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Oriane Demerliac :
La condamnation de la navigation dans La Troade de Garnier : devenir d'un motif original de la poésie augustéenne
Résumé
Nous montrons ici comment Garnier reprend le motif de la condamnation de la navigation élaboré par les poètes augustéens dans son chœur final de l’Acte III de La Troade. L’originalité de Garnier est d’intégrer au genre tragique et au cycle troyen des éléments étrangers : le motif de la cupidité des marins, la déploration de la première navigation et les métaphores élégiaques du feu et de la navigation amoureuse.
Index
Mots-clés : chœur tragique , condamnation de la navigation, Garnier (Robert), intertextualité, mer
Chronologique : période augustéenne , période impériale, XVIe siècle
Plan
- L’audace du premier marin : combinaison de deux intertextes de Sénèque et d’Horace
- Reprise d’un chœur de Sénèque étranger au cycle troyen
- L’intertexte horatien : adaptation de la lyrique à la tragédie
- La cupidité comme cause de la navigation : enrichissement intertextuel et échos augustéens
- Les navigations de malheur : de la tragédie à l’élégie et retour
- La navigation de Pâris comme origine des malheurs de Troie
- L’Argo, l’amour et le malheur : transformation d’un motif tragique en motif élégiaque
- Reprise tragique des métaphores élégiaques du feu, de la guerre et de l’amour
- Conclusion
Texte intégral
1Dans sa Troade, Garnier se réapproprie un motif, celui de la condamnation morale de la navigation originelle, à la fin de l’Acte III (chœur, vers 1745-1804)1. Ces vers sont prononcés par le chœur, composé des Troyennes réduites en esclavage2 et ils closent l’Acte III, dont l’enjeu est le sort de Polyxène, demandée en sacrifice par l’ombre d’Achille. Les Troyennes commencent leur chant au moment où Polyxène consentante est emmenée pour le sacrifice par Pyrrhe ; l’Acte IV, quant à lui, commence sur un sujet différent, le récit de la mort d’Astyanax. Dans ce chant du chœur, les Troyennes déplorent l’invention de la navigation, à l’origine de tant de maux pour les hommes et permettant finalement l’enlèvement d’Hélène par Pâris et la guerre de Troie. Ce passage prend donc de la distance par rapport à l’action tragique pour se concentrer sur les causes lointaines des événements montrés dans la pièce. Cependant, ce chœur ne porte pas uniquement une condamnation de la navigation, mais, à travers elle, ce sont trois passions qui sont visées : l’audace, la passion amoureuse et la cupidité qui, selon le texte, seraient à l’origine des premières navigations dont les Troyennes se présentent comme les victimes. Cette portée morale du chœur est loin d’être anodine au regard de l’ensemble de la pièce. De fait, ces trois passions sont à l’origine des actions de plusieurs des Grecs vainqueurs et causent les malheurs représentés3. Si notre passage nous fait sortir de l’action, c’est donc pour mieux attirer notre attention sur l’empire des passions sur les hommes et sur leurs victimes. Pour ce faire, l’auteur sort des intertextes majeurs de la pièce, l’Hécube et les Troyennes d’Euripide4 et les Troyennes de Sénèque5. C’est d’abord ce changement d’inspiration qui fait l’originalité de ce passage du chœur6, avec son traitement de la navigation nouveau pour une tragédie sur les Troyennes. En effet, on a signalé avec raison l’influence de l’Ode I. 3 d’Horace pour ce passage7, ainsi qu’un chœur de la Médée de Sénèque8. Mais nous désirons montrer que l’ensemble de la poésie augustéenne, ainsi que certains de leurs prédécesseurs de la fin de la République romaine, possèdent une influence importante dans ce passage9. Notre but est ici d’expliciter la construction de cette condamnation de la navigation en montrant quelle combinaison Garnier a opérée entre les différentes traditions classiques, s’inscrivant ainsi dans la lignée des Anciens par un usage remarquable du procédé de contamination qui leur était cher10 et qu’ont repris les dramaturges du XVIe siècle11.
2Nous proposons donc dans un premier temps d’identifier précisément la dette de Garnier à ses deux intertextes principaux, Sénèque et Horace, d’observer exactement comment le dramaturge s’approprie et façonne ce matériau antique ; puis, partant de cet examen précis des reprises, voire des traductions présentes dans le texte, d’identifier la présence d’un thème qui ne s’y trouve pas, celui de la cupidité qui pousse à naviguer. Pour comprendre cet ajout, nous nous pencherons sur le moment de l’histoire de la littérature latine qui voit l’élaboration de ce motif, la période augustéenne. Enfin, nous verrons de quelle façon ce chant du chœur est l’occasion pour Garnier d’associer un nouveau thème, érotique cette fois et non plus seulement moral, à ce motif déjà complexe, en puisant là encore dans la poésie augustéenne.
L’audace du premier marin : combinaison de deux intertextes de Sénèque et d’Horace
3Dans l’Antiquité, les dangers de la mer sont un motif récurrent dans toute la littérature, depuis l’Odyssée, où ils servent d’obstacle principal au retour d’Ulysse. Pourtant, jamais dans la littérature grecque ni dans la littérature romaine jusqu’à la fin de la période républicaine on ne trouve de condamnation de la navigation, qui est une évidence culturelle dans le monde méditerranéen. À notre connaissance, Lucrèce est le premier à lier la navigation et la condamnation des passions, mais la technique en elle-même demeure un acquis positif du progrès12, et Lucrèce s’attaque principalement à l’avidité sans borne des hommes13. Mais c’est réellement à l’époque augustéenne que la condamnation morale de la navigation devient un topos, qui se décline selon plusieurs aspects : la navigation est liée à l’Âge de fer et à ses vices par contraste avec l’Âge d’or, qui l’ignorait ; le marchand navigant pour le profit et tout personnage qui prend la mer dans ce but sont condamnés pour leur cupidité ; la guerre est mise sur le même plan que le commerce maritime pour être condamnée moralement, par opposition avec une oisiveté inoffensive et éventuellement l’agriculture ; enfin, la navigation peut être considérée comme un sacrilège et une marque d’impiété. Tout cela est lié au contexte de la fin des guerres civiles et du début de la restauration politique et morale voulue dans le Principat d’Auguste14, et nous allons voir comment Garnier puise dans ce topos et ses remaniements de la période impériale.
Reprise d’un chœur de Sénèque étranger au cycle troyen
4C’est la hardiesse que Garnier choisit de mettre en avant pour caractériser le marin dans ce chant du chœur. L’adjectif « hardi » revient en effet à trois reprises dans le texte (v. 1745, 1746 et 1775) et les deux premiers vers, ne laissent aucune ambiguïté sur la condamnation dont le marin fait l’objet :
L’Ame fut de celuy mechantement hardie,
Hardie à nostre mal,
Qui vogua le premier sur la mer assourdie
Et son flot inegal.
5Le placement des adjectifs en fin et en début de vers, leur répétition, l’adverbe portant sur le premier et le complément du second, tous deux connotés négativement, contribuent à renforcer la condamnation du premier marin. Cette hardiesse est clairement inspirée du chœur de la Médée de Sénèque15, et principalement de ses premiers vers (v. 301-319 ; 329-334) :
audax nimium qui freta primus
rate tam fragili perfida rupit
terrasque suas post terga uidens
animam leuibus credidit auris,
dubioque secans aequora cursu
potuit tenui fidere ligno
inter uitae mortisque uias
nimium gracili limite ducto.
nondum quisquam sidera norat,
stellisque, quibus pingitur aether
non erat usus, nondum pluuias
Hyadas poterat uitare ratis,
non Oleniae lumina caprae,
nec quae sequitur flectitque senex
Arcada tardus plaustra Bootes,
nondum Boreas, nondum Zephyrus
nomen habebant.
ausus Tiphys pandere uasto
carbasa ponto legesque nouas
scribere uentis […].
candida nostri saecula patres
uidere procul fraude remota.
sua quisque piger litora tangens
patrioque senex factus in aruo,
paruo diues, nisi quas tulerat
natale solum non norat opes.
Il fut trop audacieux, celui qui, le premier, brisa les flots perfides d’un vaisseau si fragile et, voyant ses terres dans son dos, confia son âme aux brises légères, puis, coupant de sa course peu sûre les plaines marines, put se fier à une fine planche, après avoir tracé une frontière trop fine entre les chemins de la vie et de la mort. Personne encore ne connaissait les astres ni n’usait des étoiles dont s’émaille l’éther, un vaisseau ne pouvait pas encore éviter les pluvieuses Hyades, ni les lueurs de la chèvre d’Olène, ni les chariots de l’Ourse, que le vieux Bouvier suit et fait tourner ; ni le Borée, ni le Zéphyr n’avaient encore de nom. Tiphys osa tendre des voiles sur la haute mer immense et prescrire des lois nouvelles aux vents […]. Nos pères virent des siècles radieux, quand la fourberie était loin à l’écart. Chacun était indolent, attaché à son propre rivage et devenu vieux dans le champ paternel, riche de peu, il ne connaissait les richesses, sinon celles qu’avait portées le sol natal.
6Sans évoquer les tempêtes ou les monstres marins, ce chœur de Médée condamne l’audace du premier marin sous trois angles : son excès relativement à la fragilité de la sécurité qu’offre un bateau, l’orgueil qui consiste à soumettre la nature et tout particulièrement la mer à l’art et le fait de préférer l’inconnu à la tranquillité. De façon générale, c’est le manque de sagesse et de mesure qui caractérise ici le marin. Or, si Garnier reprend et traduit ou adapte une grande partie de ce chœur, il ne le fait pas mécaniquement, bien au contraire : les passages directement inspirés de Sénèque sont distribués différemment et l’accent n’est pas toujours mis sur les mêmes aspects.
7En effet, les v. 1745 à 1760 de Garnier reprennent les v. 301 à 308 de Sénèque ; les v. 1777 à 1784, les v. 329-334 de Sénèque ; les v. 1785-1796, les v. 309-319 de Sénèque. L’ordre n’est donc pas le même, ni l’ampleur accordée à chaque adaptation. L’ouverture du chœur de Sénèque est ainsi beaucoup amplifiée par Garnier. La traduction précise de ce passage se trouve répartie dans l’ensemble de la période formée par les vers 1745-1760 : « audax nimium » est rendu par « mechantement hardie » et l’insistance sur audax, en attaque du vers de Sénèque, est marquée par la répétition et le placement de l’adjectif « hardie ; » les v. 301-302 sont rendus par les deux distiques des v. 1747-1750, tout particulièrement les formes « qui […] primus » par « Qui […] le premier, » « freta […] perfida » par « son flot inégal, » « rate […] fragili » par « d’un fraisle vaisseau. » Pour « perfida », on peut aussi penser à « Un élément sans foi » (v. 1756), qui rend mieux l’adjectif latin et montre que Garnier peut répartir différents aspects du texte de Sénèque sans les assujettir à la phrase qui semble à première vue les traduire. Ainsi, le vers 303, « terrasque suas post terga uidens » peut avoir été rendu par le vers 1758, « Sa terre abandonnant, » mais il est aussi possible que Garnier suive ici d’autres intertextes qu’il mêle à Sénèque. Le v. 304 de Sénèque peut avoir à la fois eu de l’influence sur la focalisation de Garnier sur « L’Ame » au v. 1745 et sur les v. 1751-1752. Ces derniers vers peuvent en outre être inspirés assez librement des v. 306-308. « Et d’un cours incertain » traduit en revanche fidèlement « Dubioque […] cursu, » v. 305.
8Si l’on étudie les vers 1777 à 1796 de Garnier, on observe là encore une inspiration directe de Sénèque, notamment dans la structure générale des phrases : « nos peres, » sujet de la phrase, reprend « nostri […] patres, » v. 329, qui est aussi sujet ; l’adjectif « heureux, » répété, reprend « candida, » qui n’est pas épithète de « patres, » mais a pu être considéré par Garnier comme une hypallage exprimant le bonheur des hommes plutôt que de leur époque ; il est cependant certain que « leur temps bienheureux » traduit « candida […] saecula. » L’ablatif absolu « fraude remota, » v. 330, a pu être développé dans les v. 1781-1782, « Ains d’avarice francs et de feintes cautelles/Les pestes de ce temps, » fraus pouvant désigner une ruse, une déloyauté, un grand dommage ou un crime et donc convenir pour « feintes cautelles » et « pestes. » L’expression « leurs terres paternelles » peut devoir son possessif à « sua […] litora » et traduire « patrio […] aruo ; » l’apposition « paresseux » est, quant à elle, une traduction exacte de « piger, » placée d’ailleurs comme elle à la coupe métrique. Enfin, le vers 1784, « Dont ils vivoyent contens » peut être inspiré de l’expression « paruo diues » (v. 333) ou plus généralement des v. 333-334.
9C’est après cette référence à l’Âge d’or que Garnier place une adaptation de la description de l’ignorance originelle présente chez Sénèque à la suite des vers 301-308 (v. 1785-1792) :
On ne cognoissoit lors les humides Pleiades
Orion, ny les feux,
Les sept feux redoutez des pleureuses Hyades,
Le charton, ne ses bœufs.
Zephyr et Aquilon estoyent sans noms encore,
Venus et les Iumeaux,
Astres, que le nocher palle de crainte adore
Flambans sur ses vaisseaux.
10Les quatre vers 1785-1789 condensent les vers 309 à 315 de Sénèque : alors que ce dernier fait le constat général de l’ignorance du nom des étoiles, pour énumérer ensuite des astres connus destinés à faire contraste pour le lecteur avec les temps anciens, Garnier énumère immédiatement les constellations alors ignorées. De cette façon, « On ne cognoissoit lors » rend « nondum quisquam […] norat, » « les pleureuses Hyades » correspondent à l’expression « pluuias/Hyadas » et « Le Charton, ne ses bœufs » condense les vers 314-315, en ôtant la référence que fait Sénèque à l’Ourse et en ajoutant les bœufs du Bouvier16. Le vers 1789, « Zephyr et Aquilon estoyent sans noms encore » traduit les vers 316-317, à cela près que le Borée est remplacé par l’Aquilon, qui peut être considéré comme synonyme, car il désigne comme lui le vent du nord17. Enfin, l’évocation de Tiphys chez Garnier intervient bien, comme chez Sénèque, après la description de l’ignorance originelle, mais la comparaison s’arrête là : Sénèque fait de ce personnage celui qui élabora l’art nautique, quand Garnier insiste davantage sur le but de son voyage.
11Garnier reprend donc bien des passages du chœur de la Médée de Sénèque, mais en les agençant différemment et en opérant des choix : il laisse tout ce qui a trait à la technique navale et à la philosophie. En effet, tout ce que l’homme apprend à maîtriser (v. 318-328 par exemple), ce qui le rend aussi admirable d’un point de vue stoïcien ne l’intéresse pas, non plus que l’idée de progrès, développée et valorisée par Sénèque dans ses œuvres philosophiques18. Il en va de même d’aspects négatifs de l’invention de la navigation présentés dans l’ensemble du chœur de Sénèque : le fait de faire entrer la mer dans nos terreurs humaines, la violence infligée à la mer (v. 335-339)19 ne sont pas repris. Enfin, l’idée que la première navigation et la navigation en général doivent être punies par les dieux20, Médée étant la punition de l’expédition des Argonautes et un chaos de fin du monde celui de l’audace de l’humanité, sont tout à fait absents du texte de Garnier. Tout cela nous invite à ne pas interpréter à la lettre le début du texte : la condamnation de la navigation est avant tout un moyen, qui permet pour commencer de lier le cycle troyen au cycle des Argonautiques par l’emprunt d’une partie du chœur de Médée. Mais ce n’est pas le seul lien construit par Garnier, comme on le voit dans sa dette vis-à-vis de l’Ode I. 3 d’Horace.
L’intertexte horatien : adaptation de la lyrique à la tragédie
12Les vers 1745-1776 de La Troade sont en effet aussi inspirés des vers 9 à 24 de l’Ode I. 3 d’Horace21, un propemptikon adressé à Virgile pour lui souhaiter un voyage sans encombre22 (v. 9-27) :
Illi robur et aes triplex
circa pectus erat, qui fragilem truci
commisit pelago ratem
primus, nec timuit praecipitem Africum
decertantem Aquilonibus
nec tristis Hyadas nec rabiem Noti,
quo non arbiter Hadriae
maior, tollere seu ponere uolt freta.
Quem mortis timuit gradum
qui siccis oculis monstra natantia,
qui uidit mare turbidum et
infamis scopulos Acroceraunia?
Nequicquam deus abscidit
prudens Oceano dissociabili
terras, si tamen impiae
non tangenda rates transiliunt uada.
Audax omnia perpeti
gens humana ruit per uetitum nefas;
audax Iapeti genus…
Il avait du chêne et un triple airain autour du cœur, celui qui confia un fragile vaisseau à la sauvage haute mer, le premier, et ne craignit pas l’Africus emporté luttant contre l’Aquilon, ni les tristes Hyades, ni la rage du Notus, qu’aucun maître ne dépasse sur l’Hadriatique, qu’il veuille soulever ou apaiser les flots. Quelle approche de la mort craignit-il, celui qui, les yeux secs, vit les monstres qui nageaient, qui vit la mer bouleversée et les rocs Acrocérauniens, de sinistre mémoire ? En vain un dieu sépara les terres, prudent, grâce à la frontière de l’Océan, si cependant des vaisseaux impies franchissent les mers qu’il ne faut pas toucher. Audacieuse à tout endurer, la race humaine se rue vers le sacrilège défendu ; l’audacieuse race de Japet…
13La lecture de ce passage nous indique que le début du chœur de Garnier s’inspire clairement d’Horace en plus de Sénèque. L’idée de méchanceté, de cruauté que l’on trouve dans les vers 1745-1746 (« mechantement, » « hardie à nostre mal »), est absente du texte de Sénèque, qui n’évoque qu’un excès d’audace ; en revanche, l’image du chêne et de l’airain permet à Horace de représenter la dureté du cœur de son premier navigateur. La référence à l’âme chez Garnier rappelle aussi davantage « pectus » chez Horace, alors que l’adjectif « audax » chez Sénèque caractérise directement le premier navigateur23. L’expression « fragilem […] ratem » peut faire songer au « fraisle vaisseau » du vers 1749, bien que la fonction de ce dernier dans la phrase corresponde davantage au groupe à l’ablatif de moyen « rate tam fragili » de Sénèque. Les v. 12-13 sont pratiquement traduits par les v. 1751-1752, « N’a craint des Aquilons les haleines esmües,/Ny des Antans pesteux. » Comme dans le vers 1790, nous trouvons la traduction directe d’un des vents, l’Aquilon, et la substitution du second vent à un autre : l’Africus est remplacé par les Autans. Or, de même que le Borée, vent du nord, est remplacé par Garnier par un autre vent du nord, l’Aquilon (v. 1790), au v.1752, il substitue à l’Africus, un vent du Sud, un vent correspondant en français, l’Autan24. Garnier respecte donc manifestement le texte dont il s’inspire au point de conserver des connotations semblables dans sa propre composition. Il se limite cependant au début de l’énumération d’Horace et n’évoque, à la suite des Aquilons et des Autans, ni le Notus, ni les Hyades. Ces dernières, pourtant, et surtout l’adjectif tristis, donnent peut-être à Garnier l’épithète des « pleureuses Hyades » que l’on trouve au vers 1787 : en effet, cette épithète donne un caractère humain à cette constellation simplement annonciatrice de mauvais temps.
14La série d’interrogatives des vers 1761-1772 est manifestement inspirée de la longue question que l’on trouve chez Horace aux v. 17 à 20. Remarquons cependant le fait que Garnier substitue aux deux relatives déterminant le personnage du premier marin chez Horace (v. 18-20) des propositions interrogatives reprenant une construction semblable. Les v. 1761-1762 traduisent et développent le vers 17 d’Horace, en conservant la fonction de complément du nom de « mort » et en rendant le verbe « timuit » par le substantif « crainte, » puis par le verbe « effrayer. » « Sans peur » explicite l’expression « siccis occulis, » qui exprime une absence de manifestation physique de la peur ou de la tristesse ; la construction latine répète le pronom « qui » en sous-entendant d’abord le verbe « uidit, » puis en l’exprimant, ce qui est rendu et amplifié en français par la reprise en anaphore de la question « Qui veit » en début des vers 1763, 1765, 1769, 1770.
15Nous pouvons cependant remarquer que les objets choisis par Garnier pour évoquer la crainte de la mer ne sont pas vraiment les mêmes que ceux que l’on trouve chez Horace. Si « mare turbidum » peut éventuellement faire penser à l’« les flots25 » que l’on trouve chez Garnier, et les rocs Acrocérauniens aussi bien aux « rocs battus d’escumeuses tempestes » et au distique « Et d’Epire les monts aux sourcilleuses testes/De foudres rougissans, » car ces rochers sont des repères bien connus dans l’Antiquité et situés en Epire26, en revanche aucun des autres dangers ne se trouve évoqué chez Horace. Charybde et Scylla, depuis Homère, sont associées fréquemment pour représenter les dangers marins par excellence, mais Capharée ne leur est que très rarement associé27. De plus, en générale, une énumération des dangers de la mer évoquant ces deux monstres leur adjoint les Syrtes28.
16Les quatre vers 1773-1776 reviennent quant à eux à Horace en rendant l’idée que les mers étaient destinées à être des obstacles infranchissables aux hommes, mais que les desseins divins furent contrariés par l’invention de la navigation :
Sans cause Jupiter la terre a separee
D’une vagueuse mer,
Si les hardis mortels, de l’une à l’autre oree,
Font leurs vaisseaux ramer.
17Notons la place en tête de vers de l’expression « sans cause, » qui rend « Nequiquam, » aussi en tête de vers, et celle du verbe, « a separee, » reprenant exactement celle de « abscidit » chez Horace. « Jupiter, » qui traduit « deus29 » est lui aussi à la même place dans le vers ; le complément de moyen « Oceano dissociabili » est rendu au vers suivant par « d’une vagueuse mer30. » Il faut cependant noter que les v. 1775-1776 atténuent considérablement l’aspect sacrilège de la navigation, souligné chez Horace par « tamen, » qui insiste sur l’opposition entre la volonté divine et les actions humaines, l’emploi de l’adjectif « impiae, » associé aux vaisseaux, et le groupe « non tangenda […] uada, » où l’adjectif verbal et la négations, placés en tête de vers, insistent sur la défense faite à quiconque de toucher seulement à la mer. Garnier remplace l’idée de sacrilège par celle de hardiesse (« les hardis mortels »), ce qui peut à la fois répondre à la volonté de centrer son texte autour de la condamnation d’une seule passion, l’audace31, mais aussi à la volonté d’adapter sa source à un auditoire chrétien, pour qui la navigation n’a rien d’une impiété32.
18La structure de la première partie du chœur suit donc globalement celle du passage d’Horace que nous avons cité, avec tout d’abord la condamnation de la dureté du premier marin, ou de son insensibilité, puis une série de questions continuant ce premier thème et portant sur le contraste entre l’absence de crainte pour le premier marin et la réalité de la mort en mer et enfin l’indication, par le biais de la cosmogonie, de la transgression que représenterait la navigation. Cette double inspiration de Sénèque et d’Horace est peut-être due aux similarités entre les deux textes que nous avons cités et qui rendent le mélange possible33, mais cela montre surtout que Garnier intègre harmonieusement des matériaux étrangers à la tragédie dans son chœur, et ne se limite pas en cela à la lyrique d’Horace. Nous constatons en outre que Garnier reprend des textes qui se concentrent avant tout sur la condamnation de l’audace humaine, comme passion à l’origine de la navigation. Pourtant, une deuxième passion est évoquée dans notre passage, qui ne se trouve pas dans les textes de Sénèque et d’Horace : la cupidité.
La cupidité comme cause de la navigation : enrichissement intertextuel et échos augustéens
19Comme nous avons pu le constater, pour composer son chœur, Garnier combine principalement deux intertextes, un chœur de la Médée de Sénèque, et une partie de l’ode I. 3 d’Horace. Cette méthode, comme les probables références aux Remedia amoris d’Ovide ou à Virgile des vers 1765-1772, nous encouragent à penser que les passages qui se démarquent de Sénèque ou d’Horace peuvent, eux aussi, être des échos d’autres intertextes, où navigation et cupidité seraient associées.
20Dans notre texte, le but de la première navigation n’est exprimé qu’à la toute fin de la période qui ouvre le chant du chœur (v. 1757-1760) :
Et d’un cours incertain, sur des naus passageres,
Sa terre abandonnant,
Alla, pour le proffit, aux terres estrangeres,
Leurs rives moissonnant.
21Le « proffit » est ici bien mis en valeur avant la coupe de l’alexandrin, et se trouve explicité par l’idée de la « moisson » des rives des terres étrangères, au vers suivant, qui évoque métaphoriquement non pas l’agriculture (délaissée par le marin, v. 1755), mais bien plutôt le commerce, voire la piraterie. L’idée de moissonner des rivages est en effet paradoxale dans un imaginaire antique, car les rives ne sont pas de la terre arable ni fertile34. Notons que ces deux vers de Garnier ne sont tirés ni de l’intertexte d’Horace, ni de celui de Sénèque que nous avons étudiés plus haut. L’idée vient donc d’ailleurs. Il est possible que cette citation soit inspirée du distique suivant de Tibulle, I. 3. 39-40 : « nec uagus ignotis repetens compedia terris/Presserat externa nauita merce ratem » (et le marin errant, dans sa recherche de profit en des terres inconnues n’avait pas encore chargé son vaisseau de marchandises étrangères). L’adjectif « uagus » peut en effet rendre l’idée du « cours incertain, » « pour le proffit, » « repetends compendia, » « aux terres estrangeres, » l’ablatif de lieu de « ignotis […] terris. » L’écho est d’autant plus plausible que ce passage de Tibulle déplore la recherche effrénée du gain qui caractérise son époque et chante par contraste le bonheur d’un Âge d’or où la navigation n’existait pas encore (I. 3. 35-40)35.
22Le reproche d’avarice associé à l’abandon de la terre paternelle, au refus d’une vie humble de laboureur sur les terres des ancêtres au profit d’une vie dangereuse, mais lucrative, de marin se retrouve développé très largement dans l’élégie III. 7 de Properce, adressée à Paetus (v. 1-12)36 :
Ergo sollicitae tu causa, pecunia, uitae!
per te immaturum mortis adimus iter;
tu uitiis hominum crudelia pabula praebes;
semina curarum de capite orta tuo.
tu Paetum ad Pharios tendentem lintea portus
obruis insano terque quaterque mari.
quod si contentus patrio boue uerteret agros,
uerbaque duxisset pondus habere mea,
uiueret ante suos dulcis conuiua Penates,
pauper, at in terra nil nisi fleret opes.
Ainsi donc, c’est toi qui es la cause, argent, d’une vie d’inquiétude ! Par ta faute, nous allons sur un chemin précoce de mort ; c’est toi qui fournis aux vices des hommes une cruelle pâture ; les germes des soucis sont nés de ta tête. C’est toi, alors que Paetus tendait ses voiles vers les ports de Pharos, qui l’as englouti trois et quatre fois dans la mer folle. Pourtant, s’il s’était contenté de labourer ses champs avec le bœuf de son père et avait fait que mes paroles eussent du poids, il vivrait en doux convive devant ses Pénates, pauvre, certes, mais il n’aurait rien eu à pleurer sur la terre que la richesse.
23Les thèmes du début de cette élégie rappellent fortement ceux de notre chœur : le fait que l’invention de la navigation soit un mal pour les hommes (1745-1746), qu’elle ajoute une cause de mort pour eux (1753-1754), éloigne les hommes de l’agriculture, activité sûre, traditionnelle et morale (1755-1760). Mais ces vers de Properce comportent des thématiques que l’on retrouve aussi dans la peinture de l’Âge d’or que donne Garnier aux vers 1777-1784 : le fait d’attribuer à l’argent tous les maux et de lier vices et navigation comme les caractéristiques de l’époque contemporaine de l’écriture, et d’évoquer au contraire le contentement des hommes qui ne naviguent pas (« contentus » chez Properce, « contens » chez Garnier).
24De fait, chez Garnier, la cupidité est la deuxième passion causant la navigation et son absence caractérise l’Âge d’or (1777-1784) : les vers 1781-1782 expriment les passions auxquelles les ancêtres n’étaient pas soumis (« Ains d’avarice francs et de feintes cautelles,/Les pestes de ce temps »). Il est possible d’y voir encore une inspiration augustéenne, dans la mesure où on retrouve fréquemment le caractère de malhonnêteté ou de ruse ainsi que de cupidité associés à celui du mercator dans la poésie de cette époque, c’est-à-dire la figure du marchand-marin voyageant pour le profit37.
25La dernière référence à la cupidité comme cause de l’invention de la navigation se trouve aux v. 1793-1796 :
Tiphys tenta premier la poissonneuse plaine
Avec le fils d Eson,
Pour aller despouiller une rive lointaine
De sa riche toison.
26Ce passage, nous l’avons vu, est d’abord inspiré de Sénèque, qui évoque Typhis comme le premier des marins (Médée, 318-319). Cependant, si, chez Sénèque, Tiphys explore longuement les possibilités de l’art nautique, au contraire, Garnier se concentre sur le but de la navigation de l’Argo, aller chercher la Toison d’or sous la conduite de Jason. Ce passage fait donc davantage écho au début du Carmen 64 de Catulle, qui raconte lui aussi le départ de l’Argo (v. 4-6) :
[…] lecti iuuenes, Argiuae robora pubis,
auratam optantes Colchis auertere pellem
ausi sunt uada salsa cita decurrere puppi
[…] Des jeunes gens choisis, les forces de la jeunesse argienne, souhaitant dépouiller les habitants de Colchide de la toison dorée, eurent l’audace de parcourir les fonds amers sur une poupe rapide.
27Remarquons que ce texte est le premier, à notre connaissance, à présenter le départ de l’Argo comme celui du tout premier navire38, ce que l’on retrouve chez Garnier. On peut souligner ensuite les ressemblances qui existent entre le v. 5 de Catulle et les v. 1795-1796 de Garnier : nous retrouvons aussi bien l’idée du pillage (« auertere, » « despouiller ») que son objet (« auratam […] pellem, » « sa riche toison ») et sa victime, Garnier remplaçant les habitants de Colchide par « une rive lointaine, » ce qui lui permet de rappeler un thème récurrent de son texte, le voyage pour des terres étrangères (v. 1759-1760 ; 1775-1776 ; 1779-1780). De plus, le verbe « ausi sunt, » bien mis en valeur par sa place en début de vers, trouve un écho dans le verbe « tenta » chez Garnier – l’audace, ou la hardiesse, sont donc là aussi soulignées comme caractère des premiers navigateurs.
28Notons en revanche que Tiphys n’est pas évoqué par Catulle, mais qu’il l’est par Virgile, dans les Bucoliques, à une place où la navigation, liée à la guerre, est clairement désignée comme un des malheurs et des vices de l’humanité qui doit voir un nouveau Tiphys et une nouvelle guerre de Troie, pour revenir enfin à l’Âge d’or (Bucoliques, 4. 31-36) :
Pauca tamen suberunt priscae uestigia fraudis,
quae temptare Thetin ratibus, quae cingere muris
oppida, quae iubeant telluri infindere sulcos.
alter erit tum Tiphys et altera quae uehat Argo
delectos heroas; erunt etiam altera bella
atque iterum ad Troiam magnus mittetur Achilles.
Cependant, de rares traces de la fourbe d’antan subsisteront, qui pourront conseiller de tenter Thétis sur des vaisseaux, de ceindre de murs les villes, de creuser des sillons dans la terre. Alors il y aura un second Tiphys et une seconde Argo pour porter des héros choisis ; il y aura en outre d’autres guerres et de nouveau un grand Achille sera envoyé à Troie.
29Tiphys fait ici figure d’archétype du premier navigateur pour la première fois dans la littérature, et la navigation, de caractéristique de l’Âge de fer, comme chez Garnier39. De plus, il est possible que la formulation « tenta […] la poissonneuse plaine » de Garnier soit un écho de « temptare Thetin, » avec une explicitation de la métaphore latine où Thétis, déesse marine, représente la mer. Cependant, un autre aspect vient s’ajouter à la possibilité d’une inspiration de ce texte chez Garnier : outre le fait que le texte associe clairement Âge de fer et navigation, Tiphys et les Argonautes et la première navigation mythique, on trouve en outre immédiatement après cette évocation une référence à la guerre de Troie, comme aux v. 1797-1804. Celle-ci est cependant envisagée par Garnier comme causée par deux navigations successives, celle de Pâris pour enlever Hélène et celle des Grecs pour la récupérer, ce que l’on ne trouve pas chez Virgile. De fait, Garnier propose une association originale et emprunte ici à un nouveau motif, absent du reste de son texte : la navigation amoureuse.
30Sans qu’il soit absolument certain que Garnier s’inspire littéralement des textes que nous citons, il est en tout cas manifeste que Garnier enrichit son chœur, au départ modelé sur deux intertextes de Sénèque et Horace, d’un topos construit à l’époque augustéenne : la condamnation morale de la navigation reposant sur les liens établis entre navigation et Âge de fer ou fin de l’Âge d’or, malhonnêteté, cupidité et sacrilège. Il est donc légitime de trouver des échos de Tibulle, Properce, Ovide ou encore Virgile dans les passages où s’interrompt clairement l’inspiration d’Horace ou de Sénèque : à la condamnation d’une première passion, la hardiesse ou l’audace, présentée comme la cause de la navigation, Garnier ajoute donc une seconde, celle de la cupidité, qui donne un but aux navigations dès les origines. De là, Garnier glisse vers la passion amoureuse. Pourtant, cette imitation des poètes augustéens n’est pas la première qui viendrait à l’esprit dans le contexte de la pièce. Nous constatons donc que l’inspiration de Garnier est loin de se limiter au théâtre et qu’il peut opérer une contamination non seulement entre un chœur de Sénèque et une ode d’Horace, mais aussi avec l’élégie, la bucolique ou l’épyllion. Or, cette contamination n’est pas sans effet sur les motifs intégrés à la tragédie et sur le ton du chœur lui-même.
Les navigations de malheur : de la tragédie à l’élégie et retour
31L’évocation de la navigation de Pâris, à la fin du chant du chœur, permet de lier la condamnation générale de l’invention de la navigation avec la situation malheureuse des Troyennes captives. Blâmer la hardiesse et la cupidité du premier marin est donc un moyen pour le Chœur de déplorer une navigation singulière, non point la première de toutes, qui serait dans le passage celle de Tiphys et des Argonautes, mais la deuxième, celle de Pâris allant à Sparte chercher le prix de son jugement et l’objet de son amour, Hélène. Ce serait là le but de l’emprunt fait au chœur de la Médée de Sénèque, qui est très surprenant dans le contexte de La Troade. Or, faire d’une navigation en particulier un objet de regret et l’identifier comme la cause originelle de malheurs présents est un motif présent dans la tragédie au moins depuis l’Hécube et la Médée d’Euripide.
La navigation de Pâris comme origine des malheurs de Troie
32La représentation du départ en mer de Pâris comme le début d’un désastre se trouve bien dans une pièce d’Euripide appartenant au cycle troyen. En effet, dans l’Hécube, le Chœur désigne ainsi le début de ses malheurs (v. 629-637) :
Ἐμοὶ χρῆν συμφοράν,
ἐμοὶ χρῆν πημονὰν γενέσθαι,
Ἰδαίαν ὅτε πρῶτον ὕλαν
Ἀλέξανδρος εἰλατίναν
ἐτάμεθ', ἅλιον ἐπ' οἶδμα ναυστολήσων
Ἑλένας ἐπὶ λέκτρα, τὰν
καλλίσταν ὁ χρυσοφαὴς
Ἅλιος αὐγάζει.
Pour moi, le malheur devint inéluctable, inéluctable pour moi l’affliction, du jour où, d’abord, Alexandre coupa le bois des sapins de l’Ida, pour lancer son navire sur le gonflement salé de la mer, vers le lit d’Hélène, la plus belle femme qu’Hélios aux rayons d’or éclaire.
33Ici, le Chœur insiste sur la nécessité à l’œuvre dans le déroulement des destins de Troie : dès la fabrication du vaisseau de Pâris, ses malheurs deviennent inéluctables et le passage frappe par la petitesse apparente de la cause qui produit pour l’ensemble des Troyennes de si grands maux, qu’elles souffrent tout au long de la pièce. C’est ce paradoxe que le passage met en valeur et que l’on retrouve chez Garnier, où l’expédition amoureuse de Pâris, à elle seule, a pour conséquence celle de toute la Grèce et la ruine de Troie. Dans la mesure où l’Hécube d’Euripide est, avec les Troyennes, l’une des sources d’inspiration de Garnier, il n’est pas étonnant que ce motif, indiquant la responsabilité de Pâris dans la guerre de Troie, soit repris par Garnier. Cela est d’autant moins étonnant que dans ses Troyennes, Sénèque reprend de près le thème développé par Euripide, dans une réponse du chœur à Hécube (v. 68-72) :
Lugere iubes : hoc continuis
Egimus annis, ex quo tetigit
Phrygius Graias hospes Amyclas,
Secuitque fretum pinus matri
Sacra Cybellae.
Tu ordonnes de pleurer : cela, nous l’avons fait des années sans trêve, depuis que l’hôte phrygien toucha à la grecque Amycles [cité de Laconie] et que le pin consacré à la Mère Cybèle coupa les flots.
34Ici encore, le départ en mer de Pâris est désigné comme le point de départ de dix années de larmes, qui évoquent implicitement la guerre. On pourrait donc considérer l’ensemble du chœur de Garnier comme une amplification de ce motif tiré de chœurs tragiques, en interprétant les premiers vers (1745-1748) comme une condamnation du premier navigateur qui, en ayant ouvert la mer à Pâris aurait causé les malheurs des Troyennes. Cette imputation de la faute de la chute de Troie au premier marin, en revanche, est tout à fait nouvelle et elle ne se trouve nulle part dans la littérature antique.
35Dans la narration qui occupe la fin de son chœur, Garnier reprend donc un motif tragique, présent aussi bien chez Euripide que chez Sénèque dans leurs pièces sur la chute de Troie. Pourtant, si nous retrouvons bien la navigation de Pâris comme cause des malheurs d’un chœur composé de Troyennes captives, en revanche deux éléments s’y ajoutent : la navigation de Pâris n’est en fait pas la dernière mentionnée dans le texte, mais est suivie de celle de la Grèce, ce qui est une nouvelle originalité par rapport aux textes de l’Hécube et de Sénèque cités plus haut, et surtout, la thématique amoureuse, très développée dans les huit derniers vers du texte de Garnier, est totalement absente des deux intertextes que nous avons cités. Nous nous proposons donc d’élargir notre recherche à un autre cycle mythique, celui des Argonautes, dont l’expédition est justement évoquée avant ces vers, avec la navigation de Typhis, aux vers 1793-1796, pour rechercher un motif associant navigation désastreuse et amour.
L’Argo, l’amour et le malheur : transformation d’un motif tragique en motif élégiaque
36Ce n’est pas un hasard si l’on trouve une référence aux Argonautes dans un chœur où navigation et malheurs sont intimement liés : Garnier fait ici écho à une longue tradition de déplorations qui trouve sa première expression chez Euripide. Nous désirons montrer ici le devenir d’un motif au départ tragique, dont la reprise par Garnier prouve qu’il ne se limite en rien à ce genre pour composer son chœur et qu’il reprend au contraire à son compte les modifications apportés par des poètes postérieurs.
37Le motif de la déploration de la navigation dans la tragédie se trouve tout d’abord chez Euripide, où il s’agit de regretter une navigation en particulier (et non la navigation en général), celle de l’Argo (Médée, 1-8) :
Εἴθ΄ ὤφελ΄ Ἀργοῦς μὴ διαπτάσθαι σκάφος
Κόλχων ἐς αἶαν κυανέας Συμπληγάδας͵
μηδ΄ ἐν νάπαισι Πηλίου πεσεῖν ποτε
τμηθεῖσα πεύκη͵ μηδ΄ ἐρετμῶσαι χέρας
ἀνδρῶν ἀρίστων. οἳ τὸ πάγχρυσον δέρας
Πελίᾳ μετῆλθον. οὐ γὰρ ἂν δέσποιν΄ ἐμὴ
Μήδεια πύργους γῆς ἔπλευσ΄ Ἰωλκίας
ἔρωτι θυμὸν ἐκπλαγεῖσ΄ Ἰάσονος.
Plût au ciel que la nef Argo n’eût pas franchi, dans son vol vers la terre des Colchidiens, les Symplégades au bleu sombre, que dans les vallées du Pélion, le pin coupé ne fût jamais tombé ni n’eût fourni de rames les mains des meilleurs des hommes, qui allèrent chercher la Toison toute d’or pour Pélias : car ma maîtresse Médée n’eût point navigué vers les tours de la terre d’Iôlcos, le cœur frappé d’une blessure d’amour pour Jason.
38Dans ce texte qui sert de prologue à la pièce, la nourrice de Médée déplore le voyage de l’Argo, sa construction et la recherche de la Toison d’or, qui menèrent à la rencontre de Jason et de Médée, à l’amour de cette dernière pour lui et à son départ pour la Grèce. La première conséquence funeste de l’existence de l’Argo est donc, dans ce texte, l’amour de Médée, ainsi qu’un deuxième voyage, le retour vers la Grèce, où elle se trouve emmenée. Il est remarquable que le texte se concentre sur les moyens matériels de la quête de la Toison d’or, plutôt que ses protagonistes, ou se focalise sur la construction de l’Argo, plutôt que sur les inimitiés de Pélias par exemple, qui ordonne à Jason d’entreprendre cette quête. Cette construction causale ressemble à celle que l’on trouve dans l’Hécube d’Euripide au sujet de la construction du vaisseau de Pâris, mais elle est ici bien plus développée, si bien que le navire Argo, en lui-même, et même les pins qui le composent deviennent paradoxalement responsables des malheurs passés et présents de Médée dans la pièce, dont son abandon par son époux. C’est certainement ce lien étonnant qui a fait la fortune du passage comme du motif, liant indissolublement voyage en mer, amour et malheurs d’amour. Ennuis le fait en effet passer dans la littérature et la tragédie latines40. Pourtant, contre toute attente, nous ne le retrouvons pas dans la Médée de Sénèque : le prologue en est tout différent, il s’agit d’une prière de Médée à une longue liste de divinités pour obtenir vengeance contre Jason adultère (v. 1-26). Cela est très étonnant au vu des liens intertextuels qui existent entre les pièces d’Euripide et celles de Sénèque, comme au vu de la réputation du motif qu’atteste la reprise d’Ennius. Nous n’avons donc pas d’autre attestation de ce motif dans une tragédie latine.
39En revanche, on trouve une reprise tout aussi développée de ce thème dans une œuvre élégiaque de l’époque augustéenne, antérieure à Sénèque, donc, les Héroïdes d’Ovide. Comme chez Euripide et Ennius, on y retrouve le lien entre navigation et amour. Ovide situe la lettre de Médée à Jason précisément au moment correspondant au début des tragédies d’Euripide, Ennius et Sénèque, soit celui où Médée vient d’apprendre la trahison de Jason (Héroïdes, 12. 9-14) :
Ei mihi! cur umquam iuuenalibus acta lacertis
Phrixeam petiit Pelias arbor ouem?
cur umquam Colchi Magnetida uidimus Argon
turbaque Phasiacam Graia bibistis aquam?
cur mihi plus aequo flaui placuere capilli
et decor et linguae gratia ficta tuae?
Hélas sur moi ! Pourquoi, mené par des bras juvéniles, l’arbre du Pélion a-t-il jamais cherché le bélier de Phrixus ? Pourquoi, nous, Colchidiens, avons-nous jamais vu l’Argo de Magnésie et vous, une troupe grecque, avez-vous jamais bu l’eau du Phase ? Pourquoi tes cheveux blonds me plurent-ils plus que de raison, et ton charme, et les agréables feintes de ta langue41 ?
40Comme la nourrice de Médée dans les passages que nous avons cités précédemment, le personnage d’Ovide fait remonter à la construction et au voyage de l’Argo la source de ses malheurs42. Il est remarquable que la représentation de la navigation de l’Argo comme cause des malheurs de Médée soit reprise par Ovide dans un contexte épistolaire et élégiaque, et non plus tragique, et nous remarquons dans ces vers l’importance que prend la thématique érotique43 : l’amour n’est plus ici un coup, une blessure ou une maladie comme chez Euripide et Ennius, au contraire, les appas de l’amant sont énumérés avec soin et une litote permet à Médée d’exprimer élégamment et pudiquement la naissance de son amour (« mihi plus aequo […] placuere »). Le ton de la déploration est clairement modifié et si l’inspiration du passage est bien tragique, comme nous l’avons vu, son traitement est désormais élégiaque. On constate ainsi que l’érudition et la rhétorique l’emportent sur la déploration seule : l’expression « iuuenalibus acta lacertis » réduit les Argonautes à de jeunes rameurs et l’accent mis sur l’action de leurs jeunes bras possède une connotation érotique ; le « bélier de Phrixus » fait une allusion à un épisode antérieur et moins connu de la légende, convenant bien à une docta puella ; les v. 11-12 sont avant tout destinés à faire ressentir un paradoxe amusant plutôt qu’un aspect héroïque ou funeste, le dépaysement d’éléments grecs en Colchide. Enfin, les « linguae gratia ficta tuae » peut aussi bien se rapporter à des mensonges, des paroles de séduction qu’à d’habiles baisers. Avant d’avoir eu des conséquences tragiques, l’Argo d’Ovide a donc manifestement donné lieu à une intrigue élégiaque : érotisme, légèreté, érudition sont les maîtres mots du texte, ainsi qu’un rappel des enjeux habituels de l’élégie érotique romaine (condamnation de l’infidélité de l’amant et inventions séductrices)44.
41Il est d’autant plus évident qu’Ovide érotise la déploration de la navigation de l’Argo qu’il reprend encore ce motif hors d’un contexte mythique, dans une élégie dont le début tente de dissuader l’amante de prendre la mer (Ovide, Amours, II. 11. 1-8) :
Prima malas docuit mirantibus aequoris undis
Peliaco pinus uertice caesa uias,
quae concurrentis inter temeraria cautes
conspicuam fuluo uellere uexit ouem.
o utinam, nequis remo freta longa moueret,
Argo funestas pressa bibisset aquas!
Ecce, fugit notumque torum sociosque Penates
fallacisque uias ire Corinna parat.
Le premier, il enseigna des voies mauvaises aux ondes étonnées de la plaine marine, le pin coupé au sommet du Pélion qui, téméraire, entre des écueils qui s’entrechoquaient, transporta le bélier remarquable par sa toison fauve. Oh, plût au ciel, pour que nul n’eût troublé de sa rame les longs flots, que l’Argo submergé eût bu les eaux funestes ! Voici que Corinne fuit et le lit accoutumé, et les Pénates communs et qu’elle s’apprête à aller sur de fourbes chemins.
42Alors que la navigation apportait des malheurs en causant l’amour dans la tragédie et dans les Héroïdes, ici, l’Argo semble faire obstacle à l’amour d’un personnage totalement étranger au mythe des Argonautes, un locuteur élégiaque. Le texte produit ainsi un effet de surprise en commençant sur un ton et un motif tragiques pour déboucher soudainement sur des enjeux élégiaques : l’amant emploie la déploration de la navigation de l’Argo pour tenter de dissuader son amante de partir et d’éviter qu’elle ne soit absente pour quelques jours. L’insistance sur les dangers de la mer, dans ce contexte, semble exagérée : si les eaux sont « funestes, » que les chemins que désire emprunter l’amante sont « fourbes, » cela apparaît en grande partie comme le point de vue d’un amant élégiaque frustré et toujours soupçonneux. Il n’en reste pas moins que ce passage donne l’impression que, loin de se limiter aux protagonistes du cycle des Argonautes, l’Argo peut causer des malheurs à l’ensemble de l’humanité.
43Cette généralisation des malheurs causés par l’Argo à l’ensemble des hommes et non plus à Médée seule est l’aspect que conserve Sénèque dans les chœurs de sa Médée : il reprend en cela le motif avec ses modifications augustéennes, sans le motif érotique, mais avec le motif moral négatif qui se constitue durant cette période. Garnier, quant à lui, reprend les deux traditions de navigations désastreuses : celle tirée du cycle troyen et celle issue du cycle argonautique. Ce faisant, il apporte deux nouveautés au motif : tout d’abord, il représente l’une après l’autre ces deux navigations aux funestes conséquences, celle du premier navigateur, Tiphys, puis celle de Pâris. Or, faire de Tiphys le premier navigateur est un thème très cohérent avec ses sources augustéennes et impériales ; en revanche, présenter à sa suite Pâris comme le deuxième navigateur du monde est tout à fait original. La seconde modification est le transfert du motif érotique de la navigation des Argonautes à celle de Pâris. Ainsi, chez Garnier, l’amour ne concerne que Pâris et non Jason, ce qui produit une impression de surprise : le poète réduit le voyage des Argonautes à une expédition cupide et déplace la naissance d’un amour catastrophique causé par une navigation dans un contexte cyclique différent, celui de la guerre de Troie45. Pourtant, si Garnier reprend l’érotisation du motif de la première navigation opérée à l’époque augustéenne par Ovide, il est loin de conserver sa légèreté toute élégiaque.
Reprise tragique des métaphores élégiaques du feu, de la guerre et de l’amour
44De façon surprenante, Garnier clôt son chœur en développant une thématique absente du reste du texte : la thématique amoureuse, qui se trouve liée à deux navigations, celle de Pâris et celle de la Grèce, ainsi distinguées des navigations évoquées dans toute la première partie du texte pour le premier marin, puis pour Tiphys. L’abondance des métaphores en lien avec le feu fait contraste dans cette partie du texte avec l’omniprésence de l’élément marin, mais elle peut, une fois encore, faire songer à la poésie augustéenne, où des dangers comme le feu, la navigation46 ou encore la guerre47 sont fréquemment repris et détournés pour devenir des métaphores de la passion amoureuse.
45On peut constater dans les vers suivants que l’audace et la cupidité disparaissent au profit d’une autre passion (v. 1797-1804) :
Puis nostre beau Paris de voiles et de rames
Fendit l’onde à son tour :
Mais au lieu de toison, il apporta les flames
D’une adultere amour.
La Grece repassa la mer acheminee,
Apportant le brandon
Qui vient d’enflamber Troye, et l’ardeur obstinee
Du feu de Cupidon.
46Alors que le premier marin va « moissonnant » les rives étrangères, que le but de Tiphys est de « despouiller une rive lointaine, » Pâris comme les Grecs « apporte[nt] » un feu, d’abord identifié comme amoureux. La navigation n’est donc plus le moyen d’acquérir un gain, elle répand en revanche l’amour. L’opposition élémentaire entre l’eau et le feu contribue à rendre l’image frappante (« l’onde, » « les flames, » « la mer acheminée, » « le brandon, » « enflamber, » « l’ardeur obstinee, » « feu ») : cette représentation est peut-être inspirée de celle que l’on trouve dans la lettre de Pâris à Hélène, dans les Héroïdes d’Ovide, où la mer est présentée par le locuteur comme un adjuvant à son amour48. Mais le jeu sur des métaphores amoureuses ne s’arrête pas là : le feu de l’amour est aussi celui de la guerre dans le texte. Cette identification est peut-être la reprise d’un motif construit par Ovide, dans ses Héroïdes, où le poète lie mer, feu, amour et, implicitement, guerre. Pâris, dans sa lettre à Hélène, indique que sa navigation lui permet précisément de trouver et d’apporter des feux, comme chez Garnier, en représentant ainsi son départ (Héroïdes, 16. 121-126) :
et soror effusis ut erat Cassandra capillis,
cum uellent nostrae iam dare uela rates,
quo ruis? exclamat, referes incendia tecum!
quanta per has nescis flamma petatur aquas!
uera fuit uates; dictos inuenimus ignes
et ferus in molli pectore flagrat amor.
Et ma sœur Cassandre, les cheveux défaits, comme elle se trouvait être alors que nos vaisseaux voulaient déjà tendre leurs voiles, s’exclama : « Où te rues-tu ? Tu rapporteras des incendies avec toi ! Tu ne sais quelle grande flamme est ton but à travers ces eaux ! » Véridique fut la devineresse ; nous avons trouvé les feux dits et un amour sauvage brûle dans mon cœur délicat.
47Dans ce texte, comme dans celui de Garnier, c’est une flamme qu’apporte la navigation de Pâris, ce sont des incendies que son retour doit amener. Notons que Pâris donne à ces flammes une interprétation exclusivement métaphorique : pour lui, ce sont les feux de l’amour. Ovide joue ici évidemment à plein sur l’ironie tragique49, car le lecteur sait que l’amour n’est pas seul en cause ici et que ces embrasements ne doivent pas être uniquement métaphoriques. Mais le jeu est d’autant plus complexe que cette métaphore amoureuse appelle une tradition prophétique sur Pâris : chez plusieurs auteurs, on trouve une version du mythe selon laquelle Hécube, au moment de l’enfanter, aurait rêvé qu’elle accouchait d’une torche enflammée50. Nous retrouvons cette tradition en contexte élégiaque, dans la même lettre de Pâris à Hélène (Héroïdes, 16. 40-50) :
missilibus telis eminus ictus amo.
sic placuit fatis; quae ne conuellere temptes,
accipe cum uera dicta relata fide.
matris adhuc utero partu remorante tenebar;
iam grauidus iusto pondere uenter erat.
illa sibi ingentem uisa est sub imagine somni
flammiferam pleno reddere uentre facem.
territa consurgit metuendaque noctis opacae
uisa seni Priamo, uatibus ille refert.
arsurum Paridis uates canit Ilion igni;
pectoris, ut nunc est, fax fuit illa mei.
Frappé de loin par des traits rapides, j’aime. Il en a plu ainsi aux destins. Et pour que tu ne tentes pas d’ébranler cette certitude, reçois des paroles rapportées avec une vraie foi. J’étais encore retenu dans le sein de ma mère par un retard de l’accouchement. Déjà son ventre était lourd d’un juste poids. Il lui sembla, sous l’effet d’une vision de songe, qu’elle faisait sortir de son ventre gravide une torche portant des flammes. Terrifiée, elle s’éveilla et ses visions de la nuit impénétrable semblèrent au vieux Priam devoir être craintes : il les rapporta aux devins. Un devin chanta qu’Ilion serait brûlée par le feu de Pâris. Cette torche était, comme aujourd’hui, celle de mon cœur.
48Ce passage, avec son insistance sur l’équivalence entre la torche enflammée qui représente Pâris et le feu qui embrase Troie, ressemble beaucoup au texte de Garnier, qui évoque « le brandon/Qui vient d’enflamber Troye. » Cet objet est mis sur le même plan que « l’ardeur obstinée/Du feu de Cupidon, » ce qui rappelle aussi l’interprétation érotique que fait Pâris du rêve de sa mère, comme de la réponse du devin. Cette interprétation constamment élégiaque dans les deux passages que nous venons de voir produisent un effet tout particulier : en faisant de Pâris un amant élégiaque, mais en lui conservant la connaissance de prophéties à son endroit (celle de Cassandre et le rêve de sa mère), Ovide scelle tragiquement le destin de son personnage en rendant impossible toute autre interprétation.
49Ce jeu insistant sur l’annonce d’une flamme se retrouve encore dans la lettre d’Hélène qui répond à celle de Pâris (Héroïdes, 17. 239-242) :
fax quoque me terret, quam se peperisse cruentam
ante diem partus est tua uisa parens;
et uatum timeo monitus, quos igne Pelasgo
Ilion arsurum praemonuisse ferunt.
Cette torche aussi me terrifie, que ta mère a cru avoir enfantée sanglante, avant le jour où elle t’enfanta ; et je crains les avertissements des devins, qui ont prévu qu’Ilion serait brûlée par un feu grec, à ce que l’on raconte.
50Hélène révèle ici l’existence d’une troisième prémonition, annonçant, cette fois, que le feu dont brûlerait Troie serait à la fois la torche sanglante de Pâris et un feu grec. Cette nouvelle prédiction précise encore les précédentes en y ajoutant deux éléments : le fait que la torche soit sanglante, ce qui s’accommode mal avec une simple flamme amoureuse, et surtout le fait que les Grecs, et pas seulement Hélène, pourraient avoir une responsabilité dans l’incendie de Troie. Ces derniers aspects mis ensemble n’empêchent cependant pas l’interprétation métaphorique de la flamme, et le feu de l’amour est destiné à l’emporter et à causer celui de la guerre : Ovide met ainsi les lieux communs de l’élégie érotique au service d’une trame épique et tragique.
51Les ressemblances avec le texte de Garnier sont frappantes : comme Ovide, le poète joue avec les métaphores et brouille les frontières entre la réalité de son récit et l’image poétique51. Ainsi, les « flames/D’une adultère amour » sont mises sur le même plan qu’un objet concret, la « toison, » à laquelle elles se substituent. La reprise du verbe « apporter » et de l’imagerie du feu pour la Grèce donne l’impression que « le brandon » est aussi métaphorique, mais la relative en rejet au vers suivant montre que si métaphore il y a, c’est désormais une métaphore guerrière et non plus amoureuse. Or, les Troyennes ont réellement assisté à l’incendie de Troie, si bien que le « brandon » peut bien être métaphorique, désignant la cause de la guerre et l’ardeur guerrière des Grecs, mais que ses effets indiqués dans la relative, en revanche, sont bien réels. Le « brandon » peut en outre faire songer à Pâris lui-même, que le rêve d’Hécube représente précisément comme une torche enflammée causant la destruction de Troie : Garnier, en transférant cette image dans l’objet de la navigation des Grecs, mêle encore davantage les différents plans de compréhension du texte – comme si c’était la traversée des Grecs qui faisaient réellement du brandon amoureux une étincelle de guerre. Enfin, « l’ardeur obstinee/Du feu de Cupidon » semble bien être une métaphore, et une métaphore typiquement érotique. Cependant, l’épisode qui précède immédiatement notre passage dans la pièce prouve que ce feu amoureux n’a rien d’innocent et qu’il peut au contraire nuire par-delà même le tombeau : car, quand notre chœur commence, Polyxène vient tout juste d’être emmenée pour être sacrifiée et brûlée sur le tombeau d’Achille, ce qui remet sinistrement en question l’innocuité d’une telle flamme.
52Nous remarquons donc que Garnier suit de fort près la tradition transmise par les Héroïdes d’Ovide. De plus, il reprend manifestement le réseau de métaphores amoureuses que l’on y trouve développé à l’occasion de l’interprétation des présages de flammes. Cependant, contrairement à ce qui se passe chez Ovide, Garnier ne propose pas une interprétation exclusivement élégiaque et métaphorique des flammes apportées par les navigations de Pâris et des Grecs : tout en conservant ces métaphores élégiaques, il leur donne un ton et une interprétation résolument tragiques. Ni la nauigatio amoris, ni la militia amoris des poètes augustéens ne sont plus des jeux ou des images chez lui et la reprise de l’imagerie érotique élégiaque est d’autant plus frappante qu’elle devient à la fois terrible et pathétique. La fin de ce chœur est donc un retour brutal à la réalité de la situation des Troyennes captives : la navigation, quelle que soit la passion humaine qui la fasse inventer (hardiesse, cupidité, amour, humeur belliqueuse), est cause de malheurs pour les hommes et particulièrement pour les locutrices qui en sont des victimes directes. Si les poètes élégiaques de l’époque augustéenne avaient consacré une partie considérable de leurs œuvres à opposer l’amour et la guerre, à défendre le premier comme innocent face aux horreurs du second, ce chœur de Garnier leur répond que l’amour est la passion la plus dangereuse de toutes et la confond avec la guerre comme un mal équivalent. Si les poètes augustéens refusaient la guerre du fait du traumatisme des guerres civiles52, peut-être Garnier écrit-il ce chœur en écho des guerres de religions qui font rage à son époque53 et prouvent, d’une certaine façon, que l’amour, même celui de Dieu, peut fort bien « enflamber » des pays entiers.
Conclusion
53Dans ce chœur, Garnier délaisse donc provisoirement les sources d’inspiration majoritaires de son œuvre, les tragédies d’Euripide et de Sénèque consacrées au cycle troyen, pour aller puiser dans une autre matière. Ce faisant, il conserve son emploi de la contamination de textes antiques, comme nous avons pu le montrer avec le chœur de la Médée de Sénèque et le passage tiré des Odes d’Horace. Le choix de consacrer un chœur au développement d’une condamnation de la navigation, grâce à ces deux intertextes, n’est pas anodin.
54En reprenant un chœur de Médée, Garnier sort du cycle troyen pour se placer dans une époque légendaire antérieure d’une génération à la guerre de Troie. Comme nous l’avons souligné, le poète ne reprend pas l’ensemble des thématiques développées dans ce chœur, mais les sélectionne soigneusement : ainsi, toute la fin de ce chœur de Sénèque disparaît chez lui, soit l’affirmation de la punition des hommes responsables de l’invention téméraire de la navigation (vers 607-667). En utilisant uniquement le début de ce chœur, qui présentait l’audace inouïe du premier navigateur, et en s’en détournant ensuite, Garnier indique donc implicitement que cette hardiesse n’a pas été punie par les dieux. Car Garnier ne s’arrête pas au premier navigateur, mais il y ajoute une deuxième navigation, celle de Pâris, puis une troisième, celle des Grecs, qui marque le début de la guerre de Troie. Ainsi, alors que le chœur de la Médée de Sénèque avait pour but de montrer que l’équilibre avait été rétabli après la navigation audacieuse des Argonautes, celui de Garnier, au contraire, montre que le premier marin a brisé définitivement cet équilibre et que l’humanité entière est désormais victime de sa hardiesse.
55La reprise d’Horace par Garnier est tout aussi signifiante : il s’agit, nous l’avons dit, d’un propemptikon, c’est-à-dire un poème contenant une prière demandant un bon voyage en mer à celui qui part. Rien n’est plus proche de la situation des Troyennes : elles sont toutes condamnées à partir en mer avec les Grecs. Le fait que Garnier reprenne uniquement la partie du poème condamnant le premier marin, et non pas le début du poème, qui contient la prière de bon voyage, est donc riche de sens : cela marque l’impossibilité d’un souhait de bon voyage, si bien que ce propemptikon tronqué ne comporte plus que la condamnation d’une navigation nécessairement haïssable, car elle doit séparer les Troyennes et les mener en esclavage.
56L’adjonction du thème de la cupidité rejoint ce dernier aspect et trouve une résonnance cruelle avec le destin des captives, qui sont bien la « moisson » récoltée par les Grecs dans leur voyage. Celui-ci marque pour les Troyennes la fin d’un Âge d’or (leur vie heureuse et prospère) et le début d’un Âge de fer, avec la guerre de Troie, images qui n’ont plus grand-chose ni de métaphorique, ni d’utopique dans ce contexte belliqueux. Garnier reprend donc ici un thème complexe développé à la période augustéenne, celui de la condamnation de la navigation. Mais si, alors, la condamnation de la navigation permettait aux poètes de faire écho aux souffrances des guerres civiles et aux mutations politiques et morales du premier siècle avant notre ère, un nouvel Âge d’or leur était du moins annoncé par le Prince. Chez Garnier, en revanche, la fin de l’Âge d’or est définitive, comme il se doit dans un contexte tragique, où ce motif se retrouve pour la première fois : la première de toutes les navigations cause implicitement la première de toutes les guerres.
57Enfin, si l’influence de l’élégie érotique romaine est sensible dans l’ensemble du texte, elle culmine avec sa fin, qui réinvestit des motifs développés chez Ovide, tout spécialement dans ses Héroïdes, où l’élégie s’approprie une matière tragique. Or, les transformations opérées par le genre élégiaque sur des motifs à l’origine tragiques n’ont pas été ignorées par Garnier, qui les reprend à son compte et en enrichit sa tragédie, parvenant, en reprenant des métaphores érotiques, à brouiller les frontières mises en place par des poètes élégiaques entre feu réel et feu amoureux, entre guerre réelle et militia amoris innocente, entre navigation dangereuse, cupide ou guerrière, marque de l’Âge de fer, et navigation sur la mer de l’amour.
58Garnier fait ainsi résonner dans une tragédie l’écho des plaintes des poètes élégiaques, soumis à un triste siècle de fer où guerre et mer accablent l’humanité de malheurs, mais où l’amour représente un refuge. Mais il reprend à son compte la représentation métaphorique des dangers de l’amour, pour s’en démarquer, soulignant les dangers d’une navigation amoureuse transposée dans la réalité et représentant ainsi comme une impossibilité le refuge élégiaque de l’amour dans une époque de guerres de religion.
Notes de bas de page numériques
1 Nous utiliserons dans cet article l’édition suivante, Robert Garnier, La Troade, tragedie de Rob. Garnier, conseiller du Roy et de Monseigneur Frere Unique de sa Majesté, Lieutenant general Criminel au siege Presidial et Senechaussee du Mayne, Paris, Mamert Patisson et Robert Estienne, 1579.
2 Sur le chœur et ses différents rôles et aspects dans les tragédies de la Renaissance française, voir Gillian Jondorf, French Renaissance tragedy: the dramatic word, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1990, pp. 65-87 ; Olivier Millet, « Voix d’auteur, voix du peuple ? L’identité et le rôle du chœur dans les tragédies françaises de la Renaissance à la lumière des interprétations humanistes de l’Art poétique d’Horace », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, no 30, 1‑2, 2006, pp. 85‑98 ; Bénédicte Louvat, Théâtre et musique. Dramaturgie de l’insertion musicale dans le théâtre français (1550-1680), Paris, Champion, 2002, notamment le chapitre II, « Les chœurs de la tragédie humaniste », pp. 177-217, et spécialement les pp. 199-212 consacrées aux chœurs de La Troade et des Juifves ; Michel Dassonville, « Une tragédie lyrique ? Pourquoi pas ? », Saggi et ricerche sul teatro francese del cinquecento, Firenze, L. Olschki, 1985, pp. 1-15. Pour une étude centrée sur les chœurs de La Troade de Garnier, voir B. Louvat-Molozat, Théâtre et musique, op. cit., pp. 200-204, et Jean-Claude Ternaux, « Le Chœur dans La Troade de Robert Garnier », dans G. Amiel, P.-V. Desarbres, N. Hugot, et A. Lionetto (dir.), Le Verger, op. cit. ; Jean Vignes, « Les chœurs d’Hippolyte et de La Troade : l’articulation des fonctions dramatique, lyrique et didactique », Fabula / Les colloques, Lire, dire, jouer Hippolyte et La Troade de R. Garnier aujourd’hui, URL : http://www.fabula.org/colloques/document6480.php (cons. le 11/05/20).
3 L’ensemble des Troyennes constituent désormais un lot d’esclaves qui seront emmenées sur les vaisseaux des vainqueurs ; Cassandre et Polyxène sont victimes de l’amour de chefs Grecs, l’une est attribuée à Agamemnon et l’autre sacrifiée à Achille. Polydore, le plus jeune fils d’Hécube, est tué par Polymestor avide de s’approprier ses trésors. Astyanax et Polyxène sont victimes de l’audace des Grecs qui les sacrifient au mépris de leur innocence et des lois divines. Hécube quant à elle, vient, en tant qu’esclave, enrichir son maître Ulysse.
4 Pour l’inspiration d’Euripide chez Garnier, voir Bruno Garnier, Pour une poétique de la traduction. L’Hécube d’Euripide en France, de la traduction humaniste à la tragédie classique, Paris, L’Harmattan, 1999, pp. 144-154 ; Marie-Madeleine Mouflard, Robert Garnier. 1545-1590, La Ferté-Bernard, R. Bellanger, 1961-1964, pp. 86-88 ; ainsi que les notes de l’édition de Jean-Dominique Beaudin, Hippolyte (1573), La Troade (1579), éd. Jean-Dominique Beaudin, Paris, Classiques Garnier, 2019.
5 Voir à la fin de la section « Argument de La Troade, » « Voyla le sujet de ceste Tragedie, prins en partie de l’Hecube et Troades d’Euripide, et de La Troade de Seneque. » Pour l’inspiration de Sénèque chez Garnier et dans l’ensemble de la tragédie de la Renaissance française, voir F. de Caigny, Sénèque le Tragique en France, op.cit. ; pour l’ensemble des inspirations antiques de Garnier, voir Céline Fournial, « Les pratiques imitatives de Robert Garnier » dans G. Amiel, P.-V. Desarbres, N. Hugot, et A. Lionetto (dir.), Le Verger, op.cit.
6 Notons que Garnier fait fréquemment preuve d’originalité dans ses chœurs, comme le montre Raymond Lebègue, « Christianisme et libertinage chez les imitateurs de Sénèque (XVIe et première moitié du XVIIe », in J. Jacquot (dir.), Sénèque et le théâtre de la Renaissance, Paris, CNRS, 1973, pp. 87-94 (en part. p. 93 : comparaison entre le chœur de l’acte II des Troyennes, qui nie l’immortalité de l’âme, et sa réécriture christianisée par Garnier, à l’acte III, v. 1323-1376).
7 Robert Garnier, La Troade, Antigone, éd. R. Lebègue, Paris, Les Belles Lettres, 1952, p. 261.
8 « Garnier s'est également inspiré d'un chœur de la Médée de Sénèque (301-379), » R. Garnier, Hippolyte (1573), La Troade (1579), op. cit., p. 200.
9 Nous reprenons ici la méthode de Louise Frappier qui démontre le tissage intertextuel opéré par Garnier dans la construction du motif de la Fortune, dans son article « Sénèque revisité : la topique de la Fortune dans les tragédies de Robert Garnier », Études françaises, vol. 44, n° 2, 2008, pp. 69-83, où elle montre les reprises faites à différentes pièces de Sénèque ainsi qu’à Horace ; ainsi que celle de M.-M. Mouflard, Robert Garnier. 1545-1590, op. cit.
10 Sur ce procédé de contamination chez Garnier, visant à la fois l’imitation et l’émulation et constituant à la Renaissance une véritable création littéraire, voir C. Fournial, « Imitation ou émulation, ou comment Garnier “paye les espices,” » op. cit.
11 Sur l’imitation des Anciens dans le théâtre de la Renaissance, voir Samuel Dresden, « La notion d’imitation dans la littérature de la Renaissance », in Joseph Anna Guillaume Tans (dir.), Invention et imitation. Études sur la littérature du seizième siècle, La Haye, Bruxelles, Van Goor Zonen, 1968 ; Claudie Balavoine, Pierre Laurens et Jean Lafond (dir.), Le Modèle à la Renaissance, Paris, Vrin, « L’oiseau de Minerve », 1986 ; F. de Caigny, Sénèque le tragique en France, op. cit.
12 Voir De nat., V. 1442 : « tum mare ueliuolis florebat nauibus ponti ; » alors la mer au large fleurissait du vol de navires à voiles ; V. 1448-1457. Toutes les traductions sont personnelles.
13 Lucrèce, V. 1432-1435. Comme le remarque Sylvie Ballestra-Puech, la mer sert avant tout d’image morale chez Lucrèce et la technique de la navigation en soi n’y est pas condamnée, Sylvie Ballestra-Puech, « Déclinaisons du Suaue mari magno », mis en ligne le 11 décembre 2016, Loxias, n° 55, décembre 2016 (en ligne : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=8574, cons. le 11/05/20).
14 Pour tous ces aspects de la construction du motif de la condamnation de la navigation, voir Oriane Demerliac, Le locus de la mer chez les poètes augustéens : miroir et creuset des mutations poétiques, politiques et morales du début du Principat, thèse de doctorat soutenue en décembre 2019, chap. I.
15 Voir R. Garnier, Hippolyte (1573), La Troade (1579), op. cit., p. 553.
16 Notons que la liste de constellations que donne Garnier est exactement celle que l’on trouve dans l’Iliade, XVIII. 486-487.
17 Voir la définition de « borée » dans le CNRTL, « Empr. au lat. boreas “vent du nord, aquilon” et “nord, septentrion”, fréq. dans la lang. poét., empr. au gr. βορεας, nom propre du vent du nord. » https://www.cnrtl.fr/definition/bor%C3%A9e (cons. le 29/04/2020). L’imitation de Garnier est donc plus fidèle que « libre, » ce que suppose Jean-Dominique Beaudin dans son commentaire à ce chœur, Robert Garnier, Hippolyte (1573), La Troade (1579), op. cit, p. 554.
18 Pour une étude de la navigation comme manifestation du progrès humain, voir Régine Chambert, Rome : le mouvement et l’ancrage, morale et philosophie du voyage au début du Principat, Bruxelles, Éd. Latomus, 2005, pp. 48-51 ; pour l’importance du progrès chez les Stoïciens, voir G. Verbeke, « Les Stoïciens et le progrès de l’histoire », Revue Philosophique de Louvain, 1964, pp. 5-38.
19 Contrairement à ce qu’affirme Wierenga : « [l’eau] se venge d’être violée par l’homme, être terrestre » (Lambertus Wierenga, La Troade de Robert Garnier Cosmologie et imagination poétique, Assen, Van Gorcum et Cie, H.J. et H.M.G. Prakke, 1970, p. 54). Ce motif du viol de la mer et de sa vengeance est absent du texte de Garnier.
20 Notons que la thématique de la punition de la navigation revient dans un autre chœur de la Médée de Sénèque, Acte III, Sc. III, v. 579-669, ce qui montre son importance dans la poétique de Sénèque.
21 Pour une analyse de cet intertexte, voir L. Wierenga, La Troade de Robert Garnier. Cosmologie et imagination poétique, op. cit., pp. 51-54.
22 Sur ce texte comme propemptikon, c’est-à-dire comme poème constitué d’une prière pour obtenir un bon voyage en mer, voir Félix Jäger, Das antike Propemptikon und das 17. Gedicht des Paulinus von Nola, Rosenheim, Munich, 1913, pp. 27-29.
23 Il est possible que le choix d’évoquer ici l’âme du navigateur plutôt que de la caractériser soit un effet d’adaptation du matériau antique à une époque chrétienne. Sur ce procédé chez Garnier, voir R. Lebègue, « Christianisme et libertinage chez les imitateurs de Sénèque (XVIe et première moitié du XVIIe », op. cit., pp. 87-94 (en part. p. 93).
24 Pour l’autan comme vent du Sud ou du Sud-Ouest, voir le CNRTL, « vent orageux qui souffle du Sud ou du Sud-Ouest, » https://www.cnrtl.fr/definition/autan, consulté le 29/04/20.
25 Si le bruit de la mer en général n’est pas associé à un aboiement dans la littérature latine, on peut trouver une occurrence de Stace où le fracas de la mer contre des écueils, ceux de Capharée, sont associés à un tel son (Achilléide, I. 450-451) : « iuxtaque Caphereus/latratum pelago tollens caput » (Capharée levant au-dessus de la mer sa tête pour aboyer). Cette association reste cependant rare et il est plus fréquent de trouver des occurrences où les têtes monstrueuses de Scylla aboient (par exemple Ovide. Métamorphoses. VII. 64-65).
26 Voir Pline l’Ancien, III. 97 et 145. Ces rocs se trouvent aussi dans les textes antiques sous le nom de Monts Cérauniens : Properce, Élégies, II. 16. 3 de Properce ; « alta Ceraunia » chez Virgile, dans les Géorgiques, I. 332, dans un passage de description d’une tempête à la fois terrestre et maritime, et où des montagnes, dont les Rocs Cérauniens, sont frappées par les foudres de Jupiter (« flagranti […] telo »). C’est peut-être une réminiscence de ce passage frappant de Virgile sur les dangers de la tempête qui inspire à Garnier les vers 1765-1768.
27 Voir Virgile, Énéide. XI. 259-260 ; Ovide, Métamorphoses, XIV. 470-482. Dans les deux cas, Capharée est évoqué en référence au naufrage d’une partie de la flotte grecque de retour de Troie. Notons à ce sujet une méprise de Jean-Claude Ternaux, qui considère que « l’expédition des Argonautes, dont le capitaine était Tiphys, a rencontré bien des dangers (les roches Capharées, Charybde et Scylla) » (J.-C. Ternaux, « Le Chœur dans La Troade de Robert Garnier », Le Verger, op.cit.). Cette phrase contient un certain nombre d’approximations : comme nous l’indiquons ci-dessus, Capharée ne se trouve que dans la tradition des Argonautes. De plus, la fonction de capitaine n’existait pas dans l’Antiquité et Tiphys n’a pas été le seul pilote d’une expédition d’ailleurs dirigée par Jason.
28 Ovide, Amours, II. 11. 18-20, où ces éléments sont évoqués avec les rocs Cérauniens. Le seul texte antique qui regroupe, à notre connaissance, les monts de l’Épire, Capharée, Scylla et Charybde n’est ni de Sénèque, ni d’Horace, mais d’Ovide (Remedia amoris, 735-740). Dans ce texte, le locuteur conseille à l’amant désireux de guérir de son amour de se détourner des lieux qui le lui rappellent comme de grands dangers. Il ne serait pas étonnant que Garnier, pour amplifier une question rhétorique d’Horace, s’en soit inspiré et montre aussi l’inspiration que Garnier trouve dans l’élégie érotique, que nous examinerons plus loin.
29 Cette référence à Jupiter peut rappeler un passage de Virgile, c’est ce dieu qui, dans le passé, rend la mer dangereuse en la soumettant aux vents et en y soulevant des tempêtes (Géorgiques, I. 129-130 : « Ille [se rapporte à « Iouem, » v. 125] malum uirus serpentibus addidit atris/praedarique lupos iussit pontosque moueri ; » c’est lui [Jupiter] qui dota d’un mauvais suc les serpents noirs et ordonna aux loups de vivre de proies et aux hautes mers de se soulever). Pour les associations entre Jupiter et l’Âge de fer ou au moins la fin de l’Âge d’or, voir Tibulle, Élégies, I. 3. 49-50 ; Ovide, Métamorphoses, I. 113-114 ; Horace, Épodes, 16. 63-65 ; Virgile, Énéide, VIII. 319-327.
30 Notons que cette traduction s’éloigne assez d’Horace et qu’elle conviendrait en revanche parfaitement comme traduction de « uago […] ponto » (Tibulle, Élégies, II. 3. 44), dans une élégie où le poète déplore précisément les vices du siècle de fer qui lui est contemporain, et tout particulièrement la navigation. Nous reviendrons par la suite sur ce possible intertexte.
31 Nous avons en outre cité ces trois derniers vers d’Horace, dans la mesure où ils contiennent une répétition remarquable de l’adjectif « audax, » les deux fois en tête de vers, qui a fort bien pu inspirer la répétition des vers 1745-1746 et le remplacement de l’idée d’impiété par celle de hardiesse au vers 1775.
32 Pour la christianisation de motifs antiques dans les pièces de Garnier, voir Sabine Lardon, « Tragédie païenne, tragédie chrétienne : Les Juifves et La Troade de Robert Garnier », in D. Cecchetti e D. Dalla Valle (dir.), Il tragico e il sacro dal Cinquecento a Racine. Atti del Convegno Internazionale di Torino e Vercelli (14-16 octobre 1999), Firenze, Leo S. Olschki editore, pp. 55-78.
33 Nous trouvons aussi au début du poème d’Horace deux vers pouvant expliquer la présence des constellations de Vénus et des Dioscures au vers 1790, autrement difficile à expliquer, car ces constellations ne se trouvent pas dans les passages imités dans le contexte de ce vers (Odes, I. 3. 1-2) : « Sic te diua potens Cypri,/sic fratres Helenae, lucida sidera » (Qu’ainsi la divine maîtresse de Chypre, qu’ainsi les frères d’Hélène, astres brillants, te [conduisent]). Pour une interprétation érotique de ces étoiles chez Garnier, voir L. Wierenga La troade de Robert Garnier. Cosmologie et imagination poétique, op. cit., p. 52.
34 Voir par exemple ce passage d’Ovide où Cassandre prophétise à Oenone, amante de Pâris, l’inutilité de sa passion et de ses espoirs d’avenir avec le jeune homme (Héroïdes, V. 118) : non profecturis litora bubus aras ; c’est avec des bœufs qui ne t’apporteront pas de profit que tu laboures les rivages ; voir aussi Héroïdes, 17. 141-142.
35 On trouve aussi dans les louanges de la paix de l’Âge d’or, chantées en Tib. I. 3. 35-40, le groupe nominal « caeruleas […] undas » dont on peut trouver l’écho dans les « ondes bleües » du vers 1749. On ne trouve cette expression dans la littérature latine antique que dans les occurrences suivantes, Tibulle, Élégies, I. 4. 45 (dans le contexte de la séduction d’un amant) ; Ovide, Pontiques, II. 10. 33 (déploration d’un ami infidèle).
36 Nous prenons ici l’édition de référence, celle de Heyworth, pour ces vers dont l’ordre est contesté, Properce, Sexti Properti Elegos, S. J. Heyworth (éd.), Oxford/New York, Oxford University Press/Clarendon Press, 2007, pp. 240-241.
37 Horace, Satires, I. 29-30 (les marins sont mis sur le même plan que les aubergistes malhonnêtes et les mercenaires) ; Ovide, Fastes, V. 671-690 (satire d’un marchand malhonnête et parjure) ; Ovide, Amours, II. 10. 33-34 (« quaerat auarus opes et, quae lassarit arando,/aequora periuro naufragus ore bibat. » Que l’avare cherche des richesses et, après les avoir lassées en les sillonnant, qu’il boive, naufragé, les étendues marines de sa bouche parjure) ; Properce, Élégies, IV. 5. 50 ; Ovide, Métamorphoses, I. 131 (sur les vices qui caractérisent l’âge de fer, le dernier est l’amor sceleratus habendi, le désir criminel de la possession, mentionné immédiatement avant l’invention de la navigation, v. 132-134). Sur la critique du marchand-marin comme stéréotype moral chez Horace, voir U. E. Paoli, « Grossi e piccoli commercianti nelle liriche di Orazio », Rivista di Filologia e di Istruzione Classica, vol. 52, 1924, pp. 45-63.
38 Voir sur ce point la démonstration de J. Fabre-Serris, qui montre comment les poètes latins combinent les mythes grecs des Argonautes, de l’Arcadie et de l’Âge d’or pour créer de nouveau motifs, notamment l’Argo comme le tout premier vaisseau : Jacqueline Fabre-Serris, Rome, l’Arcadie et la mer des Argonautes : essai sur la naissance d’une mythologie des origines en Occident, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008. L’auteur montre bien le rôle du Carmen 64 de Catulle dans l’élaboration d’un motif qui devient un véritable lieu commun à l’époque augustéenne (pp. 167-177).
39 Pour cette idée, voir J. Fabre-Serris, Rome, l’Arcadie et la mer des Argonautes, op. cit., pp. 177-178.
40 C’est ainsi que cette ouverture se trouve reprise assez fidèlement par Ennius, dans le prologue de sa Médée (Fragments, 1. 1-9). Pour une analyse de ce passage et de ses intertextes, voir A. Gullo, « L’« incipit » della “Medea” di Ennio », Dioniso: Rivista di Studi sul Teatro Antico : Annale della Fondazione INDA, vol. 1, 2011, pp. 132-154.
41 Notons que la déploration se poursuit en un rappel des épreuves franchies par Jason grâce à l’aide de Médée, v. 15-22.
42 Sur l’inspiration tragique d’Ovide dans ses Héroïdes et le traitement de ce matériau, voir Jean-Christophe Jolivet, Allusion et fiction épistolaire dans les Héroïdes : recherches sur l’intertextualité ovidienne, Rome, École française de Rome/Paris, diff. De Boccard, 2001.
43 Le renforcement du lien entre navigation de l’Argo et érotisme se fait de façon marquée dans le Carmen 64 de Catulle, qui a une influence considérable sur l’élégie de l’époque augustéenne. Dans cet épyllion, en effet, le début épique de la navigation des Argonautes (1-18) est rapidement interrompu par le coup de foudre entre Thétis et Pélée (19-21), suivi par la description de leurs noces, qui occupent le reste du texte (22 à fin), avec une longue section accordée à une ekphrasis d’Ariane abandonnée par Thésée (52-266). Sur le rôle de l’érotisme dans le texte et son importance relativement aux matières mythiques traitées, voir J. Dangel, « Catulle, “carmen” LXIV : mythe, amour et art poétique », dans P. Defosse (éd.), Hommages à Carl Deroux. 1, : Poésie, Bruxelles, Latomus, 2002, vol. 266, pp. 127-141.
44 Pour une synthèse sur les enjeux de l’élégie érotique romaine, voir Barbara K. Gold, A companion to Roman love elegy, Malden, Mass. Oxford (GB),. Wiley-Blackwell, 2012.
45 Cela est d’autant plus certainement un choix poétique que chez Homère (Iliade, III. 70 ; 91), on a l’indication du fait que Pâris emporta de Sparte des richesses en plus d’emmener Hélène – le vol de trésors et la séduction de femmes fait donc partie intégrante des deux mythes et l’on pourrait associer les deux navigations à la cupidité et à l’érotisme.
46 L’image de la navigation amoureuse est issue d’un abondant réseau de métaphores antiques selon lesquelles l’amour peut être considéré comme une navigation que les réactions de l’aimé peuvent rendre périlleuse ou au contraire facile, les bouleversements de l’âme étant ainsi assimilés à ceux de la mer (voir pour l’époque augustéenne Properce, Élégies, II. 14. 29-30 ; Ovide, Amours, II. 9. 27-28 ; 31-32 ; Ars Amandi, II. 725-736). Pour une étude de ces métaphores dans la littérature antique, voir P. Murgatroyd, « The sea of love », The Class. Q., vol. 45, no 1, 1995, pp. 9-25 ; pour l’élégie augustéenne, voir Anne Videau-Delibes, Les Tristes d’Ovide et l’élégie romaine : une poétique de la rupture, Paris, Klincksieck, 1991, vol. 102, pp. 91-105.
47 Dans l’élégie érotique romaine, l’assimilation métaphorique entre l’amour et une guerre est si important qu’il donne naissance à une thématique longuement enrichie tout particulièrement par Ovide, celle de la militia amoris. Le locuteur élégiaque affiche fréquemment un refus d’accomplir ses devoirs civiques, tout particulièrement le service militaire. À ce dernier est substitué un service militaire amoureux. Cependant, cette militia n’est bien sûr qu’une parodie de la véritable guerre et se réfère purement et simplement à la relation amoureuse. Sur ce concept important de l’élégie érotique romaine, voir P. Murgatroyd, « Militia amoris and the Roman elegists », Latomus, XXXIV, 1975, pp. 59-79 ; M. O. Drinkwater, « « Militia amoris »: fighting in love’s army », dans T. S. Thorsen (éd.), The Cambridge companion to Latin love elegy / ed. by Thea S. Thorsen, Cambridge/New York, Cambridge University Pr., 2013, pp. 194-206.
48 Héroïdes, 16. 20-30 ; 127-128.
49 Sur l’ironie tragique dans les Héroïdes d’Ovide, voir D. F. Kennedy, « The epistolary mode and the first of Ovid’s Heroides », Classical Quarterly, XXXIV, 1984, pp. 413-422 ; Alessandro Barchiesi, « Narratività e convenzione nelle Heroides », Materiali e Discussioni per l’Analisi dei Testi Classici, XIX, 1987, pp. 63-90 ; S. Casali, « Tragic irony in Ovid, Heroides 9 and 11 », Classical Quarterly, vol. 45, no 2, 1995, pp. 505-511.
50 Voir la Scholie exégétique de l'Iliade, III. 325 ; Hygin, Fables, XCI. 91 et CCLXXIII. 273.
51 Ce point a été noté par Jean-Claude Ternaux : « les derniers vers mêlent sens propre et sens figuré avec le brandon : « [q]ui vient d’enflamber Troye, et l’ardeur obstinee/Du feu de Cupidon. » (v. 1803-1804). Comme chez Ronsard dans les Amours, « [l]a flamme possède ici une valeur étiologique ». Le feu amoureux est la cause de l’incendie de Troie. » J.-C. Ternaux : « Le chœur dans La Troade de Robert Garnier, » op. cit. p. 6.
52 À ce sujet, voir S. J. Harrison, « Time, place and political background », dans T. S. Thorsen (éd.), The Cambridge companion to Latin love elegy / ed. by Thea S. Thorsen, Cambridge ; New York, Cambridge University Pr., 2013, pp. 133-150 ; B. W. Breed, C. Damon et A. Rossi (éd.), Citizens of discord Rome and its civil wars, New York, New York, Oxford University press, 2010 ; P. Jal, La guerre civile à Rome, étude littéraire et morale, s. l., 1963.
53 Sur le rapport entre le cycle troyen dans le théâtre français de la Renaissance et le contexte historique, voir Tiphaine Karsenti, « Hécube entre excès et exception. La tragédie comme outil d’expression du deuil au temps des guerres de religion », Littérales, n° 42 : « Les extrémités des émotions. Du spectaculaire à l’inexprimable. Actes du colloque international des 23 et 24 mars 2007 (Université Paris Ouest Nanterre La Défense) », dir. L. Picciola et B. Boudou, 2008, pp. 35-49 ; T. Karsenti, « Le traumatisme des guerres de religion dans les tragédies françaises à sujet troyen », in A. Teulade, I. Ligier-Degauque (dir.), La Mémoire de la blessure au théâtre. Mise en fiction et interrogation du traumatisme de la Renaissance au XXIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2018, pp. 81-94.
Pour citer cet article
Oriane Demerliac, « La condamnation de la navigation dans La Troade de Garnier : devenir d'un motif original de la poésie augustéenne », paru dans Loxias, 67., mis en ligne le 13 décembre 2019, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.lejdd.fr/Politique/index.html?id=9272.
Auteurs
Docteur de l’ENS de Lyon (laboratoire HiSoMa, ED 3LA, dir. Bénédicte DELIGNON et Pascal ARNAUD) pour une thèse intitulée « Le locus de la mer chez les poètes augustéens : miroir et creuset des mutations poétiques, politiques et morales du début du Principat ») ; ATER de latin à l’Université Côte d’Azur, au CTEL. Auteur de trois communications donnant lieu à des publications, « De la mer érotique à la mer de l’exil : étude des variations sur la métaphore nautique dans les Tristes et les Pontiques, » paru dans Loxias-colloques, 2019 ; « Relire la mort de Palinure : personnages, effets de structure et intertextes au service du sens » paru dans la revue LALIES Juillet 2018 ; et « Propemptikon et voix féminine, de la poésie hellénistique à la poésie augustéenne" à paraître dans les actes du colloque "La féminité dans les arts hellénistiques » du 7 au 9 Septembre 2017 à l'ENS de Lyon.
Université Côte d'Azur, CTEL