du récit nocturne pour mieux souligner la spécificité de la nuit romantique, qui repose sur l’envahissement du monde humain par la « face nocturne de l’existence » (Gotthilf Heinrich von Schubert). Chez Tieck et chez Hoffmann, il ne s’agit pas de séparer des ordres pour témoigner de la puissance d’organisation du discours, mais au contraire de mélanger les niveaux du récit et des sphères de la réalité que le lecteur pensait séparés, et que les narrateurs croyaient séparer par leur art de la parole, afin de souligner l’activité de ce monde nocturne qui ne laisse pas domestiquer.
Index
Mots-clés : Décaméron , Mille et une nuits, novella, nuit, récit enchâssé, romantisme, Tieck (Ludwig)
Géographique : Allemagne
Chronologique : XIXe siècle , XVIIIe siècle
Plan
- Eckbert le Blond et La Maison déserte, des Décamérons romantiques ?
- L’échec de la séparation discursive
- « Ne touchez pas à la hache » : quand la face nocturne du récit prend le contrôle
Texte intégral
1L’une des caractéristiques narratives des récits romantiques allemands est que beaucoup de Novellen de l’époque se présentent comme des récits enchâssés dans un cadre oral nocturne. Dans ce contexte, la nuit ne sert pas uniquement à évoquer le temps de l’action proprement dite, mais elle renvoie au temps du récit lui-même et à la circonstance dans laquelle il est échangé. Or, cette structure présente un caractère paradoxal. Si le thème de la « face nocturne1 » de l’existence est fortement associé à la sensibilité romantique, ce n’est pas le cas de ce type de narration, dans lequel l’histoire ou les histoires sont subordonnées à une conversation se déroulant la nuit : il remonte à une tradition ancienne de la fiction à récit-cadre, très fréquente dans la littérature antique et tout particulièrement renaissante, et dont les deux sommets sont Les Mille et une nuits et Le Décaméron (Il Decamerone, 1359-1353). Dans le cas du Décaméron, on nous objectera qu’il ne s’agit pas d’un cadre nocturne, mais d’une part il s’y apparente structurellement, et d’autre part ses imitations contemporaines tendent d’emblée à donner des variantes nocturnes du modèle2 : on le considérera donc dans ce travail comme une matrice de la narration encadrée nocturne, dont la célébrité nous servira à convoquer avec plus de clarté dans l’esprit du lecteur toute une tradition renaissante sur laquelle nous nous proposons de nous pencher.
2Au premier abord, tout paraît opposer le récit-cadre nocturne de la Renaissance, sur lequel nous nous concentrerons, et la découverte de la nuit par les romantiques : d’un côté, la nuit est le cadre de pratiques mondaines ou de divertissements courtois, de l’autre elle est l’espace d’une expérience intérieure qui doit déboucher sur la révélation d’un autre ordre de la réalité ; d’un côté, elle est le lieu du social et un vecteur de la cohésion du groupe, de l’autre elle provoque une dissolution des barrières entre les phénomènes de la nature mais isole un sujet singulier et potentiellement solipsiste ; d’un côté, l’existence du récit se trouve subordonnée à ses conditions d’énonciation, donnant l’image d’une littérature circonstancielle, tandis que de l’autre, la fiction a pour charge de faire signe vers un absolu, et se présente comme une forme idéaliste et radicalement émancipée du monde.
3Or, il existe bien un lien historique et structurel entre ces deux massifs de textes – lien historique car c’est bien vers ce modèle renaissant que les auteurs allemands reviennent à l’orée du XIXe siècle : Goethe remet au goût du jour les récits encadrés et l’énonciation nocturne dans ses Entretiens d’émigrés allemands (Unterhaltungen deutscher Ausgewanderten, 1794-1795)3, tandis que Friedrich Schlegel fait du Décaméron et de toute la littérature romane une source du romantisme4. Le lien structurel est souligné quant à lui par la terminologie générique rapprochant dès le XIXe siècle la novella encadrée renaissante et la Novelle allemande5. Il existe bien un rapport de symétrie entre ces deux types de récits encadrés : mais comment expliquer que des textes présentent la même structure tout en accordant à la nuit des valeurs si différentes ? Notre point est justement de montrer que les prosateurs de l’Allemagne romantique établissent intentionnellement un rapport intertextuel avec la tradition des fictions à récit-cadre nocturne, pour mieux subvertir ce modèle et faire valoir par différence la spécificité du récit nocturne romantique. Celui-ci ne sert plus de trait d’union entre les devisants, mais prolonge la révélation d’un lien unissant tous les phénomènes par l’entrelacement des strates et des voix narratives : le cadre nocturne romantique amorce ainsi un autre type de communication, non plus sur le mode de la conversation réglée entre les personnages de la fiction, mais parce qu’il souligne la porosité des frontières entre un monde figuré dans le récit comme réel et un monde surnaturel qui cherche à se répandre dans le premier.
4Nous voulons insister sur deux éléments : d’une part, la narration nocturne romantique se distingue de la tradition des fictions à récit-cadre, mais d’autre part elle montre aussi sous un autre angle la face nocturne de l’existence que le sujet romantique devine dans l’intimité de sa propre perception. Par rapport à la tradition renaissante, la narration nocturne des romantiques introduit en effet un changement majeur : là où le cadre du Décaméron a une fonction de séparation entre le monde des devisants et celui des histoires insérées, qui manifeste le pouvoir du discours d’organiser l’expérience et d’écarter ainsi la menace à laquelle sont exposés les participants, l’encadrement nocturne de la Novelle romantique repose au contraire sur un entrelacement ambigu des strates narratives, et partant des sphères d’existence auxquelles le récit renvoie. Il ne s’agit plus de séparer, mais de mélanger : la relecture de la formule ancienne de la fiction à récit-cadre permet ainsi d’accentuer par contraste la réunion nocturne de phénomènes ordinairement séparés. Dans ce contexte, elle prolonge tout en le réorientant le modèle romantique de la vision intérieure, toujours susceptible d’être accusée de forclusion ou de subjectivisme : le cadre de la narration nocturne souligne bien la connexion entre des univers que l’on croyait disjoints, mais en insistant moins sur la vitalité d’une expérience individuelle que sur l’activité propre d’un autre monde qui cherche à envahir celui des locuteurs.
Eckbert le Blond et La Maison déserte, des Décamérons romantiques ?
5Les deux nouvelles que nous proposons d’étudier, Eckbert le Blond (Der Blonde Eckbert, 1797) de Ludwig Tieck et La Maison déserte (Das öde Haus, 1817) d’E. T. A. Hoffmann, tirée des Contes nocturnes6, fonctionnent effectivement sur la présence de voix dans la nuit qui provoquent l’interpénétration d’univers différents et créent une incertitude définitive sur la nature de l’expérience des personnages. Elles valent également par leur dimension exemplaire dans le cadre du romantisme allemand : la nouvelle de Tieck est écrite au début de la période romantique, et marque un tournant et une différenciation par rapport à la reprise des fictions à récit-cadre nocturne que proposait Goethe dans Les Entretiens d’émigrés allemands. La Maison déserte, quant à elle, fait partie des Contes nocturnes, à la fois parce qu’elle évoque le phénomène « nocturne » du magnétisme7 et parce qu’Hoffmann y expérimente une structure encadrée nocturne appelée à se développer dans le reste de son œuvre. Hoffmann reprend en effet cet embryon de situation narrative pour construire l’ensemble des Frères de Saint-Sérapion (Die Serapionsbrüder, 1819-1821), le grand ouvrage de la fin de sa carrière – dans lequel on trouve d’ailleurs « Fragment tiré de la vie de trois amis » (« Ein Fragment aus dem Leben dreier Freunde »), réécriture partielle de La Maison déserte. Il conserve également dans le cadre sérapiontique un personnage nommé Theodor, ce qui tend à suggérer qu’il y a bien dans l’architecture de La Maison déserte une matrice de l’œuvre à venir. Tieck se prend lui aussi à systématiser l’usage du cadre : il republie son texte dans le Phantasus (1812-1817), dont le titre fait allusion à une traduction récente des Mille et une nuits8 et qui est construit sur le mode du récit nocturne enchâssé, redoublant le dispositif déjà présent dans le récit9. Nous commencerons par résumer les deux textes, en insistant sur leur structure enchâssée et la prégnance à plusieurs niveaux du récit nocturne.
6Eckbert le blond est une nouvelle historique située au Moyen Âge ou au début de la Renaissance. Elle s’ouvre sur une soirée passée par le chevalier Eckbert dans son château avec sa femme Bertha et son ami Walther. Eckbert insiste pour que son épouse raconte son enfance à leur convive : la jeune femme relate comment, enfant, elle s’est enfuie dans la forêt, où elle a basculé dans un monde surnaturel. Une vieille femme magicienne a pris la petite fille sous son aile et l’a initiée aux secrets de son domaine, qui lui permettaient notamment d’obtenir des richesses surnaturelles. Après plusieurs années, Bertha a désiré revenir dans le monde ordinaire. Elle a tué l’oiseau enchanté et doué de parole qui procurait à la vieille ses richesses, s’est emparé de précieux trésors, a quitté la maison provisoirement désertée par la vieille, en laissant le chien mourir de faim derrière elle. Durant son récit, Bertha note que, par un fait étrange, le nom de ce chien avec qui elle a passé de si longues heures ne lui revient plus. À la fin de cette longue histoire insérée, qui occupe les deux tiers de la fiction et présente un caractère digressif marqué puisque le titre indique bien que ce n’est pas Bertha l’héroïne, Walther, l’ami invité au château, laisse tomber le nom de ce chien, Strohmian, jetant le doute sur l’étanchéité de mondes jusque là très fermement séparés dans une fiction qui tendait à superposer le niveau de la narration réaliste et celui du récit surnaturel inséré. Eckbert tue alors Walther, tandis Bertha tombe malade et meurt. Le chevalier se met à mener une vie mélancolique et errante, avant de se lier à nouveau avec un jeune homme, Hugo : Eckbert lui raconte son forfait, le meurtre de Walther, puis se prend à soupçonner son nouvel ami de n’être autre que ce même Walther. Eckbert s’enfuit lui aussi dans les bois, dans un état de dérangement mental extrême, et rencontre la vieille, qui lui raconte qu’elle était à la fois Walther et Hugo, mais aussi que Bertha n’était autre que la propre sœur d’Eckbert. La nouvelle s’achève sur la mort du protagoniste.
7La Maison déserte est à la fois le titre de la nouvelle d’Hoffmann et l’objet du récit fait par l’un des personnages de la nouvelle, Theodor, qui possède un « don de vision » (Sehergabe) le rendant sensible aux phénomènes surnaturels et sujet à l’influence magnétique. Le texte présente d’abord un cadre, dans lequel trois amis discutent, probablement le soir10, de phénomènes étranges et de l’existence du surnaturel. Theodor raconte alors une expérience qui doit servir d’illustration au débat : lors de ses fréquentes flâneries dans Berlin11, il a été un jour frappé par l’apparence étrange d’une maison qui paraissait déserte, mais qui à lui seul semblait occupée. Pour mieux observer la maison, il s’est procuré par hasard un miroir, qui s’est révélé un vecteur de forces surnaturelles, puisqu’il faisait en réalité apparaître les traits enchanteurs de la jeune femme que Theodor pensait apercevoir dans la maison. Afin d’élucider cette énigme, Theodor a collecté une série de récits et d’anecdotes, dont deux ont joué un rôle important. D’abord, Theodor a entendu un soir un récit fait par un fervent défenseur du magnétisme : cette histoire apparemment déconnectée de l’intrigue a engagé Theodor à penser qu’une présence l’appelait bien dans cette maison déserte. Il a donc forcé la porte de la demeure, pour se trouver nez à nez, non avec sa vision féminine idéale, mais avec une vieille femme folle furieuse qui l’a appelé son « fiancé » avant de chercher à l’assassiner. À peine remis de ce choc, Theodor s’est rendu à un dîner et s’est retrouvé par hasard cette fois face à la véritable incarnation de son idéal : en dépit de cette ressemblance totale avec l’objet de ses pensées, la jeune fille ne pouvait pas être la vision chérie, puisqu’elle lui a confié qu’elle venait d’arriver à Berlin. Lors de cette même soirée, Theodor a sollicité des explications auprès du médecin à qui il s’était confié de ses visions et qui en avait même été le témoin. Celui-ci lui a raconté l’histoire de la famille possédant la maison déserte, qui transporte le lecteur du Berlin contemporain dans un vieux château au milieu de forêts peuplées de Tsiganes et habitées par des puissances obscures. Le récit suggère que la jeune fille rencontrée par Theodor est la fille ou la nièce de la vieille femme démoniaque habitant la maison déserte, la fort mal nommée Angelika. Ce trouble identitaire est accentué par le fait que la jeune fille est d’abord présentée sous le nom d’Edwine, puis sous celui d’Edmonde. La nouvelle s’achève avec un bref retour au niveau du cadre et un commentaire mélancolique d’un camarade de Theodor, qui traite ce dernier de « pauvre chauve-souris spalanzanique12 », rappelant que la conversation était partie de considérations sur le sixième sens de ces animaux.
8On retrouve la même structure dans les deux nouvelles : celle d’une œuvre encadrée, fondée sur un récit nocturne matriciel (le récit de Bertha, le récit de Theodor), puis sur l’insertion d’autres récits dans la narration (deux micro-récits intercalaires chez Tieck, deux véritables récits enchâssés chez Hoffmann13 : la défense et illustration du pouvoir magnétique et l’histoire de la famille de la maison déserte), avec à chaque fois un retour au premier récit nocturne à la fin de l’histoire – c’est donc bien la parole de nuit qui lance l’action et qui la parachève.
9Au premier regard, il paraît clair que les deux œuvres jouent avec les codes de la fiction encadrée renaissante, dans lequel le cadre nocturne est un mode de construction rhétorique qui, par sa mise en scène d’une parole conviviale structurée, réglée et associée à un propos à vocation générale, souligne la faculté d’organiser l’expérience par le récit. Les auteurs reprennent deux de ces trois aspects fondamentaux, la dimension conviviale et l’articulation des histoires à un argument abstrait, mais ils récusent le troisième, la séparation des ordres entre récit-cadre et récits encadrés qui doit signaler une possibilité de maîtrise de l’expérience individuelle et des circonstances extérieures par la mise en forme langagière.
10Chez Tieck, le caractère convivial de la narration est affiché dès l’incipit, qui caractérise longuement l’amitié du couple Eckbert-Bertha et de Walther, et l’ancre dans le contexte médiéval ou renaissant, ce qui accentue sa coloration courtoise et aimable :
L’hôte le plus assidu du manoir était Philippe Walther ; Eckbert s’était attaché à cet homme chez qui il retrouvait à peu près sa façon de penser coutumière. Cet ami avait sa demeure en Franconie, mais il lui arrivait de séjourner plus de six mois dans le voisinage du castel d’Eckbert ; il collectionnait des plantes, des pierres, et passait son temps à les classer ; il vivait d’une modeste fortune, et ne dépendait que de lui-même. Eckbert l’accompagnait souvent dans ses promenades solitaires, et d’année en année, leur amitié se fit plus intime.
Il est des heures où le cœur se serre à l’angoissante pensée de faire plus longtemps mystère à un ami du secret qu’on a mis tous ses soins à dissimuler jusqu’à cet instant ; l’âme se sent irrésistiblement portée à se découvrir tout entière, à donner à l’ami la clef du sanctuaire le plus intime, afin que son amitié en soit accrue encore. En de pareils instants, les êtres délicats se font connaître l’un à l’autre, et il arrive parfois que l’un des deux recule d’effroi devant les révélations de son ami14.
11Par ailleurs, l’appropriation du modèle renaissant, déjà présente dans la première version du texte, se trouve nettement accentuée après que l’auteur a réinséré sa nouvelle dans le Phantasus au début de la décennie 1810 : d’après le cadre ajouté, la nouvelle est destinée à souligner la présence de l’allégorie dans toute création littéraire, mais cette allégorie est elle-même définie comme « un lien qui connecte [toutes choses, les plus quotidiennes aux plus extraordinaires] au système de l’univers15 ». Cette recontextualisation donne un nouvel ordre de lecture, dans lequel une sorte d’exorde vient précéder la narration et semble ancrer le récit dans les marges du genre démonstratif. La reprise de ces catégories rhétoriques suggère que les niveaux du récit suivent une logique précise, qui relève d’une organisation immuable et dans laquelle chaque niveau se déploie de manière attendue et coordonnée, mais imperméable aux autres. Au-delà de la simple organisation du propos entre abstraction et cas concrets, on devrait trouver dans ce type d’encadrement nocturne l’expression d’un idéal rhétorique où la parole conviviale concilie de manière harmonieuse l’Idée et la société des hommes.
12Hoffmann pousse encore plus loin l’imitation du modèle du convivium en associant discussion amicale et ambition théorique dans un contexte nocturne. Le lecteur de La Maison déserte se trouve mêlé à une conversation qui débute in medias res : la nouvelle commence par un tiret qui signale qu’on pénètre d’emblée un univers de dialogue. Le mot « ami » intervient deux fois dès le premier paragraphe de la nouvelle, marquée par un échange informel, conservant des traces notables d’oralité16entre des personnages qui s’appellent par leurs prénoms. Mais cette discussion à bâtons rompus entre amis comporte en même temps un versant conceptuel, puisque l’enjeu est de déterminer la différence entre das Wunderbare (le singulier)et das Wunderliche (le merveilleux). La matière factuelle manipulée par les trois amis souligne cette ambition : on invoque des arguments d’autorité en citant très précisément la notice du récent dictionnaire de la langue allemande de Johann August Eberhard17, puis en convoquant une série d’arguments scientifiques comme les expériences de « Spalanzani », avant de finalement faire appel à la fiction pour éclairer le débat.
13Hoffmann rejoint ici la tradition italienne du récit encadré, qui conjugue un point de réflexion théorique et des récits anecdotiques destinés à l’illustrer : c’est le cas du Décaméron bien sûr, mais aussi de toute la tradition renaissante du dialogue qui adopte fréquemment le cadre nocturne convivial, comme c’est le cas dans Le Courtisan (Il Cortegiano, 1528) de Baldassare Castiglione et Banquet des cendres (La Cena de le Ceneri, 1584) de Giordano Bruno. Il nous paraît certain qu’Hoffmann se réfère précisément à ces modèles dans la mesure où il leur reprend également la distinction entre l’argument global et l’appréhension différente de chaque narrateur qui, dans les recueils renaissants, est manifestée typographiquement sur la page : à la fronte, qui condense le thème de la journée, succède le cappello, qui présente l’appropriation du thème par le devisant18. De même, Hoffmann souligne l’étoilement subjectif des positions des personnages par rapport au questionnement de départ, en respectant les trois temps typiques de la novella encadrée : l’histoire est présentée successivement sous l’angle d’un thème général, puis de l’appréciation individuelle du narrateur, et éventuellement des réactions des autres personnages. Si Theodor suggère que son histoire présente bien une « morale19 », il caractérise néanmoins son propre point de vue comme restreint et profondément subjectif : décrivant « [une] tournure d’esprit, laquelle, c’est ainsi, s’accroche au merveilleux avec une pieuse et chevaleresque fidélité20 », il signale que sa lecture desévénements n’engage que lui, et constitue un type de compréhension du phénomène sur lesquels les trois amis débattent. Par ailleurs, à la fin de l’histoire, le retour au niveau du cadre, celui de la discussion entre amis, accentue le caractère subjectif de la présentation grâce à la remarque de Franz qui traite son ami de « chauve-souris de Spalanzani », signe à la fois que la narration de Theodor est considérée comme située subjectivement par rapport à l’argument principal, et que la brigade hoffmannienne peut réagir différemment à cette narration.
14Le lecteur est donc confronté à une structure d’emblée ambivalente. Sur le plan thématique, le débat sur « le principe spirituel étranger auquel nous sommes involontairement soumis21 » s’inscrit bien dans la jeune sensibilité romantique ; mais structurellement le lecteur ne peut que constater la prégnance du modèle rhétorique traditionnel qui cherche à rétablir un « ordre à partir du chaos22 ».
L’échec de la séparation discursive
15C’est là le troisième point dans la reprise du modèle renaissant, qui va être en réalité la pierre de touche de la subversion romantique. En subordonnant la matière narrative à un argument fondamental, l’enchâssement devrait apparaître comme une manière d’organiser le texte en strates concentriques, mais étanches. On sait que dans le Décaméron par exemple, la noble assemblée imaginée par Boccace ne rechigne pas à raconter des histoires tragiques ou grivoises, mais c’est précisément parce que celles-ci restent circonscrites à l’univers du récit inséré et ne contaminent pas l’atmosphère courtoise du cadre. Dans la logique du récit encadré boccacien, puis renaissant, la séparation des niveaux de la fiction encadrée a une fonction d’apaisement : la stratification réglée du récit figure comment la brigade parvient à mettre à distance les calamités du temps et à recomposer un idéal social anéanti à Florence par l’arrivée de la peste. La représentation de l’acte de narrer souligne ici la maîtrise de l’expérience par le discours.
16Tieck suggère lui aussi à l’orée de son texte que le cadre puisse avoir une fonction de segmentation pacificatrice. C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’intervient pour la première fois la mention de la circonstance nocturne du récit :
L’automne déjà s’avançait ; par un soir de brouillard, Eckbert était assis avec son ami et Bertha, sa femme, devant un feu de cheminée. La flamme jetait une claire lueur dans la pièce et jouait au plafond, la nuit noire semblait pénétrer par les fenêtres, et dehors les arbres secouaient de leurs branches le froid humide du soir. Walther se plaignant d’avoir à faire encore le long chemin du retour, Eckbert lui proposa de rester au manoir, de passer la moitié de la nuit à s’entretenir amicalement, et de dormir ensuite jusqu’au matin. Walther accepta l’offre, on apporta du vin et un souper, on ranima le feu de bois, la conversation des amis prit un tour plus enjoué et plus intime23.
17L’incipit donne de nombreux détails atmosphériques sur les conditions de la narration, faite de nuit au coin du feu, alors que les éléments font rage à l’extérieur. L’ancrage nocturne du cadre est donc introduit sous le signe d’une opposition entre le furieux monde du dehors et l’espace domestique du château, qui suggère une protection contre ces menaces. Lorsque le récit inséré survient, le lecteur a bien l’impression qu’il va servir à établir des frontières et à distinguer des espaces narratifs et symboliques : le récit inséré marqué par les codes du Märchen se distingue stylistiquement du récit-cadre à l’écriture plus factuelle, moins lyrique et imagée, que l’on retrouve dès que le récit de Bertha est achevé. Cette séparation stylistique des niveaux reflète la dichotomie établie dans l’histoire de la jeune femme entre le monde sauvage de la forêt, où subsiste la féerie, le monde réel de la ville et de la société féodale, où le fantastique et le merveilleux n’ont en théorie pas droit de cité. L’expérience humaine semble donc organisée et maîtrisée par cet acte de discours, et le « cercle enchanté des mots24 » paraît bien isoler des espaces distincts et fonctionner comme une protection.
18Hoffmann ajoute à cette division narrative une hiérarchisation discursive entre le cadre qui apparaît à première vue comme la sphère de la raison et la matière étrange et potentiellement fantastique, a priori circonscrite aux histoires insérées. La fiction encadrée permettrait ainsi de conserver la maîtrise sur une matière particulière obscure, qui risque de plonger les devisants dans les abîmes de la contemplation nocturne : cette dernière est décrite comme « une sombre région où [les amis risquent] de [se] perdre », tandis que le dispositif cyclique permet au contraire de « remonter […] vers la sérénité de l’instant présent ». L’image cyclique est ici ambivalente : d’un côté, elle figure le cercle restreint des intérêts quotidiens, ce à quoi la plongée dans la nuit propose d’arracher le lecteur, mais en même temps elle reflète le véritable effet de clôture qui, avec le retour au cadre, fait effectivement remonter dans « l’instant présent » après le récit rétrospectif.
19La projection d’une structure axiologique sur les deux niveaux, le « haut » et le « bas », du récit est suggérée par le va-et-vient entre les différentes strates. La possibilité de remonter au niveau du cadre vers le domaine de l’ordre et de la raison est toujours rappelée dans le récit de Theodor. Les réactions raisonnables d’auditeurs soucieux de désamorcer le caractère fantastique de l’histoire sont perpétuellement anticipées par le jeune narrateur : celui-ci évoque l’incrédulité moqueuse25 de l’assistance aux moments les plus ambivalents et forge même le verbe spitzfündingen26, qui signifie littéralement « prendre un petit air pointu », pour désigner leurs réactions. La référence nocturne joue ainsi un rôle ambigu : moment privilégié où se révèlent des vérités secrètes et le cas échéant surnaturelles, la nuit est aussi le temps du partage des récits et donc potentiellement de la rationalisation des événements évoqués. Le récit de nuit semble chargé d’apporter un contrepoint rationnel à l’exploration des phénomènes nocturnes comme le magnétisme et la manifestation de spectres : la structure bifide du texte devrait donc enjoindre le lecteur à isoler les niveaux du récit et montrerait que l’ordre du discours descend sur les phénomènes singuliers et effrayants.
20Or, c’est sur ce point que l’imitation du modèle du dialogue italien est délibérément mise en défaut dans les deux textes : derrière les points de ressemblances, l’harmonie apparente établie par la division narrative entre le cadre et les histoires insérées est en fait trompeuse. Chez Tieck et chez Hoffmann, il ne s’agit pas de séparer des ordres pour témoigner de la puissance d’organisation du discours, mais au contraire de les mélanger pour souligner l’activité de ce monde nocturne qui ne laisse pas domestiquer.La structure qui organisait des niveaux étanches de récit éclate ainsi très rapidement et provoque la réunion inattendue de niveaux du récit et de sphères de la réalité que le lecteur pensait séparés, et que les narrateurs croyaient séparer par leur art de la parole.
21Le décalage thématique entre la structure encadrée, rhétorique et discursive, et la matière des nouvelles, fantastique et inquiétante, se reflète dans la différence entre le début des récits, qui met en place de manière précise une imitation du modèle renaissant de la stratification narrative, et la fin des récits, qui révèle que tout ce qui semblait séparé est en réalité conjoint : Eckbert et Bertha sont de la même famille réunis dans une alliance incestueuse27, ce que signalait d’emblée la proximité de leurs noms (Eckbert-Bertha, ou Eckbertha), de même que la vieille (die Alte) et Walther (der Alter ?) et Hugo sont les mêmes, que le Spalanzani du Marchand de sable se confond avec le Lazzaro Spallanzani réel, ou que les trois femmes de La Maison déserte, Edwine, Edmonde et Angelika, sont présentées dans une indistinction totale. En balayant les différences, les segmentations et les hiérarchies que le récit paraissait mettre en place, la fin des nouvelles montre l’interpénétration définitive de deux sphères traditionnellement incompatibles, le monde des lois naturelles et l’univers du surnaturel, interpénétration contre laquelle le locuteur ne peut rien : dès lors, c’est toute la croyance dans la faculté supposée de mettre en forme l’expérience par le discours qui s’effondre.
22Si ces nouvelles délivrent une morale, ce serait « Ne touchez pas à la hache28 » : elles montrent des narrateurs qui s’inscrivent dans une certaine tradition du récit nocturne, fondée sur le contrôle de la nature par le discours, et se trouvent finalement aux prises avec un autre type de récit nocturne, où des forces plus puissantes déferlent sur le monde humain et abolissent les frontières établies par la raison. La narration nocturne spécifique au récit romantique exerce ainsi une sorte de droit d’inventaire de son modèle supposé, critiquant la croyance dans la faculté discursive humaine au profit d’une revalorisation de l’activité de la nature.
« Ne touchez pas à la hache » : quand la face nocturne du récit prend le contrôle
23Nous allons maintenant considérer les trois manifestations narratives de ce passage : la mise en scène de la porosité des frontières que les locuteurs paraissaient établir dans leurs récits, l’impossibilité d’effectuer une hiérarchisation des strates du récit et la manifestation de la vitalité de voix dans la nuit qui ne peuvent pas être que le symptôme d’une vision subjective déréglée.
24La déconstruction de l’idéal courtois de la narration boccacienne est soulignée de manière frappante par la phrase prononcée par Walther à l’issue du récit de Bertha, qui fait éclater l’étanchéité des niveaux de la narration, dans la mesure où il connaît le nom du chien, que Bertha n’a pas prononcé. S’il le sait, c’est bien qu’il n’appartient pas au monde du cadre, mais au monde de la fiction insérée, et que les deux se mélangent au lieu de se succéder dans deux niveaux parallèles de la narration. Ce croisement est ressenti par le lecteur comme un tournant de la nouvelle29, mais aussi comme un détournement de l’horizon d’attente d’abord établi, dans la mesure où la fiction encadrée nocturne repose sur la présence d’« histoires parallèles30 » qui ne se rejoignent jamais.
25La formulation de la phrase montre par ailleurs qu’il s’agit bien dans la nouvelle d’une appropriation critique de la fiction encadrée traditionnelle : « Noble amie, je vous remercie ; je vous imagine fort bien avec l’étrange oiseau ou occupée à nourrir le petit Strohmian31 ». La désignation « noble amie » (edle Frau) n’est plus le signe d’un échange amical, mais sonne au contraire comme une marque d’ironie de la part du personnage, qui sait tout de la trahison et du vol perpétrés par Bertha et à l’origine de la richesse du couple : il s’agit donc bien d’une perversion de l’atmosphère courtoise. La phrase va plus loin et met également en doute l’efficacité de la structure encadrée traditionnelle pour organiser l’expérience du sujet et mettre à distance les calamités. Walther utilise en effet le terme vorstellen pour désigner la capacité du récit de Bertha de lui mettre sous les yeux une scène domestique idyllique avec l’oiseau et le petit chien. Il insiste donc sur les qualités rhétoriques du récit inséré, qui a recours à une sorte d’hypotypose, et souligne le rôle actif de Bertha dans la mise en forme de sa propre histoire.
26Or, lu sous cet angle, le récit de Bertha apparaît comme un double échec. Échec interne d’abord : la remarque de Walther incite à reconsidérer le récit inséré et en met au jour un trait caractéristique, qui est justement son caractère impur. Bertha a emprunté aux codes du Märchen pour littérariser et textualiser sa propre expérience, mais le résultat est un hybride entre les traits génériques du conte et un récit à la première personne d’aspect plus réaliste. Dans le monde enchanté, Bertha conserve un point de vue de personnage appartenant à un univers régi par les lois naturelles : lorsqu’elle voit pour la première fois l’oiseau parlant qui signale l’entrée dans l’univers féerique, elle mentionne le fait qu’elle a trouvé cet élément étrange et qu’elle « brûlait de curiosité32», alors que si l’on était véritablement dans le monde du Märchen, ce fait serait accepté comme une évidence et ne serait l’objet d’aucune interrogation prolongée. On a donc bien une interpénétration du genre de la Novelle et de celui du Märchen, ce que Tieck traduit en définissant sa nouvelle comme une Märchennovelle33 : le terme désigne non une succession, mais une combinaison simultanée des codes de chaque genre, ce qui est impossible dans la tradition du récit encadré.
27Échec externe ensuite : le bariolage générique anticipe l’interpénétration des deux mondes qui se produit quand Walther révèle le nom du petit chien et provoque l’épanchement d’un niveau du récit dans l’autre. Cet épanchement anéantit la croyance selon laquelle le récit peut mettre en forme l’existence par le biais de la représentation discursive : si Bertha a cherché par le récit à donner figure à son expérience singulière, elle n’a pas atteint la maîtrise voulue et ordinairement permise par l’art du discours – la réaction du principal auditeur révèle justement que ce qu’elle voulait mettre à distance est bien là, à côté d’elle, et que sa tentative de contention a avorté. Le récit dans le récit met ainsi en scène non la maîtrise des personnages sur leur destin par le biais de la parole, mais au contraire leur perte de repères face à cet autre monde qu’on voulait constituer en objet du discours, et qui s’incarne en un interlocuteur cauchemardesque. L’ancrage nocturne change ici complètement de fonction : le monde hostile de la nuit et des forces naturelles, dont le récit au coin du feu paraissait protéger les devisants, réaffirme ici sa puissance dans le monde de l’humain. Cela se traduit dans les histoires par le fait que le récit nocturne provoque des catastrophes, en engageant les auditeurs à faire le mauvais choix dans le cours de l’action34 ou même en entraînant leur mort : non seulement le récit inséré n’a pas fonction d’élucidation, mais il tue au lieu de prolonger la vie du conteur, comme dans la plus célèbre des fictions à récit-cadre nocturne, Les Mille et une nuits.
28Plus gravement encore, on observe un renversement de la hiérarchie entre récit enchâssant et récit enchâssé, provoqué par la multiplication des histoires. De manière significative, les deux nouvelles s’achèvent sur une histoire des origines, susceptible d’expliquer les mystères du récit inséré grâce au contexte familial : on va enfin découvrir ce qui est « au cœur » ou « au fondement » de ces étranges histoires, ce qui coïncide avec le fait qu’on est au stade maximal de l’enchâssement narratif (un récit dans le récit dans le récit chez Hoffmann, ou chez Tieck un récit au fond du récit). En réalité, ce récit final est privé de sa faculté d’éclaircissement : chez Hoffmann, jamais le lecteur ne saura qui est vraiment la femme que « voit » Theodor à la fenêtre ou dans son miroir – les jeunes Edwine et Edmonde, à supposer qu’elles soient vraiment deux, ou la vieille Angelika ?
29Mais surtout il empêche de recourir à la hiérarchisation entre explication raisonnable et expérience bizarre que semble suggérer le dispositif encadré. Le retour sur l’histoire de la famille devrait avoir pour effet de naturaliser les événements surnaturels en présentant leur généalogie objective : en réalité, ce roman familial est fait par un personnage exposé au surnaturel, le docteur rationaliste qui vient pourtant de convenir qu’il a bien été témoin d’une apparition fantastique dans le miroir de Theodor, ou un personnage apparenté au surnaturel, comme chez Tieck où c’est la vieille qui dévoile le secret des origines incestueuses du couple. L’hypothèse naturalisante est donc énoncée depuis le point de vue surnaturel qui lui sert de cadre, et non plus l’inverse. On a donc bien un renversement des valeurs qui souligne la prégnance des forces de la nature sur celles de la raison.
30À ce titre, et c’est le troisième glissement, l’énonciation nocturne prolonge et affermit la révélation individuelle vécue par le sujet dans la mesure où elle évacue l’hypothèse d’une hallucination des deux personnages principaux, Eckbert et Theodor. De nombreux critiques, de Meyer Abrams à l’étude récente d’Alain Montandon, ont montré que la poétique romantique est façonnée par la métaphore optique : le poète romantique est la source d’une illumination, il rend visible, telle la lampe qui projette sa lumière sur les objets35. Mais il troque les yeux ordinaires pour « les yeux de la nuit36 » : le regard romantique est tourné vers l’intérieur, afin d’exposer les recoins secrets de l’âme, les « secrets les plus enfouis », selon la formule de Tieck dans notre nouvelle37. Il accorde ainsi un rôle croissant de l’hallucination et du rêve : son regard n’est plus celui des Lumières, tourné vers la rationalité et la lucidité, mais un regard enchanteur, qui peut subvertir la réalité et brouiller la frontière entre perception et illusion. À l’activité subjective de la vision répond donc une intuition inquiète de son perspectivisme : Novalis remarquait déjà, avant Goethe et ses travaux d’optique, que la perception de la lumière et des couleurs était modifiée par la proximité ou l’éloignement d’un sujet par rapport aux objets38. Hoffmann travaille tout particulièrement à montrer les égarements de l’œil et de l’esprit, notamment lorsque la multiplication des objets optiques, loupes, lunettes et autres miroirs, viennent interférer et transformer la vision en un processus éminemment subjectif et potentiellement délirant. L’accent mis sur la vision ne valorise donc pas automatiquement l’intériorité : les romantiques peuvent aussi ressentir un malaise devant l’idée d’une vision entièrement solipsiste39.
31Le risque est présent chez les personnages de nos nouvelles, présentés d’abord comme des voyants. Ainsi, Bertha voit d’abord en rêve ce qu’elle vit ensuite40, et elle appréhende tout d’après son prisme personnel, ce qui, on l’a vu, rompt avec la logique du conte à laquelle la narratrice emprunte ; Theodor est doué du don de « Sehergabe », emprunté à la thématique schillerienne du Geisterseher : très présente dans les Contes nocturnes, elle est développée ici et sera explicitée davantage dans le conte suivant, Le Majorat (Das Majorat). Dans ce contexte, le passage à la voix permet de valider l’intuition du surnaturel suggérée par la vision intérieure. Le mot « Strohmian » prononcé par Walther dit que le récit de Bertha est véridique, que ce n’est ni une illusion ni une invention, en dépit de son caractère surnaturel : prononcé dans le cadre d’une discussion conviviale au coin du feu, ce mot est entendu par plusieurs personnes et ni les personnages, ni les lecteurs ne peuvent douter de la réalité du fait. Cette remarque semble une simple notation de bon sens, mais elle est étayée par le commentaire célèbre de Tieck au sujet des coups frappés à la porte après la mort de Duncan dans Macbeth : dans la lignée des hallucinations du meurtrier, ces coups paraissent eux aussi fantastiques, mais parce que c’est un bruit et non une vision, les coups peuvent être corroborés de manière certaine par d’autres personnages, dont le célèbre portier au langage fleuri, n’apparaissant qu’une fois sur scène. Le témoin auditif est donc essentiel pour qu’un événement surnaturel puisse être considéré comme une vraie distorsion des lois naturelles41.
32Cet élément explique l’intérêt pour le récit encadré, et annule l’incohérence apparente qui veut qu’Eckbert, héros éponyme de la nouvelle, laisse longtemps la parole à sa femme au début de la nouvelle : vécue en tête-à-tête, la révélation du surnaturel pourrait passer pour une hallucination. Participant d’un cadre où au moins deux personnes ont été témoins de l’épisode fantastique, Eckbert ne peut guère douter qu’il a été victime du surnaturel, et c’est cette révolution herméneutique qui constitue l’intrigue de la nouvelle dont lui est le héros.
33Le don de vision de Theodor est quant à lui présenté comme un élément insuffisant pour confirmer la présence fantastique. Le lecteur et les auditeurs du cadre peuvent penser que Theodor ne voit que ce qu’il croit, et que son récit est une présentation biaisée des faits en raison de son désir de distinguer du surnaturel dans ses promenades quotidiennes dans Berlin. Or, chez Theodor, c’est l’œil qui permet d’entrevoir la schize du monde perçu, mais c’est la voix qui actualise l’épanchement du monde de l’au-delà, celui de l’idéal ou des forces surnaturelles maléfiques, dans la fiction. Contre le risque de l’enfermement solipsiste dans la vision subjective ou hallucinatoire, une voix dans la nuit, analogique de la parole nocturne de Theodor, vient dans la nouvelle ranimer l’hypothèse surnaturelle, puisque le voisin de la maison déserte assure entendre des bruits humains la nuit dans cette maison :
Il y a une légende selon laquelle ce bâtiment désert est sinistrement hanté et de fait, mon frère (le propriétaire de la boutique) et moi-même avons tous deux souvent perçu dans le silence de la nuit, et plus particulièrement à Noël, quand notre commerce nous tenait éveillés dans la boutique, d’étranges lamentations qui s’élevaient manifestement derrière ce mur, dans la maison mitoyenne. Et puis nous avons commencé à entendre des grattements et un remue-ménage tellement sinistre que nous en avons été bel et bien horrifiés42.
34Nous terminerons sur cette image de la voix qui résonne dans la nuit et signale que la face nocturne de l’existence s’est bien tournée vers le locuteur et s’est mise à lui parler. Les deux nouvelles mettent en scène la manière dont le monde de la nuit exerce ici son droit de réponse, en pervertissant une structure qui met d’ordinaire en scène les pouvoirs de l’activité discursive humaine. La reprise de la fiction à récit-cadre nocturne permet bien de donner de la voix au monde de la nuit : contre la tradition renaissante et au-delà du modèle de la vision fantastique subjective, elle suggère une authentique activité de ces puissances inconnues, qui se révèlent dans l’entrelacement des strates narratives et empêchent définitivement lecteurs et personnages d’ancrer leur expérience dans un cadre défini par les facultés humaines ordinaires. Cette réécriture ne fait pas qu’introduire thématiquement du Unheimliche, elle s’apparente aussi à ce que les formalistes russes appelleront la défamiliarisation d’un procédé déjà connu du lecteur et considéré comme stéréotypé : nous sommes habitués à regarder le lieu et le temps où se déroulent les fictions encadrées comme relativement non contraint et ne possédant qu’une influence réduite sur le déroulement de la fiction. Dans les fictions encadrées classiques – une fois mis à part l’exemple célèbre des Mille et une nuits, où la nuit est largement surdéterminée – la route, l’auberge, le jardin ou le salon confèrent-ils aux récits qu’ils abritent autre chose qu’un élément d’atmosphère et, peut-être, une légère orientation générique ? Existe-t-il une différence essentielle entre les récits liés au modèle nocturne du convivium et les journées saturées de récits des personnages du Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki (1804-1810), qui est pourtant une imitation claire des contes à l’orientale ? Or, notre étude montre que les romantiques font de ces conditions extérieures du récit un véritable conditionnement : il ne sera plus jamais anodin de raconter de nuit. Délivrer un récit, c’est aussi donner de l’espace à des forces obscures qui agissent sur les narrateurs et font de leurs histoires et de la manière dont elles sont racontées le témoin de l’action exercée sur les hommes par un monde de ténèbres. Ici, la nuit ne suggère pas uniquement le contenu des histoires, mais devient bien leur contenant.
Notes de bas de page numériques
1 Nous reprenons ici le titre célèbre de l’essai de Gotthilf Heinrich von Schubert : Considérations sur la face nocturne des sciences de la nature (Ansichten von der Nachtseite der Naturwissenschaft, Arnold, Dresden, 1808).
2 La cessation de toute activité courante par la force des événements (la peste et l’anarchie à Florence) prend la forme d’un otium forcé dans un espace où toute activité devient impossible, et s’apparente donc à la situation du contage nocturne, qui repose elle aussi sur l’extraction de la temporalité laborieuse du jour. Par ailleurs, Le Décaméron inspire toute une série de fictions à récit-cadre nocturne, signe que les imitations tendent à donner très rapidement une variante nocturne du modèle original : dans le seul domaine français, nous citerons Les Quinze joies de mariage (1430), Les Arrêts d’amour (1465) de Martial d’Auvergne, Les Cent nouvelles nouvelles (1461), Les Contes amoureux de madame Jeanne Flore (1532?), Le Grand parangon des nouvelles nouvelles (1535-1537) de Nicolas de Troyes, Les Propos rustiques (1548) de Noël du Fail, Les Nouvelles récréations (1558) de Bonaventure des Périers, Le Printemps (1572) de Jacques Yver et les Sérées (1584) de Guillaume Bouchet. En Italie, le modèle du Décaméron reste extrêmement prolifique jusqu’au XVIIIe siècle : on le retrouve par exemple dans Les Nuits facétieuses [Le Piacevoli notti, 1550-1553] de Giovanni Francesco Straparola, les Cents récits [Ecatommiti, 1565] de Giraldo Cinzio ou encore Le Conte des Contes ou Pentaméron [Cunto degli cunti – Il Pentamerone, 1634 -1636] de Giambattista Basile (qui signe « Gian Alesio Abbattutis »).
3 Le modèle du Décaméron est clairement revendiqué par Goethe, au milieu d’autres fictions à récit-cadre nocturne comme Les Mille et une nuits. Lorsque Friedrich Schiller, qui publie le texte dans sa revue Les Heures [Die Horen], le présente dans une lettre du 7 novembre 1794 à Christian Körner, il décrit l’œuvre comme « une suite de récits reliés entre eux dans le goût du Décaméron de Boccace » (« eine zusammenhängende Suite von Erzählungen im Geschmack des Decameron des Boccaz », in Johann Wolfgang von Goethe, Sämtliche Werke. Briefe, Tagebücher und Gespräche, Frankfurter Ausgabe in 40 Bänden, t. 1, vol. 9, Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1992, p. 1509.
4 Cf. Friedrich Schlegel, « Nachricht von den poetischen Werken des Johannes Boccaccio », in Kritische Friedrich-Schlegel-Ausgabe, sous la direction d’Ernst Behler, Jean-Jacques Anstett et Hans Eichner, Munich, Paderborn, Vienne, F. Schöningh, 1967, t. 2, p. 373-396 ; trad. « Relation des œuvres poétiques de Jean Boccace », in Critique et herméneutique dans le premier romantisme allemand, dirigé et traduit par Denis Thouard, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1996, p. 79-100. Le texte de Boccace est bien un modèle pour les romantiques, et au premier chef pour les auteurs que nous proposons d’étudier : Tieck connaît directement la fiction encadrée toscane, dont il s’inspire en 1832 dans sa nouvelle « Le Sabbat des sorcières [Der Hexensabbat] » (cf. Diane Kaszcyk, Les Nouvelles de Ludwig Tieck : jeu avec les genres, thèse de l’Université de Lyon II Lumières, sous la direction de Jean-Charles Margotton, 2003). Chez Hoffmann, il n’existe pas de réécriture nette de nouvelles isolées, mais c’est le cadre du Décaméron qui a retenu l’attention de l’auteur, ainsi que le soulignent : Alain Muzelle, L’Arabesque. La théorie romantique de Friedrich Schlegel à l’époque de l’Athenäum, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2006, p. 84 ; Andrew Piper, Dreaming in Books: The Making of the Bibliographic Imagination In the Romantic Age, Chicago, University of Chicago Press, 2009, p. 64. ; Ronald Perlwitz, « L’Italie ou la genèse du héros romantique », Cahiers d’études italiennes, n° 15, 2012, p. 211-227.
5 C’est notamment le cas de la célèbre « théorie du faucon » de Paul Heyse, qui s’appuie sur la neuvième nouvelle de la cinquième journée du Décaméron pour décrire la structure de la nouvelle allemande du XIXe siècle (cf. Paul Heyse, « Einleitung », in Deutscher Novellenschatz, édité par Paul Heyse et Hermann Kurz, Munich, Oldenbourg, 1871, p. V-XXIV).
6 Nous renvoyons aux éditions suivantes pour les textes : Ludwig Tieck, Eckbert le Blond, trad. Albert Béguin, in Romantiques allemands, t. 1, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1963 ; Ludwig Tieck, Der Blonde Eckbert, Die Märchen aus dem Phantasus,in Werke in vier Bänden. Nach dem Text der “Schriften” von 1828–1854, unter Berücksichtigung der Erstdrucke, t. 2, Munich, Winkler, 1963 ; Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, La Maison déserte, in Tableaux nocturnes, t. 2, trad. Ph. Forget, Paris, Imprimerie Nationale, coll. « La Salamandre », 2002 ; Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Das Öde Haus, Nachtstücke, in Poetische Werke in sechs Bänden, t. 2, Berlin, Aufbau, 1963. Nous utilisons l’excellente traduction de Philippe Forget pour le texte d’Hoffmann, mais, pour des raisons de clarté, nous conserverons la traduction plus courante du titre Contes nocturnes pour évoquer le volume dans son ensemble.
7 Hoffmann fait directement référence à Gotthilf Heinrich von Schubert dans le texte (Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, p. 99 de la traduction française et p. 555 dans l’édition allemande).
8 Johann C. Haken, Phantasus des Morgenlandes oder Tausend und eine Nacht, 4 vol., Berlin, J. G. Braun, 1802-1803.
9 Ainsi, l’histoire d’Eckbert devient, dans cette recontextualisation, l’objet de commentaires et d’appréciations divers, notamment de la part d’un personnage de ce cadre rajouté, Anton, qui la lit comme un récit sur le caractère trompeur de l’amitié. Il devient dès lors plus clair pour le lecteur que le récit partagé ne servira pas à créer des liens d’affection et d’harmonie sociale : la critique de la structure utilisée par Boccace et par Goethe est d’emblée formulée. Mais dans la nouvelle seule, tout est moins explicite, ce qui permet de surprendre le lecteur en détournant son horizon d’attente.
10 Quoique la mention du caractère nocturne du récit ne soit pas explicite, le texte présente selon nous plusieurs indices clairs : les personnages prennent congé de leur hôte Theodor à la fin de l’histoire comme après une soirée ; l’insertion du texte dans les Contes nocturnes renforce cette suggestion ; par ailleurs, dans l’histoire insérée, il faut attendre longtemps avant de trouver des éléments nocturnes, puisque le récit de Theodor débute sur une avenue Unter den Linden inondée de soleil : si l’atmosphère du récit inséré n’est pas directement nocturne, ce doit bien être le récit enchâssant qui l’est. Enfin, on a déjà rappelé que Hoffmann exporte la structure encadrée de notre nouvelle dans Les Frères de Saint-Sérapion, en explicitant cette fois qu’il s’agit de « veillées ». Dans tous les cas de figure, notre étude se justifie aussi par la présence des deux grands récits nocturnes enchâssés à l’intérieur même du récit de Theodor.
11 L’alternance de l’espace urbain et domestique et d’espaces magiques et sauvages est typique des deux nouvelles : Hoffmann pousse très loin le contraste en présentant cette figure de promeneur des grandes villes, que Walter Benjamin considérera comme un précurseur du flâneur baudelairien (cf. Walter Benjamin, Das dämonische Berlin oder : Herr Hoffmann geht spazieren, in Gesammelte Schriften, vol. 2, partie 1, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989, p. 86-92).
12 Il faut noter d’emblée qu’un trouble est instauré par Hoffmann sur l’identité de ce Spalanzani : s’agit-il du célèbre savant italien qui a effectivement réalisé des expériences sur les chauve-souris … mais dont le nom s’orthographie « Spallanzani », ou bien est-ce le retour du terrifiant personnage du Marchand de sable, qui aurait sauté d’un volume des Contes nocturnes à l’autre ?
13 Sur le plan de la stricte narratologie, la construction tieckienne relève du récit intercalaire (les histoires s’enchaînent comme des perles sur le fil de l’histoire), alors que celle d’Hoffmann repose sur le récit enchâssé à la mode des poupées russes. Ces différences prennent sens dans des intrigues qui montrent de manière divergente l’interpénétration d’un monde présenté sous un jour réaliste et d’un autre monde surnaturel mais bien réel : chez Tieck, le récit surnaturel vient interférer dans le cours naturel de l’intrigue et finalement phagocyte le niveau réaliste de l’histoire ; chez Hoffmann, le surgissement dans le récit de Theodor d’autres histoires elles-mêmes ambiguës manifeste l’entrelacement perpétuel des niveaux de réalité et l’impossibilité de domestiquer par le récit le trouble que ce mélange engendre sur la conscience du narrateur.
14 Ludwig Tieck, Eckbert le Blond, p. 629 ; « Niemand kam so häufig auf die Burg als Philipp Walther, ein Mann, dem sich Eckbert angeschlossen hatte, weil er an diesem ohngefähr dieselbe Art zu denken fand, der auch er am meisten zugetan war. Dieser wohnte eigentlich in Franken, hielt sich aber oft über ein halbes Jahr in der Nähe von Eckberts Burg auf, sammelte Kräuter und Steine, und beschäftigte sich damit, sie in Ordnung zu bringen, er lebte von einem kleinen Vermögen und war von niemand abhängig. Eckbert begleitete ihn oft auf seinen einsamen Spaziergängen, und mit jedem Jahre entspann sich zwischen ihnen eine innigere Freundschaft. // Es gibt Stunden, in denen es den Menschen ängstigt, wenn er vor seinem Freunde ein Geheimnis haben soll, was er bis dahin oft mit vieler Sorgfalt verborgen hat, die Seele fühlt dann einen unwiderstehlichen Trieb, sich ganz mitzuteilen, dem Freunde auch das Innerste aufzuschließen, damit er um so mehr unser Freund werde. In diesen Augenblicken geben sich die zarten Seelen einander zu erkennen, und zuweilen geschieht es wohl auch, daß einer vor der Bekanntschaft des andern zurückschreckt. », Ludwig Tieck, Der Blonde Eckbert, p. 9-10.On remarque néanmoins d’emblée que le caractère amical de la narration est mis en doute par la sentence générale, l’une des quatre interventions du narrateur omniscient, dans le fil du texte. La nouvelle semble déjà savoir ce que les personnages ignorent. Cette réflexion sera accentuée plus tard dans le cadre du Phantasus, où un des devisants du cadre général ajouté, Anton, revient sur l’enjeu de l’amitié dans le texte et suggère que le lecteur doit prendre cum grano salis cette démonstration d’une parfaite amitié : « Tu atteins là, dit Anton, à une grande vérité, qui veut que non seulement il soit permis, mais plutôt qu’il soit parfaitement nécessaire que des amis aient des secrets les uns pour les autres […]. Il est un art de l’amitié comme de toute autre chose, et c’est peut-être le fait que l’on ne la reconnaisse pas comme un art qui stimule l’absence d’amitié dont tout le monde se plaint aujourd’hui » (« Was du da berührst, sagte Anton, berührt zugleich die Wahrheit, daß es nicht nur erlaubt, sondern fast notwendig sei, daß Freunde vor einander Geheimnisse haben […]. Es ist eine Kunst in der Freundschaft wie in allen Dingen, und vielleicht daher, daß man sie nicht als Kunst erkennt und treibt, entspringt der Mangel an Freundschaft, über welchen alle Welt jetzt klagt. », Ludwig Tieck, Phantasus, in Schriften, t. 6,Francfort-sur-le-Main, Deutsche Klassiker Verlag, 1985, p. 26).
15 « Es gibt vielleicht keine Erfindung, die nicht die Allegorie, auch unbewußt’, zum Grund und Boden ihres Wesens hätte. […] Man könnte sagen, alles, das Gewöhnlichste, wie das Wunderbarste, Leichteste und Lustigste habe nur Wahrheit und ergreife uns nur darum, weil diese Allegorie im letzten Hintergrunde als Halt dem Ganzen dient », Ludwig Tieck, Phantasus, in Schriften, t. 6, p. 113 (« Il n’existe peut-être aucune création artistique qui n’ait comme fondement l’allégorie même la plus infime. [...] On peut même dire que tout, les choses les plus quotidiennes, simples et plaisantes, jusqu’aux plus extraordinaires, peuvent être considérées comme vraies, peuvent exercer une véritable influence sur notre esprit seulement dans la mesure où elles contiennent à la base une allégorie, comme un lien qui les connecte au système de l’univers. »).
16 Par exemple l’élision du e final dans : « und seit der Zeit wurd’ es nur gerade... » (Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Das Öde Haus, p. 541, nous soulignons) ; ou la forme archaïque « tu es mir kund » (« fais-moi connaître », de die Kunde : la science, la nouvelle ; Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Das Öde Haus, p. 545).
17 On peut retrouver cette notice dans : Johann August Eberhard, Deutsche synonymik, Leipzig, Barth, 1852, p. 539.
18 « Dans le Décaméron, chaque nouvelle, présentée comme une entité autonome, nettement séparée des autres, est composée de la juxtaposition de trois, voire de quatre énoncés de nature différente : la fronte, l’intitulé initial qui est censé la résumer ; le cappello, l’énoncé idéologique qui exprime le point de vue du devisant ; le récit proprement dit (la "fable") ; le compte rendu – qui n’est pas toujours enregistré – des réactions de la brigata, une fois la nouvelle terminée. », Anna Fontes, « Énoncés narratifs et messages idéologiques dans le Décaméron », in Culture et société en Italie du Moyen-Âge à la Renaissance, Hommage à André Rochon, Paris, CIRRI, Université de la Sorbonne Nouvelle, 1985, p. 47.
19 « La morale qui va vous terrasser ne vient qu’à la fin », Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, La Maison déserte, p. 79 ; « am Ende kommt die Moral, die euch zu Boden schlägt, horcht nur auf! », Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Das Öde Haus, p. 537.
20 Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, La Maison déserte, p. 81 ; « bei meiner Sinnesart, die nun einmal mit frommer ritterlicher Treue am Wunderbaren festhält », Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Das Öde Haus, p. 538.
21 Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, La Maison déserte, p. 101 ; « die Einwirkung eines fremden geistigen Prinzips, dem man sich willenlos fügen muß », Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Das Öde Haus, p. 557.
22 Nous renvoyons à l’ouvrage essentiel de Marga Cottino-Jones sur le Décaméron : Marga Cottino-Jones, Order from Chaos: Social and Aesthetic Harmonies in Boccaccio’s Decameron, Washington, University Press of America, 1982.
23 Ludwig Tieck, Eckbert le Blond, p. 630 ; « Es war schon im Herbst, als Eckbert an einem neblichten Abend mit seinem Freunde und seinem Weibe Bertha um das Feuer eines Kamines saß. Die Flamme warf einen hellen Schein durch das Gemach und spielte oben an der Decke, die Nacht sah schwarz zu den Fenstern herein, und die Bäume draußen schüttelten sich vor nasser Kälte. Walther klagte über den weiten Rückweg, den er habe, und Eckbert schlug ihm vor, bei ihm zu bleiben, die halbe Nacht unter traulichen Gesprächen hinzubringen, und dann in einem Gemache des Hauses bis am Morgen zu schlafen. Walther ging den Vorschlag ein, und nun ward Wein und die Abendmahlzeit hereingebracht, das Feuer durch Holz vermehrt, und das Gespräch der Freunde heitrer und vertraulicher. », Ludwig Tieck, Der Blonde Eckbert, p. 10.
24 Nous reprenons cette formule à : Léo Mazet, « Récit(s) dans le récit : l’échange du récit chez Balzac », in L’Année balzacienne, 1976, p. 148 ; d’après : Michel Serres, Hermès II, l’interférence, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 239.
25 « – Ha ! – ich merk’ es an euerm Lächeln ... », E. T. A. Hoffmann, Das Öde Haus, p. 546 ; la traduction ancienne reprise dans le grand volume des Contes d’Hoffmann édité par Albert Béguin souligne bien qu’il s’agit d’un anéantissement de la fantaisie par l’approche raisonnable des devisants : « Vous riez, c’en est fait de moi. », Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, La Maison déserte, trad. Henri Egmont, in Contes d’Hoffmann, Paris, Club des Libraires de France, 1964, p. 378.
26 « Nun ! zieht nur eure schlauen spitzfindigen Gesichter, wie ihr wollt », Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Das Öde Haus, p. 537 (le texte est modernisé en « spitzfindengen ») ; « Vous pouvez prendre vos airs malins et subtils », Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, La Maison déserte, trad. Philippe Forget, p. 79.
27 Maria Tatar remarque que le monde de la nouvelle est fait d’« alliances impures » dont elle fait le titre de son article : Maria Tatar, « Unholy Alliances: Narrative Ambiguity in Tieck’s "Der blonde Eckbert" », MLN, vol. 102, n° 3, German Issue, avril 1987, p. 608-626.
28 On rappelle que c’est le premier titre donné en 1834 par Balzac à La Duchesse de Langeais, qui rappelle le tournant de la nouvelle, autour d’un récit nocturne fait par Armand de Montriveau à sa coquette maîtresse.
29 Le petit chien de Tieck rappelle ici fortement le faucon qu’évoque Heyse dans sa théorie de la nouvelle : c’est vers lui que converge les intérêts des différents personnages de la fiction, et il occupe donc une place décisive dans la construction narrative et l’organisation symbolique du texte. Mais là où le faucon est une figure d’organisation qui participe à la compréhension et à la réception du texte par les lecteurs, chez Tieck l’animal contribue au contraire à la crise herméneutique des personnages et des lecteurs, en rassemblant des univers qui ne devraient pas pouvoir coexister.
30 Nous reprenons la formule d’« histoires parallèles » à Goethe, qui insiste sur le détachement allégorique entre le monde du cadre et celui des histoires : « J’aime beaucoup les histoires parallèles ; l’une rappelle l’autre, et en explique le sens mieux que beaucoup de sèches paroles. » (Johann Wolfgang von Goethe, Entretiens d’émigrés allemands, in Les Nouvelles, trad. Jacques Porchat, Paris, Circé, 2000, p. 89 ; « Ich liebe mir sehr Parallelgeschichten. Eine deutet auf die andere hin und erklärt ihren Sinn besser als viele trockene Worte. », Johann Wolfgang von Goethe, Unterhaltungen deutscher Ausgewanderten, in Sämtliche Werke, t. 9, p. 345).
31 Ludwig Tieck, Eckbert le Blond, p. 641 ; « Edle Frau, ich danke Euch; ich kann mir Euch recht vorstellen mit dem seltsamen Vogel, und wie Ihr den kleinen Strohmian füttert. », Ludwig Tieck, Der Blonde Eckbert, p. 21.
32 « Je brûlais de curiosité », Ludwig Tieck, Eckbert le Blond, p. 634 ; « Meine Neugier war außerordentlich gespannt », Ludwig Tieck, Der Blonde Eckbert, p. 14. Martin Swales donne d’autres exemples de ce mélange des genres dans la nouvelle : il souligne que le visage émacié d’Eckbert suggère le fardeau de son passé, à la fois conscient (le vol des joyaux) et inconscient (l’inceste). Le critique remarque que ce « conte » déploie une attention toute moderne pour la complexité psychologique des personnages, qui n’a pas sa place dans les conventions du Volksmärchen (Martin Swales, « Reading one’s life: an analysis of Der Blonde Eckbert », German Life and Letters, vol. 29, n° 1, octobre 1975, p. 167).
33 Si la première version du texte est publiée dans un recueil intitulé Volksmärchen, ce qui tend à accentuer sa dimension folklorique, la genèse du texte montre que Tieck a au contraire cherché à gommer ces aspects : comme l’a montré Manfred Franck, une version antérieure d’Eckbert donnait par exemple des noms de type médiéval aux personnages (« Hugo » était alors « Hugo von Wolfsberg »), ce qui contraste avec la temporalité brouillée dans laquelle se déroule la fiction à laquelle l’auteur aboutit finalement (Manfred Frank, « Tiecks Redaktion der Erstfassung », in Ludwig Tieck, Phantasus, Schriften, t. 6, p. 1254-55).
34 Eckbert tue Walther et rejoint alors sa femme dans le crime et le déshonneur ; Theodor force l’entrée de la maison déserte après le récit entendu sur le pouvoir du magnétisme et manque de se faire tuer par la vieille Angelika.
35 Cf. Meyer Abrams, The Mirror and the Lamp: Romantic Theory and the Critical Tradition, Oxford, Oxford University Press, 1971 [1953].
36 Alain Montandon, Les Yeux de la nuit. Essai sur le romantisme allemand, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université Blaise-Pascal, 2010.
37 « das Innerste aufzuschließen », Ludwig Tieck, Der Blonde Eckbert, p. 9.
38 Novalis, Tagebücher und Briefe Friedrich von Hardenbergs, t. 2 Das philosophisch-theoretische Werk, Munich, Hanser, 2002, p. 618-619.
39 Alice Kuzniar examine la prégnance de ce sentiment chez Tieck : Alice Kuzniar, « "The Crystal Revenge": The Hypertrophy of the Visual in Novalis and Tieck », Germanic Review, vol. 74, n° 3, 1999, p. 214-228. On renverra aussi à l’essai cité d’Alain Montandon, qui comprend une étude de Der Blonde Eckbert et un chapitre sur Hoffmann.
40 Alors qu’elle est encore enfant, elle rêve d’un monde enchanté qui devient réel lors de son incursion chez la vieille.
41 Cf. Ludwig Tieck, « Shakespeare’s Behandlung des Wunderbaren » [1793], in Ausgewählte kritische Schriften, Tübingen, Niemeyer, 1975, p. 1-38.
42 Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, La Maison déserte, p. 83 ; « Nach der allgemeinen Sage soll es in dem öden Gebäude häßlich spuken, und in der Tat, mein Bruder (der Besitzer des Ladens) und ich, wir beide haben in der Stille der Nacht, vorzüglich zur Weihnachtszeit, wenn uns unser Geschäft hier im Laden wach erhielt, oft seltsame Klagelaute vernommen, die offenbar sich hier hinter der Mauer im Nebenhause erhoben. Und dann fing es an so häßlich zu scharren und zu rumoren, daß uns beiden ganz graulich zumute wurde. », Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Das Öde Haus, p. 541.
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Pour citer cet article
Victoire Feuillebois, « Tieck et Hoffmann lecteurs de la fiction encadrée renaissante : du Décaméron aux contes nocturnes romantiques », paru dans Loxias, Loxias 42, mis en ligne le 15 septembre 2013, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.sudouest.fr/2016/01/10/index.html?id=7527.
Auteurs
Ancienne élève de l’École Normale Supérieure (Paris) et agrégée de lettres modernes, Victoire Feuillebois occupe actuellement les fonctions d’ATER à Aix-Marseille Université. Elle a soutenu en 2012 une thèse de littérature comparée à l’Université de Poitiers. Ses travaux portent sur les fictions encadrées à l’époque romantique, dans les domaines slave, allemand et français.