Loxias | Loxias 31. Autour des programmes de concours 2011 (agrégation, CPGE) | I. Agrégation de Lettres et d'Anglais, CPGE Lettres | Montaigne: livre I des Essais
Raymond Esclapez :
L’essai de Montaigne : une forme toute sienne
Texte intégral
1On a beaucoup et diversement commenté la genèse de la forme nouvelle inventée par Montaigne, celle de l’essai : on a vu – à fort juste titre – sa source dans le genre très prisé au XVIe siècle de la leçon ou lectio, courte et libre dissertation faite d’un assemblage de topoi regroupés autour d’un thème dans un but d’édification morale. C’est la thèse célèbre et incontestée de Villey. Il est certain que Montaigne a puisé dans les recueils de Diverses leçons, de sentences et exemples qui fourmillent à son époque1.
2Paul Porteau a montré ce que l’essai devait également à un exercice scolaire abondamment pratiqué dans les collèges du XVIe siècle, la Disputatio – joute oratoire sur un thème choisi par le maître – au cours de laquelle s’affrontaient deux groupes d’élèves argumentant pour et contre telle ou telle thèse. En vue de ce genre d’affrontement, on se constituait un cahier de loci communes où l’on puisait à pleines mains.
3L’éloge paradoxal, qui fleurit au XVIe siècle, a aussi sa part dans l’élaboration de l’essai : le plus célèbre est évidemment l’Éloge de la Folie d’Erasme, mais Montaigne a lu aussi Corneille Agrippa qui est l’auteur d’un bref traité « De la supériorité des femmes » – paradoxe difficilement soutenable au XVIe siècle, tout aussi insoutenable d’ailleurs en ce siècle d’érudition que celui « De l’incertitude et vanité de toutes les sciences et les arts ». Une ironie caustique, déstabilisatrice, se donnait libre cours dans ce genre de declamatio, exercice de virtuosité pure au départ mais où pouvaient se glisser des idées dérangeantes et stimulantes à la fois pour un esprit en quête de liberté.
4Ce genre littéraire n’est pas sans rapport avec le pyrrhonisme que la lecture de Diogène Laerce et de Sextrus Empiricus permet à Montaigne d’approfondir : le jeton sur lequel il fit graver une balance et la devise « Epecho » (Je suspends mon jugement), peut servir d’emblème à plusieurs essais du premier ou du deuxième livre, à tel passage des grands essais du troisième livre où Montaigne met en scène un interlocuteur imaginaire qui avance des arguments contraires aux siens : dans l’essai « De la vanité », il reproche à Michel son goût des voyages, il reprend son goût pour l’ironie dans l’essai « Sur des vers de Virgile »2. Mais mainte fois dans le livre III, Montaigne, par un coup de force de sa volonté libre, fait sans hésitation – s’agissant de son bonheur, de son règlement interne personnel – pencher la balance du côté de ses goûts sans chercher à raisonner davantage.
5Indubitablement la méthode pyrrhonienne (la zététique) a une fonction structurante dans la démarche même qui donne naissance aux Essais. Mais si Montaigne a trouvé chez Pyrrhon une pâture de choix, tout autant que chez Sénèque, Plutarque ou Lucrèce, c’est qu’il voyait dans le scepticisme une façon de penser le monde en correspondance totale avec son idiosyncrasie, avec sa singularité mentale et psychologique.
6Montaigne ne pouvait pas demeurer indifférent au pyrrhonisme qui érigeait en méthode philosophique des traits de caractère dont il constatait avec dépit – et peut-être même avec un certain désarroi – la présence chez lui, présence essentielle, constitutive : l’irrésolution, la nonchalance et le détachement ironique. Les écrits pyrrhoniens attestaient que l’on pouvait douter de tout et sur tout, sans être malheureux pour autant, que l’on pouvait construire même, sur le sable du doute, une manière de bonheur serein. On pouvait même, ce doute permanent, encombrant, inhibant, l’accorder avec les contraintes d’une religion chrétienne si contraire, par certains de ses dogmes (incarnation, résurrection, immortalité), aux lois de la nature que l’homme peut comprendre. L’essai, fruit d’une alchimie secrète, mêlant dans son creuset toutes les faiblesses natives de Michel (irrésolution, nonchalance, fatalisme, propension à la paresse, goût du plaisir sublimé en hédonisme) les transmutait en forces, les unissait pour créer une forme parfaitement accordée avec elles, consubstantielle donc, au plein sens du terme, à son auteur : et non seulement, toutes ensemble, elles se fondaient dans une contexture apte à loger le Monde et le Moi, mais prises une à une, elles fournissaient à Montaigne d’inépuisables sujets de méditation et d’écriture – puisqu’elles appartenaient à ce Moi intime dont il entreprenait l’exploration.
7L’essai est, Montaigne le dit et le redit sans cesse, un exercice, une « exercitation », une mise à l’épreuve du jugement dans et par l’écriture sur un sujet qui n’a d’importance que parce qu’il permet de jauger les capacités du jugement, cet « outil à tous subjets » qui « se mesle par tout »3. Instrument de mesure des forces de l’auteur, l’essai est par ailleurs défini le plus souvent comme une mise en œuvre des aptitudes innées et non des acquises. C’est un thème récurrent dans les Essais que la critique du savoir livresque et c’est sur ce point que Montaigne se sépare des auteurs de diverses leçons : il ne veut pas vulgariser le savoir humaniste, il ne veut pas faire une « montre » (une exposition) de son savoir : il voue une haine farouche aux pédants qu’il accable de ses sarcasmes dans l’essai « Du pédantisme ». Il veut savoir qui il est, ce qu’il vaut, quels fruits un homme comme lui – qui se « tien[t] de la commune sorte sauf en ce qu’[il s’] en tien[t] »4 – peut recueillir d’une écriture qui lui permettra peut-être, au surplus, de discipliner un esprit mobile et instable.
8En objectivant un mouvement perpétuel et désordonné – que sécrète un otium dont le magistrat, las des tâches parlementaires, avait tant rêvé – en retenant ce « cheval échappé », Montaigne parviendra peut-être à apaiser l’angoisse de la dispersion qui le guette : car c’est un esprit dispersé que celui qui erre dans les livres (sur lesquels il ne peut rester plus d’une heure d’affilée), qui feuillette à pièces décousues, qui note parfois un jugement sur un historien – le plus souvent inscrit un simple mot en marge – en vue de quelque œuvre future… Après le lourd travail que fut la traduction du Liber creaturarum de Raimond Sebond, après la publication des œuvres de La Boétie, Montaigne se « trouve vide » et il papillonne sans but précis. Il croyait que cet abandon à sa nature serait source de plaisir et voilà qu’il en souffre. Son esprit ne se contente pas de ce butinage inconstant, il exige davantage ; il veut mettre au jour ses richesse latentes, il éprouve le besoin de les canaliser, de les « ranger », de se régler : Il cherche l’ordre (ce mot est – aussi paradoxal que cela puisse paraître – un des mots clés des Essais avec les dérivés du terme « règle », du verbe « ranger »), mais en même temps il ne peut ni ne désire renoncer à son goût de la dispersion, à son vagabondage parmi les livres et les idées, à son abandon à l’instant, à son caprice intérieur.
9C’est de cette tension entre des exigences différentes liées à sa nature profonde qu’est née la forme de l’essai, conciliation de postulations profondes et divergentes.
10Dès l’instant où Montaigne évoque la technique de l’essai, on voit surgir l’adjectif « naturel ». L’essai n’est pas une forme empruntée – même si les Lettres à Lucilius de Sénèque, les Moralia de Plutarque, les Lectiones de ses contemporains lui sont des modèles facilement utilisables –, c’est une forme qui convient à la nature psychologique profonde de son auteur. Un des exemples les plus remarquables se trouve dans l’incipit de l’essai I, 26 :
Quant aux facultez naturelles qui sont en moy, dequoy c’est icy l’essay, je les sens flechir sous la charge. Mes conceptions et mon jugement ne marche qu’à tastons, chancelant, bronchant et chopant […] Et entreprenant de parler indifferemment de tout ce qui se presente à ma fantasie et n’y employant que mes propres et naturels moyens, s’il m’advient, comme il faict souvent de rencontrer de fortune dans les bons autheurs ces mesmes lieux que j’ay entrepris de traiter, comme je viens de faire chez Plutarque tout présentement son discours de la force de l’imagination, à me reconnaistre, au prix de ces gens-là si foible et si chétif, si poisant et si endormy, je me fay pitié ou desdain à moy-mesme. (I, 26, p. 146)
11L’insistance sur le caractère personnel de l’essai – costume taillé sur mesure dont la vertu essentielle est d’épouser parfaitement les formes de la pensée de son auteur – aussi inconsistante et inconstante soit-elle – est ici d’autant plus remarquable que s’y adjoint un thème d’essai essentiel : le complexe d’infériorité par rapport aux Anciens et en particulier à Plutarque – modèle des modèles. Faiblesse, lourdeur, sont revendiquées avec une tranquille résignation, d’autant plus sereine que la sincérité – base même du contrat de confiance passé avec le lecteur5 – et érigée en méthode, autorise les aveux les plus libres et la souplesse la plus totale dans la disposition des matières traitées. Dire qu’on n’est pas à la hauteur, le reconnaître humblement, c’est en fait se donner les coudées franches, se libérer de toutes les rigidités, briser tous les carcans du style. Ceux qu’il faut subir quand on écrit pour rendre son nom glorieux (c’est l’ambition de la Pléiade et de tous ceux qui pratiquent les genres traditionnels pour s’illustrer). Il ne s’agit pas vraiment de modestie – nous ne sommes pas ici dans un domaine moral – mais Montaigne ne peut écrire s’il n’est détendu, apaisé : écrire qu’il ne faut s’attendre à rien de bon ou d’élevé venant de lui (c’est la métaphore de la hauteur qu’il utilise le plus souvent)6 constitue une étape préliminaire dans son rituel d’écriture, une captatio benevolentiae qui peut paraître purement rhétorique mais nous semble reliée aux gisements les plus profonds du Moi montaignien. Elle préside au mouvement même de l’écriture. Elle est inhérente à la forme de l’essai comme à la composition même des Essais en tant qu’œuvre: elle en constitue l’ouverture au sens musical du terme sous la forme de l’avis « Au lecteur ». Montaigne ne peut écrire que s’il a dit que ce qu’il écrit ne vaut rien : il lève ainsi une inhibition psychologique et donne le branle au mouvement de l’écriture. C’est aussi, si l’on veut, une manière d’exorciser l’angoisse mallarméenne suscitée par « le vide papier que la blancheur défend ». L’essai « De la vanité », où Montaigne définit ses productions comme « les excremens d’un vieil esprit », est typique de ce genre d’incipit7.
12Cette manière d’entrer en matière nous paraît donc liée à un besoin fondamental de l’esprit de Montaigne que la psychanalyse pourrait longuement gloser. On a souvent vu dans cette auto-dépréciation un pendant nécessaire de l’exaltation du père, « le meilleur père qui fut oncques » dont le fils, s’il faut l’en croire, n’est pas digne de dénouer les sandales… Mais ce n’est pas ici le lieu de ce genre d’analyse puisque notre propos est simplement de relier une forme à un fonds psychologique, tel qu’il se donne à voir dans les Essais, et tout particulièrement dans l’autoportrait de leur auteur.
13Un passage de l’essai « De la praesumption » nous paraît singulièrement révélateur de ce mouvement de va-et-vient de la peinture du Moi à la description de l’essai dans lequel prend place cette peinture, mouvement de pendule qui révèle l’accord profond entre le fond – le Moi qui se dit – et la forme dans laquelle il se coule ; Montaigne vient de mentionner avec force hyperboles son défaut de mémoire, mettant le doigt sur des ignorances graves, voire choquantes chez un gentilhomme campagnard :
Je suis né et nourry aux champs et parmy le labourage […] Or je ne sçay conter ni à get ny à plume ; la pluspart de nos monnoyes, je ne les connoy pas ; ny ne sçay la difference d’un grain à l’autre, ny en la terre ny au grenier, si elle n’est par trop apparente, ny à peine celle d’entre les choux et les laitues de mon jardin. » (II, 17, p. 652)
14Ces aveux s’insèrent tout à fait dans son projet, mais il en perçoit si bien la nouveauté, l’impudeur, le danger qu’il court à se dénuder ainsi dans des fragments d’autoportrait, qu’il se croit obligé de faire une mise au point sur la fonction de ces éléments autobiographiques. C’est que nous sommes au temps où il n’est permis de se dire que pour s’ériger en modèle glorieux ou mystique. Rares sont les autobiographes qui, comme Jérôme Cardan en 1575, mettent sur la place publique leurs verrues les plus intimes, et encore le fait-il en compensant l’aveu de ses défauts par l’étalage de ses titres de gloire (son livre au demeurant ne sera publié en France qu’en 1643). Montaigne est inquiet, il écrit, se livre, mais parfois se demande s’il a mesuré exactement l’audace de son entreprise. Il va de l’avant malgré tout, sûr de suivre « sa » voie :
Par ces traits de ma confession on en peut imaginer d’autres à mes despens. Mais, quel que je me face connaistre, pourveu que je me face connoistre tel que je suis, je fay mon effect. Et si ne m’excuse pas d’oser mettre par escrit des propos si bas et frivoles que ceux-cy. La bassesse du sujet m’y contrainct. (c) Qu’on accuse, si on veut, mon project ; mais mon progrez, non. (a) Tant y a que sans l’advertissement d’autruy, je voy assez ce peu que tout cecy vaut et poise, et la folie de mon dessein. C’est prou que mon jugement ne se defferre poinct, duquel ce sont icy les essais […] je ne suis point obligé à ne dire point de sottises, pourveu que je ne me trompe pas à les connoistre. (II, 17, p. 653)
15L’autoportrait du roi de Sicile, présenté à François II, lui est un argument supplémentaire :
Pourquoy n’est-il loisible de mesme à un chacun de se peindre de la plume, comme il se peignoit d’un créon. (Ibid.)
16Montaigne aurait pu se dire que le rang du personnage en question (de sang royal) suffisait à justifier son entreprise. Il passe outre avec une belle détermination, pour « démocratiser » le droit à l’autoportrait. La question rhétorique appelle une adhésion supposée évidente par la conjonction conclusive qui enchaîne le trait suivant :
Je ne veux donc pas oublier encor cette cicatrice, bien mal propre à produire en public : c’est l’irrésolution, défaut très incommode à la négociation des affaires du monde. Je ne sçay pas prendre party ès entreprinses doubteuses (b) "ne si ne no, nel cor mi suona intero" Je sçay bien soutenir une opinion, mais non pas la choisir. (a) Parce que ès choses humaines à quelque bande qu’on penche, il se presente force apparences qui nous y confirment […] de quelque costé que je me tourne, je me fournis tousjours assez de cause et de vraisemblance pour m’y maintenir. Ainsi j’arreste chez moi le doubte et la liberté de choisir, jusques à ce que l’occasion me presse. Et lors à confesser la vérité, je jette le plus souvent la plume au vent comme on dict et m’abandonne à la mercy de la fortune : une bien légère inclination et circonstance m’emporte […]. L’incertitude de mon jugement est si également balancee en la pluspart des occurrences que je compromettrois volontiers à la décision du sort et des dets. (II, 17, p. 654)
17Cette irrésolution native que Montaigne décèle chez lui, qui ne voit qu’elle est l’ossature même de l’essai en tant que forme, sa raison d’être. C’est parce qu’il est irrésolu que Montaigne invente l’essai ou plutôt a besoin de l’essai ; ceux qui détiennent, ou croient détenir la vérité, n’écrivent pas des essais, mais des traités dogmatiques : c’est un truisme. Montaigne n’a pas de vérités toutes faites à remettre à son lecteur; l’essai est le contraire du « prêt à penser ». À l’irrésolution en tant qu’inhibition psychologique correspond parfaitement une irrésolution épistémologique, principe heuristique qui informe l’essai :
C’est un contrerolle de divers et muables accidents et d’imaginations irresolues et quand il y eschet, contraires […] Si mon ame pouvoit prendre pied, je ne m’essaierais pas, je me resoudrais: elle est tousjours en apprentissage et en espreuve. (III, 2, p. 805)
18Irrésolution qui se traduit dans la forme même de l’essai : la structure du chapitre « De l’incertitude de nostre jugement » épouse parfaitement la forme du caractère de Montaigne telle qu’elle est esquissée dans le passage de l’essai « De la praesumption » que nous citions précédemment.
19Une sentence grecque – qui figurait d’ailleurs sur une solive de la librairie – indique le principe pyrrhonien présidant à la recherche :
Il y a prou loy de parler par tout, et pour et contre (I, 47, 281)
20Cette assertion, notons-le, fonde également l’exercice pédagogique de la disputatio pratiqué par Montaigne au temps du collège de Guyenne. Le thème est amorcé par deux vers de Pétrarque :
Hannibal qui vainquit ne sut de sa victoire tirer profit ensuite (Ibid.)
21S’appuyant sur la réalité contemporaine des guerres de religion, Montaigne met immédiatement en application une aptitude soulignée dans l’essai II, 17 :
Je sçay bien soutenir une opinion mais non la choisir. (II, 17, p. 654)
22On imagine aisément une joute oratoire opposant deux adversaires ou deux groupes de collégiens dans une classe du XVIe siècle.
Qui voudra estre de ce party et faire valoir avecques nos gens la faute de n’avoir dernierement poursuivy nostre pointe à Montcontour ou qui voudra accuser le Roy d’Espagne de n’avoir sceu se servir de l’advantage qu’il eut contre nous à Sainct Quentin, il pourra dire cette faute partir d’une ame enyvrée de sa bonne fortune […]
23Après avoir soutenu cette thèse de force arguments puisés dans la psychologie, il passe à la thèse contraire : on pourrait juger la temporisation, après une première victoire, comme une marque de discernement et de prudence :
Mais pourquoy ne dira l’on aussi, au contraire, que c’est l’effect d’un esprit précipiteux et insatiable de ne sçavoir mettre fin à sa convoitise ; que c’est abuser des faveurs de Dieu de leur vouloir faire perdre la mesure qu’il leur a prescripte… (I, 47, p. 282)
24Montaigne aligne les exemples historiques pro et contra, il ne tranche pas, mais entame un second débat sur un autre thème selon les mêmes règles.
Pareillement, qui aurait à choisir ou de tenir ses soldats richement et somptueusement armez, ou armez seulement pour la necessité, il se presenteroit en faveur du premier party […] que c’est tousjours un éguillon d’honneur et de gloire au soldat de se voir paré […] Mais il s’offrirait aussi, de l’autre part, qu’on doist plustost oster au soldat le soing de se conserver que de luy accroiste… (I, 47, pp. 282-283)
25Le chef doit-il se confondre avec ses soldats ? :
Il semble qu’on ne puisse mettre en doute ce conseil [...] toutefois l’inconvénient qu’on encourt par ce moyen n’est pas moindre que celuy qu’on pense fuir. (pp. 283-284)
26Montaigne entasse les arguments de la raison que l’expérience ne permet pas de départager :
Et quant à l’experience, nous lui voyons favoriser tantost l’un, tantost l’autre party. (p. 284)
27Les plateaux de la balance demeurent en équilibre : l’essai aboutit à l’irrésolution, fruit de la lucidité. En fait, le caractère irrésolu de Montaigne trouve indirectement dans ce genre d’essai une caution rationnelle ; il constitue également une illustration parfaite de la méthode d’investigation pyrrhonienne qui joue un rôle central dans les Essais. S’il date de 1572 comme le pense Villey, l’essai 1, 47 infirme totalement la thèse de la crise sceptique des années 1575-1576 dans la mesure où sa composition peut être dite parfaitement pyrrhonienne. L’histoire n’apprend rien : c’est ce que montre ici le lecteur assidu des historiens (ils sont « sa droite balle ») qu’est Montaigne : l’exemple de François Ier qui attend Charles Quint en Provence est commenté sur le même mode, l’essayiste évaluant les avantages et les inconvénients de sa décision à la lumière de l’histoire antique (il convoque Hannibal et Scipion, les Athéniens et les Syracusains). Si Montaigne n’avait pas lu Sextus Empiricus, il est probable que la leçon de l’histoire antique ou moderne l’eût néanmoins orienté vers le pyrrhonisme : le doute et l’incertitude surgissent nécessairement de l’observation lucide des actions humaines. C’est la démonstration que faisait, dès l’ouverture du livre, l’essai « Par divers moyens on arrive à pareille fin » qui porte, sertie en son sein, la sententia emblématique du monde tel qu’il est réfracté par les Essais :
Certes, c’est un subject merveilleusement vain, divers et ondoyant que l’homme. Il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme. (I, 1, p. 9)
28Cette sentence s’épanouit sous des formes diverses dans les titres de chapitres « Divers evenemens de mesme conseil », « De l’inconstance de nos actions » (essai situé au début du livre II, « En place marchande »), « Des mauvais moyens employez à bonne fin » (II, 23) qui fait écho au jeu sur les incertitudes du déterminisme qui anime l’essai I, 1. L’homme est vain, divers et ondoyant, annonce Montaigne en commençant, preuves historiques à l’appui, et la preuve dernière (ou première) en est fournie par l’autoportrait de l’écrivain qui en ce sens est un exemplaire humain particulièrement intéressant, un spécimen de premier choix dans la mesure où il est porteur, à un degré peu commun, des caractères fondamentaux et distinctifs de l’humanitas, posés en guise d’axiome au seuil même de l’œuvre. Le titre de l’essai « De l’incertitude de nostre jugement » se trouve repris en écho dans l’essai « De la praesumption » :
L’incertitude de mon jugement est si également balancée en la pluspart des occurrences que je compromettrois volontiers à la décision du sort et des dets. (II, 17, p. 654)
29Ce rappel « en coing » révèle l’utilité éventuelle des Essais : ils peuvent fournir un exemple privilégié de l’incertitude du jugement humain. Le portrait initialement destiné à un parent, un ami, un voisin, a chance, dans ces conditions, de devenir paradigmatique et la forme de l’essai emblématique du vagabondage de la raison humaine, incapable d’accéder à la vérité. L’image de la balance présente dans la métaphore du verbe « balancer » correspond au mouvement de l’esprit chez Montaigne et en particulier dans l’essai I, 47 : chaque plateau reçoit une charge égale d’arguments ce qui l’empêche de pencher d’un côté ou de l’autre. C’est ce qui se passe lorsque Montaigne doit prendre une décision : il est confronté à une aporie qu’il peint souvent sur le mode humoristique comme pour la dédramatiser. L’incipit de l’essai II, 14 « Comme nostre esprit s’empesche soy-mesme » reprend le verbe « balancer » et évoque une situation pénible que Montaigne a dû vivre bien souvent et que on livre vise à objectiver et à exorciser.
C’est une plaisante imagination de concevoir un esprit balancé justement entre deux pareilles envies. Car il est indubitable qu’il ne prendra jamais party, d’autant que l’application et le chois porte inéqualité de pris; et qui nous logeroit entre la bouteille et le jambon avec égal appetit de boire et de manger, il n’y auroit sans doute remede que de mourir de soif et de faim. (II, 14, p. 611)
30Sur le plan politique cette irrésolution peut conduire à la justification du dégoût de la « nouvelleté ». On peut parler chez lui d’une forme de conservatisme liée au spectacle des bouleversements provoqués par les guerres civiles (il vaut mieux une stabilité dans la médiocrité que d’aussi tragiques innovations) ou plutôt à cette idée que c’est sa durée qui prouve la vitalité d’une construction. « On temps » aurait dit Rabelais : c’est le temps qui est la pierre de touche de l’utile et de l’honnête en la matière. P. Hallie, analysant le passage de l’essai II, 17 qu’il juge capital à divers niveaux, en résume ainsi le contenu philosophique et politique :
Un long jugement qui résume le scepticisme de l’Apologie dans un espace restreint (la balance, le doute et tout le reste) et montre que sa "cicatrice" est en rapport avec la politique ou les affaires publiques en particulier8.
31La vie publique est un champ clos où s’affrontent des théories que l’on peut également justifier et étayer d’exemples : Montaigne les met plaisamment sur le même plan que les prévisions des almanachs (que Rabelais s’est fait un plaisir de ridiculiser) :
J’en pense le même de ces discours politiques : a quelque rolle qu’on vous mette, vous avez aussi beau jeu que vostre compagnon, pourveu que vous ne venez à choquer les principes trop grossiers et apparens. Et pourtant [c’est pourquoi] selon mon humeur, ès affaires publiques, il n’est aucun si mauvais train pourveu qu’il aye de l’aage et de la constance qui ne vaille mieux que le changement et le remuement. (II, 7, p. 655)
32L’irrésolution immobilise : c’est ce qui fait que Montaigne, en un siècle ou la Réforme a suscité des déchirements politiques et religieux, est resté monarchique et catholique sans aucune difficulté :
Et si ne suis pas trop facile au change d’autant que j’apperçois aux opinions contraires une pareille foiblesse. (Ibid., p. 654)
33L’essai transporte sur le plan littéraire et philosophique le choc des opinions contraires, comme nous avons essayé de le montrer sur un exemple parfaitement paradigmatique, celui de la structure signifiante de l’essai 1, 47. L’attitude politique de Montaigne nous met sur la voie d’une résolution de l’aporie philosophique où l’indécision congénitale liée à son exigeante lucidité conduit Montaigne : le temps seul permet de juger de la valeur d’une politeia ou d’un système politique. La raison n’a rien à faire en ce domaine : les idées de Machiavel paraissent solides, elles peuvent cependant être combattues :
Les raisons n’y ayant guère autre fondement que l’experience, et la diversité des événemens humains nous présentant infinis exemples à toute sorte de formes. (Ibid., p. 655)
34On trouve ici appariés les deux moyens de connaître dont dispose l’homme : la raison et l’expérience, aussi peu fiables l’un que l’autre parce que susceptibles de prendre les formes infiniment diverses :
La raison a tant de formes que nous ne sçavons à laquelle nous prendre ; l’expérience n’en a pas le moins. (III, 13, p. 1065)
35Quelles possibilités de choix reste-t-il à l’homme dans ces conditions ? il peut bien sûr confronter le plus grand nombre possible d’expériences particulières mais il ne fera qu’accroître la confusion : s’agissant d’un terrain aussi instable que celui de la politique, on peut rencontrer des exemples de constitutions solides reposant sur des bases mauvaises du strict point de vue de l’honnête :
Le roy Philippus fit un amas des plus meschans hommes et incorrigibles qu’il peut trouver et les logea tous en une ville qu’il leur fit bastir, qui en portoit le nom. J’estime qu’ils dresserent des vices mesmes une contexture politique entre eux et une commode et juste société. (III, 9, p. 956)
36La somme des injustices particulières aboutit paradoxalement à une juste société (juste, dit Villey9, signifie « régulière », sens qui ne nous paraît ici guère satisfaisant : cette société était juste dans le sens où s’exerçait en son sein une forme d’équilibre permettant son fonctionnement harmonieux).
37Montaigne commente ainsi un peu plus bas, livrant par la même occasion la seule solution qui s’offre à la faiblesse humaine – solution qui correspond parfaitement à l’attitude que lui dicte son caractère dans ses choix personnels ou politiques (ce qui encore une fois est destiné à montrer le caractère exemplaire de l’individu particulier Michel de Montaigne « philosophe imprémédité et fortuite ») :
La nécessité compose les hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en loix ; car il en a esté d’aussi farouches qu’aucune opinion humaine puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leur corps avec autant de santé et de longueur de vie que celles de Platon et Aristote sauroyent faire. (III, 9, pp. 956-957)
38Le hasard – déifié en Fortune – préside à la naissance de tous les états : les contextures politiques qui paraissent les plus solides et assurées par leur durée vénérable dépendent – au départ – de causes infimes. Quoi de plus respectable, de mieux fondé (en apparence) que les lois : Montaigne qui parle d’expérience sait combien leur fondement est fragile : le pied de ces monuments sévères repose sur du sable :
Autrefois ayant à faire valoir quelqu’une de nos observations, et receüe avec resolue authorité bien loing autour de nous et ne voulant point, comme il se faict l’establir seulement par la force des loix et des exemples, mais questant tousjours jusques à son origine, j’y trouvai le fondement si foible qu’à peine que je ne m’en dégoutasse moy qui avois à le confirmer en autruy. (I, 23, pp. 116-117)
39La résolution se révèle en l’occurrence une simple apparence, masque d’une fragilité, d’une inconstance analogues à celles que Montaigne reconnaît en lui : un grain de sable emporte l’un des plateaux de la balance, d’un côté plutôt que de l’autre, qu’il s’agisse de l’orientation définitive d’une loi destinée à faire autorité ou d’une décision personnelle. Ce grain de sable, c’est le vent de la Fortune qui le dépose ici plutôt qu’ailleurs. Aussi Montaigne fait-il docilement place, dans ses décisions comme dans ses Essais, à l’aléatoire, à la grâce de l’instant, au caprice de Fortune :
Ainsi j’arreste chez moy le doubte et la liberté de choisir jusques à ce que l’occasion me presse. Et lors à confesser la vérité, je jette le plus souvent la plume au vent, comme on dict, et m’abandonne à la mercy de la fortune: une bien légère inclination et circonstance m’emporte. (II, 17, p. 654)
40Ce qui est, aux yeux du commun, faiblesse de caractère, Montaigne s’efforce de le fonder philosophiquement et par là de donner à son irrésolution native valeur exemplaire : par ce trait particulier, Montaigne se révèle porteur de la marque la plus authentique de l’humaine nature, que sa « forme maistresse » révèle mieux que tout autre. Tous les moyens lui sont bons pour donner une consistance ontologique à cette instabilité naturelle que Montaigne découvrit peut-être en lui avec horreur aux temps de ses enthousiasmes stoïciens, et que d’ailleurs le perspicace La Boétie lui signalait fort opportunément dans un des poèmes à lui dédiés, mettant ainsi le doigt sur une plaie à vif10.
41Dans le passage de l’essai « De la praesumption » qui sert de support à nos analyses, on notera, et ce d’autant mieux qu’ils sont très rares dans les Essais, un recours à la Bible, rempli d’une révérence qui peut n’être pas dépourvue d’une légère ironie : en effet, pour justifier un trait de sa psychologie personnelle, Montaigne se réfère à l’autorité des autorités, celle qui fixe la seule limite qu’il impose à son jugement, l’Eglise dont il accepte docilement les dogmes :
Et remarque avec grande considération de nostre faiblesse humaine les exemples que l’histoire divine mesme nous a laissez de remettre à la fortune et au hazard la détermination des elections ès choses doubteuses : "Sors cecidit super Mathiam." (II, 17, p. 654)
42Ne doit-il pas à la Fortune la rencontre décisive de sa vie – celle de son ami La Boétie – qui eut lieu, comme chacun sait « par hazard en une grande feste et compagnie de ville. » (I, 28, p. 188) ?
43Ailleurs c’est un fondement métaphysique qu’il donne à cette intrusion de la Fortune dans la contexture même de la nature.
Ce n’est pas merveille dit un ancien que le hazard puisse tant sur nous, puis que nous vivons par hazard. (II, 1, p. 337)
44Sénèque, qui par ailleurs fixe à Montaigne des règles qu’il juge incompatibles avec sa nature « tendre », le rassure ici en lui rappelant la place fondamentale du hasard à l’origine même de nos vies. Qui ne voit l’audace d’une telle assertion confrontée à une perspective chrétienne où c’est la volonté divine qui détermine nos vies en profondeur : un chrétien peut-il dire « Vivimus casu » ? Il n’est pas étonnant que les censeurs romains de l’entourage du Pape aient blâmé l’usage excessif fait par Montaigne du terme Fortune dans son œuvre qu’ils examinèrent lorsque l’auteur la leur soumit au cours de son voyage en Italie11. C’est bien là que le bât blesse… On aurait pu attendre, après la citation de Sénèque, une mise au point sur le rôle de la Providence… Quoi qu’il en soit, et pour en revenir à la structure exemplaire de l’essai I, 47, après avoir confronté une série d’exemples historiques anciens (Scipion, Hannibal, les Athéniens, Agathocles) qui plaident le pour et le contre dans la question de savoir s’il convient d’attendre l’ennemi chez soi ou de prendre les devants en l’attaquant chez lui, Montaigne conclut l’ensemble de son essai consacré aux choses militaires, par une réflexion nettement détachée du corps de la disputatio et soulignant fortement le rôle majeur de la Fortune dans les actions ou dans les discours humains :
Ainsi nous avons bien accoustumé de dire avec raison que les événemens et issuës dépendent notamment en la guerre, pour la pluspart de la fortune, laquelle ne se veut pas renger et assujectir à nostre discours et prudence […] mais à le bien prendre, il semble que nos conseils et déliberations en dependent bien autant et que la fortune engage en son trouble et incertitude aussi nos discours. (I, 47, p. 286)
45C’est la Fortune seule qui peut donner raison à l’un ou à l’autre dans les situations que Montaigne a décrites. Trouble et incertitude non seulement dans le « discours », ou le caractère de Montaigne, mais dans « nos discours » : la première personne du pluriel dans la conclusion de l’essai comme dans son titre, répond à l’essai « De la praesumption » où se disent avec franchise l’incertitude de l’auteur et son irrésolution. Toute synthèse de l’essai serait artificielle ; il n’y a pas de raison assez forte pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Lorsqu’il revient sur cet essai après 1588, Montaigne, qui vient de relire Plutarque, greffe sur sa conclusion un appendice qui renchérit sur le rôle de la fortune :
Nous raisonnons hazardeusement et inconsiderement dict Timaeus en Platon, parce que comme nous, nos discours ont grande participation au hazard. (I, 47, p. 286)
46La consubstantialité du livre et de l’homme est visée dans cet ajout qui renchérit sur la fonction primordiale de la fortune dans l’essai, fonction équivalente à celle qu’elle exerce dans la vie de l’homme. Montaigne rappelle les limites de la raison (qu’il a nettement indiquées dans l’organon sceptique que constitue l’Apologie de Raimond Sebond) et invite à la modestie – dans le sillage du chapitre « De l’expérience » – ceux qui ont tendance à séparer l’âme et le corps d’une façon trop radicale12. C’est la fortune qui a le premier et dernier mot dans la vie humaine – et par fortune il faut entendre le mystère qui préside à nos vies, l’irrationnel qui les conduit. L’essai – en faisant place à la fortune – montre clairement la consubstantialité qui le relie à toute vie humaine en général et à celle de Montaigne en particulier. En plaçant en conclusion de l’essai I, 47 une réflexion sur la fortune substituée à toute synthèse artificielle, il suggère avec force que l’aporie sur laquelle débouche bien souvent l’évaluation (ou la pesée) des actions et des pensées humaines ne peut être levée que par l’intervention de la fortune. Commencer un essai, c’est s’en remettre à la fortune qui dicte les premiers mots :
Je prends de la fortune le premier argument. (I, 50, p. 302)
47C’est ce que Valéry disait sous une autre forme en indiquant que le premier vers d’un poème est donné par les dieux. Céder au démon de la digression, de la variation, c’est aussi faire sa place à la fortune, se laisser conduire par le dieu – celui qui inspire le furor poeticus. L’essai est dans cette mesure un poème : il ressortit aux procédés de la création poétique, il est à la fois enthousiasme, possession divine et raison. Lorsque les limites de la raison sont atteintes, il fait place à la poésie, à Apollon et à la Fortune13. En quoi il est une forme particulièrement adaptée au caractère de son auteur dont il reflète parfaitement la conduite : confronté à des choix problématiques, il se livre « à la mercy de la fortune » après avoir constaté que « l’incertitude de [s]on jugement est […] également balancée ». La structure de l’essai 1, 47 est tout à fait signifiante : elle est l’emblème parfait du caractère de Montaigne, le miroir de ses délibérations intérieures tranchées par la fortune plus souvent que par la raison dans les cas difficiles. Elle montre le lien organique qui existe entre l’irrésolution de Montaigne, « cette cicatrice bien mal propre à produire en public » et la forme qui dit – et par là-même exorcise – cette irrésolution, la métamorphose en œuvre où elle tient lieu de méthode heuristique et esthétique.
Notes de bas de page numériques
1 Le titre d’un de ces ouvrages, de vulgarisation du savoir antique, parmi tant d’autres, indique bien ce que l’on y cherchait : Sententiae et exempla ex probatissimis quibusque scriptoribus collecta et per locos communes digesta per Andream Eborensem Lusitanum, Paris, G. Julien, 1569.
2 « Mais en tel aage, vous ne reviendrez jamais d’un si long chemin. Que m’en chaut-il? […] » (III, 9, p. 977), in Les Essais de Michel de Montaigne, édition Villey-Saulnier, Paris, P.U.F., 1965. Nous renverrons à cette édition dans toutes nos références. « Tu te joues souvent ; on estimera que tu dies à droit, ce que tu dis à feinte – Oui, fais-je ; mais je corrige les fautes d’inadvertance, non celles de coustume […] » (III, 5, p. 875).
3 Essais, I, 50, p. 301.
4 Essais, II, 17, p. 635.
5 L’avis « Au lecteur » (Essais, p. 3), en constitue le texte de référence.
6 « Je propose une vie basse et sans lustre » (III, 2, p. 805) ; « Je ne puis tenir registre de ma vie par mes actions : fortune les met trop bas. » (III, 9, p. 946) ; « Je suis d’un point plus bas » (Ibid., p. 978) ; « Pour moy je ne suis qu’un homme de la basse forme » (Ibid., p. 988) ; « Mes discours sont conformément à mes mœurs bas et humbles » (III, 13, p. 1113).
7 Essais, III, 9, p. 946.
8 P. Hallie, The Scar of Montaigne. An essay in personal philosophy, Wesleyan U. P., 1966, p. 131.
9 Essais, III, 9, p. 956, note 12.
10 La Boétie, Œuvres complètes, édition de P. Bonnefon, Genève, Slatkine, 1957. Poemata Ad Michaelem Montanum, p. 225. Cf. en particulier : « A tibi certamen maius, quem scimus amici / Nobilibus viriis habilem et virtutibus aeque; / Sed tu iam haud dubie meliora capessis, eoque / Miror victorem, laetor quoque […] » (v. 37-40).
11 « Ce jour au soir me furent rendus mes Essais chastiés selon l’opinion des docteurs moines. Le maestro del Sacro Palasso n’en avoit peu juger que par le rapport d’aucun frater François, n’entendant nullement nostre langue ; et se contantoit tant des excuses que je faisois sur chaque article d’animadversion que lui avoit laissé ce François, qu’il remit à ma conscience de rabiller ce que je verrois estre de mauvais goust. Je le suppliai au rebours, qu’il suivît l’opinion de celui qui l’avait jugé, avouant en aucunes choses, comme d’avoir usé du mot de fortune, d’avoir nommé les poetes haeretiques, d’avoir excusé Julian […] que c’estoit mon opinion et que c’estoit choses que j’avois mises, n’estimant que ce fussent erreurs. », Journal de Voyage en Italie, in Montaigne, Œuvres complètes, Ed. Thibaudet-Rat, Paris, Gallimard, Pléiade, 1967, pp. 1228-1229.
12 Essais, III, 13, pp. 1106-1115.
13 « Le poëte, dict Platon, assis sur le trepied des Muses, verse de furie tout ce qui luy vient en la bouche, comme la gargouïlle d’une fontaine, sans le ruminer et poiser, et luy eschappe des choses de diverse couleur, de contraire substance et d’un cours rompu. » (III, 9, p. 995). Montaigne n’agit-il pas en poète lorsque laissant courir sa plume sur le papier, il risque « certaines finesses verbales » (jeux phoniques, calembours, etc…) qu’il soumet à l’appréciation de son lecteur, conscient que la Fortune intervient autant que lui-même dans leur production : « Moy qui suis Roy de la matiere que je traicte, et qui n’en dois conte à personne ne m’en crois pourtant pas du tout : je hasarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me deffie, (c) et certaines finesses verbales dequoy je secoue les oreilles ; (b) mais je les laisse courir à l’aventure. » (III, 8, p. 943).
Pour citer cet article
Raymond Esclapez, « L’essai de Montaigne : une forme toute sienne », paru dans Loxias, Loxias 31., mis en ligne le 15 décembre 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.lejdd.fr/Politique/index.html?id=6535.
Auteurs
Université de Toulouse-Le Mirail