Loxias | Loxias 42 Doctoriales X | Doctoriales X
Walid Saket :
La quête du père absent chez Paul Auster et Albert Camus
Résumé
Paul Auster et Albert Camus sont deux écrivains contemporains appartenant à deux contextes socioculturels différents. Cela dit, ils nous ont laissé deux romans dont l’écriture est propice à une étude comparatiste. En effet, Le Premier homme d’Albert Camus et L’Invention de la solitude de Paul Auster partagent la même problématique qui est la quête du père absent. Cette quête, dont l’origine est l’angoisse du présent se heurte, dans ces deux récits, à de nombreuses difficultés. La reconstitution de la figure paternelle, essentiellement caractérisée par l’anonymat et le mystère, s’avère pénible et parfois même désespérante. Outre cela, les deux romanciers ne disposent que de peu d’informations quant à leurs pères ce qui complique leur tâche. Conséquemment, le sujet du récit impose la forme de celui-ci : la figure parentale dont ils n’ont que des souvenirs fugaces et des idées floues ne peut être appréhendée qu’au moyen d’une écriture de fragmentation et de dépersonnalisation. Les deux auteurs ont, en fait, opté pour un style impersonnel dans le but d’accéder à la vérité dans toute son authenticité. L’écriture mime donc l’objet de la quête d’autant plus qu’elle bouleverse les schémas de l’autobiographie classique habituellement reconnue par la linéarité. Il s’agit donc d’étudier deux récits dont la structure est éclatée voire labyrinthique qui acquiert par là une dimension heuristique.
Index
Mots-clés : Auster (Paul) , autobiographie, Camus (Albert), père, roman familial
Géographique : Etats-Unis , France
Chronologique : Période contemporaine
Plan
- L’écriture fragmentée au service de la quête difficile de la figure du père
- La dépersonnalisation comme moyen d’écriture visant la quête de la figure anonyme du père
- Vers une réhabilitation et une mythification de la figure du père par la fiction (une fictionnalisation du père)
- Conclusion
Texte intégral
1L’écriture des deux œuvres L’Invention de la solitude de Paul Auster et Le Premier homme d’Albert Camus bouleverse en quelque sorte les règles de l’autobiographie classique. En effet, cette dernière suppose un rapport entre auteur, narrateur, personnage. Isabel Chol précise cet aspect de l’écriture autobiographique classique en disant que :
Le choix de la forme narrative implique une opération mentale visant à l’homogénéisation et à la continuité du signifié narratif [...]. Écrire sa vie c’est donc prendre le parti de la continuité, de la cohérence et de l’homogénéité1.
2L’autobiographie classique repose donc sur le principe de l’unité de l’auteur et de son récit dans un mouvement linéaire. Le « je » parlant dans ces récits classiques est conçu comme une entité psychique et psychologique homogène. Or, L’Invention de la solitude de Paul Auster et Le Premier homme de Camus n’obéissent pas à ce principe d’unité. En effet, la vie, dans les deux romans, n’est plus pensée en termes de continuité. En fait, la complexité du genre narratif moderne dans lequel s’inscrivent ces deux écrits répond à un impératif personnel très difficile à réaliser, celui de la quête du père caractérisé par son absence et son anonymat. Ainsi, Paul Auster et Albert Camus se sont trouvés obligés de recréer le passé familial selon le modèle proustien de la « mémoire involontaire ». La figure fugace et mystérieuse du père a déterminé le style d’écriture caractérisant les deux œuvres qu’est la fragmentation. Notre tâche sera donc d’étudier de plus près cette esthétique de fragmentation comme moyen de reconstituer la figure paternelle. Il s’agit de confronter le style camusien dépouillé, correspondant au degré zéro de l’écriture au sens de Roland Barthes à l’écriture fragmentée et labyrinthique de Paul Auster. Les deux types d’écriture correspondent à l’esthétique moderne de dépersonnalisation qui traduit la difficulté voire l’incapacité à reconstruire l’image souhaitée du père. Dans un second temps, l’on essayera de démontrer que cette difficulté de la reconstitution de la figure parentale contribue à mythifier celle-ci car dans les deux œuvres la figure du père reste entourée de mystère et d’imprécision. Ces deux dernières qualités exprimées par le style discontinu rehaussent le père à un rang quasi mythique. Celui-ci ne peut être appréhendé que par un style fragmenté vu l’anonymat le caractérisant. Le père est réhabilité par l’écriture au point qu’il devient une haute instance fictive. L’écriture rachète la mémoire en palliant ses insuffisances. La fragmentation et l’imprécision remarquées dans l’écriture des deux œuvres deviennent paradoxalement les seuls moyens efficaces de l’invention du père. L’écriture participe à la résurrection du père. Quand le vide persiste et que l’imprécision règne, l’écriture est le seul moyen qui serait capable de rendre compte de cette quête difficile de la figure paternelle.
L’écriture fragmentée au service de la quête difficile de la figure du père
3Les deux auteurs ont tenté de reconstituer la figure paternelle et se sont heurtés à un vide voire à une incapacité de reconstruire une image claire de leurs pères morts, une image qui pourrait satisfaire leur nostalgie et combler le sentiment de manque angoissant qu’ils éprouvaient. La quête du père dans les deux romans n’est donc possible qu’à travers une écriture de fragmentation, de discontinuité et de dépersonnalisation. C’est l’objet de la quête qui détermine, en fait, le type d’écriture. Un père dont on n’a que des idées lacunaires et des souvenirs confus ne peut être qu’inventé par un récit mimant cet état de confusion et cette image floue le caractérisant. Paul Auster cherche, dans son roman, l’authenticité par une écriture fragmentée pour réduire l’écart entre la vie et l’écrit. Mounir Laouyen précise dans ce sens que « l’intérêt de la fragmentation consiste à mimer la spontanéité essentialiste de la vie2 ». Autrement dit, l’écriture fragmentée et hybride est au service d’une quête difficile du père qui survit à travers des souvenirs fugaces. Le résultat de cette quête c’est une écriture éclatée mimant l’image floue du père. Le même critique précise dans la même perspective que :
C’est l’incohérence présumée du vécu qui requiert l’abandon de tout paradigme sémio-narratif. L’autobiographie classique s’est longtemps accommodée d’une unité dynamique, d’une ligne directrice comme si notre vie n’était pas une mosaïque d’instants3.
4Conséquemment, l’écart entre autobiographie classique et moderne devient plus tranchant. L’Invention de la solitude et Le Premier homme obéissent à cette idée de « mosaïque » non seulement d’instants mais d’images fragmentées de la figure paternelle. Par conséquent, le père ne peut être envisagé suivant un schéma narratif linéaire. L’on comprend, ainsi, que sa reconstitution doit s’effectuer suivant des suites narratives discontinues qui se fuient et se rencontrent dans un continuel mouvement de va-et-vient. Il s’agit de faire surgir une entité se caractérisant à la fois par l’absence et la présence. L’écriture ou la quête identitaire devient en conséquence un effort de construction et de déconstruction effectué par la mémoire chez les deux romanciers. Comme le dit Mounir Laouyen :
Face à un Philippe Lejeune considérant qu’on écrit sa vie pour la mettre en ordre, le nouvel autobiographe affiche une esthétique de déstructure4.
5C’est pour cela que l’on constate que dans la quête du père chez Auster comme chez Camus, « [i]l y a des trous, des lacunes, des zones d’ombre et d’indétermination5 » pour reprendre l’expression d’Isabel Chol. Cette citation, bien qu’elle traite de l’autobiographie moderne en général, correspond parfaitement à l’univers romanesque de Paul Auster surtout où l’indétermination, le flou plongent le lecteur et le narrateur dans l’inquiétude. En effet, il lui est impossible de reconstituer le tout c’est-à-dire le passé paternel suivant un principe unitaire. Il y a toujours des trous, des manques et un étrange anonymat. Paul Auster précise la difficulté de reconstituer la figure fugace de son père ce qui donne à son récit un aspect fragmentaire :
Je comprends à présent que tout fait est annulé par le suivant, que chaque pensée engendre son symétrique opposé et de force égale. Impossible d’affirmer sans réserve : il était bon ou il était mauvais, il était ceci ou cela. Le tout est vrai. Il me semble parfois que j’écris sur trois ou quatre hommes différents, tous bien distincts, chacun en contradiction avec les autres. Des fragments ou l’anecdote comme une forme de connaissance6.
6La quête du père s’avère donc difficile. C’est ce qui explique la structure labyrinthique et fragmentée du roman austérien. Cette citation illustre bien l’idée de la construction et de la déconstruction comme effort de la mémoire pour tenter de capter les images fugaces et évanescentes de la figure paternelle. D’après Sylvie Camet :
L’âge postmoderne déconstruit le moi qui apparaît de plus en plus comme fiction faite de souvenirs fragmentaires, de motivations discordantes, de causes et d’effets masqués, d’idées gaspillées un peu partout. Postmodernisme et multiplicité mentale coïncideraient autour de cette désintégration du moi, source d’illusions et de souffrances innombrables7.
7L’écriture austérienne relève de cette déconstruction. Les deux auteurs soulignent l’incapacité du moi à s’appréhender comme un continuum psychique et psychologique. Cela confirme l’idée d’une écriture austérienne éclatée, fragmentaire et labyrinthique tentant de restituer péniblement une figure fantôme, celle du père. Ce qui complique la tâche de Paul Auster c’est que son père est caractérisé fondamentalement par l’absence :
De son vivant déjà, il était absent et ses proches avaient appris depuis longtemps à accepter cette absence, à y voir une manifestation fondamentale de son être8.
8Il en découle une sensation d’angoisse accentuée par un sentiment tragique de manque et de vertige face au vide auquel se heurte la quête du père. Paul Auster précise ceci en disant à propos de son père :
Invisible pour les autres, et selon toute probabilité pour lui-même aussi. Si je l’ai cherché de son vivant, si j’ai toujours tenté de découvrir ce père absent, je ressens, maintenant qu’il est mort, le même besoin d’aller à sa recherche. La mort n’a rien changé. La seule différence c’est que le temps me manque9.
9Écrire le passé signifie pour l’auteur le sauver de l’oubli et par la même occasion se sauver : sauver ceux qu’on aime implique qu’on sauve soi-même aussi. Recréer la figure du père par l’écriture constitue pour lui un devoir moral, voire une nécessité :
Je n’avais pas de projet, aucune idée précise de ce que cela représentait. Je ne me souviens même pas d’en avoir pris la décision. C’était là, simplement, une certitude une obligation qui s’était imposée à moi dès l’instant où j’avais appris la nouvelle. Je pensais : mon père est parti. Si je ne fais pas quelque chose, vite, sa vie entière va disparaître avec lui10.
10Ce schéma narratif caractérisé par la fragmentation et la discontinuité est applicable aussi à l’œuvre camusienne Le Premier homme. Ainsi, la découverte faite par Jacques Cormery que son père, au moment de sa mort, était plus jeune que lui, détermine l’ordre apparemment chaotique du récit :
Quand près de la tombe de son père, il sent le temps se disloquer. Ce nouvel ordre du temps est celui du livre11.
11Et comme le précise le critique littéraire Dolorès Lyotard :
Le Premier homme, si riche en souvenirs en descriptions de l’Algérie qu’il a tant aimée, souffre évidemment d’un état embryonnaire de brouillon inachevé et fragmentaire. Bien que le texte soit divisé en deux parties distinctes : 1- la recherche du père, 2- Le fils ou le premier homme, et bien qu’il y ait des blocs narratifs désignés comme chapitres, l’un des problèmes auxquels Camus se serait confronté s’il avait pu poursuivre son projet de livre c’est la structure profonde du récit, son principe organisateur au niveau chronologique. Dans le cas actuel du texte, il y a un va-et-vient entre le présent et le passé, l’Algérie et la France12.
12Cette citation, comme c’est le cas pour Auster, souligne l’aspect fragmentaire de l’œuvre camusienne car l’objet de la quête, le père, est confus, ambigu et entouré de mystère. Tout comme Paul Auster, Camus, dans son désir angoissant de reconstruire l’image de son père se heurte à des indications vagues, floues et imprécises. C’est pourquoi le récit – l’écriture – se présente comme des fragments n’obéissant à aucun ordre chronologique ou structural. Ainsi, au sein du récit évoquant la recherche du père, se superposent d’autres récits relatifs à l’enfance du personnage principal, racontés sur un ton quasi lyrique et éminemment nostalgique. Le Premier homme est donc un récit éclaté dans la mesure où il contient d’autres récits relatifs de loin ou de près à la quête difficile du père absent. En effet, à la quête principale de l’auteur, celle de la figure paternelle se superposent deux autres quêtes : celles de la mère et de soi. Comme le précise Géraldine F. Montgomery dans son livre Noces pour femme seule :
Le Premier homme, roman bien qu’inachevé, ce texte approfondit et rassemble les thèmes chers à Camus, en tout contribuant à former à l’itinéraire d’une quête qui n’est pas seulement celle du père, mais aussi encore et toujours de la mère et à travers elle, la sienne propre13.
13Camus lui-même précise ceci : « Finalement, il ne sait pas qui est son père, mais lui-même, qui est-il ?14 ». Par ailleurs, il est à préciser que la quête du père chez Camus se heurte au silence et à l’impuissance de parole chez sa mère qui ne parvient pas à lui fournir les indications qu’il veut quant à son père. En vain, essaie-t-il de recueillir des informations de sa mère dans une tentative épuisante d’avoir une idée cohérente de son père. Il interroge constamment celle-ci qui répond à ses questions par un silence inquiétant pour lui :
Quand il réfléchissait, Jacques se rendait compte que c’était de ce vieil instituteur perdu maintenant de vue qu’il avait appris le plus de choses sur son père. Mais rien de plus, sinon dans le détail, que ce que le silence de sa mère lui avait fait deviner […]. Et il essayait d’imaginer le peu qu’il savait par sa mère15.
14Il s’avère donc que les narrateurs, dans les deux œuvres, éprouvent un vide et un sentiment de manque déchirants. Tous deux sont amenés à affronter des fragments de souvenirs insuffisants ne leur permettant pas d’arrêter un portrait satisfaisant de leurs pères. Leur angoisse générée par l’absence du père les mène à interroger le peu qu’ils ont d’informations et de données pour retrouver la figure paternelle qui s’éloigne d’eux dans un silence confinant à l’absurde. Ce vide et cette angoisse ainsi que ce sentiment de privation et de manque sont traduits par une écriture fragmentée en constant déplacement dans les méandres des souvenirs fugaces. L’angoisse de Camus s’accroît ainsi que son sentiment de vide face au silence accablant de sa mère « douce, tendre et bonne » mais dont l’indifférence et la froideur l’intriguent et compliquent sa quête :
Elle le disait et le croyait, mais sans plus penser à son mari, maintenant oublié, et avec lui le malheur d’autrefois. Et plus rien ne restait, ni en elle ni dans cette maison, de cet homme dévoré par un feu universel et dont il ne restait qu’un souvenir impalpable, comme les cendres d’une aile de papillon brûlée dans un incendie de forêt16.
15Ainsi, l’absence devient-elle double. D’un côté celle du père dont l’image est perdue dans les « lambeaux des souvenirs », de l’autre celle de la mère qui, par sa passivité, son indifférence et son ignorance, ne cesse d’inquiéter le fils d’où son affirmation pathétique :
Ignorante, obstinée, résignée enfin à toutes les souffrances, les siennes comme celles des autres. Il ne l’avait jamais entendue se plaindre, sinon pour dire qu’elle était fatiguée17.
16Paul Auster souffre comme Camus de ce sentiment douloureux de l’absence résultant de la quête assoiffée de la figure du père évanescent, et comme le précise Lyotard :
L’absence est omniprésente dans l’œuvre camusienne. C’est elle qui creuse les béances de la nostalgie et du désespoir. Jacques Cormery a grandi aux milieux des absences multiples que Morsewski énumère avec une série des « sans » qui soulignent la privation. Enfin pas de territoire possible pour Jacques l’apatride, enfant sans terre et sans père, sans origines et sans patrie18.
17Cette affreuse absence déchirant le héros camusien – qui, semble-t-il, n’est autre que le double de Camus – a généré un grand désir de retourner aux origines pour retrouver la Vérité du père. Il veut « s’enraciner » dans un pays c’est-à-dire avoir une identité pour évacuer ce sentiment néfaste d’absence. Mais le silence succède à l’absence. Le personnage est déchiré entre le « oui » et le « non » de sa mère incapable de lui donner des informations cohérentes à propos de son père :
Elle (sa mère) disait oui, c’était peut-être non, il fallait remonter dans le temps à travers une mémoire enténébrée, rien n’était sûr19.
18Et cela accentue son désespoir. De plus, la seule chance de l’enfant sans racine, sans patrie est d’essayer de restituer le passé pour tenter de remplir en quelque sorte le vide dont il souffre :
Cette notion de patrie était vide de sens pour Jacques, qui savait qu’il était français, que cela entraînait un certain nombre de devoirs mais pour qui la France était une absente20.
19Ainsi livré tragiquement à l’exil sur terre, Jacques ne peut que se plonger dans les souvenirs d’enfance pour échapper à son mal. Le narrateur raconte les jeux que pratiquait ce dernier avec ses amis pendant son enfance. Ces jeux dont l’innocence jubilatoire est évoquée sur un ton lyrique ne sont en vérité que des tentatives auxquelles Jacques s’abandonne pour compenser son sentiment de privation et de manque. L’amitié apaise grandement le héros camusien, mais elle retombe aussi dans l’absence puisqu’elle n’est que souvenirs. Les souvenirs évanescents et lacunaires sont la seule matière dont disposent les fils pour reconstituer la figure de leurs pères. Les deux sont victimes de la solitude. Camus, en reconstituant le passé de son enfance n’est-il pas en train d’inventer la solitude, puisque ce passé est marqué essentiellement par l’absence incarnée surtout par le silence de sa mère ? Et comme le précise le critique littéraire Géraldine Montgomery :
Le père, la patrie, bien absents, de quelle présence se nourrit l’enfant ? (Jacques Cormery). De la présence maternelle, bien sûr, mère et terre réunies. Comme l’écrit Sarocchi « Si la recherche du père s’achève sur un constat d’échec, le roman, jusqu’à ses dernières pages ne cesse d’interroger le visage maternel de sorte qu’embrassé dans tout son cours, il méritait plutôt pour titre recherche de mère »21.
20En effet, la mère occupe une place centrale dans Le Premier homme. C’est elle qui est constamment et sérieusement interrogée par son fils Jacques sur le père mort. Mais elle est présente paradoxalement comme espoir et désespoir. Espoir car elle est censée fournir à son enfant les informations qu’il lui demande à propos de son père. Désespoir enfin car elle ne lui répond chaque fois que par le silence et l’ignorance. Son mutisme constant accentue l’inquiétude et le sentiment de manque et de désespoir chez son fils Jacques. Dans les deux œuvres les fils se débattent dans le vide. Ils affrontent l’absence par un désir obsessionnel d’interroger le peu d’informations qu’ils ont sur leurs pères pour constituer une image cohérente de leurs pères. Les deux se confrontent à des souvenirs fugaces comme des nuages. Dans ce sens on peut citer John T. Matthews qui a fait une analyse originale de l’écriture austérienne :
Auster’s is a fiction of displacement, a displacement that once again has something to do with origins, but also with dislocating texture of contemporary life, in which the familiar is also the alien. He sees that to explore world like a labyrinthine and confused text is still to explore it in some fashion, to reconstruct memory, to master solitude, to find good fortune in the random, to discover the living reflection of things, (is) to engage in the true act of detection, out of chaos, of story itself and ultimately perhaps of reality22.
21Cette citation révèle le lien entre l’écriture fragmentée et le hasard d’autant plus qu’elle précise l’absence de linéarité dans l’écriture de Paul Auster. Elle montre bien que l’effort de la mémoire austérienne est un effort d’exploration d’un monde régi par la confusion et l’aspect labyrinthique afin de « maîtriser » le sentiment angoissant de la solitude. Cela dit, la fragmentation est au cœur de l’œuvre austérienne, et comme le précise le critique littéraire Pierre Garrigue, P. Auster :
Cherchant à composer le portrait de son père, il se heurte aux flux de souvenirs, des anamnèses dont il faut tirer une signification. Son œuvre la plus désœuvrée, la plus fragmentaire23.
22Il en est de même pour Camus qui, cherchant le portrait de son père, ne récolte que des informations lacunaires de celui-ci et se heurte constamment au silence désespérant et décevant de sa mère. L’écriture fragmentaire mime donc les mouvements du moi écartelé, noyé dans le vague du silence et les souvenirs fragiles. Ainsi, l’écriture dans les deux romans correspond à l’objet thématique à savoir l’image confuse du père se présentant comme un ensemble de fragments énigmatiques et mystérieux. Les critiques littéraires, Phyllis Toy et Jeanne-Marie Stantrand confirment cette idée de fragmentation en précisant que :
Comme les livres, le moi et ses pans de mémoire se fragmentent et disparaissent au cours d’un voyage dont les phases sont nécessairement discrètes... L’ouverture est donc à l’image de l’errance du héros24.
23Cette citation confirme l’idée d’une écriture austérienne en continuelle déconstruction et morcellement pour tenter de cerner l’objet de la quête à savoir le père. Aussi bien pour Auster que pour Camus, le père est un inconnu voire une personne étrangère. Auster interroge sa mémoire et Camus interroge sa famille surtout sa mère qui est analphabète. Camus souligne plusieurs fois la difficulté de s’exprimer chez la mère. Pour Jaques, sa mère a une mémoire défaillante à cause de la vieillesse ; ce qui complique sa quête. Entre lui et sa mère il y a un dialogue de sourds. Par ailleurs l’on remarque un autre point commun entre l’écriture camusienne et celle austérienne à savoir le recours à la mémoire involontaire au sens proustien du terme. Le passé est entrevu et revisité à travers les souvenirs mémoriels qui fouillent les lieux et les mémoires des êtres pour chercher des traces de la vérité désirée. C’est ce qui donne à leur écriture un aspect fragmentaire. « En somme, je vais parler de ceux que j’aimais. Et de cela seulement. Joie profonde25. », écrit Camus dans une note pour Le Premier homme en 1959. Ceux qu’il aime sont situés au passé remontant à son enfance. Et puisque la trace se perd, comme le précise Anne Prouteau :
Le passé n’existe que si on a besoin de lui, que ce besoin vienne à s’affaiblir et c’est tout un monde de signes qui peut devenir lettre morte26.
24Le passé risque l’oubli. Vu la précarité de ce passé, Camus a voulu rédiger une commémoration de « ceux qu’il aime », sa mère, ses amis d’enfance, son oncle, son père etc. La mémoire conserve le passé qui, écrit en roman, se sauve de l’oubli. C’est pour cela qu’il y a un va-et-vient entre le présent et le passé dans Le Premier homme. Ce mouvement chronologique oscillatoire permet à l’auteur de dégager la vérité dans toute son authenticité car un récit linéaire des événements est impossible face à un passé riche de moments inoubliable et d’acteurs différents. L’effort de Camus est un effort de témoignage du passé grâce à la mémoire qui se concrétise dans l’écriture. Du coup, la mémoire par son pouvoir magique d’ondulations et d’oscillations des événements passés et revisités impose une écriture éclatée. La structure scripturale fragmentaire mime ces mouvements de la mémoire pour tenter de capter les moments les plus vifs et les plus intenses. Dans cette perspective l’on constate que l’écriture austérienne ne suit pas un schéma narratif linéaire mais plutôt un autre ouvert en spirale en vue d’une constante réinvention des éléments du hasard liés à la vie. Paul Auster lâche la bride à la mémoire et à sa plume en vue de trouver la vérité qui est multiple et en constant changement. En effet, la figure du père s’offre au fils auteur comme un ensemble de moments fantomatiques toujours en permanente fuite. C’est ce qui justifie la structure ouverte de l’écriture austérienne se refusant à toute fixation et où règne l’imprécision. L’objet de recherche (le père) complique cette quête initiatique et contribue à donner à l’œuvre austérienne un mystère et un charme intrigant qui sont des signes d’échec car la quête n’aboutit pas à la reconstitution homogène du père. Dès lors, une constatation s’impose au lecteur de ces deux œuvres qu’on peut formuler de la manière suivante : l’écriture fragmentée est plus un trajet qui s’impose à ces deux romanciers qu’un simple choix esthétique. Autrement dit, c’est l’objet de la recherche (le père) qui impose et détermine le style de l’écriture. Il y a donc une adéquation entre l’image floue et ambiguë du père et l’écriture fragmentée dans ces deux œuvres. En effet, les deux romanciers, dans leur quête de la figure paternelle, ne récoltent que des résidus mémoriels épars et imprécis. Ainsi donc il convient de préciser que l’écriture discontinue tout en trahissant un manque sentimental est une marque de l’autobiographie moderne. Mounir Laouyen précise cet aspect moderne de l’autobiographie en disant :
Hanté par le silence de la case vide, l’écriture autobiographique intègre le manque comme composante organique du texte27.
25Pareillement, le silence chez Auster est la composante fondamentale de l’œuvre. Pour lui, la solitude est propice à la créativité artistique. Elle est nécessaire à ses yeux, car elle l’aide à méditer avec du recul sur l’existence humaine voire sur la vie. L’écriture devient alors un moyen de communication avec le monde. Elle favorise une réconciliation de l’être avec la vie puisqu’elle permet de la comprendre. Par ailleurs, pour Camus, le silence consubstantiel aux êtres que son personnage fréquente et interroge au sujet de son père deviennent la substance même d’une écriture ouverte sur le passé. Ranimer ce passé c’est pour Camus ranimer le silence. C’est ce silence qui a produit Le Premier homme et lui a donné une prééminence incontestable. Paradoxalement, écrire le silence devient pour lui communiquer avec le monde puisque ce silence caractérisant les êtres du passé, qui lui sont chers, devient par l’écriture une présence. Écrire le silence revient à dire écrire contre l’oubli, sauver ceux qu’on aime de l’oubli. La solitude acquiert donc, par le biais de l’écriture, chez Auster comme chez Camus, un sens positif. Cela revient à dire qu’en réécrivant la solitude et le silence des autres ils parviennent à la vaincre.
La dépersonnalisation comme moyen d’écriture visant la quête de la figure anonyme du père
26Il semble que les deux œuvres puissent se ranger dans la catégorie mixte de l’autobiographie et de l’autofiction parce que les deux écrivains ont choisi d’écrire en employant la troisième personne. Les deux romanciers optant pour ce choix expriment leur désir de voir les événements avec détachement et avec du recul. Alain Montandon précise que pour Camus :
La vérité biographique est compensée par un processus romanesque refusant toute effusion pathétique, toute profusion d’image, l’esthétique camusienne vise la justesse du langage28.
27Le même critique ajoute que chez Camus :
Le resserrement des mots qui gagnent dans la phrase, en épaisseur, en force ou si l’on préfère, en densité, ils donnent l’impression d’être « là » dans l’attente d’être réactivés. Ils révèlent la vérité transparente et simple de l’inaccessibilité du sens. L’œuvre propose une conception du style éminemment classique dans sa recherche de sobriété. (La véritable œuvre d’art est celle qui dit moins)29.
28Il en ressort que l’écriture camusienne, dans son aspect objectif, répond à un impératif véridique : opter pour une économie linguistique en vue de capter une vérité difficile à conquérir. Dans Le Premier homme, le silence de la mère, ses paroles brèves mais tranchantes sont des marques de cette sobriété et de ce désir de sincérité et de simplicité de dire et de raconter les choses telles qu’elles sont, sans ornements. De surcroît, le silence de la mère en lui-même n’est pas un choix conscient en ce sens qu’elle ne cache rien de mystérieux ou d’énigmatique. Il est une manifestation de la vérité dans son sens univoque et originel et non au sens équivoque. Son silence n’a de valeur symbolique ou connotative que pour le fils qui le soumet à son interprétation. Pour la mère, il est simple, c’est la vérité pas plus. Son silence c’est l’indicible qui doit se dire par une langue transparente. L’émotion et l’affectivité dans la description des êtres du passé (le père, la mère, etc.) ne sont pas poussés à l’extrême dans Le Premier homme. Elles sont réduites au minimum, c’est-à-dire à ce degré de transparence entre les mots et les choses. Les mots traduisent la pureté de la solitude, du vide et des êtres. Il s’agit d’une écriture impersonnelle sans ornements. C’est dire les choses avec le plus de détachement pour tenter de rendre compte de la vraie image du monde. L’écriture blanche dont parle Roland Barthes est une écriture « neutre, innocente ». Elle est nouvelle comme l’écrit, Pierre Ballans :
parce qu’elle serait le dernier épisode d’une passion de l’écriture qui suit pas à pas le détachement de la conscience et qui aboutit à cette parole transparente inaugurée par L’Étranger de Camus30.
29Lucide, neutre et innocente revient à dire qu’elle est fidèle à ce qu’elle reflète ; elle vise une objectivation du langage. Le même auteur indique dans cette même perspective que :
Ainsi, la naissance de est celle de l’Histoire : Claude Hagège le souligne en montrant que l’écriture permet la présence maintenue de personnes qui sont absents et donc introduit un dialogue avec ces absents. À l’opposé de l’oral qui demande une mémorisation et permet une réponse sur-le-champ31.
30Ainsi il est légitime de dire quel’écriture du roman Le Premier homme est l’incarnation la plus typique de l’écriture blanche. En effet, la description et la narration y sont dépouillées de tout ornement, de tout ce qui est débordement psychologique. On y remarque la transparence et le souci de vérité dans l’évocation des êtres et des choses. Dans la même optique, Paul Auster choisit d’écrire en employant la troisième personne car, pour lui, il s’agit d’un moyen par lequel il instaure une certaine distance entre lui-même et les événements qu’il raconte ; c’est un désir d’objectivité pour accéder à la vérité de soi, des autres et surtout de son père. Il veut voir les événements avec de recul. Il précise ceci en disant : « I had to objectify myself in order to explore own subjectivity32. ». Là nous sommes au cœur de l’esthétique de la dépersonnalisation. Mais comment va-t-il réaliser ce désir d’objectivité ? David Banks, dans son ouvrage Les marqueurs linguistiques de la présence de l’auteur, semble en apporter la réponse en précisant que :
L’Invention de la solitude est une polyphonie de voix autre support de la mémoire, la superposition des voix féminines pour beaucoup : Schéhérazade, Cassandre, Dickinson, Franck. D’autres masculines viennent y joindre leur contrepoint : Pascal, Leibniz, Mallarmé, Proust, Blanchot. Il en résulte ce que l’auteur appelle (la combinaison de ces voix qui font surgir un monde d’échos à l’intérieur de la conscience de l’auteur)33.
31Selon ce critique :
L’écriture austérienne rapproche de manière caractéristique les opposés : intérieur, extérieur, passé, présent, objet sujet : Auster rappelle que dans la prose autographe de Proust, le passé enfoui dans les objets matériels et il tire la conclusion de cette proposition. Puisque le monde objectal est mémoire, traverser le monde, c’est également voyager en soi34.
32À Paul Auster de préciser que « to wander about the world, there is also to wander about ourselves35». Ainsi, son écriture s’ouvre sur l’altérité dans le sens dialogique du terme. En effet, Auster éprouve toujours le besoin de penser soi à travers autrui. « It cannot speak about itself, therefore except as another36 » affirme-t-il. Cela veut dire que pour écrire et pour accéder à la vérité, il doit se percevoir comme un autre. C’est pourquoi choisit-il la troisième personne dans l’écriture de L’Invention de la solitude. On trouve un écho de cette idée chez le romancier russe Kafka dont la conception de l’écriture aurait probablement influencé Auster.
33Ce silence acquiert un nouveau sens sous sa plume ; il devient synonyme de créativité, de mouvement et de fertilité. L’écriture réconcilie alors l’homme à la vie en dénichant les recoins invisibles du monde pour les lui révéler. Cela comme le dit très justement D. Rabaté interprétant le chef d’œuvre de cet écrivain :
Ce que le solitaire invente c’est une littérature dans son sens moderne. On pensera aussi par ce titre, au beau livre de Paul Auster L’Invention de la Solitude37.
34C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre les deux œuvres celle de Camus et celle de Paul Auster. Dominique Rabaté traitant de la question de la solitude dans le roman moderne ajoute :
Si l’invention du solitaire révèle de la modernité, c’est parce qu’elle relève au premier chef d’une histoire de l’individu moderne. Et si nous l’abordons par la littérature, c’est bien sûr parce que la question de l’individu touche principalement à son rapport avec le langage […]. Comment être et se sentir seul, alors que cette pensée se dit par les mots, c’est-à-dire par ce qui est social en soi ? Comment affirmer son irréductible singularité avec les mots de tous38.
35Paul Auster répond à ces questions dans son ouvrage en donnant un nouveau sens à la solitude qui est désormais conçue non pas comme un isolement de l’être au milieu de la foule mais comme une condition de l’acte d’écriture et de la créativité. Il y a donc une sorte de dialogisme manifeste dans ce souci constaté chez l’auteur de L’Invention de la Solitude de se fondre dans l’autre afin d’entreprendre la quête initiatique. Auster, désirant reconstituer la figure paternelle, cherche en réalité à comprendre son moi multiple et complexe. La quête du père cache donc un souci narcissique. Le père est cet autre plus proche de soi dont l’exploration permettrait l’appréhension de soi d’une façon équilibrée. Cependant, en se cherchant à travers son père, Auster aboutit à un constat amer. En effet, il s’aperçoit que la solitude de celui-ci est stérile car elle l’a privé de la tendresse. Le silence du père est sans mystère, sans envergure ; il n’apprend rien au fils assoiffé de nouveau et de singulier.C’est ce qui le mène à enseigner à son enfant Daniel le côté positif de la solitude, celui alimentant son imaginaire et participant à forger sa personnalité. Le silence est donc pour lui une forme de sagesse à cultiver.
Vers une réhabilitation et une mythification de la figure du père par la fiction (une fictionnalisation du père)
36Chez Auster comme chez Camus, le désir obsessionnel de recréer le passé a comme noble objectif la tentative de donner à la figure paternelle une présence fictive efficace comblant son absence dans la réalité. Ainsi, en recréant le passé familial et en focalisant sur le portrait mystérieux de son père, Paul Auster démontre que l’écriture peut devenir un acte de gratitude envers celui-ci. Le fait même qu’il se fixe pour objectif éminent voire comme une nécessité cette quête du père et qu’il s’efforce de le cerner par le pouvoir de la mémoire, signifie pour lui plus qu’une simple tentative de restituer le passé étrange de sa famille. Il en est de même pour Camus qui recrée tout le passé de son enfance pour rendre hommage à ceux dont-il disait qu’il aimait. « Je vais parler de ceux que j’aimais» écrit-il dans les notes et les plans du Premier homme en 1959. Si la vie était assez rude et fort cruelle pour les deux pères, celui de Camus comme celui d’Auster, les fils tentent de les réhabiliter car, l’un et l’autre, ont été des victimes de l’histoire ou des atrocités commises par les autres. Dès lors l’écriture devient un acte de reconnaissance et de gratitude envers les deux pères qui n’avaient pas choisi d’être absents et si indifférents quant à leurs enfants. Camus, par exemple, accuse la guerre qui était la cause de la mort de son père ; quant à Paul Auster, il remonte au passé lointain des grands parents pour tenter de justifier le caractère froid de son père. Pensons à l’assassinat de son grand-père par la grand-mère. Il s’agit, donc, pour les deux romanciers d’évoquer la figure parentale non seulement pour combler ce sentiment de privation et d’absence dont ils souffrent mais aussi pour chercher les causes de cet anonymat et de cette absence caractérisant les deux pères pour prouver enfin que le fils est redevable à son père. Les deux pères ont mené une vie difficile. Par conséquent, les évoquer à nouveau revient à dire les pardonner et, en échange, se réconforter par cet acte de gratitude. L’écriture comme moyen de cette quête des origines familiales devient par la même occasion un acte d’héroïsation de ceux qui ont disparu. C’est dire que pour les deux romanciers, tenter de reconstituer la figure parentale est un moyen leur permettant de se comprendre eux-mêmes. Camus, par exemple, déchiré entre deux terres, l’Algérie et La France, veut se retrouver et quêter son identité située entre ces deux « patries ». Ainsi pour les deux romanciers l’affirmation de l’identité de soi passe nécessairement par la compréhension du passé familial. De surcroît, réhabiliter le père constitue un acte de gratitude envers lui, ce que Paul Auster explique en disant :
Je me rends compte maintenant que je dois avoir été un mauvais fils. Ou du moins, sinon mauvais, décevant, cause de souci et de tristesse. Cela n’avait aucun sens pour lui d’avoir engendré un poète. Pas plus qu’il ne pouvait comprendre comment un jeune homme fraîchement nanti de deux diplômes de L’Université de Columbia pouvait s’engager comme matelot sur un pétrolier dans le golfe du Mexique et puis, sans rime ni raison, s’en aller à Paris pour y passer quatre ans à vivre au jour le jour. Il me décrivait d’habitude comme ayant (la tête dans les nuages) ou (pas les pieds sur terre) […] À ses yeux c’était par le travail qu’on prenait part à la réalité. Et le travail, par définition rapportait l’argent. Sans cela ce n’était pas un travail. Par conséquent, écrire et particulièrement écrire la poésie, n’en était pas […] Mon père considérait que je gaspillais mes dons et refusais de devenir adulte39.
37Avouer que le père avait raison c’est pour Auster un moment de vérité et sincérité aussi bien pour son père que pour lui. Le père constitue en quelque sorte un repère pour le fils ; il le positionne dans le monde. Le fils, décevant comme il le ressent amèrement, n’a que l’acte d’écriture pour rendre hommage à son père jugé lucide et plus « pratique » que lui. L’écriture est une commémoration de ce père fascinant par son aspect mystérieux. Paul Auster souligne sa fascination quant au caractère flegmatique du père :
Une patience quasi surhumaine. Il était la seule personne que j’aie jamais connue qui pouvait donner des leçons. De conduite automobiliste sans se mettre en colère ni piquer de crise de nerfs40.
38Dans la même perspective Auster décrivait toujours les travaux de son père comme s’ils étaient des exploits. Pareillement chez Camus, il est question de réhabiliter ceux qu’il aime sur un ton nostalgique. Cette idée de reconnaissance est précisée par l’auteure Anne Prouteau qui analysant Le Premier homme dit ceci :
Considérons les éléments paratextuels comme la fameuse dédicace (À toi qui ne pourra jamais lire ce livre) ou les fragments tels que (en somme je vais parler de ceux que j’aimais. Et cela seulement. Joie profonde) ; ils manifestent que l’un des projets du livre semble être une immense reconnaissance. Ce dont Camus veut parler ont justement tous en commun d’être tombés dans l’oubli, d’être des hommes et des femmes anonymes41.
39Par une sorte de mémoire involontaire à la manière de Marcel Proust comme le précise Anne Prouteau :
Camus, en retrouvant le temps perdu, fait l’objet d’un ressaisissement, d’une mise en lien, d’une récapitulation, qui lui permet par l’écriture de prendre conscience de la permanence du moi42.
40Cette citation montre que, pour Camus, c’est la famille qui donne une consistance à son être. C’est donc grâce aux personnes anonymes, principalement le père et la mère, qu’il défie le sentiment de L’Absurde de la vie. Vivre pour ou par les autres cela revient au même ; l’être camusien parvient finalement à se réconforter. Il en découle que la figure paternelle, pour les deux romanciers, acquiert une dimension fictive et quasi mythique puisqu’elle est la substance même du récit. De plus, l’aspect anonyme et mystérieux des deux pères évoqués sous le signe de la fascination des fils leur confère une consistance d’êtres exemplaires. La commémoration des pères devient un devoir quasiment sacré et peut-être même le seul qui le soit. Anne Prouteau souligne que pour Camus :
Le recours à la troisième personne du singulier pour conduire le récit, permet déjà une certaine distanciation et un décentrement du narrateur. Comme le remarque fort justement Pierre Grouix « Le Premier Homme est bien le livre des autres », tout se passe comme si le moi se désintéressait pour s’intéresser aux autres43.
Conclusion
41Livres de commémoration et de réhabilitation de la figure du père, L’Invention de la solitude de Paul Austeret Le Premier homme d’Albert Camus se présentent comme une tentative de réparation du présent par le passé. Par l’écriture, la solitude et l’absence deviennent alors présence. L’écriture en tant qu’acte de reconnaissance de ceux qu’on aime, selon l’expression camusienne, sauve la figure paternelle de l’oubli et lui confère un statut mythique. Par l’écriture, les liens se retissent entre les éloignés.
Notes de bas de page numériques
1 Isabelle Chol, Poétiques de la discontinuité de 1870 à nos jours, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, 2004, p. 173.
2 Isabelle Chol, Poétiques de la discontinuité de 1870 à nos jours, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, 2004, p. 176.
3 Isabelle Chol, Poétiques de la discontinuité de 1870 à nos jours, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, 2004, p. 176.
4 Isabelle Chol, Poétiques de la discontinuité de 1870 à nos jours, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, 2004, p. 177.
5 Isabelle Chol, Poétiques de la discontinuité de 1870 à nos jours, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, 2004, p. 178.
6 Paul Auster, L’Invention de la solitude, Paris, Actes Sud, 1988, p. 68.
7 Sylvie Camet, Les métamorphoses du moi Identités plurielles dans le récit littéraire (XIXe-XXe siècles), Paris, L’Harmattan, 2007, p. 262.
8 Paul Auster, L’Invention de la solitude, Paris, Actes Sud, 1988, p. 10.
9 Paul Auster, L’Invention de la solitude, Paris, Actes Sud, 1988, p. 11.
10 Paul Auster, L’Invention de la solitude, Paris, Actes Sud, 1988, p. 10.
11 Dolorès Lyotard, Albert Camus contemporain, Lille, PU Septentrion, 2009, p. 122.
12 Dolorès Lyotard, Albert Camus contemporain, Lille, PU Septentrion, 2009, p. 24.
13 Géraldine F. Montgomery, Noces pour femme seule, Amsterdam, Rodopi, 2004, p. 186
14 Albert Camus, Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 65.
15 Albert Camus, Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1994, pp. 78-79.
16 Albert Camus, Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 85.
17 Albert Camus, Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1994, pp. 71-72.
18 Dolorès Lyotard, Albert Camus contemporain, Lille, PU Septentrion, 2009, p. 137.
19 Albert Camus, Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 93.
20 Albert Camus, Le Premier homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 226.
21 Géraldine Montgomery, Noces pour une femme seule : le féminin et le sacré dans l’œuvre d’Albert Camus, Amsterdam, Rodopi, 2004, p. 197.
22 John T. Matthews,A Companion to the Modern American Novel 1900-1950,Londres, Wiley-Blackwell, 2009, p. 260.
23 Pierre Garrigues, Chutes et perfection : éloge du parfait, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 180.
24 Phyllis Toy et Jeanne-Marie Stantrand, Mark Twain, Paul Auster,Paris, PU Paris-Sorbonne, 1997, p. 86.
25 Albert Camus, Notes et plans du Premier Homme, Cahiers de Camus, Gallimard, 1994, p. 312.
26 Anne Prouteau, Mémoire, Traces, Récits, volume 1. Le passé revisité, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 11.
27 Isabelle Chol, Poétiques de la discontinuité de1870 à nos jours, PU Blaise Pascal, 2004, p. 179.
28 Alain Montandon,Figures du vieillir, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, 2005, p. 235.
29 Alain Montandon,Figures du vieillir,Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, 2005, p. 237.
30 Pierre Ballans, L’Écriture blanche : un effet du démenti pervers, Paris, L’Harmattan, 2007, pp. 18-19.
31 Pierre Ballans, L’Écriture blanche : un effet du démenti pervers, Paris, L'Harmattan, 2007, p. 26.
32 Paul Auster, The Art of Hunguer : essays, prefaces, interviews, New York, Sun and Moon Press, 1992, p. 304.
33 David Banks, Les marqueurs linguistiques de la présence de l’auteur, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 209.
34 David Banks, Les marqueurs linguistiques de la présence de l’auteur, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 209.
35 Paul Auster, The Art of Hunguer: essays, prefaces, interviews, New York, Sun and Moon Press, 1992, p. 304.
36 Ilana Shiloh,Paul Auster and Postmodern Quest: on the Road to Nowhere, New York, Peter Lang Publishing, 2002, p. 43.
37 Dominique Rabaté, L’Invention du Solitaire V19, Bordeaux, PU Bordeaux, 2003, p. 8.
38 Dominique Rabaté, L’Invention du Solitaire V19, Bordeaux, PU Bordeaux, 2003, p. 9.
39 Paul Auster, L’Invention de la solitude, Paris, Actes Sud, 1988, p. 67.
40 Paul Auster, L’Invention de la solitude, Paris, Actes Sud, 1988, p. 69.
41 Anne Prouteau, Mémoire Traces Récits (Vol 1). Le Passé Revisité, Paris,L’Harmattan, 2008, p. 126.
42 Anne Prouteau, Mémoire Traces Récits (Vol 1). Le Passé Revisité, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 133.
43 Anne Prouteau, Mémoire Traces Récits (Vol 1). Le Passé Revisité, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 134.
Bibliographie
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Pour citer cet article
Walid Saket, « La quête du père absent chez Paul Auster et Albert Camus », paru dans Loxias, Loxias 42, mis en ligne le 15 septembre 2013, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.sudouest.fr/2016/01/10/index.html?id=7502.
Auteurs
Walid Saket est d’origine tunisienne, né en 1975 à Bizerte (Tunisie). Il est doctorant à l’université Blaise Pascal (France) et poète francophone, ayant publié deux recueils de poésie en France : Les épines dorées et La poésie en deuil. Il est également membre actif de la Maison des écrivains et de la littérature à Paris. Il prépare actuellement une thèse sur le concept du personnage poétique dans Les Fleurs du Mal et Le Spleen de Paris de Baudelaire sous la direction de Pascale Auraix-Jonchière (Université Blaise Pascal, France).