Loxias | Loxias 41 Le fragment en question | I. Le fragment en question 

Biliana Fouilhoux  : 

Le fragment chez William Forsythe : danse, philosophie et architecture

Résumé

Depuis les années 1980, William Forsythe s’est imposé dans le monde du ballet classique et néoclassique ainsi que dans la danse postmoderne grâce à une grande inventivité chorégraphique. Voilà pourquoi il nous a paru intéressant d’approfondir le rôle de la fragmentation dans le processus de création chorégraphique au sein de la compagnie de Forsythe et d’en dégager les éléments essentiels et singuliers. L’étude met en évidence les références du chorégraphe qui sont très riches et complexes, de nature philosophique, linguistique, mathématique, architecturale, scientifique et délimite différentes phases dans son travail expérimental.

Abstract

William Forsythe’s fragment: dance, philosophy and architecture Since the 1980s, William Forsythe has been making a name for himself in classical and neo-classical ballet, as well as in post-modern dancing, thanks to a great choreographic inventiveness. This is the reason why it seemed interesting to examine the part played by fragmentation in the choreographic creation process within Forsythe’s company as well to highlight the essential and specific elements of improvisation. This study highlights the choreographer’s very rich and complex references inspired by philosophy, linguistics, mathematics, architecture or sciences, and defines different phases in his experimental work.

Index

Mots-clés : danse , fragment, William Forsythe

Keywords : dance , fragment, William Forsythe

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

1Le fragment dans l’art chorégraphique contemporain : quelle conception, quel rôle, quel usage en font les chorégraphes d’aujourd’hui ? Si dans le monde actuel le fragment comporte le tout et permet une lecture/déchiffrage rapide d’une longue chaîne de signifiants, le champ des pratiques chorégraphiques l’érige aussi en élément-roi du geste dansé, de la composition, de la représentation. Cette étude est centrée sur l’œuvre du chorégraphe américain William Forsythe1, à la tête du Ballet de Francfort depuis 1983, et complétée par d’autres exemples2, sans prétention d’exhaustivité.

Limb’s Theorem : une architecture en déséquilibre

2Pour la création de Limb’s Theorem (Théorème des membres) en 1990, William Forsythe, à la tête du ballet de Francfort depuis 1983, se réfère aux travaux de l’architecte Daniel Libeskind et cite dans le programme les textes d’Aldo Rossi (« Fragments ») et ceux de Ludwig Wittgenstein sur la représentation et la perception. Le chorégraphe explore la fragmentation du corps et de l’espace et le déplacement des volumes en ayant recours de nouveau à la théorie du mouvement de Laban et à la réflexion philosophique de Michel Foucault :

Lorsqu’on s’intéresse au mouvement, surtout en Allemagne, on est amené à se positionner par rapport aux principes de Laban sur les directions du corps dans l’espace et les possibilités de mouvements humains telles qu’il les a analysées dans sa Choreutique. A partir de là, j’ai dérivé. La lecture de Michel Foucault m’a orienté vers l’idée de discontinuité qui, aujourd’hui est devenue l’un des fondements de l’analyse historique, et cela m’a mené tout naturellement aux théories déconstructivistes de l’architecte Libeskind. Elles ont été déterminantes parce qu’elles m’ont conforté dans une idée qui est à la base de tout mon travail : l’illusoire unité du corps dansant. 3

3Dans le processus d’élaboration de la pièce, au départ les danseurs utilisent des dessins de Daniel Libeskind4, architecte déconstructiviste qui a beaucoup écrit sur la perception des formes dans l’espace. Daniel Libeskind étudie le moment du « déséquilibre », un thème récurrent aussi dans les recherches de William Forsythe, pour arriver à la conclusion que le monde produit de manière permanente « un mouvement déstabilisé, disons éternel, d’imperfections et de différences5. » Selon sa vision singulière Libeskind fait éclater la linéarité du modèle architectural de la même manière que Forsythe fait éclater la forme structurée selon une géométrie symétrique du modèle classique. L’architecte voit le monde comme un espace sans centre unique : « La grille rationnelle, ordonnée, s’avère en fin de compte être constituée d’une série d’espaces décentrés…6 ». De même, Forsythe s’intéresse à l’idée que l’unité du corps dansant est illusoire et trompeuse en se penchant sur la fragmentation du mouvement et de l’espace par ses procédures d’improvisation.

4La même problématique de la dispersion et la fragmentation de la réalité est abordée dans le texte d’Aldo Rossi, philosophe d’origine italienne, cité dans le programme du spectacle :

L’artiste éprouve parfois l’impression que son système, fût-il purement pratique ou technique, se trouve fragmenté dans son œuvre. Toute œuvre constituerait ainsi à la fois une totalité unique ou une simple répétition. Je suis frappé par le fait qu’indépendamment de leurs particularités propres, des fragments pourraient représenter l’état de la ville moderne, voire de l’architecture ou de la société.
En italien, le terme de frammento, fragment, désigne au sens propre un éclat détaché d’un tout. En cette acception du terme, tout fragment constituerait un objet aux possibilités infinies ; une multitude ou une accumulation d’objets brisés n’est donc pas un simple ramassis de débris7.

5Forsythe adopte cette conception optimiste du fragment en tant qu’« un objet aux possibilités infinies8 » et s’en sert comme un élément de construction dans son approche chorégraphique. En explorant les possibilités des unités déconstruites il juxtapose et réarrange des éléments disparates dans de nouvelles procédures d’improvisation.

Reading externally (« lire de l’extérieur »)

6À la recherche de ce « mouvement déstabilisé » et du fragment qui en résulte, Forsythe met en place une nouvelle procédure d’improvisation, reading externally (« lire de l’extérieur ») qui consiste à « lire » et à « traduire » les deux dimensions des dessins de Libeskind en trois dimensions dans les mouvements de danse. Par exemple le texte de la pièce The Loss of the Small Detail (1991) est remplacé par des sketchs d’architecture que les danseurs doivent faire se lever de la page et transposer en mouvement.

7Dans l’élaboration de cette tâche d’improvisation, Forsythe reprend les concepts d’analyse et de construction du mouvement développés par Rudolf Laban parce que la conception de la « kinésphère » de ce dernier repose sur une comparaison du mouvement humain avec un modèle architectural. L’espace qui entoure le corps est comparé à un volume octogonal. La kinésphère est structurée et orientée autour de l’architecture anatomique de l’homme bipède. Les trois plans, vertical, horizontal et sagittal se croisent au centre de gravité du corps. À partir de ce centre de gravité les lignes de forces rayonnent en une multitude infinie de directions. Par la notion d’intention spatiale, Laban intègre à la notion de l’architecture, habituellement constituée de force gravitaire verticale et des points d’appuis, la notion d’une dynamique de vecteurs et de forces tensionnelles :

Le mouvement est pour ainsi dire une architecture vivante, vivante si l’on considère les déplacements autant que les changements d’agencement corporel. Cette architecture est créée par les mouvements humains et est constituée de trajets portant les traces des formes sculptées dans l’espace, et nous appelons ces formes sculptées, des formes-traces9.

8Ainsi l’architecture anatomique du corps humain est à l’origine d’une mobilité de tensions directionnelles perpétuellement changeantes. Mary Wigman, qui explore la kinésphère de Laban à travers ses improvisations, voit cette mobilité comme une source d’expérimentation :

Hauteur et profondeur, largeur, devant, derrière, de côté, l’horizontale et les diagonales ne sont pas pour le danseur des termes techniques ou des notions théoriques. Il les ressent dans son corps et ils deviennent son propre vécu. Car à travers tout cela, il célèbre son union avec l’espace10.

9Son exemple a été suivi par plusieurs chorégraphes qui se servent des outils d’analyse du mouvement de Laban afin de fragmenter, chacun à sa manière, les possibilités de l’expérience du geste dansé. Forsythe à son tour s’inspire de la vision des croisées des dimensions et des diagonales dans la kinésphère comme une structure géométrique qui soutient le mouvement. Il transpose les dessins d’architecture de Libeskind dans la kinésphère du danseur qui doit lire et inscrire leurs traces avec son corps. Nik Haffner, danseur de la compagnie de William Forsythe donne une explication du fonctionnement de cette nouvelle méthode, illustrée par une démonstration :

Le même dessin sur une feuille de papier est traduit d’une manière différente et individuelle par chaque danseur. Le temps d’exécution d’un mouvement est déterminé par la manière et la vitesse avec laquelle je « lis » un dessin. Ça dépend de combien de temps j’ai besoin pour passer à travers certaines parties du dessin. L’architecture de cette chambre ici peut être très adaptée pour l’application de cette méthode d’utilisation de la pièce. En regardant autour de moi, je vois ces balustrades au-dessus de nous. Elles me donnent un rythme de lignes d’acier décorées avec des ornements. D’ailleurs, je vois d’autant plus les balustrades blanches que le rideau noir reste derrière elles. Il y a aussi l’ouverture d’une entrée – qui est entièrement encadrée par une voûte. Ça veut dire que je reçois beaucoup d’informations géométriques de cette chambre – ou de n’importe quelle chambre dans laquelle je danse et que je visite11.

10Dans cette opération d’improvisation on observe une rencontre entre le corps organique comme une architecture tensionnelle et élastique, proche du mode de croissance des tissus du vivant, et l’architecture en tant qu’art. Le danseur doit s’adapter à toute intention spatiale et déployer des mouvements fluides. Il passe progressivement ou abruptement d’une qualité de mouvement à l’autre, pour réaliser les multiples nuances. Sa réaction corporelle à la fantasmagorie des formes permet un élargissement de son expressivité individuelle

11Cette pratique d’improvisation autour d’un fragment implique un véritable travail sur le corps à sculpter comme une architecture souple sans préjugé esthétique. Sculpter une architecture fragmentée avec son corps et être sculpté par l’architecture fragmentée en danse, c’est créer des formes en transformation perpétuelle.

Room writing (« écrire la chambre ») et autres procédures d’écriture

12Pendant la création de la pièce, Forsythe multiplie sans cesse les sources d’information pour la “lecture” et la “transposition en mouvement” d’informations architecturales. Il crée ainsi différentes opérations d’écriture. Les danseurs se servent non seulement des dessins de Libeskind, mais aussi de l’espace de la scène de la représentation et des souvenirs de la configuration spatiale de leurs propres chambres pour produire des mouvements. L’une de ces opérations d’écriture chorégraphique spontanée est connue au sein de la compagnie sous le nom de room writing (« écrire la chambre ») :

La tâche pendant la pièce consistait à traduire l’information architecturale en mouvements. Cette information est disponible en tant qu’offre faite à chaque danseur au moment où il improvise. Le danseur décide de ce qu’il va sélectionner…
Dans Limb’s Theorem ça nous a amené à travailler avec notre mémoire de l’architecture de nos maisons – ça peut être notre cuisine, notre chambre à coucher ou notre salon, n’importe quelle chambre dont nous retenons une image claire. Nous appelons ça « écrire la chambre »12.

13Forsythe ajoute que dans cette opération les danseurs peuvent travailler aussi avec une architecture imaginaire, l’essentiel c’est de pouvoir analyser son contenu en termes de fragments. Le principe d’improvisation sous la forme d’inscription spatiale du mouvement peut finalement s’appliquer à n’importe quel objet, selon le chorégraphe :

Par exemple, vous pouvez regarder votre empreinte de doigt, ou un objet tridimensionnel, et comprendre comment il fonctionne sur un plan à deux dimensions. Ensuite, vous pouvez le re-traduire physiquement en un événement en trois dimensions. On a découvert que différentes sortes d’objets et données visuelles vont déterminer beaucoup de choses, bien que la compétence du danseur et sa capacité de maîtriser ces techniques jouent aussi leur rôle13.

14Au cours de ces opérations d’improvisation, les danseurs sollicitent en profondeur leur intelligence corporelle et leur maîtrise technique pour traduire leur perception en des mouvements immédiats. Ils utilisent leur vue et leur toucher pour recevoir et traduire en mouvement une grande variété d’informations. Il s’agit d’une écriture fragmentée, spontanée et instantanée que Forsythe n’hésitera à substituer à une écriture chorégraphique préalablement fixée.

Le procédé de fragmentation dans une « poétique de la disparition »

15Pour maintenir la plasticité vivante des corps dansants qui découlent du fait de « lire de l’extérieur » et d’« écrire la chambre » Forsythe s’appuie sur son sens de l’inattendu et introduit une recherche du déséquilibre et des positions extrêmes dans le modèle architectural de la kinésphère. Les danseurs sont incités à trouver des moments « super-kinésphériques » où la chute est imminente. Leur projet essentiel est de mettre en échec l’effort de maintenir l’équilibre. Le chorégraphe lui-même affirme que « tout le but de l’improvisation, c’est de mettre en scène la disparition » et il définit ses œuvres comme une « poétique de la disparition » : « La recherche de ces points où l’équilibre se perd et où la chute commence est un acte concentré, presque méditatif. Cet état révèle ce qui est toujours en cours de disparition. Le corps dansant illustre donc les moments continus de la disparition du mouvement14. »

16Pour repérer les points de déséquilibre qui peuvent provoquer la chute, Forsythe s’inspire de nouveau des recherches de Libeskind sur les moments de rupture et de discontinuité, ensuite il essaie de retrouver ces moments dans l’expérience d’exploration de la kinésphère de Laban. Selon Laban la kinésphère demeure en position fixe par rapport à un point central unique dans le corps et voyage avec lui à chaque déplacement dans le corps dans l’espace. Un pas à l’extérieur par rapport à ce centre signifie que la kinésphère a été déplacée. Pour Laban ce centre coïncide avec le centre de gravité du corps comme dans le modèle classique. Le centre du corps est la ligne verticale d’équilibre assuré par une ou deux jambes et tous les axes passent par là. Chez Laban les orientations dans la kinésphère sont développées par les extensions diverses des extrémités du corps qui forment des lignes et des angles par rapport à l’icosaèdre imaginaire. Le modèle de Laban, superposé sur un corps dansant qui reproduit les codes classiques du mouvement, offre une parfaite lisibilité d’écriture chorégraphique grâce au point central de l’axe du corps. Pour Laban ce point reste immuable. Ainsi sa recherche est centrée sur l’harmonie du corps et de l’espace.

17Héritier des concepts de « centre voyageur » et de motion de Nikolais, qui ont fortement influencé la danse classique américaine15 (ballet in motion), Forsythe pour sa part introduit l’idée de centres infinis à travers le corps qui peuvent initier le mouvement et qui présupposent de cette manière toute une multitude de kinésphères. Le talon, le coude, l’oreille peuvent définir le centre d’une kinésphère.

18Ainsi, le mouvement qui se déplace dans le corps peut fragmenter, multiplier, élargir ou raccourcir l’espace kinésphérique. Dans ces opérations d’improvisation, à chaque chute une nouvelle kinésphère peut naître. N’importe quel endroit du corps qui initie le mouvement crée de nouveaux axes de rotations qui à leur tour engendrent des nouvelles kinésphères : « Vous pouvez y penser de la manière suivante – soit c’est un cube géant, soit c’est votre kinésphère, le modèle de votre corps. Ou vous pouvez avoir de petits modèles autour de vous et réellement bouger à travers/ à l’intérieur/à côté d’eux16

19Cette manière d’aborder le modèle de Laban produit une multiplication des points qui deviennent sources des mouvements en même temps. Les mouvements variés et simultanés créent plusieurs kinésphères qui se pénètrent et interagissent. La géométrie fragmentée éphémère qui en ressort est en permanente extension ou effondrement. En recyclant le modèle de Laban, Forsythe ne cherche pas une harmonie du corps et de l’espace mais le contraire ; il veut trouver une source permanente d’instabilité. Sa « poétique de la disparition » se nourrit de toutes ces collisions et chutes de directions dans le modèle de la kinésphère qui produisent un mouvement « résiduel », spontané et imprévu.

Le mouvement résiduel comme fragment à recycler

20Pendant l’expérimentation avec le modèle architectural de la kinésphère, les danseurs, qui maintiennent la réinscription des formes en déséquilibre, arrivent encore une fois à un état de vibration et de vertige. Dans cet état de tremblement, dénué de stabilité, leur corps engendre un mouvement résiduel à la fois inévitable et imprévisible.

21La notion de mouvement résiduel est très importante dans la méthodologie d’improvisation développée par Forsythe. Elle est étroitement liée à la vision du chorégraphe du fonctionnement de la danse. Forsythe est toujours prêt à expérimenter avec sa capacité (et celle de ses danseurs) à coordonner d’une manière très compliquée : « Les gens n’ont pas beaucoup l’expérience de l’habileté extrême que possède un corps de danseur pour articuler et intégrer des flux complexes17. »

22Ainsi dans les opérations d’improvisation, il crée des chaînes de rapports inédits dans un corps dansant qui se plie sans cesse. Par les contraintes de l’isolation et de l’extrême articulation, il provoque des impulsions et des réponses résiduelles. Le résultat de cette coordination complexe du mouvement, explique Dana Caspersen, est « une authentique réponse résiduelle, ce qui veut dire permettre au reste du corps de répondre d’une manière précise, par exemple, avec une mécanique physique qui est fonctionnelle et pas superflue, à l’impulsion d’un point18. » Ces réactions à l’intérieur du corps sont liées et arrivent simultanément. La danseuse compare le corps à l’eau qui coule et qui reste vivante en réaction à plusieurs changements liés à la trajectoire de son chemin. De la même manière le danseur est comme un fleuve qui affronte le défi de traverser différentes formes dans l’espace sans perdre l’authenticité des réactions dans son corps19. L’exploration et la compréhension des réactions compliquées à l’intérieur du corps, provoquées par le mouvement dansé, est fondamentale dans la pratique de l’improvisation au sein de la compagnie : « Dans la compagnie nous travaillons sur le "lâcher prise" dans ces coordinations compliquées du corps, en recherchant la clarté de l’articulation sans contrôle musculaire inutile20

23Le mouvement de « lâcher prise », appelé mouvement résiduel au sein de la compagnie, s’apparente au mouvement inconscient, mouvement qui s’échappe du corps pour révéler une logique d’un ordre inconnu et qui possède ses propres lois. Forsythe récupère ces formes et mouvements résiduels, ces fragments inattendus, pour les intégrer directement dans la fable chorégraphique comme « écriture » spontanée.

L’écriture instantanée sur scène en fonction d’une scénographie fragmentée

24L’improvisation structurée sous la forme de « lecture externe », « écrire la chambre », sert aussi à produire du mouvement directement sur scène en tant qu’écriture instantanée. Forsythe se sert de la scénographie et des lumières comme données visuelles à « lire » et à « transformer en mouvement » pendant la représentation :

Vous avez sans doute remarqué les projections d’inscriptions sur un mur. J’ai mis au point pour mes danseurs une méthode de lecture de ces signes. Ils les déchiffrent, les interprètent, et modifient leurs mouvements en conséquence. C’est ainsi que ce qui se passe sur scène ne peut arriver qu’une seule fois21.

25L’improvisation avec les lumières joue un rôle important dans Limb’s Theorem. Un rideau de fer laisse filtrer un violent jet de lumière et dans la pénombre, seuls les bras des danseurs en maillot noir font des taches de lumière. Brusquement les corps se fondent dans la nuit du plateau pour s’en détacher quelques instants plus tard. Les plages insolites d’ombres et de lumières deviennent une source imprévisible d’information à interpréter. Les danseurs doivent décrire leurs frontières en transformation perpétuelle avec leurs corps.

26Dans ce même spectacle le chorégraphe ajoute l’utilisation étonnante d’un projecteur style DCA, monté sur roulettes, qu’une soliste déplace au milieu des danseurs, créant des ombres, aveuglant le public ou obtenant des effets cinétiques spectaculaires. Ainsi la danse se confronte directement à un espace toujours changeant. Les danseurs poursuivent leur écriture, souvent éclipsés par le gros projecteur qu’ils baladent.

27La scénographie, sous la forme d’immenses objets, est aussi mobile. Les danseurs déplacent des écrans, des satellites et des plaques rectangulaires sur le plateau et recommencent à « re-inscrire » leurs contours. Ils peuvent appliquer les opérations de « lecture » des données visuelles sur scène et les « écrire » avec leurs corps dansant tout en réarrangeant les données scénographique eux-mêmes ; changer les lumières et les ombres, créer de nouvelles configurations d’objets. En bref ils improvisent avec le déplacement des éléments scénographiques. Forsythe crée un environnement scénographique en transformation perpétuelle et cette transformation est le résultat d’un travail collectif de déplacement et de réorganisation. Ainsi ce qui arrive sur scène chaque soir est un événement unique et impossible à reproduire. L’improvisation en tant que source d’imprévisibilité de ce qui arrive sur scène est une autre idée partagée avec l’architecte postmoderne, Daniel Libeskind. Ni Forsythe ni Libeskind ne s’intéressent à la « survie » de leur travail en tant qu’objet ; pour eux, ce serait fétichiser l’œuvre comme produit fini, catégorisable et reproductible. Le refus de produire un spectacle reproductible rappelle la position politique des danseurs postmodernes (comme nous l’avons vu dans l’exemple de Steve Paxton et d’autres improvisateurs ayant quitté les scènes conventionnelles) en marge du fonctionnement de la société de consommation. « Oser garder la danse vivante, au point d’accepter que de profondes altérations se produisent au fil du temps, reste un choix quasi suicidaire tant l’organisation sociale se méfie de ce qui pourrait la déstabiliser22. » De la même manière la chorégraphie fragmentée de Limb’s Theorem ne peut pas être reproduite d’une manière identique ; la stratégie du chorégraphe qui implique des changements permanents des données visuelles avec la complicité des danseurs, crée un « canevas » en mutation imprévisible à interpréter sur scène.

Conclusion : le fragment comme « un objet aux possibilités infinies »

28Avec les procédures de reading externally et de room writing, Forsythe dépasse définitivement les limites de la codification du ballet classique23 – il ne s’agit plus de changer les règles de la syntaxe et du vocabulaire académiques mais de produire et d’inscrire dans l’espace scénique des mouvements résiduels qui s’apparentent à la vision du « mouvement déstabilisé, disons éternel, d’imperfection et de différence » de Libeskind.

29Inspiré de cette idée, le chorégraphe met en place des procédures d’improvisation dans lesquelles il fait éclater le modèle initial de l’icosaèdre labanien. Ce dernier est multiplié ou déplacé librement dans l’espace, rétréci ou agrandi. Dans cette kinésphère, déconstruite et fragmentée, le danseur isole, précise et développe le mouvement d’une partie du corps. Des fragments de mouvement apparaissent et disparaissent.

30D’autres chorégraphes ont questionné également ces rapports multiples entre corps et architecture comme par exemple Trisha Brown qui a, dans certaines pièces, confronté le corps à l’environnement urbain, voulant ainsi découvrir comment un corps produit du mouvement dans un contexte architectural donné. Le déchiffrage des informations architecturales et leur transposition en mouvement sont récurrents chez la chorégraphe. L’originalité de l’approche de William Forsythe est qu’il pousse encore plus loin cette opération par la création d’un environnement en mouvement perpétuel à « lire » et à « écrire » par les danseurs dans l’immédiat sur scène. Ainsi c’est sa chorégraphie en elle-même qui devient architecture en déséquilibre pendant ces opérations d’improvisation.

31L’écriture instantanée des mouvements, guidés par les lumières et d’autres éléments scénographiques mobiles que Forsythe introduit dans ses chorégraphies, fait que, contrairement aux ballets classiques, elles ne peuvent plus être reprises et notées en notation Laban24. L’improvisation sur scène chez Forsythe expose les détails du processus au lieu d’offrir au public un produit final et fétichisable ; d’ailleurs c’est une des principales préoccupations de Forsythe, comme de Libeskind, de maintenir leur travail en évolution permanente pour éviter une fixation de ce qu’ils ont accompli en tant que créateurs.

32Nous pouvons conclure que les opérations de fragmentation chez William Forsythe ne sont pas soumises à la recherche d’une réponse visuelle prévisible, d’une « tâche » spécifique, mais visent à la création du mouvement résiduel imprévisible qui est tout de suite récupéré et réinséré dans la chorégraphie en cours. Forsythe déclare : « Je ne veux pas savoir ce qui va se passer. Je veux être surpris par l’embuscade des résultats25. »

Notes de bas de page numériques

1  À la tête du Ballet de Francfort depuis 1983, actuellement il dirige la Cie Forsythe, créée en 2005.

2  Quelques exemples issues du projet de recherche-création « Itinérances/Résonances/Fragments », Centre d’études des arts contemporains, Université de Lille, cf un essai sur le fragment sonore par Guillaume Tiger, compositeur chercheur, et Biliana Fouilhoux, danseuse chercheuse, dans une dérive en danse au travers d’un paysage sonore « Niebeski » : http://bilianafouilhoux.blogspot.fr/ et des terrains d’immersion en pratiques variées en studios de danse . Cf. le fragment-citation d’un geste dans une approche anthropologique du parcours du danseur dans « My Flow ! Regreso a mis origenes » par Miguel Ortega (http://youtu.be/sQM7Vf-TRqI ) qui fait resurgir des bribes de sa culture latino-américaine d’origine et ses itinérances européennes au cours d’une improvisation d’une minute ou le geste narratif d’attente, fragmenté par Silvia Marti et Guilia Piana dans « Aspettando la primavera », projet chorégraphique par Silvia Marti et Bea Buffin : http://vimeo.com/57077281.

3  William Forsythe, entretien avec Marcelle Michel, « Sauver le ballet, juste ciel ! » in Libération, le 19 décembre 1989, p. 17.

4  Daniel Libeskind, américain d’origine polonaise, a conçu l’architecture du Musée juif de Berlin et a été chargé de rénover le site du World Trade Center de New York.

5  Daniel Libeskind, cité par Heidi Gilpin, « Architectures de la disparition » in Parallax, Städtisxhe Bühnen, Francfort, novembre 1989, p. 38.

6  Daniel Libeskind, cité par Heidi Gilpin, « Architectures de la disparition » in Parallax, Städtisxhe Bühnen, Francfort, novembre 1989, p. 38.

7  Aldo Rossi, traduit par Sylvie Durastanti, texte extrait d’Architecture et Imagination, Zwolle, Jan Brand et Han Waanders, 1989, p. 13.

8 À ce sujet voir « Venice Resonance », un projet de recherche-création /expérimentation en danse en résonance d’un contexte urbain particulier : http://bilianafouilhoux.blogspot.fr/

9  Rudolf Laban, Choreutique, Bruxelles, Contredanse, 2003, p. 5.

10  Mary Wigman, Le Langage et la danse, Paris, Éditions Chiron, 1990,pp. 39-43.

11  “The same drawing on a sheet of paper is translated in a different and individual way by each dancer. The timing of the movement is determined by the manner and speed with which I, let us say, “read” a drawing. It is a matter of how much time it takes to go through certain parts of the drawing. The architecture of this room right here would be very well suited for the application of the method in this piece. Looking around, I see these railings up there above us. They give me a rhythm of steel lines interspersed with ornaments. Besides that, I see much more of the white railings as long as a black curtain is behind them. There is also an aperture with an entrance, -and the whole thing is framed by an arch. That means that I am getting a lot of geometrical information from this room, – just as from any other room one dances in or visits.” Nik Haffner (traduction par Biliana Fouilhoux), “Forsythe and the Media. A Report” in William Forsythe and the Ballett Frankfurt, London, Division of Architecture, School of Urban Development and Policy, South Bank University, 1999, p. 15.

12 “The task during the piece was to translate the architectural information into movements. This information is available as an offer to every dancer when improvising. The dancer decides what to select… In Limb’sTheorem it got as far as us working from our memories with the architecture we know from home - be it our own kitchen, bedroom or living room, any room of which we had a clear picture. We call this room writing.” Nik Haffner (traduction par Biliana Fouilhoux), “Forsythe and the Media. A Report” in William Forsythe and the Ballett Frankfurt, London, Division of Architecture, School of Urban Development and Policy, South Bank University, 1999, p. 15.

13  “For example, you could look at your fingerprints, or a three-dimensional object, and understand how it functioned as a two-dimensional plan. Then you physically retranslate it back into a three-dimensional event. We discovered that different kinds of objects and visual stimuli would determine quite a lot, although the expertise of the dancer and abilities to master these techniques have a lot to do with it.” William Forsythe , entretien avec Roslyn Sulcas, “Both a New World and the Old Made Explicit” dans CD Rom William Forsythe Improvisation Technologies, A Tool for the Analytical Dance Eye, Köln, ZKM Digital Arts Edition, 1999, pp. 37-38.

14  Heidi Gilpin, « Architectures de la disparition » in Parallax, Francfort, Städtisxhe Bühnen, novembre 1989, p. 38.

15  L’expression ballet in motion, concept particulier de la qualité de la traversée de l’espace, qui révèle l’importance du flux « à la Nikolais » qui traverse le corps du danseur classique et assure la fluidité et la vitesse des transitions entre les positions.

16  “You can think of it in the following ways – either a giant cube or it’s your kinesphere, the model of your body. Or you can actually have small models around you and actually move through/inside/along them.” William Forsythe, entretien avec Steven Spier (traduction Biliana Fouilhoux), in William Forsythe and the Ballett Frankfurt, London, Division of Architecture, School of Urban Development and Policy, South Bank University, 1999, p. 26.

17  William Forsythe, entretien avec Rosita Boisseau, « La chambre double de William Forsythe » in Le Monde, le 26 septembre 2002, p. 32.

18  “an authentic residual response, which means allowing the rest of the body to respond in an accurate way, i.e. with physical mechanics that are functional and not extraneaous, to the impetus of one point.” Dana Caspersen, “It Starts From Any Point: Bill and the Frankfurt Ballet” in Choreography and Dance, Vol. 5, Part 3, Harwood Academic Publishers, 2000, p. 37.

19  “The body is a continuum, like a body of water; all parts are continuously alive to the others. I notice that the biggest challenges for dancers seem to be maintaining the authenticity of this full body integration, maintaining and travelling large forms, understanding the complex internal relationship that informs the movement and letting the hips drop.” Dana Caspersen, “It Starts From Any Point: Bill and the Frankfurt Ballet” in Choreography and Dance, Vol. 5, Part 3, Harwood Academic Publishers, 2000, p. 37.

20  “In the company we work on how to release into these complex coordinations of the body, seeking clarity of articulation without inappropriate muscular control.” Dana Caspersen, “It Starts From Any Point: Bill and the Frankfurt Ballet” in Choreography and Dance, Vol. 5, Part 3, Harwood Academic Publishers, 2000, p. 37.

21  William Forsythe, entretien avec Gilles Anquetil, « L’archéologue du mouvement », Le Nouvel Observateur, le 25 octobre 1990, p. 14.

22  Patricia Kuypers, « Introduction » in La composition, Nouvelles de danse 36/37, Bruxelles, Contredanse, 1998, p. 9.

23  Le fragment joue un rôle particulier dans le champs de somatics, qui s’infiltre de plus en plus dans les pratiques de danse : la méthode Feldenkrais, la technique Alexander, Body Mind Centering, Continuum... Un exemple afin d’illustrer comment dans ce cadre spécifique le fragment peut contenir et signifier le tout est la pédagogique de la danse classique développée par Wayne Byars, avec des apports en kinésiologie (savoir anatomique et physiologique du corps), mapping (visualisations des trajets internes du mouvement) et la technique Alexander. Les postures codifiées du ballet sont revisitées à partir de consignes subtiles qui indiquent comment par exemple une petite spirale, imaginée et activée à l’intérieur du genou déplie tout le corps dans un dégagé ou fondu. Une attention portée aux courbes primaires ou secondaires du dos, c’est-à-dire une légère extension ou flexion de la colonne vertébrale, change complètement la charge expressive du geste dansé, en lien avec des phénomènes du développement de la motricité de l’enfant (prendre, donner, s’ouvrir...) qui sous-tendent la psyché de l’adulte. Dans ce cas, le fragment répond aux besoins d’un travail et pénétration des profondeurs du corps dansant, là ou la forme s’épuiserait dans une reproduction à l’identique.

24  Là où Laban initie le mouvement par les axes liés au centre du corps, Forsythe engendre le mouvement par une ligne entière ou un plan entier et arrive à une telle complexité du mouvement que les spécialistes de labanotation de nos jours avouent qu’il ne plus possible de noter les chorégraphies de Forsythe, malgré la clarté de la théorie de Laban qui lui a servi comme point de départ.

25  William Forsythe, entretien avec Heidi Gilpin, « Architectures de la disparition » in Parallax, Francfort, Städtisxhe Bühnen, novembre 1989, p. 38.

Pour citer cet article

Biliana Fouilhoux, « Le fragment chez William Forsythe : danse, philosophie et architecture », paru dans Loxias, Loxias 41, mis en ligne le 26 mai 2013, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.lejdd.fr/Politique/index.html?id=7414.


Auteurs

Biliana Fouilhoux

Biliana Fouilhoux est danseuse et enseignante-chercheuse (MCF), spécialisée en études chorégraphiques, pratiques somatiques et processus de création au Centre d’études des arts contemporains à l’Université de Lille. Actuellement elle travaille sur le geste dansé autour des notions d’incorporation et de pratiques de subjectivation. Les autres thématiques abordées sont les idéologies du féminin, les théories de la réception, les perceptions, les sensations et les fictions en danse... Elle a contribué à des ouvrages collectifs (dont Le surgissement créateur : jeu, hasard et inconscient, (CNRS/Edition Universitaire de la Sorbonne Paris V- Prix de la critique française en théâtre, musique et danse pour meilleur ouvrage sur la danse en 2011), La Citation dans le théâtre contemporain (Éditions Universitaires de Dijon), Nouvelles technologies du soi, mobilités et (co-)constructions identitaires (Éditions de l’Université de Turku), et à plusieurs revues d’esthétique (Revue d’Etudes Culturelles, Revue franco-italienne Magma, Revue Interrogations, Revue La Licorne...). Actuellement elle développe le projet de recherche-création « Itinérances/Résonances/Fragments » : http://bilianafouilhoux.blogspot.fr/