Loxias | 61. Autour de Hubert Félix Thiéfaine | I. Autour de Hubert Félix Thiéfaine 

Joshua Molere  : 

L’inespoir chez Hubert-Félix Thiéfaine

Résumé

L’article a pour but d’expliciter la notion d’inespoir, telle qu’elle est formulée par Hubert-Félix Thiéfaine. En portant un regard relativement large sur l’ensemble de son œuvre musicale et en nous focalisant sur différents paramètres, nous défendrons l’hypothèse de l’inespoir comme constitutif de l’écriture thiéfainienne, permettant ainsi d’aborder ses textes sous un angle nouveau. Nous verrons que l’inespoir se caractérise par une forme de recul sur le monde qui l’entoure ainsi que sur lui-même, et nous verrons également ce que cela induit dans l’usage de l’humour que fait Thiéfaine, tantôt grinçant, tantôt relevant d’un besoin de dédramatiser. Enfin, nous nous rendrons compte que l’inespoir est une posture qui occupe une place majeure dans la quête incessante d’un ailleurs, au moins spirituel.

Abstract

The purpose of this article is to explain the notion of “inespoir”, as formulated by Hubert-Félix Thiéfaine. By a broad look at a great part of his musicale work and focusing on different parameters, we defend the idea that “inespoir” is a constituent part of Thiéfaine’s work, thus allowing us to have a new perspective of his texts. We will see that “inespoir” is characterized by a form of recoil on the world which surrounds him as well as on itself, and we will also see what it induces in the Thiéfaine’s use of humor, sometimes dark, sometimes under a need of de-dramatize. Finally, we will realize that “inespoir” is a posture that occupies a major place in the unceasing quest for an elsewhere, at least spiritual.

Index

Mots-clés : ailleurs , chimère, filtre, inespoir, Thiéfaine (Hubert-Félix)

Texte intégral

1Pouvant de prime abord s’apparenter à un néologisme, le terme « inespoir » n’a pas été créé par Hubert-Félix Thiéfaine. Il s’agit d’un mot ancien, très rare et quasiment absent de la plupart des dictionnaires. Ainsi, même dans le Trésor de la Langue Française en ligne1 il n’a pas d’article dédié, mais relégué à la troisième entrée de l’article « inespéré ». Ici, le terme est défini comme « absence d’espoir », appuyé par une phrase d’André Gide extraite de ses Feuillets : » Votre croyance en la survivance des âmes est nourrie du besoin de cette quiétude et de l’inespoir de la pouvoir goûter durant la vie ». Nous pouvons noter ici une connotation religieuse, semblant rapprocher l’absence d’espoir de l’absence de Dieu, conduisant ainsi au désespoir. Ainsi, inespoir est donc synonyme de désespoir.

2C’est à l’occasion de la sortie de son dix-septième album, paru fin 2014, intitulé Stratégie de l’inespoir, qu’Hubert-Félix Thiéfaine se réapproprie ce mot oublié, afin de nous en livrer son interprétation personnelle : « L’inespoir est à la fois une sorte de no man’s land où l’on n’est pas attiré par l’illusion souvent malheureuse de l’espoir ni par les douleurs et les souffrances du désespoir. On n’est pas dans une tempête émotionnelle2 ». Cette définition nouvelle tranche très nettement avec la précédente. Ce qui frappe en premier lieu, c’est qu’il n’est plus seulement question d’absence d’espoir, mais également d’une absence de désespoir, ce qui nous éclaire sur la nature de ce no man’s land, qui ne serait pas un lieu désert et mort, et par conséquent interdit, mais plutôt un espace d’entre-deux, un intervalle entre « l’illusion souvent malheureuse de l’espoir » et « les douleurs et les souffrances du désespoir », une sorte de hors-lieu, comme un refuge, un « joyeux néant » comme il l’écrit dans « Angelus3 », qui permettrait une mise à distance.

3Débarrassé de l’espoir et du désespoir, qui apparaissent comme des leurres, il serait possible d’accéder à une vision nouvelle, plus nette, en somme, une certaine lucidité. Toutefois, cet état n’est pas sans risque, car si la lucidité permettrait un regard plus clair, il n’en serait aussi que plus désenchanté, à tel point que l’on n’est plus envie de voir, comme l’illustre la pochette de l’album où l’on voit le chanteur les yeux bandés, tel un condamné à mort (ou à vivre ?), s’étant trop brûlé les yeux au contact du monde. Mais le bandeau peut tout aussi bien être assimilé à un filtre, qu’il revêt dans le but d’accéder à cette lucidité que nous avons évoquée plus haut, métaphorisant ainsi le concept de l’inespoir thiéfainien. L’inespoir serait alors une manière de voir le monde, de le constater dans son état, sans rien en attendre, il faut « faire avec » en somme, faute de mieux. En cela, cette interprétation de l’inespoir est extrêmement différente de sa définition première, et son originalité réside également dans le fait que lorsqu’on ne s’attend à rien, l’inespéré peut arriver, laissant ainsi entrouverte la porte d’un espoir possible. En effet, si l’on analyse « inespoir » d’un point de vue morphosyntaxique, il est intéressant de noter que le préfixe « in » est à la fois inclusif et privatif, pouvant signifier en latin « dans » ou « sans ». L’inespoir thiéfainien paraît ainsi être une sorte d’intervalle, un espace transitoire, où l’espoir ne serait pas totalement absent, mais plutôt dissimulé, caché.

4D’autre part, ce qui frappe dans le titre de cet album, c’est l’occurrence « stratégie ». Une stratégie renvoie invariablement au fruit d’une longue et profonde réflexion, qui a été calculée, préméditée. Cela semble indiquer que cet état d’inespoir, bien que ne faisant son apparition explicite qu’à partir de ce dix-septième album, aurait été sous-jacent aux seize albums précédents. En effet, si nombre de ces chansons paraissent si sombres, cela pourrait s’expliquer par le fait qu’elles sont terriblement lucides, et que cette lucidité a pu être mise en forme par cet état transitoire qu’est l’inespoir. Ainsi, choisir l’inespoir, c’est choisir la lucidité.

5À partir de ce constat, notre hypothèse de lecture sera la suivante : il sera question de prendre l’inespoir comme un moteur de l’écriture thiéfainienne et il s’agira ainsi de démontrer que ce concept a toujours fait partie des chansons d’Hubert-Félix Thiéfaine, qu’il est constitutif de son écriture. Ainsi, nous nous concentrerons sur différents paramètres qui nous permettrons de mieux comprendre comment se déploie l’inespoir dans l’œuvre d’Hubert-Félix Thiéfaine.

6Comme le souligne Rémi Astruc4, Hubert-Félix Thiéfaine convoque dans ses chansons « des lieux de déshérence, généralement urbains, des lieux de passages où l’on ne s’arrête pas5 », tels que les autoroutes, les stations-services, les égouts, les ascenseurs ou encore les parkings. Ce sont des lieux de tous les jours, que l’on voit, que l’on traverse et que l’on ne remarque pas, du fait de leur insignifiante quotidienneté (les ascenseurs) ou, et peut-être surtout, leur laideur (les égouts). Interrogé sur la place de ces lieux dans ses chansons par M. Astruc, quant à la création de cet univers particulier, le chanteur explique qu’il s’agit pour lui d’une recherche du beau, de quelque chose qui concorderait avec sa vision du monde et serait symboliquement une façon de s’en saisir pour mieux le déconstruire. Il précise que, du moment qu’on se prétend artiste « on cherche tous le beau qu’on le veuille ou non, même si ce beau on va le puiser dans la laideur6 ». Nous sommes ici très proches du projet baudelairien des Fleurs du Mal. En effet, nombreux sont les textes de ce recueil qui s’intéressent à la laideur (en particulier « La Charogne »), caractérisée aussi par le monde de la nuit, utilisé comme une sorte de miroir inversé qui révélerait le vrai visage de la ville et de ses habitants. Nous pouvons prendre pour exemple « Le crépuscule du soir », dans lequel Baudelaire met en lumière le monde obscur de la Nuit :

La Prostitution s’allume dans les rues ; […]
Les tables d’hôte, dont le jeu fait les délices,
S’emplissent de catins et d’escrocs, leurs complices,
Et les voleurs, qui n’ont ni trêve ni merci,
Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,

7Comme le poète va s’intéresser aux catins, aux voleurs et aux escrocs, Thiéfaine va convoquer les prostituées, les junkies, les alcooliques, les clochards, bref, les « dingues et les paumés7 » qui peuplent son univers étrange. Nous avions décrit l’inespoir comme une posture de l’entre-deux, qui se retrouve dans le texte de Baudelaire, le crépuscule étant ce moment transitoire où il ne fait plus tout à fait jour mais pas tout à fait nuit. Or, le monde de Thiéfaine semble précisément être un monde de l’entre-deux, presque une tension perpétuelle entre sublime et grotesque, où l’asile et les stations-services d’« Autoroutes jeudi d’automne8 » ainsi que les centrales d’« Alligators 4279 » côtoieraient l’« antichambre d’azur » de « Sweet amanite phalloïde queen10 » et les « cathédrales marines » de « Syndrome albatros11. ». Ainsi, le Paris baudelairien pourrait se trouver un écho à travers une ville thiéfainienne, une ville qui demeure sans nom, assemblage de cités mythiques (Babylone, Sodome, Gomorrhe…) ou de villes réelles (Singapour, Munich, Sfax…) et peuplée d’êtres marginaux (comme ceux cités plus haut), afin de permettre au chanteur de peindre sa vision de notre société. Parallèlement à cette expérience de la ville, il semblerait utile de revenir à la notion de no man’s land, qui selon Thiéfaine, est le lieu dans lequel nous nous trouvons dans l’inespoir. Si l’on considère l’hypothèse d’un refuge construit par l’inespoir, nous pouvons songer au motif du labyrinthe, présent en particulier dans la chanson « Syndrome albatros12 ». Dans ce texte, vu comme une réponse à « l’Albatros » de Baudelaire selon Françoise Salvan-Renucci13, le chanteur s’adresse à un « tu » anonyme (pouvant tout aussi bien renvoyer à Baudelaire qu’à Thiéfaine lui-même) s’essayant à diverses identifications d’oiseaux (busards, corbeaux…) métaphorisant la recherche de la parole poétique, puis écrit : « Mais loin de ces orages, vibrant de solitude, /T’inventes un labyrinthe aux couleurs d’arc-en-ciel ». Les orages trouveraient leur écho direct dans la « tempête émotionnelle » que le chanteur évoque dans sa définition de l’inespoir, et crée de lui-même son échappatoire, le « labyrinthe aux couleurs d’arc-en-ciel ». L’arc-en-ciel arrive nécessairement après la pluie, après la tempête, et serait alors un symbole d’apaisement dans l’inespoir. Le labyrinthe est un no man’s land car étant pure invention de Thiéfaine, il n’y a que lui qui y ait accès, il s’agit d’un lieu vierge de toute présence. L’avantage à être l’architecte de son propre labyrinthe est que l’on peut aisément s’y retrouver, et donc, un retour dans le monde est toujours possible. L’inespoir aurait donc cette double visée, à la fois filtre optique et refuge.

8Toutefois, cette notion de filtre optique, qui semble être l’une des caractéristiques de l’inespoir, n’est pas unilatérale et intervient à deux niveaux. Le premier est cette posture d’entre-deux, un peu hors du monde, tel un flâneur baudelairien, qui est un premier pas vers la lucidité. Le second, allant de pair, est l’humour, qui vient faire reculer le sujet d’un cran supplémentaire, entraînant le paradoxe de cette lucidité qui est que plus Thiéfaine voit le monde nettement, plus il s’en éloigne. En effet, si l’inespoir est un mouvement de mise à distance du réel, l’usage de l’humour vient exacerber ce retrait du monde. Cette dimension est constitutive de son écriture, de « La fille du coupeur de joints14 » des débuts, en passant par « Was ist das rock’n’roll ?15 », chanson de 1988 parodiant la figure de la rockstar. Il serait toutefois hâtif de considérer le rire thiéfainien comme un rire franc, il s’agit plutôt d’un mécanisme de défense qui se manifeste par un mélange de raillerie cynique et de grotesque. Comme le fait remarquer Jean-Christophe Loison16, le chanteur utilise l’humour, « soit pour dissimuler une situation tragique, soit pour apporter une distance avec le tragique de la situation évoquée », explicitant ainsi l’idée de distance, de mouvement de recul qui semble caractériser l’inespoir. En effet, l’humour semble aller de pair avec une prise de conscience de la vacuité du monde, de l’existence, tirant vers une conclusion qui s’apparenterait à un « finalement, à quoi bon ? ».

9Ce phénomène se manifeste notamment dans la chanson « 113eme cigarette sans dormir », tirée de l’album Dernières balises (avant mutation), sorti en 1981. Véritable procès à la barbarie des Hommes et de l’Histoire dans sa globalité, qu’il donne à voir comme ce que Françoise Salvan-Renucci appelle un « entrelacement permanent17 », que Thiéfaine dénonce non sans une certaine forme de provocation : « Manipulez-vous dans la haine/Et dépecez-vous dans la joie ». À travers ces injonctions, le chanteur semble se muer en une parodie de prophète nouveau, ayant pris la place du « crapaud qui gueulait je t’aime » et qui a « fini planté sur une croix » et prônant le chaos. Le rire apparaît lors du refrain, « je ris à m’en faire crever », un rire inquiétant. Nous pouvons supposer qu’après avoir compris que l’Histoire n’est qu’un éternel recommencement et que les Hommes répètent consciemment les mêmes erreurs (« S’ils ont compris tous les clichés/Ça fera de la bidoche pour l’armée »), cette prise de conscience déclenche un rire nerveux, préférant sans doute le rire aux pleurs et terminant la chanson par une ultime provocation par la répétition de la formule « Arsenic is good for you », résonnant comme une invitation au suicide qui serait une échappatoire à ce monde cruel, résonnant avec les premiers mots du refrain, « Mais moi je n’irais pas plus loin », pour ne plus voir le monde. Cela renvoie directement au motif des yeux bandés que nous avons évoqué plus tôt. Après avoir pris conscience de ce cercle vicieux dans lequel le monde est prisonnier, prise de conscience que l’on peut déjà suspecter dans la chanson « Soleil cherche futur » de l’album éponyme précédent à travers cette interrogation ironique « N’est-ce pas merveilleux de se sentir piégé ? », la stratégie de l’inespoir prend forme et d’ailleurs, en 1990, dans l’album Chroniques Bluesymentales, la chanson « Zoo Zumains Zébus » marque une progression dans cette direction : 

Et je cherche un abri sur une étoile occulte
Afin de me tricoter des œillères en catgut
J’m’arracherais bien les yeux mais ça serait malveillance
Vu qu’j’ai déjà vendu mon cadavre à la science

10Cette quête de l’abri serait-elle déjà une évocation du no man’s land servant de refuge au chanteur malmené par l’espoir et le désespoir ? Si nous suivons la logique de la stratégie, il est fort probable que ce soit le cas, un abri qui plus est « sur une étoile occulte », supposant que personne ne l’a encore trouvé, cherchant sans doute au mauvais endroit, comme les « œillères en catgut » semblent être le prototype du bandeau qui servira à se protéger du réel, et nous retrouvons l’humour noir caractéristique de Thiéfaine, qui préférerait se crever les yeux pour être sûr de ne plus pouvoir regarder cette réalité qui l’accable, mais celle-ci le rappelle à elle, il lui doit son cadavre. Mais ce qu’il désigne par « science », nous pourrions le décliner par « vie », qui va ironiquement reprendre ce qu’elle lui a donné. Armé d’un sens de la dérision très noir, Thiéfaine parvient à opérer une mise à distance du réel, une quête de l’inespoir dont l’humour semble être un rouage essentiel, que nous allons maintenant prendre sous un autre angle afin de mieux comprendre la démarche, en faisant directement le lien avec l’album Stratégie de l’inespoir.

11Hubert-Félix Thiéfaine déploie cette dynamique sur deux chansons traitant de la rupture amoureuse et relativement distantes l’une de l’autre dans la chronologie de l’œuvre de Thiéfaine. Nous nous appuierons sur « Des Adieux », extraite de l’album La Tentation du Bonheur en 1996, et « Amour désaffecté », tirée de Stratégie de l’inespoir en 2014. Le premier texte est extrêmement sombre, relatant une pénible et douloureuse séparation, à la suite de laquelle le chanteur « repart à genou, le cœur sous perfusion ». Le texte se conclut par une sorte de malédiction, « On finit toujours sur l’éternel quai de gare », toute relation amoureuse semble ainsi vouée à l’échec, on en connaît la fin, elle est sans surprise et dévastatrice. Si le propos est ici très noir, nous pouvons noter une évolution significative dans le texte d’« Amour désaffecté ». Dans ce texte-ci, Thiefaine semble avoir gagné une certaine sagesse. En effet, la rupture est digérée et semblait inévitable, « Inutile de nous retourner/Sur le mal caché qui nous ronge ». Bien qu’il soit dit caché, le mal était connu et solidement ancré, renforçant l’idée d’un amour artificiel, « sinistre et désert ».

12Et pourtant, il n’est plus question ici de déploration, de chant de la perte, mais plutôt d’un consentement, que l’on peut imaginer mutuel, « C’est juste la fin maintenant », ce n’est pas quelque chose de grave, il faut simplement passer à autre chose, « Les chevaux sont partis courir/Je crois que je vais faire pareil ». Ces deux vers sont représentatifs de la relative légèreté de la chanson, par la convocation des chevaux, symbolisant la vigueur sexuelle, chevaux que le chanteur va suivre, vers une probable nouvelle conquête amoureuse, sans forcément plus de conviction que précédemment, nous en voulons pour preuve la modalisation « je crois ». Il sait qu’il va partir, mais peut-être pas forcément à la recherche d’une nouvelle conquête, il va tout simplement aller de l’avant sans se retourner. Pareillement, cette relativité de la relation amoureuse semble se retrouver dans un autre titre de l’album Stratégie de l’inespoir, il s’agit de « Lubies Sentimentales ». Ici, c’est davantage le titre qui va nous intéresser. Bien que dans le texte la femme aimée soit magnifiée dans la pure tradition romantique, comparée à une déesse, arborant un « sourire si mystérieux » et décrite comme « flamboyante ivresse de mes jours » par Thiéfaine, ce qui frappe, c’est l’occurrence pour le moins triviale de « lubies » dans le titre. Lorsque l’on regarde dans un dictionnaire, le terme « lubie » est défini comme « Idée, envie capricieuse, parfois déraisonnable » et est volontiers rapproché notamment de « fantaisie ». Il n’y aurait donc plus rien de sérieux dans une relation amoureuse, qui serait dans cette conception assez proche du divertissement pascalien, mais avec quelque chose de plus désinvolte. Il s’agit véritablement de quelque chose pour passer le temps, pour s’occuper. De plus, une lubie se définissant aussi par son caractère éphémère, la fin n’est plus à craindre, puisque l’on sait qu’elle va arriver. Ainsi, grâce à un sens de la dérision affûté par l’expérience, Hubert-Félix Thiéfaine a fait passer la rupture amoureuse de déchirement total à un instant aussi vain que la relation elle-même, aussi sublime et passionnée soit-elle, et sans plus de conséquence que cela.

13Si la stratégie de l’inespoir peut être perçue comme relevant d’un filtre optique à double niveau relevant d’un procédé de mise à distance du réel, le but ultime de cette démarche est très clairement la quête d’un ailleurs, d’un refuge : le no man’s land.

14Ce lieu vierge, occulte, où règnerait une certaine forme quiétude, proche de l’ataraxie, ne semble pas facile d’accès, d’où la démarche de la stratégie afin de réfléchir sur le meilleur moyen d’atteindre ce lieu, et le seul moyen d’y parvenir serait auprès de la femme. Ainsi, dans « Portrait de femme en 192218 », Thiéfaine s’adresse à une femme mystérieuse et impalpable, qui n’est pas sans rappeler la passante baudelairienne19, à ceci près que la « passante thiéfainienne » lui adresse la parole, à de rares occasions, et en particulier ici : « Tu sais je n’suis qu’effluve/Et je reviens d’ailleurs ». Si l’on retrouve l’idée d’une beauté insaisissable, le chanteur extrapole en abordant son origine : ailleurs. Or l’ailleurs, c’est précisément ce que cherche le chanteur, déjà dans « Autoroutes jeudi d’automne20 » (« Et je vais voir ailleurs, encore plus loin ailleurs »), il y a cette quête récurrente de ce lieu inconnu de tous, du no man’s land, dont la femme serait la garante et le moyen d’y parvenir. En ce sens, nous pourrions rapprocher la femme chez Thiéfaine de la figure mythique de la Valkyrie. Dans la mythologie nordique, les Valkyries sont des vierges guerrières qui sont chargées d’emmener les âmes des plus valeureux guerriers au Valhalla, afin qu’ils puissent s’y reposer après leur mort. Nous pourrions y voir une version détournée dans les chansons de Thiéfaine, où toutes les femmes occuperaient cette fonction de passeuse vers l’ailleurs, qui ne serait plus le Valhalla mais le no man’s land, qui ne serait plus pour le valeureux guerrier mais pour le poète tourmenté, qui peut être toutefois considéré à sa manière comme un guerrier, après s’être confronté au réel depuis si longtemps. Cette lecture semble s’appliquer particulièrement à la chanson « Lorelei Sebasto Cha21 », dans laquelle Thiéfaine se réapproprie le mythe de la Lorelei plusieurs décennies après le poète allemand Heinrich Heine22, qui hantera plus tard Apollinaire23, et transforme la figure mythique en prostituée. Cette rencontre à première vue vénale et basse va, contre toute attente, permettre une échappatoire au réel, par le biais du départ final vers les Galápagos. Comme le souligne Isabelle Guilloteau, la rencontre avec la femme permet au poète de s’élever vers l’ailleurs tant convoité, par la puissance d’Eros24. Pour jouer sur les mots, le no man’s land thiéfainien n’est pas un no woman’s land, en cela que le personnage féminin est la voie d’accès privilégié à l’ailleurs, par le fait qu’elle le possède naturellement25. Ainsi, nous trouvons le prolongement de cette idée dans « Syndrome albatros 26 », à travers cette « fille-albatros », « fille océane des vagues providentielles ». Ici nous ne sommes plus face à la figure triviale de la prostituée mais un être marin, semblable à une sirène, se rapprochant davantage de la Lorelei du mythe. L’océan renvoie à l’infini horizon et au Soleil, tendant une nouvelle fois vers l’idée d’évasion, vers le lointain, grâce à la femme, appuyée par les « vagues providentielles », l’adjectif renvoyant à la Providence, qui est quelque-chose d’inattendu, d’inespéré, mais qui n’est ici pas l’œuvre de Dieu, mais bien celle de la rencontre.

15Toutefois, une légère ambiguïté demeure car, à la fin de la chanson, nous ne savons pas si cette rencontre a bien lieu, le texte nous laisse en suspens sur le désir de la « fille océane » d’emmener le poète dans son « rêve androgyne », mais si nous nous fions encore une fois à la répétition des « vagues providentielles » dans la chanson, il semble y avoir une insistance sur cette rencontre salvatrice, nous pouvons donc supposer un contact hors champ, le poète ayant déjà appuyé sur le starter vers l’ailleurs. Enfin, comme pour confirmer son départ définitif vers l’ailleurs, le no man’s land, Thiéfaine écrit dans « Angelus27 » : « Et je m’en vais ce soir, paisible et silencieux/Au bras de la première beauté vierge tombée des cieux ». Le premier vers fait écho au De rerum natura de Lucrèce, dans son approche de la Mort, qu’il faut quitter la vie comme un convive repu après un bon repas, mais qui prend davantage sens chez Thiéfaine comme un nouveau départ, une page qui se tourne. Par ailleurs, la tournée liée à ce dix-septième album, intitulé VIXI Tour, semble y faire allusion de près. En latin, vixi signifie « j’ai vécu », au sens de « je ne suis plus », or chez Thiéfaine, il semblerait plus juste de le rapprocher du vécu, au sens de l’expérience, rapprochement que fait d’ailleurs le chanteur lui-même28, tendant ainsi vers un gain, et donc un certain optimisme. Le vers suivant reprend cette image topique du départ avec la femme vers l’ailleurs. L’occurrence « beauté vierge tombée des cieux » renvoie indistinctement aux diverses vierges de des mythes, dont font notamment parties les Valkyries. Bien que « tombée des cieux » ait une connotation religieuse, elle est détournée, tout comme les « vagues providentielles » de « Syndrome albatros », ça n’est pas l’œuvre de Dieu, que Thiéfaine apostrophe « du fond de l’inutile », mais bien le fruit de la stratégie de l’inespoir, l’inespéré a fini par arriver. Pareillement, dans la chanson « Stratégie de l’inespoir », le chanteur écrit : « Et l’œil désespéré, dans son triangle en kit/Semble soudain jaloux de nos fiévreux baisers », dans le prolongement direct d’« Angelus », où il n’est pas tant question de défi ou de provocation à l’égard de Dieu, que de la constatation de sa chute, de ses « églises vides29 ». Quand bien même l’idée d’une élection semble présente, si l’on revient à l’étymologie de Valkyrie, valkyrja en vieux norrois, se traduit par « qui choisit les abattus », il ne s’agit pas d’une élection divine, la Valkyrie étant elle-même une sous-divinité, affirmant ainsi une indifférence totale à un Dieu qui est tout autant indifférent à son égard. La divinité ne lui étant d’aucune aide, le poète cherche la spiritualité ailleurs, chez la femme, qui elle seule détient le pouvoir de l’emmener « encore plus loin, ailleurs30 », ce qui vient clore la dynamique de l’inespoir par une apothéose. En effet, après s’être affranchi d’une réalité devenue écrasante, par le biais du filtre optique à double niveau, compilant la posture du flâneur qui est au monde sans vraiment y être et l’usage de la dérision, oscillant entre cynisme et désamorçage du réel mais aussi du religieux, en acceptant paisiblement la mort de Dieu, comme un point final au malaise romantique, Hubert-Félix Thiéfaine est enfin disposé à quêter le no man’s land. La femme garante de l’ailleurs est désormais à portée, visible grâce à la lucidité produite par le filtre optique thiéfainien ; avant, cette gardienne mystique était insaisissable car occultée par une réalité dans laquelle sa présence était comme brouillée. De ce fait, nous pouvons considérer l’inespoir comme une sorte de sursaut lucide, qui n’est pas aisée, puisqu’il demande une stratégie, mais dont la récompense est la possibilité d’un ailleurs et d’une spiritualité régénérée.

16Ainsi, l’inespoir d’Hubert-Félix Thiéfaine n’est autre qu’un travail introspectif et poétique de longue haleine, dont la visée serait une forme de quiétude, de paix de l’âme, pour reprendre un vocabulaire épicurien. Débarrassé des chimères « espoir » et « désespoir » par une lucidité nouvelle, il est désormais susceptible d’atteindre cet ailleurs, ce no man’s land, gardé par la femme, apparaissant comme salvatrice et révélée par l’affranchissement de la réalité, de la « médiocratie31 ».

Notes de bas de page numériques

1 http://atilf.atilf.fr/.

2 https://culturebox.francetvinfo.fr/musique/rock/hubert-felix-thiefaine-est-dans-la-strategie-de-l-inespoir-212765.

3 Hubert-Félix Thiéfaine, Stratégie de l’inespoir, Paris, Sony, 2014.

4 Rémi Astruc & Alexandre Georgandas, « Entretien avec Hubert-Félix Thiéfaine », Thiéfaine : Poésie souterraine, éd. RKI Press, Nanterre, coll. CCC, 2017, p. 11-27.

5 « Entretien avec Hubert-Félix Thiéfaine », Thiéfaine : Poésie souterraine, p. 14.

6 « Entretien avec Hubert-Félix Thiéfaine », Thiéfaine : Poésie souterraine, p. 16.

7 Hubert-Félix Thiéfaine, » Les dingues et les paumés » in Soleil cherche futur, Paris, Sterne, 1982.

8 Hubert-Félix Thiéfaine, Soleil cherche futur, Paris, Sterne, 1982.

9 Hubert-Félix Thiéfaine, Autorisation de délirer, Paris, Sterne 1979.

10 Hubert-Félix Thiéfaine, Météo für nada, Paris, Sterne 1986.

11 Hubert-Félix Thiéfaine, Eros über alles, Paris, Sterne, 1988.

12 Hubert-Félix Thiéfaine, Eros über alles, Paris, Sterne, 1988.

13 « Trafiquant de réminiscences » : autour du projet poétique de Hubert-Félix Thiéfaine, 2015, URL : https://www.youtube.com/watch ?v =nFK7EbsOKY8.

14 Hubert-Félix Thiéfaine, « La fille du coupeur de joints » in Tout corps vivant branché sur le secteur étant appelé à s’émouvoir…, Paris, Sterne, 1978.

15 Hubert-Félix Thiéfaine, « Was ist das rock’n’roll » in Eros über alles, Paris, Sterne 1988.

16 Jean-Christophe Loison, « Le temps des rires et des glaïeuls », Thiéfaine : Poésie souterraine, éd. RKI Press, Nanterre, coll. CCC, 2017, p. 173.

17 « Trafiquant de réminiscences » : autour du projet poétique de Hubert-Félix Thiéfaine, 2015, URL : https://www.youtube.com/watch ?v =nFK7EbsOKY8.

18 Hubert-Félix Thiéfaine, Chroniques bluesymentales, Paris, Sony, 1990.

19 Charles Baudelaire, « À une passante », Les Fleurs du Mal, 1857.

20 Hubert-Félix Thiéfaine, Soleil Cherche Futur, Paris, Sterne 1982.

21 Cf. note 20.

22 Heinrich Heine, « La Lorelei », Le livre des chants, 1827.

23 Guillaume Apollinaire, « La lorelei », Alcools, 1913.

24 Isabelle Guilloteau, « Les figures féminines dans l’univers d’Hubert-Félix Thiéfaine, balises du poète en mutation », Thiéfaine : Poésie souterraine, éd. RKI Press, Nanterre, coll. CCC, 2017, p. 151.

25 « Trafiquant de réminiscences » : autour du projet poétique de Hubert-Félix Thiéfaine, 2015, URL : https://www.youtube.com/watch ?v =nFK7EbsOKY8.

26 Hubert-Félix Thiéfaine, Eros über alles, Paris, Sterne 1988.

27 Hubert-Félix Thiéfaine, Stratégie de l’inespoir, Paris, Sony, 2014.

28 https://actu.fr/normandie/caen_14118/hubert-felix-thiefaine-les-gens-ont-besoin-de-se-retrouver-ensemble_3239659.html.

29 Hubert-Félix Thiéfaine, » Angelus » in Stratégie de l’inespoir, Paris, Sony, 2014.

30 Hubert-Félix Thiéfaine, « Autoroutes jeudi d’automne » in Soleil cherche futur, Paris, Sterne, 1981.

31 Hubert-Félix Thiéfaine, « Médiocratie » in Stratégie de l’inespoir, Paris, Sony, 2014.

Pour citer cet article

Joshua Molere, « L’inespoir chez Hubert-Félix Thiéfaine », paru dans Loxias, 61., mis en ligne le 18 juin 2018, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.lejdd.fr/Politique/index.html?id=8970.


Auteurs

Joshua Molere

Joshua Molere, étudiant en Master 1 Lettres Modernes à l’université Jean Moulin Lyon 3, aspirant à devenir enseignant-chercheur.