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Philippe Marty  : 

Naiô. Désir du propre (Hölderlin et Sophocle, Ajax, v. 596-598)

Résumé

La traduction poétique désire potentialiser (répéter, commémorer, célébrer) une occurrence insubstituable ; ainsi le verbe « naiein », dans Ajax de Sophocle, pour désigner « l’habiter » ou l’être de l’île de Salamine, est-il reçu par Hölderlin comme exprimant de manière irremplaçable le propre de l’habiter. « Naiein » ne cessera pas de hanter sa poésie, et en particulier l’emploi qu’il fait de l’allemand « wohnen ». L’intraduisible, l’inatteignable, suscite, de cette manière, le désir de traduire, toujours renouvelé.

Abstract

The hypothesis is that the desire to translate can be triggered off when one feels that a word, a text or any utterance ist untranslatable. The act of translating amounts then to celebrating or commemorating the untranslatable. So Hölderlin celebrated in his own poetry the Greek verb « naiein » that he found in a verse by Sophocles.

Index

Mots-clés : désir de traduire , einmalig, eudeielos, exactitude, exemplaire, fidélité, habiter, hapax, insubstituable, naiein, naos, neomai, potentialiser, répétition, Robinson, romantiser, traduction, version, wohnen

Plan

Texte intégral

§ 1 – « Hapax » et répétition

1Le verbe grec « naiein » a le même sens qu’« oikein », habiter, mais il ne sort pas de la poésie, du vers ; il ne vient jamais dans la prose (tandis qu’« oikein » se trouve dans la prose et dans les vers). « Naiein » se dit, dans l’Iliade et dans l’Odyssée, des dieux et des hommes et, une fois dans les poèmes homériques, une seule, hapax, « naiein », conjugué à la voix active, se dit d’îles (Il., II, 626) :

ceux de Doulichion, et des Échines, les remarquables [ou : sacrées]
îles, qui [hai] habitent [naiousi] de l’autre côté de la mer,
[...]

2Le « Einmalige », ce qui ne se produit qu’une fois, et plus jamais, une fois pour toutes, semel – risque de ne pas compter. « Einmal ist keinmal », dit le proverbe allemand, une fois n’en est pas une. Le grammairien, devant une exception, regarde d’abord si c’en est vraiment une, ou s’il y a un moyen de la ramener à la règle. C’est facile, pour Il., II, 626. Il suffit de substituer le relatif masculin « hoi » (= les habitants des îles) au féminin « hai » (= les îles) : « ceux des Échines, lesquels habitent etc. » C’est la leçon de Zénodote, le philologue alexandrin. Entre-temps, cependant, entre Homère et son éditeur du troisième siècle, Sophocle avait dit à son tour, en imitant le tour de l’Iliade, qu’une île « naiei », habite (Ajax, v. 596-598) :

ô célèbre Salamine, toi tu
habites [naieis] sans doute [ou : quelque part] heureuse battue par la mer [haliplaktos],
pour tous visible tout autour, toujours.

3Deux occurrences, ou en réalité une seule, parce que la seconde provient de l’autre (« alter ab illo »), pense à elle et répète l’hapax, le potentialise (l’élève au carré) ou romantise au sens où Novalis dit que « romantiser n’est rien qu’une potentialisation qual[itative] », au sens où Gilles Deleuze dit que répéter ce n’est « pas ajouter une seconde et une troisième fois à la première, mais porter la première fois à la ‘nième’ puissance ».

§ 2 – « Pou » et phénomène

4Hölderlin a versé (traduit) deux fois en allemand les trois vers d’Ajax. La première fois dans Hypérion. Les vers d’Ajax sont cités à la fin d’une page toute pleine de Salamine que le héros, Hypérion, se prépare à quitter1 :

Draußen schwimmst du von Meereswogen umrauscht !
oll Ruhms, voll guten Geistes, o Salamis !

5Ce sont, en allemand, deux pentamètres, le second régulièrement iambique. Ou, autre scansion : Hölderlin traducteur rend, à peu près, les mètres de l’original. Ce sont, en grec, des vers dits « logaédiques » (associant dactyles et trochées, ou spondées à la place de trochées), le premier est un « glyconique », le troisième un « phérécratien ». L’alternance trochée-dactyle est marquée dans le premier des deux vers de Hölderlin (– u – uu – u – uu –). Glyconique et phérécratien sont familiers à Hölderlin par Horace aussi : l’ode III, 4 (« Quem tu, Melpomene, semel »), que Hölderlin a traduite, est faite de distiques dont le premier vers est un glyconique ; « Latonamque supremo » (Odes, I, 21, v. 3) est, par exemple, un phérécratien. La deuxième version par Hölderlin des trois vers d’Ajax2 paraît ne plus se soucier de calquer le mètre de l’original, puisque v. 1 et 3 débutent par une inaccentuée et que 2 et 3 ne contiennent pas la cadence dactylique ; mais v. 3 a 7 syllabes comme un phérécratien :

Berühmte Salamis, irgend wohnst
Du meerumwogt, glückselig
Und jedes kann dich treffen.

6Difficile de dire laquelle des deux traductions est la plus exacte, ou la moins infidèle, ou la moins libre. « Frei sei’n die Dichter », dit l’hymne « Die Wanderung » de Hölderlin ; les traducteurs aussi. Les poètes sont des traducteurs. Ils « habitent près de l’origine » et ont « du mal à le quitter, le lieu » (« Die Wanderung »). Les poètes-traducteurs habitent en le quittant l’original, et quittent pour retourner, « vertere », « werden »3 ; la fidélité leur est innée. Fidélité à quoi ? Mètre pour mètre ? Mot à mot ? Dans la première version, « naieis » n’est pas traduit, dirait-on. Pourquoi Hölderlin dit-il : « schwimmst du » ? Probablement parce qu’il traduit sur un texte grec qui porte « haliplagktos » (= qui erre sur mer, de « pladzô ») à la place de « haliplaktos » (= battu par la mer, de « plêssô », leçon aujourd’hui communément retenue ; Hölderlin dit pourtant aussi « umrauscht » – mot assez banal, dans la poésie allemande, au XVIIIe – comme s’il traduisait, quand même, « haliplaktos »). « Schwimmen » : Hölderlin a peut-être, aussi, interprété, par ignorance ou sciemment, « naieis » comme une forme du verbe « neô », « nager » (latin « nare »). L’île de Salamine nage, comme Délos, comme l’île d’Éole, comme toutes les îles grecques, dit Cicéron (Rép., II, 4) ; avant d’être ici ou là situées, les îles habitent, premièrement, la mer, elles habitent la mer première, l’archipel. Même quand elles ont disparu (qu’on ne les voit plus, qu’elles ont coulé), elles habitent encore l’Archipel : c’est ce que racontent les vers 20-24 de « Der Archipelagus », de Hölderlin. On raconte de Délos que tantôt on la voyait à sa place, tantôt on ne la voyait pas. Alors, quand on la voyait, elle était justement la visible, « dêlê », la bien visible, « eudeielos »4, le phénomène lui-même : ce qui se fait voir, brille. C’est toujours une surprise de voir une île (et pour le naufragé le salut), et même la plus basse, la moins montagneuse, se dresse sur la ligne de l’horizon : pourquoi y a-t-il là une île plutôt que rien ? Terre plutôt que mer, fixe plutôt que mouvant, habiter plutôt qu’errer ? À toute île le poète (le marin) a envie de demander, comme il est demandé aux Charites dans « Die Wanderung » : « comment es-tu là venue ? » « Être venu », c’est ce que peut vouloir dire « naiô » si « naiô » appartient à la racine *nes-, d’où provient « neomai » (« aller », « venir », « revenir »). Apparenté à « naiô » (et proche, dans le dictionnaire que Hölderlin alumnus, étudiant et traducteur, compulse) est aussi le nom « naos », temple. Un temple ici s’élève parce qu’un dieu est venu ici ; un dieu est venu et nous (les servants) le faisons habiter, nous lui conservons son habitation et ne cessons pas de le laisser venir. L’île devient présente, arrive et se fait voir, surgit de derrière l’horizon : c’est ainsi pour nous (marins) qu’elle habite.

7Est-ce que Hölderlin ne traduit pas « naieis », dans sa première version des vers de Sophocle ? Il dit « schwimmen » (il dit que l’habiter est un errer) et il dit « draußen », « dehors ». Qu’est-ce que ce « draußen » ? À quoi répond-il ? Rien ne veut dire « dehors », dans les vers de Sophocle. Mais il y a l’indéfini « pou », qui veut dire « quelque part », « en quelque manière », « par hasard », « peut-être », « environ ». Avec l’accent circonflexe, « pou » est interrogatif : où (est). Où habite Salamine ? Question aberrante : Salamine habite à Salamine. Mais toujours la question « où ? » est aberrante, avec « habiter ». Où habites-tu ? Mais - sous le ciel, sur terre, avec les hommes et près des dieux. Au vagabond qui dit « J’allais sous le ciel » (Rimbaud, « Ma Bohème ») il n’est pas demandé : « d’où », « où » ni « vers où ». La question poétique, avec « naiô », est « comment ? » : « comment habites-tu ? », comme l’allemand et le français disent « comment vas-tu ? ». Réponse : l’île de Salamine habite « eudaimôn ». « Draußen », dans la version de Hölderlin, répond à « pou », « eudaimôn », « naieis ». « Draußen » : après 1806, deux poèmes de Hölderlin s’appellent « Aussicht », et un autre (de 1843, un des derniers) : « Die Aussicht » : « la vue au-dehors » ou « sur le dehors ». Et dans l’hymne « Griechenland » (1805 ?), ces deux vers (6-7) : « Und Rufe, wie hinausschauen, zur / Unsterblichkeit und Helden », « Appels, comme de regarder au dehors, vers l’ / Immortalité et héros ». L’île de Salamine habite comme et où habitent les héros, elle ne peut pas être atteinte, elle pousse à sortir, elle doit être appelée, rappelée, au souvenir : « Viel sind Erinnerungen » (« Griechenland », v. 8), « Les souvenirs sont beaucoup ». « Draußen schwimmst du » : c’est la traduction « de « naieis pou… » : quelque part n’importe où, tu habites-flottes dans le dehors bienheureux où moi, équipage, qui t’appelle ne suis pas et où je désire être, ou être arrivé, tiré de la situation sans issue où je suis plongé.

§ 3 – Les marins d’Ajax et « ô »

8C’est le chœur, l’équipage d’Ajax qui chante les vers « Ô fameuse Salamine etc. ».Le premier épisode du drame est achevé, Ajax rentre dans sa tente, les marins sont convaincus qu’il y rentre pour se tuer. Et cela veut dire qu’ils ne reverront pas leur patrie, Salamine. Pourquoi, puisque ce sont les marins, ne peuvent-ils rentrer, seuls ? C’est que Salamine est « l’île d’Ajax ». Il l’habite au sens où il l’a, la tient, la possède : « echei ». S’il périt, en tant qu’île d’Ajax elle périt avec lui. Dans le catalogue des contingents grecs du chant 2 de l’Iliade, « echein » et « nemein » (occuper, posséder en propre) sont les deux principaux verbes utilisés ; le catalogue est ruisselant de noms propres de lieux, dont beaucoup d’îles. Les noms sont à l’accusatif : ce sont les lieux tenus de loin, aussi longtemps que les Grecs campent sous Troie. Bien qu’absents, les chefs continuent à habiter. « Naiein » aussi peut commander, comme « echein » et « nemein », un complément à l’accusatif. L’allemand possède « wohnen » (intransitif) et « bewohnen » (transitif). Le français dit : j’habite à Salamine (wohne in) ou j’habite Salamine (bewohne). La première façon de dire (intransitivité) considère deux comportements séparés : d’une part j’habite, d’autre part Salamine est, se situe, s’étend (ou : habite) ; la seconde façon de dire (transitivité) n’en considère qu’un, l’objet à l’accusatif étant saisi et compris dans le comportement du sujet, ou l’action qu’il exerce. Quelle action est-ce que j’exerce en habitant ? Je défriche, construis, cultive, administre, tous verbes éminemment transitifs que l’on peut envelopper dans le verbe latin « colo, colere », le prince des verbes transitifs, le verbe de Robinson sur son île. « Colo » et le verbe grec correspondant « pelô » (« pelomai ») proviennent de la racine indo-européenne « *kwel- » qui veut dire premièrement « tourner, circuler » (cf. « kuklos »). Ce qu’Ajax fait à Troie depuis neuf ans, comme ce qu’il fait à Salamine qu’il possède, s’exprime par « pelein » (« colere »). À Troie, il circule et s’affaire ; il pille et il tue. Il fait ce qu’il est (« pelein » finit par vouloir dire simplement « être ») : il correspond à sa destinée de héros (il ne pourrait rentrer à Salamine que consacré héros). De façon générale, « l’habiter » (l’être) de l’homme sur terre revient à un « cultiver ». De « circuler cà et là » à « se trouver là », « se planter là » (réfléchi) et « tourner, retourner » (la terre : transitif). Mais les marins du chœur ne font rien de transitif (comme d’ailleurs le chœur dans toute tragédie). Ils font tout le contraire de l’action transitive, ils s’exclament : « ô Salamine ! » Le « ô » lyrique marque l’impossibilité de toute prise, de toute appropriation, de tout « echein ». Le poème lyrique commence quand la proximité avec quoi que ce soit est éprouvée comme la plus grande, et qu’en même temps le tout proche est inatteignable à jamais ; le « ô » est l’indice de ce commencement. Jamais les marins n’ont autant habité Salamine qu’à cet instant de leur vie où ils la chantent comme ce qu’ils ne verront plus, ce qu’ils ne tiennent et n’occupent en aucune façon. Est-ce qu’ils se la rappellent comme étant leur île natale ? Non, ils se la rappellent comme étant n’importe quelle île, ils disent « su men pou / naieis », « toi, tu habites quelque part, n’importe où ». Ils sont, eux, les habitants malheureux (malheureux de camper depuis neuf ans au pied de l’Ida), et Salamine se dresse comme ce, quel qu’il soit, qui habite heureusement, qui habite au sens propre de « naiein ».

§ 4 – « Irgend » et nostalgie

9Quel est le sens propre de « naiein » ? Le contexte d’Ajax l’indique : Salamine est sauvée, elle est dite-à-côté, Beispiel, en dehors du drame, tandis qu’eux, les marins, sont perdus ; tandis qu’ils viennent à l’instant de connaître qu’ils sont perdus, Salamine se présente à eux, arrive, comme ce qui vient d’en réchapper, qui en réchappe à jamais (« aiei »). C’est cela que dit « naiein » (de « *nes- ») : habiter comme débarquer, venir d’arriver, habiter comme absolument intransitif et ne faisant rien d’autre qu’habiter (Salamine ne fait rien d’autre que se présenter à tous, toujours), être heureux d’habiter, justement, ici5. Salamine, elle-même, habite comme n’importe quel endroit habitant. De cette manière, elle est proprement l’objet du désir, ou de la nostalgie (le désir de rentrer) : atteignable en tant qu’elle-même (les marins savent bien comment s’y rendre), inatteignable en tant qu’elle est n’importe où. Atteindre Salamine telle qu’elle se présente à eux, ce serait atteindre le propre de « l’habiter », c’est-à-dire ce que les marins désirent le plus. Il n’y a rien à faire pour que Salamine soit mieux et plus proprement ce qu’elle est à l’instant où ils l’appellent, elle est l’habitante, et ils ne désirent rien qu’habiter ; ce « rien à faire », cette intransitivité forcée, c’est ce qu’exprime le « ô ». Ils ne font rien (que s’exclamer) et ce faisant ils correspondent à ce qu’ils invoquent, qui ne fait rien (qu’habiter). Au bonheur de Salamine (« eudaimôn ») correspond leur nostalgie. Dans leur invocation, ils habitent au sens où ils découvrent le sens propre de « naiein » : laisser venir, sans la tenir, la chose elle-même qui vient, aller dans la chose qui arrive, « irren ». Une ébauche de Hölderlin, appelée « Tinian », commence par ces deux vers :

Süß ists, zu irren
In heiliger Wildnis,6

10Ensuite viennent d’autres vers, mais un trait les sépare des deux premiers. C’est que les deux premiers disent complètement ce qu’il y a à dire : ils ne devaient pas être complétés-cultivés. Les deux premiers vers correspondent aux trois vers d’Ajax : des marins débarquent (Tinian est une île, est « l’île ») et débarquant ils habitent comme jamais : intransitivement, sans rien tenir, sans défricher, en laissant la friche (« Wildnis ») être friche, en circulant (colere, pelein, irren), mais d’une circulation qui ne se fixe pas pour entrer en possession. Ils habitent où l’on n’habite pas, ils rentrent où l’on ne rentre pas, puisque c’est le sacré (« heilige Wildnis »), ils font ce que fait la chose même où ils arrivent (« naiein », « irren »), ils accomplissent le désir des marins d’Ajax : habiter quelque part comme celui qui vient d’en réchapper. Dans la famille de « naiein », il y a peut-être l’adjectif « asmenos », si « asmenos » se rattache à la racine *nes-7. « Asmenos » veut dire « joyeux », mais d’abord il désigne l’humeur de celui qui vient d’échapper à la mort, qui est hors de danger, sauvé, guéri (cf. allemand « genesen). Habiter au sens de « naiein », c’est toujours d’abord ce sentiment, fondant toute joie et toute douleur, d’être en vie, sur terre, avant même de savoir où on est et ce qu’on va faire (c’est Robinson au premier instant de son sauvetage8). Ce sentiment de délivrance se répète, pour Salamine appelée par les marins, à tout instant, « irgend », à jamais, « aiei ». Dans sa deuxième version des trois vers d’Ajax, Hölderlin dit : « irgend wohnst / Du ». Le dictionnaire de Grimm donne pour « irgend » les sens suivants : « quelque part » (sens premier) ; « une fois », « un jour » ; « environ », « à peu près » ; « d’une certaine façon », « peut-être ». C’est-à-dire que « irgend » possède tous les sens de « pou », et pour cette raison le traduit exactement.

11Dans le « Salamis-Fragment », Hypérion dit qu’il aimerait « donner un nom à Salamine. L’île du repos [Insel der Ruhe], voilà comment j’aimerais la nommer ». Donner un nom à ce qui en possède déjà un : tâche oiseuse. Cette tâche oiseuse est celle de la traduction. Ce qui, comme Salamine, habite heureusement son propre, fait désirer le propre de ce qu’il fait (de ce qu’il est). Le jeune homme beau des Sonnets de Shakespeare fait désirer le beau ; Salamine fait désirer « naiô ». Elle s’appelle « naiô » et fait désirer traduire son nom propre. Désirer, c’est désirer être où est l’autre, se substituer à lui, « o ich hätte mögen Diotima sein, da sie dies sagte », dit Hypérion à un moment, dans le roman9. Le nom propre est proprement « bien habitant », « eu naiomenos », il est l’insubstituable (jamais rien d’autre n’arrive à sa place) et il fait désirer et exige la substitution, ou version. Le désir poétique de traduire est, comme le désir des marins du chœur, l’extrême de la nostalgie. Diotima, l’être aimé, pour la raison qu’elle est aimée, « habite heureuse », est une île :

Wie die Woge des Ozeans das Gestade seliger Inseln, so umflutete mein ruheloses Herz den Frieden des himmlischen Mädchens.10

12Ce sont les trois vers d’Ajax qui ont dicté, peut-être (quelque part), à Hölderlin cette phrase d’Hypérion. Le secret de Diotima, de Salamine et du « fair friend » des Sonnets est d’être absolument quelconques, ou exemplaires. D’où la valeur du mot insignifiant « pou » dans les vers d’Ajax. L’exemple, dit Giorgio Agamben11, « constitue une singularité parmi les autres, qui peut cependant se substituer à chacune d’elles ». Salamine est une île parmi beaucoup d’autres de la Mer Égée et en même temps est l’île en tant qu’elle est l’habitante, en tant qu’elle a lieu à l’instant où elle est appelée par le nom approprié. C’est la sorte de réflexion que se tient Hypérion près de partir au moment où revient, à sa mémoire, la plainte chantée par l’équipage d’Ajax ; c’est le plus beau moment de l’année : saison de départ (des oiseaux) et de retour (des bateaux au port). Et Hypérion songe qu’ailleurs, partout, en n’importe quel lieu, il trouverait le même repos habitant qu’à Salamine (Salamine est « n’importe quoi », « quelque chose », « tis », comme Tina, le nom de l’île natale d’Hypérion est le même mot que la forme « tina », l’accusatif du pronom « tis » : Hypérion est né quelque part). Mais il chasse cette idée parce que Salamine a pourtant, de façon évidente, des « charmes propres » : « Und ich weiß nicht, Salamis hat doch eigene Reize ». Il y a dans ce « je ne sais pas » l’étonnement émerveillé devant ce qui habite dans son propre, devant le nom propre, l’intraduisible, l’exemple. L’habitant sur le point de et destiné à partir (« so muß ich fort ») aimerait donner un nom à ce nom. Ce n’est pas tant île d’Ajax ou île du repos que, beaucoup plus exactement, « naieis », « pou », « draußen », « irgend » que Salamine s’appelle. La fidélité du traducteur ne consiste pas dans le mot à mot, mais dans l’exactitude. Le traducteur exact est mis hors (exigere, exactus) de ce dont il prépare la version. Salamine exige le départ du marin, héros, poète et voyageur Hypérion ; le nom de Salamine, ou plus exactement ce que fait le nom de Salamine, « naiein », (le sens « bien visible » où le nom propre brille exemplairement), exige la traduction infidèle, par « draußen » par exemple. « Es ist, als sollt’ ich noch mein Abschiedsmahl genießen » ; c’est, dit aussi Hypérion dans le « Salamis-Fragment », « comme si je devais consommer encore mon repas d’adieu ». La Cène, celle d’Hypérion, ou de Salamine elle-même qui n’est, en cette arrière-saison, que pur « genießen » : le repas devant être à jamais répété « en mémoire de moi ». Toute traduction poétique potentialise l’hapax (l’hapax « naieis », l’hapax Christ), elle est faite en mémoire de, « an-denken ».

§ 5 – Les dictionnaires de grec de Hölderlin et « salut »

13Qu’est-ce que les dictionnaires de grec que Hölderlin a dû consulter, dès l’âge de six ans, disent de « naiô » ? Est-ce qu’ils parlent de la racine *nes- ? En tout cas pas comme d’une racine « idg. », l’adjectif « indogermanisch », ce centaure, n’étant forgé qu’en 1823, alors que, « mente absens », Hölderlin vit retiré de l’histoire. Hölderlin possédait le « Vollbeding » (Griechisch-Deutsches Handwörterbuch zum Schulgebrauch, par Joh. Chr. Vollbeding, Leipzig, 1784). C’est un dictionnaire « de base ». L’article « naiô » y dit ceci :

naiô : ich wohne 2) ich bewohne

14C’est tout : pas d’« exemples d’auteurs », ni la mention poet. Mais, comme les articles sont courts, les entrées sont nombreuses sur la page, et « naiô » se rencontre avec « naos » (« ein Haus, ein Tempel »), avec « nasos = nêsos » (« ein Eiland »), avec « naus, naos » (« das Schiff »), avec « naô » (« ich fließe »), avec « neô » (« ich gehe, ich kehre zurück »), avec « neô » (« ich schwimme »), etc. Ces voisinages font poème, pour l’enfant amoureux de lexiques ; et beaucoup de ces mots sont liés à l’élément liquide. Où et quand Hölderlin a-t-il rencontré pour la première fois « naiô » se disant d’une île ? Ce peut être dans un dictionnaire, ce peut être directement dans Homère, Sophocle. Mais je veux parler ici de la rencontre telle que le lecteur s’éprend de ce qu’il rencontre, veut devenir ce qu’il lit, veut le tenir, l’avoir, le verser à son compte tout en le gardant intact, lui-même, « ipse »12. La traduction change (fait devenir ce qui est) et garde sauf, « salvus », salue ; elle veut être sauvée par ce qu’elle sauve ; elle commémore liturgiquement la rencontre et le salut (comme Dante le salut de Béatrice, Pétrarque de Laure). Un poème de Goethe dans le Divan (livre IV, poème 7) dit qu’un salut échangé une fois entre deux étrangers vaut sans limites à partir de cette fois et s’augmente à chaque rencontre, « Der erste Gruß ist viele Tausend werth », le premier salut répète tous ceux qui viendront, permis par lui. « Wohnen » (ou tout autre mot) salue « naiein », c’est-à-dire lui souhaite de rester sauf et lui-même, et de se sauver.

15Le salut de « naiein » a fécondé la poésie de Hölderlin, plus de deux fois. Outre les deux traductions (la version du « Salamis-Fragment » et la version de Homburg), « naiein » hante l’emploi que Hölderlin fait, par exemple, de « wohnen », souvent. J’ai déjà parlé de « Die Wanderung », où les villes de la Souabe « habitent » et où, par leur façon de faire cercle et de se trouver (« pelein ») autour du foyer, elles exigent à la fois la migration et le retour du poète, infidélité et fidélité, c’est-à-dire en un mot exactitude. Dans « Der Archipelagus », poème de l’habiter des îles grecques, de la disparition et du retour, « wohnen » se trouve cinq fois. Dans « Patmos », « wohnen » se dit, v. 60, des îles (Chypre, Patmos, et les autres), etc. Et le tout dernier poème conservé de Hölderlin, « Die Aussicht », commence par le vers « Wenn in die Ferne geht der Menschen wohnend Leben », où l’habiter s’accouple avec le voyager, comme « naiein » en donne l’indication. « Naiein », comme « neomai », de *nes-, aller, venir : cette hypothèse étymologique contient une règle pour la traduction, où le partir est un rester, l’infidélité une fidélité, et où l’original se quitte difficilement (« Schwer verläßt…), mais doit se quitter pour la raison que personne n’habite (au sens de : cultive) la source.

§ 6 – Exemple

16Un des vers de Hölderlin où « wohnen » paraît le mieux être une version de « naiein » est « Schön wohnt er », dans l’hymne « Der Ister », où « wohnen » se dit d’un fleuve (c’est différent du vers d’Ajax et de l’Iliade, où c’est d’une île), l’Ister, le Danube. Mais avant d’être nommé et de se présenter lui-même, le fleuve se présente paradigmatiquement, avec les autres, c’est-à-dire sous l’aspect du « irgend » : « n’importe quel fleuve » :

[…]
Wir singen aber vom Indus her
[…]
Hier aber wollen wir bauen.13
Denn Ströme machen urbar
Das Land. Wenn nämlich Kräuter wachsen
Und an denselben gehen
Im Sommer zu trinken die Tiere,
So gehn auch Menschen daran.

Man nennet aber diesen den Ister.
Schön wohnt er. […]

(Mais, nous, chantons venant de l’Indus
[…]

Mais c’est ici que nous voulons cultiver.
Car les fleuves fertilisent
le pays. Car, quand des herbes y poussent
et sur leurs bords se déplacent
l’été, pour y boire, les bêtes,
les hommes aussi, y vont.

Mais, celui-ci, on l’appelle l’Ister.
Il habite gracieusement.

17Le chanteur chante d’où il vient, latin « inde », « Indus », il accole dans son chant « d’où » (il vient) et « où » (il va), il chante ici-là, loin-près. Le chanteur est « wir », il est « quelconque » et ensemble, comme les fleuves aussi sont un ensemble d’où sort, comme exemple, l’Ister. L’exemple est montré et se montre : « celui-ci », latin « iste », Ister. L’Ister n’habite pas mieux que les autres fleuves. Sinon, il ne servirait pas d’exemple. Le « ici » du poème (« Hier aber wollen wir bauen » et «  Man nennt aber diesen ») est égal au « pou » des vers d’Ajax. La deixis poétique désigne toujours paradigmatiquement, c’est-à-dire d’une part ce qui vient et se présente singulièrement, d’autre part n’importe quoi n’importe où, fleuve Indus, Alphée ou tout autre. La « demeure » de l’Ister est belle, parce qu’elle fait ce que font tous les fleuves, originellement. Ce que font tous les fleuves est raconté à la fin de la première strophe du poème14. La demeure (survenue) d’Ister est belle dans le poème, au début de la deuxième strophe, parce que sa venue et installation sont ménagées dans la première. Il arrive dans le lieu vide ouvert et ménagé dans les vers précédents (« l’espace vide où se déroule sa vie inqualifiable et inoubliable », dit Agamben de l’exemple). Il est l’habiter des fleuves lui-même, comme le jour désiré par les poètes ou servants ou Wanderer (v. 2-3) est le jour lui-même, pas un jour différent d’hier et d’avant-hier : « Pleins de désir nous sommes / de voir le jour ».

18« Begierig sind wir, / Zu schauen den Tag » et « Schön wohnt er » : l’Ister est beau comme le jour. « Schön » et « schauen » sont apparentés : est beau ce qui concentre les regards de tous, la contemplation. Les regards, et le poème, se concentrent maintenant sur l’Ister. Mais il ne fait qu’habiter. C’est dit par la phrase la plus brève possible. Que dire de plus ? La grâce le fait briller, comme elle fait briller Ithaque, « eudeielos », aux yeux d’Ulysse loin de chez lui, Salamine aux yeux des marins en péril sur la terre étrangère. « Il habite bien visible » ou « heureusement », « eudaimôn », seraient d’autres traductions de « Schön wohnt er ».

Notes de bas de page numériques

1  Cette page (« Salamis-Fragment » dans la plupart de éditions des œuvres de Hölderlin), écrite vers le mois de septembre 1796, au moment où Hölderlin travaille à Hypérion en vue de la publication chez Cotta, ne trouvera finalement pas sa place dans le roman, dont la première partie paraît en 1797, la seconde en 1799.

2  Traduction tardive, faite à Homburg probablement, c’est-à-dire en 1804, ou 1805 ; Hölderlin traduit trois passages de la tragédie de Sophocle : v. 394-427, v. 596-645, v. 693-718 (numéros des vers selon la numérotation moderne).

3  « vertere » et « werden » (« devenir ») proviennent de la même racine ; la traduction (version) fait advenir, devenir, revenir, et laisse aller ce qui est (l’original) ; par elle, il habite comme le revenant, arrivant, devenant.

4  Cf. Odyssée, XIII, 234.

5  Dans « Die Wanderung », les villes de la Souabe « trouvent que nulle part ailleurs / Il ne ferait meilleur habiter [wohnen] ».

6  « Doux est d’errer / dans le désert sacré ».

7  C’est l’hypothèse de Jakob Wackernagel, dans ses Vermischte Beiträge zur griechischen Sprachkunde (Bâle, 1897) ; il cite Iliade 20, 350 (Énée sauvé de la mort donnée par Achille) et d’autres vers, où « asmenos » « durchaus nicht freudige Gemütsstimmung ausdrückt, sondern ‘gerettet’, ‘geborgen’ bedeutet » ; il propose donc de rattacher « asmenos » à *nes- ; « hypothèse ingénieuse » dit Chantraine qui décrit « asmenos » comme exprimant « la joie du salut, du retour, d’une rencontre ». Voir aussi le livre de Françoise Létoublon, Il allait, pareil à la nuit. Les verbes de mouvement en grec, Klincksieck, 1985 ; parlant de « neomai », elle propose de partir en indo-européen d’un sens « sauver », le moyen grec (« neomai ») s’expliquant comme « se sauver chez soi », et donc « revenir, rentrer ».

8  « I was now landed, and safe on shore etc. » : page où la manière d’être de Robinson sur l’île correspond à ce qu’expriment « naiô » et « asmenos », pas encore à ce qu’expriment « pelomai », « colo ».

9  Tome premier, deuxième partie, lettre 9, « ô j’aurais aimé être Diotima à l’instant où elle disait cela ».

10  Hypérion, I, 2, lettre 10, « Comme la vague de l’océan le rivage d’îles bienheureuses, la houle de mon cœur inquiet environnait la paix de la céleste jeune fille. »

11  Giorgio Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, trad. par Marilène Raiola, Seuil, 1990, p. 16.

12  Voir, dans la section intitulée « ‘Adorable !’ » des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, l’ipse comme « bonne traduction de ‘adorable’ », c’est-à-dire voulant dire « ceci est mon désir, en tant qu’il est unique : ‘c’est ça ! c’est exactement ça (que j’aime) !’ ». Eros traducteur désire traduire ce qu’il ne voudrait changer et échanger pour rien au monde ; la version est ce changement de l’ipse lui-même, ce tour sur place, tour et retour, tour pour rien ; « Die Wanderung » est le poème de la version en ce sens-là : vaste migration dans l’espace et dans l’histoire, mais qui par ailleurs n’a pas bougé du point, du coin, du « Ort », et n’a cherché qu’à le gagner (« gewinnen », v. 92) sans le tenir, à le gagner et habiter intransitivement, ce qui se dit par « naiein » et lui seul, lui-même.

13  Emploi intransitif de « bauen ». Adelung, dans son dictionnaire que certainement Hölderlin consultait (Grammatisch-kritisches Wörterbuch der Hochdeutschen Mundart, 1ère éd. : 1774-1786, 2ème augmentée : 1793-1801), ne donne pour « bauen » que des exemples avec objet direct ; il distingue les deux sens du verbe : habiter, cultiver, et pour expliquer le passage du sens premier au sens dérivé, il raconte ceci : « il faut se rappeler le mode de vie instable et errant des anciens peuples (qui aujourd’hui encore se rencontre chez beaucoup de hordes tatares). Dès que la nécessité force un de ces peuples à cultiver la campagne, il séjourne sans doute d’une façon plus stable à cet endroit ; de là est venu probablement, étant donné la pauvreté des langues dans leurs commencements, que ‘bauen’ s’est employé aussi bien pour ‘habiter’ que pour ‘cultiver ‘, ‘travailler’. » Que l’allemand « bauen » est parent du grec « phuô », du latin « fui », du russe « byt’ », de l’indien « bhavati » (« il est »), et le même mot que « bin » (« suis »), c’est ce qu’Adelung à son époque ne sait pas et c’est ce que Grimm en revanche peut établir après la révolution philologique des années 1820. « Bauen » intransitif, dit le dictionnaire de Grimm, se dit surtout « des animaux et des oiseaux ». Comme « die Wanderung », « Der Ister » anticipe l’excursion indo-euroépenne des philologues, et fait entendre d’un coup ensemble les sens successifs de « bauen » : advenir, rester, être, planter, cultiver, s’installer, construire. « Bauen » dans ce vers parle à la voix moyenne, se traduit lui-même, se déplie et verse successivement dans chacun de ses sens : parle ici et n’importe où. Il faut aimer dans la « figure » de « bauen » ici, ce que Rilke (Sonnets à Orphée, II, 12, v. 4) appelle « den wendenden Punkt » (« le point tournant »), ce par quoi la figure se métamorphose sur place et échappe à chaque fois à la prise (à la traduction). Le vers migrant exige de la traduction qu’elle migre elle aussi, devienne et revienne. « Être, exister, cultiver l’ici » : c’est ce que le vers poétiquement dit, l’ici paradigmatique à la fois exactement marqué sur la carte (comme la source du Rhin), et pour cette raison poussant sans relâche à l’excursion, au tour et au devenir : wandern, wandeln.

14  Ils viennent habiter le pays. L’habiter des fleuves (des îles) précède l’habiter des hommes : c’est ce que dit le poème naturellement (écologiquement), c’est ce que ne dit pour « naiô » aucun dictionnaire ; ils disent tous 1) habiter (dieux, hommes) 2) être situé (îles, villes).

Pour citer cet article

Philippe Marty, « Naiô. Désir du propre (Hölderlin et Sophocle, Ajax, v. 596-598) », paru dans Loxias, Loxias 29, mis en ligne le 15 juin 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.lejdd.fr/Politique/index.html?id=6164.


Auteurs

Philippe Marty

Université de Nice Sophia-Antipolis (CTEL)