Loxias | Loxias 28 Edgar Poe et la traduction | I. Poe et la traduction
François Gallix :
Les traducteurs des histoires d’Edgar Allan Poe
Résumé
Le lecteur français n’a longtemps eu accès aux contes de Poe que grâce au choix effectué par Baudelaire dans ses trois recueils de traduction. Pourtant Baudelaire n’était pas le premier traducteur de ces histoires. Les premières traductions étaient souvent des adaptations très libres, parfois publiées sous des pseudonymes. Au total, Baudelaire a choisi de traduire quarante-six contes et en a laissé vingt-six. Il a surtout choisi d’écarter une grande partie des histoires purement humoristiques et satiriques. Ces contes non traduits par Baudelaire confirment les facettes les plus connues de l’auteur.
Abstract
The Translators of Edgar Poe’s Tales.
For long, French readers only had access to Poe’s tales through Baudelaire’s three volumes of translation. Yet, Baudelaire was not the first translator of those stories. The early translations were often free adaptations, sometimes published anonymously. As a whole, Baudelaire chose to translate forty-six tales and left out twenty-six. He decided to leave out the tales that were purely humorous and satirical. The stories not translated by Baudelaire confirm the most-known facets of the author : stories of detection, of mystification and commentaries on his own craftsmanship. Thus novelists have found a new way of writing sea voyage narratives after Pym’s adventures, on a scientific basis. But they scarcely mixed fantasy and realism with the same talent.
Index
Mots-clés : Poe , traduction
Géographique : Etats-Unis
Chronologique : XIXe siècle
Plan
Texte intégral
1Cet article suivra deux grands axes :
21. les traducteurs autres que Baudelaire ;
32. les histoires non traduites par Baudelaire.
4Jusqu’à un passé assez récent, le lecteur français n’avait guère accès aux contes de Poe que grâce aux trois recueils de traductions par Baudelaire publiés à Paris par Michel Lévy, intitulés Histoires extraordinaires (1856), Nouvelles Histoires extraordinaires (1857) et Histoires Grotesques et Sérieuses (1864). Ces traductions sont devenues si prestigieuses et canoniques que certains vont jusqu’à considérer que les récits de Poe traduits par Baudelaire font partie du patrimoine littéraire français. C’est ainsi que dans son introduction aux Œuvres en prose d’Edgar Allan Poe, dans La Pléiade (1951), Y.-G. Le Dantec écrivait : « Bien que ce volume ne fasse pas partie des Œuvres de Baudelaire dans la Bibliothèque de la Pléiade, c’est encore un texte baudelairien que nous donnons ici, en publiant une édition des œuvres d’Edgar Allan Poe1. » Dans sa présentation pour l’édition de la Pochothèque (2006), Jean-Pierre Naugrette écrit : « une édition parue à Vienne indique en page de titre : ‘Charles Baudelaire – traductions – Histoires extraordinaires par Edgar Poe.’2 » Le traducteur a donc ici la préséance sur l’auteur. Il est devenu pratiquement impensable d’envisager de nouvelles traductions, sauf pour les histoires que Baudelaire avait décidé de ne pas inclure dans ses trois volumes.
5Quant aux autres traductions publiées avant Baudelaire, elles ont été oubliées et on peut peut-être dire que ce n’est pas une très grande perte car il serait bien difficile d’en justifier sans réserves la fantaisie et le manque de rigueur par rapport au texte original. Elles ont au moins le mérite d’exister, ne serait-ce que parce qu’elles font partie de l’histoire évolutive de la traduction, et surtout parce qu’il ne fait aucun doute que certaines ont été lues par Baudelaire, qui s’en est inspiré ou qui les a rejetées. On sait, par exemple, et c’est d’une extrême importance, que Baudelaire a découvert Poe en lisant la traduction du “Chat Noir“ par Isabelle Meunier, parue le 27 janvier 1847 dans la Démocratie Pacifique3. Le premier conte que Baudelaire traduisit lui-même fut “Révélation magnétique“, publié dans La Liberté de penser du 15 juillet 1848.On a surtout tendance, en France, à ne guère prendre en considération ces histoires que Baudelaire a choisi de ne pas traduire et ceci est tout à fait regrettable car elles méritent, elles aussi, toute notre attention.
I. Les traducteurs autres que Baudelaire
6C’est surtout Léon Lemonnier, en particulier dans son introduction aux Nouvelles histoires extraordinaires (1961) qui, après avoir consacré sa thèse principale aux seules histoires traduites par Baudelaire, a fait le point sur les multiples traductions de ces histoires avant, pendant et après celles de Baudelaire. C’est un texte assez bien documenté, même s’il n’est pas totalement fiable. Il reste surtout très touffu et a grand besoin d’être filtré et décanté, ne serait-ce que pour en éliminer les nombreuses digressions et les considérations générales, même si certaines ne manquent pas d’un certain charme désuet évoquant plutôt la fin du siècle que les années 60, comme cette citation ampoulée à propos de l’un des traducteurs de Poe, Emile Daurand-Forgues : « Mais la Renommée est une déesse qui n’embouche pas toujours la trompette qu’on lui tend…4 »
7Selon Lemonnier, qui semble souvent attribuer des notes (plutôt mauvaises) aux différentes adaptations qu’il cite et commente, la première traduction d’une histoire d’Edgar Poe date d’août 1845 dans Le Magasin Pittoresque, soit deux ans avant la décision prise par Baudelaire de traduire Poe. Il s’agissait de « La Lettre volée » et elle était déjà très révélatrice de celles qui allaient suivre. Tout d’abord, elle était doublement anonyme, sans indiquer ni le nom de Poe, comme ce sera souvent le cas, ni celui du traducteur, où plutôt d’ailleurs celui de l’adaptateur qui avait pris, essentiellement pour des raisons d’ordre politique, de grandes libertés avec le texte d’origine. En effet, pour ne pas prendre le risque d’inquiéter l’entourage de Louis-Philippe, l’action était avancée à 1780 (Poe la situait au siècle suivant : « en 18… »), et la lettre, au lieu d’avoir été volée à la reine par un ministre, était dérobée à une princesse par un duc et un simple secrétaire prenait la place du préfet.
8En novembre 1845, se dissimulant sous les initiales AB, Alphonse Borghers publiait « Le Scarabée d’Or » dans La Revue Britannique avec une note d’Amédée Pichot et les 11, 12 et 13 juin 1846, un mystérieux journaliste français, signant GB publiait en feuilleton « Un Meurtre sans exemple dans les fastes de la Justice » dans la revue La Quotidienne avec un sous-titre éloquent frisant la malhonnêteté et le plagiat : « Histoire trouvée dans les papiers d’un Américain ». Il s’agissait de « Murders in the rue Morgue ». La nouvelle présentait, elle aussi, un grand nombre des caractéristiques de la plupart de ces adaptations très libres qui allaient suivre. L’adaptateur change le nom des personnages, Mme l’Espanaye devient Mme Duparc, la plupart des répétitions très poesques ont disparu, plusieurs passages ont été condensés, et comme l’écrit Lemonnier « le traducteur raffine dans l’horreur, éclaboussant le linge de sang5. »
9C’est en septembre 1846 que le journaliste français Emile Daurand-Forgues, dissimulé sous les initiales O.N. (Old Nick), traducteur très fécond, adapte dans La Revue Britannique « Une Descente au Maëlstrom ». Lemonnier en fait le commentaire suivant : « loin de porter sur le texte des mains pieuses, il l’orne, il l’enjolive à plaisir6 ». Baudelaire, d’ailleurs, n’hésite pas à classer Forgues parmi la « canaille littéraire » et à le surnommer « l’écumeur des lettres »7, tant il retouchait les œuvres originales, n’hésitant pas, lui aussi, à rajouter à l’horreur. Le 12 octobre 1846, il publiait dans le feuilleton du Commerce, sa propre version adaptée de « The Murders in the rue Morgue » sous le titre de « Une Sanglante énigme » déplaçant l’action de Paris à Baltimore pour – écrivait-il – ne pas trop choquer le lecteur français !
10Sainte-Beuve et surtout Baudelaire firent plusieurs références aux traductions d’Isabelle Meunier – qui comprenaient, non seulement « Le Chat Noir », mais aussi « L’Assassinat dans la rue Morgue » et « Le Scarabée d’Or » publiées dans le quotidien socialiste, La Démocratie Pacifique. La traductrice était en réalité la Britannique Isabelle-Mary Hack, épouse d’un fouriériste français fort connu. En 1852, Baudelaire pouvait dire : « Quel est l’auteur parisien un peu lettré qui n’a pas lu "Le Chat noir" ? » et La Presse française affirmait que « l’auteur américain fut d’abord connu en France par les traductions dues à la plume élégante et spirituelle de Mme Victor Meunier.8 »
11Quant à l’Irlandais Hughes, ce fut le plus tenace des rivaux de Baudelaire, publiant dans Le Mousquetaire dirigé par Alexandre Dumas alors que Baudelaire écrivait dans Le Pays. On qualifierait maintenant Hughes de traducteur cibliste, modifiant la ponctuation (supprimant les nombreux tirets si caractéristiques du style de Poe), chassant les répétitions et surtout, contrairement à Baudelaire, cherchant à gommer le plus possible, en les francisant, les effets d’étrangeté de la langue utilisée par Poe.
12La conclusion de Lemonnier est très lucide lorsqu’il affirme que la plupart de ces traducteurs avaient tort de se placer uniquement du côté du lecteur français qu’il ne fallait pas trop dépayser, « pour rendre à Edgar Poe son originalité entière, il faudra un homme qui soit son égal par le talent et dont l’âme accordée vibre à l’unisson de la sienne : Charles Baudelaire9. »
II. Les histoires non traduites par Baudelaire
13Au total, Baudelaire a choisi de traduire quarante-six histoires. Il en a donc laissé vingt-six qui n’ont été traduites que plus tard10. Pourquoi Baudelaire a-t-il laissé ces vingt-six histoires ? La question est d’importance car les lecteurs français et la critique ont longtemps été très conditionnés par les choix de Baudelaire.
14Entra en jeu d’abord l’accessibilité plus ou moins rapide aux textes originaux. Baudelaire traduisit la totalité des douze contes du premier recueil qu’il avait eu en main (Tales, 1845). C’est plus tard qu’il se procura les éditions de l’exécuteur testamentaire de Poe, Rufus Wilmot Griswold publiées en 1850 et en 1856 où figuraient pratiquement tous les contes de Poe, à l’exception, bien entendu, du « Phare », conte inachevé, publié à titre posthume par Thomas Ollive Mabbott en 1942, d’ « Un Matin sur le Wissahiccon », paru dans The Opal en 1843 et du « Club de l’In-Folio », conte posthume publié en 1902 par James A. Harrison dans les 17 volumes de ses Complete Works of Edgar Poe (New York, T.Y. Crowell).
15Le problème reste donc posé : quelles sont les raisons qui ont pu pousser Baudelaire à ne pas traduire certains des contes qu’il avait eu la possibilité de lire ? Ces histoires non traduites avaient été publiées par Poe sur une période de dix-sept ans, de mars 1832, avec « Le Duc de l’Omelette », dans le Saturday Courier, jusqu’à mai 1849, soit cinq mois avant sa mort le 7 octobre, avec « Ixage d’un paragrabe » dans The Flag of Our Union.
16En plus de ses propres préférences, tout à fait légitimes, il y avait très certainement des raisons alimentaires : depuis juillet 1844, Baudelaire avait été mis sous tutelle par son conseil de famille et était souvent couvert de dettes, il fallait donc ne pas lasser le lecteur francophone et lui présenter des textes susceptibles d’aiguiser sa curiosité. Il semble tout d’abord que, dans son choix, Baudelaire ait évité de traduire les contes qui risquaient de trop se ressembler et de donner aux lecteurs une certaine impression de redite. Ce reproche avait d’ailleurs été fait par certains critiques au moment de la parution des Nouvelles Histoires extraordinaires traduites par Baudelaire, estimant que plusieurs contes n’étaient guère nouveaux et étaient répétitifs et monotones.
17C’est ainsi qu’il ne retint pas « Mellonta Tauta » dont une grande partie est reproduite dans l’essai Eureka, qu’il choisit de traduire. Il lui fallait aussi, dans sa sélection, donner de la substance à l’image mythique de l’écrivain maudit qu’il avait lui-même forgée d’un auteur avec qui il se sentait tant d’affinités fraternelles. Certains contes étaient d’un accès difficile ou étaient réputés intraduisibles comme « Ixage d’un Paragrabe » – pur jeu linguistique au sujet d’un texte devenu incompréhensible à cause de l’absence d’une seule lettre (le o), conte qui aurait pu faire les délices des Oulipiens. De même le charabia du monologue anglo-irlandais truffé de cuirs et de coqs à l’âne (Irish bulls) de « Pourquoi le petit Français a le bras en écharpe » pouvait constituer un réel défi pour le traducteur. Il resta inédit en français jusqu’à la traduction de Léon Lemonnier, publiée en 1926 dans La Grande Revue.
18Il faut rappeler également que certains projets, comme celui qu’avait eu Baudelaire, de publier un autre recueil de contes traduits : « Habitations imaginaires » et une édition de luxe illustrée de portraits d’Edgar Poe11, n’aboutirent pas et sa mort en 1867, trois ans seulement après la publication des Histoires Grotesques et sérieuses l’empêcha de compléter son œuvre de traducteur et de « passeur » des idées de Poe même si, en 1864, il pensait en avoir terminé : « Aux sincères appréciateurs des talents d’Edgar Poe je dirai que je considère ma tâche comme finie, bien que j’eusse pris plaisir, pour leur plaire, à l’augmenter encore12. »
19Il reste cependant tentant de penser que, si Baudelaire a choisi de ne pas traduire certains contes, ce n’est pas tout simplement qu’ils étaient moins dignes d’intérêt que les autres13. Pourtant, la lecture de ces histoires non traduites par Baudelaire montre qu’elles font partie intégrale de l’œuvre poesque et qu’elles méritent une lecture tout aussi approfondie. Il ne fait d’ailleurs aucun doute que Poe avait consacré la même rigueur et la même énergie à tous ses contes, comme il l’avait lui-même annoncé dans sa préface aux Tales of the Grotesque and Arabesque (1840) : « Ces textes brefs sont l’aboutissement de mûres réflexions et le résultat d’une composition soignée14. »
20Il semble que, comme l’indique une partie du titre de son troisième recueil, Histoires Grotesques et sérieuses (1865), Baudelaire ait surtout choisi les contes qu’il considérait comme sérieux et écarté une grande partie des histoires purement humoristiques et satiriques. C’est ainsi que, placé devant le choix de traduire le conte burlesque « Mellonta Tauta » ou Eureka, il préféra l’essai aux tonalités sérieuses qui ne contenait qu’un passage de la lettre assez délirante de la narratrice du conte.
21 Il faut bien admettre d’ailleurs que certains procédés mécaniques et répétitifs utilisés par Poe – qui semble parfois tirer à la ligne – peuvent paraître lassants et mal s’accommoder de la traduction, comme l’abus de l’onomastique grotesque, certains mots déformés qui obligent le traducteur à suivre Poe en forgeant des termes peu heureux comme « ainglès », « amriccain », « Frinçais », « Kanawdien », « Aries Tote » (Aristote), « Horse » (pour Morse) dans « Mellonta Tauta » ou en inventant des noms de journaux comme Le Crapaud, Le Petit Braillard, Le Sucre d’Orge, Mamère l’Oie dans « La Vie littéraire de Monsieur Machin-Chose », ou encore le Dismoidonc Estceounon, soi-disant titre d’un ouvrage orientaliste dans « Le Mille deuxième conte de Schéhérazade » ou pour retranscrire le ridicule charabia franglais de Mme Lalande dans « Les Lunettes ».
22Il y a aussi les gaillardises assez proches de nos gauloiseries – véritable retour aux sources du roman du XVIIIe siècle avec ses sous-entendus grivois, dans « La Semaine des trois dimanches » et dans « Comment écrire un article à la manière du Blackwood’s Magazine ». Pour « Une Position scabreuse », le conte tout entier, depuis son titre, peut être lu à l’insu de la narratrice, Zénobia, comme un « double-entendre » osé qui incite presque inévitablement à une interprétation psychanalytique. Il en est de même pour « Perte d’haleine », pièce maîtresse dans l’argumentation de Marie Bonaparte qui assimile la perte de souffle à la perte de puissance sexuelle : « La perte d’haleine dont il s’agit ici est la transcription sinistrement humoristique de son incapacité physique à avoir avec une femme des rapports normaux15. »
23Mais qu’en est-il alors, pour avoir un panorama complet de la fiction de Poe, de ces contes que Baudelaire n’a pas traduits ?
24Tout d’abord les deux facettes les plus connues s’y voient confirmées avec leurs caractéristiques propres : « C’est toi le coupable », par exemple, répond parfaitement à la célèbre question ayant donné son nom au récit de détection et de ratiocination : « whodunnit ? ». Tous les éléments du roman policier sont là : une mystérieuse disparition, l’élucidation progressive des indices et des leurres et les révélations finales du narrateur jouant le rôle du détective amateur. Ce petit joyau du récit de détection inclut en outre, pour l’une des premières fois ce qui deviendra un classique du genre toujours exploité dans le roman policier contemporain16 : une malle sanglante sous la forme d’une caisse de Château-Margaux ! « La Caisse oblongue » est un autre récit de ratiocination, même si le crime est absent (mais il y a bien un cadavre), dans lequel le narrateur mène le lecteur sur une longue fausse piste, l’explication finale étant donnée au narrateur et au lecteur par le capitaine. Le suspens reste également associé au fantastique et au grotesque dans « L’Homme qui était refait ». A mi-chemin entre le conte humoristique à suspense et le récit fantastique, « L’Homme qui était refait » est un exemple parfait de la maîtrise de Poe dans l’écriture de la nouvelle où la répétition des schémas narratifs et les procédés de retardement conduisent le lecteur vers le choc de la fin annoncé dès le titre et repris sans cesse (mais dans des formulations toujours incomplètes et sibyllines) par les différents personnages.
25La veine fantastique reste également très présente : « L’Enterrement prématuré » est un digne représentant du conte terrifiant, tant pour l’unicité de son thème annoncé par son titre, son rythme haletant, que par sa construction sans failles. Le narrateur commence par énumérer des catastrophes collectives et cite des cas particuliers avant d’en arriver à celui du narrateur – qui pourrait bien être celui du lecteur amené, lui aussi, à hurler du fond de sa tombe inexorablement close : « Je suis vivant ! » Poe en profite pour égratigner au passage le corps médical constitué des mêmes charlatans que ceux de Molière, de même qu’il se moque des gens de scène dans « Perte d’Haleine ».
26Se confirme également l’image de Poe mystificateur facétieux (il le fut lui-même tout au long de sa vie), auteur de supercheries qui sont de véritables canulars qu’il faut prendre comme tels (voir « Mystification », « L’Homme d’affaires » et « De l’Escroquerie considérée comme une science exacte »). Cet aspect avait d’ailleurs été parfaitement compris par Baudelaire qui appréciait autant le côté ‘farceur’ de Poe que ses ‘conceptions nobles’ : « ce génie […] qui le poussa à se jouer avec une volupté enfantine et presque perverse dans le monde des probabilités et des conjectures et à créer des canards auxquels son art subtil a donné une vie vraisemblable. »17 « L’Homme d’affaires » propose ainsi un véritable catalogue de canulars, qui sont juste évoqués en quelques lignes, mais dont chacun aurait très certainement pu devenir un conte si Poe avait choisi de les développer. Ici encore on ne peut que s’étonner devant la capacité de l’auteur à créer des histoires potentielles.
27Le lecteur francophone, qui a souvent abordé l’univers fictif d’Edgar Poe uniquement grâce aux contes choisis par Baudelaire pour ses traductions devenues canoniques, n’aura guère de mal à découvrir avec plaisir les petits trésors contenus par ceux qui semblaient avoir été quelque peu oubliés ou négligés par la critique française. Chacun pourra dès lors faire son choix : que ce soit cette petite vignette peinte dans « Un Matin dans le Wissahiccon », cette quintessence du roman de détection que constitue « C’est toi le coupable », ou bien encore « Le Phare » – dernier conte laissé inachevé par Poe jusqu’aux derniers points de suspension pathétiques qui précèdent la dernière entrée de son journal18.
28Le vide de ces trois points a d’ailleurs été comblé par Jean-Pierre Naugrette qui, dans La Revue des deux Mondes19, a imaginé que quelques feuillets de la main de Robert Louis Stevenson avaient été trouvés dans la Quarterly Review et qu’il s’agissait de la fin de cette ultime histoire d’Edgar Allan Poe.
Notes de bas de page numériques
1 Y-G. Le Dantec, Edgar Allan Poe, Œuvres en prose traduites par Charles Baudelaire, Paris, La Pléiade, 1951, p. 7.
2 Jean-Pierre Naugrette, éd. Edgar Allan Poe, Histoires, Essais et poèmes, Paris, Le Livre de Poche, La Pochothèque, 2006, p. 35.
3 Baudelaire publiera sa traduction du « Chat Noir » les 13 et 14 novembre 1853 dans la Revue de Paris.
4 Léon Lemonnier, Poe, Histoires extraordinaires, Paris, Garnier, 1962, p. XVI.
5 Léon Lemonnier, Poe, Histoires extraordinaires, Paris, Garnier, 1962, p. VIII.
6 Léon Lemonnier, Poe, Histoires extraordinaires, Paris, Garnier, 1962, p. VIII.
7 Charles Baudelaire, Œuvres posthumes, Paris, Mercure de France, 1908, p. 121.
8 Cité par Léon Lemonnier, Poe, Histoires extraordinaires, Paris, Garnier, 1962, p. XVI.
9 Léon Lemonnier, Poe, Histoires extraordinaires, Paris, Garnier, 1962, p. XXIX.
10 Voir en particulier Alain Jaubert, Ne Pariez jamais votre tête au diable et autres contes non traduits par Baudelaire, Gallimard, 1989, coll. Folio ; et François Gallix, Autres Histoires non traduites par Baudelaire, in Jean-Pierre Naugrette, (éd.) Edgar Poe, Histoires, Essais et Poèmes, La Pochothèque, 2006.
11 Voir Y-G. Le Dantec, Edgar Allan Poe, Œuvres en prose traduites par Charles Baudelaire, Paris, La Pléiade, 1951, p. 1171.
12 Y-G. Le Dantec, Edgar Allan Poe, Œuvres en prose traduites par Charles Baudelaire. Paris, La Pléiade, 1951, p. 1065. « Avis du traducteur ».
13 « …il n’est pas niable que les contes laissés de côté par Baudelaire sont, à quelques exceptions près, inférieurs à ceux qu’il a groupés dans ses trois recueils d’Histoires… » (Y.-G. Le Dantec, « Avertissement ». Edgar Allan Poe, Œuvres en Prose, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 7). Nous ne saurions souscrire à ce jugement hâtif qui ne propose comme justification des choix de Baudelaire que ses préférences ou son manque de temps.
14 “These brief compositions are […] the results of mature purpose and careful elaboration.” (in Thomas Olive Mabott, Collected Works of Edgar Allan Poe, Cambridge, Mass., Belkap Press of Harvard University Press, 1969-1978, II, p. X.
15 Asselineau, p. 90. Voir l’analyse psychanalytique de ce conte par Marie Bonaparte (Edgar Poe, Paris, Denoël et Steele, 1933, vol. II, pp. 467-513). Il est intéressant d’opposer l’appréciation louangeuse du diagnostic de Marie Bonaparte par Roger Asselineau (p. 30) et celle, tout à fait négative, de Claude Richard (pp. 16-23).
16 Voir par exemple P.D. James, The Murder Room, London, Faber and Faber, 2003.
17 InLéon Lemonnier, Poe, Histoires extraordinaires, Paris, Garnier, 1962, p. IX.
18 L’édition de Thomas Olive Mabott (Collected Works of Edgar Allan Poe, Cambridge, Mass., Belknap Press of Harvard University Press, 1969-1978, III, pp. 1384-1390) reproduit les quatre pages manuscrites, sans la moindre rature, qui se terminent par six ultimes points de suspension suivis de la dernière entrée du journal : 4 janvier.
19 Jean-Pierre Naugrette, La Revue des Deux Mondes, avril 2002, pp. 1-8.
Bibliographie
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Pour citer cet article
François Gallix, « Les traducteurs des histoires d’Edgar Allan Poe », paru dans Loxias, Loxias 28, mis en ligne le 14 mars 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.lejdd.fr/Politique/index.html?id=5992.
Auteurs
François Gallix est Professeur émérite de Littérature anglaise à l’université de Paris IV-Sorbonne et directeur du centre de recherches ERCLA (Écritures du roman contemporain de langue anglaise). Il a publié de nombreux ouvrages et articles dans ce domaine. Il a traduit pour la Pochothèque (2006) les 26 contes que Baudelaire n’a pas traduits, ainsi qu’un pastiche de Poe par Mark Crick (2008). François Gallix is Emeritus Professor of Contemporary Literature in English at the university of Paris IV-Sorbonne and President of the research centre ERCLA (Writings of the Contemporary Novel in English). He has published several books and articles in this domain. He has translated for The Pochothèque (2006) the 26 stories that Baudelaire did not translate and a pastiche of Poe by Mark Crick (2008)/