Loxias | Loxias 3 (févr. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (2e partie) | Constellation du bonheur
Yéhia Taha Hassanein :
Mythe et histoire, résurgences dans l’opéra de Verdi, Aïda
Résumé
Si la culture égyptienne est présente grâce au décor, dans l’opéra de Mozart et grâce à l’aventure de l’Exode dans l’opéra de Rossini, elle le sera plus largement dans l’opéra de Verdi. C’est dans Aïda que nous pouvons observer un décor et une histoire intégralement égyptiens. La question qui se pose est celle de savoir à qui imputer la création d’Aïda. Est-ce au scénario issu d’un vieux papyrus trouvé par le savant français, que nous devons cet opéra ? L’archéologue a-t-il transformé le texte pictural en texte littéraire, ou celui a-t-il été signé par Camille Du Locle ? La composition est celle du seul Verdi ? Deux manuscrits coexistent, le texte fondateur et le texte littéraire. Dans ce cas, nous pouvons dire que l’opéra peut être classé parmi les œuvres mythiques, puisque « les mythes n’ont pas d’auteur ». L’opéra Aïda devient le modèle référentiel d’un mythème de l’égyptomanie dans la civilisation occidentale.
Index
Mots-clés : Aïda , Egypte, mythe, opéra, Verdi
Texte intégral
« Le mythe va au devant de l’histoire l’atteste et la légitime. »
Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre
Si la culture égyptienne est présente grâce au décor, dans l’opéra de Mozart et grâce à l’aventure de l’Exode dans l’opéra de Rossini, elle le sera plus largement dans l’opéra de Verdi. C’est dans Aïda que nous pouvons observer un décor et une histoire intégralement égyptiens. La question qui se pose est celle de savoir à qui imputer la création d’Aïda. Est-ce au scénario issu d’un vieux papyrus trouvé par le savant français, que nous devons cet opéra ? L’archéologue a-t-il transformé le texte pictural en texte littéraire, ou celui a-t-il été signé par Camille Du Locle ? La composition est celle du seul Verdi, ou plusieurs auteurs ont-ils eu le mérite de cette création ? Deux manuscrits coexistent, le texte fondateur et le texte littéraire. Dans ce cas, nous pouvons dire que l’opéra peut être classé parmi les œuvres mythiques, puisque « les mythes n’ont pas d’auteur ».
L’opéra Aïda devient le modèle référentiel d’un mythème de l’égyptomanie dans la civilisation occidentale. Son étrangeté peut être une raison de plus pour attirer la curiosité du public, tant « on est enclin à ne jamais reconnaître comme mythes que les mythes des autres1 ».
Nous entendons par « ressorts littéraires », les thèmes et les moyens que le compositeur italien a utilisés pour constituer l’univers mythique de son ouvrage. Ces ressorts sont repris, adaptés et réinterprétés à partir de l’Egypte ancienne. Doués d’une relative élasticité, ils peuvent être regroupés selon trois axes : le décor, les personnages et l’action. Ainsi, nous serons amené à consulter également « la sociocritique », puisque l’examen de ces éléments aura pour objectif de « relier l’œuvre (musicale) à son contexte ». Mesurer l’évolution et l’association des faits comme l’écrit le critique, permettra d’« accroître notre intelligence des œuvres littéraires simplement en découvrant dans les textes des faits et des relations demeurés jusqu’ici inaperçus ou insuffisamment perçus »2.
Avant de montrer l’intérêt littéraire qu’occupe le monde antique dans l’opéra du XIXème siècle nous devons tout d’abord faire une allusion à la distinction qui pourrait exister entre la cité et la ville. Ces deux termes « n’étaient pas des mots synonymes chez les anciens. La cité était l’association religieuse et politique des familles et des tribus ; la ville était le lieu de réunion, le domicile et surtout le sanctuaire de cette association3 ».
Dans son recueil Stèles pour l’avenir, le poète et égyptologue Théophile Obenga écrit qu’il remonte le Nil pour arriver à Kouch, ville de la résistance pendant l’invasion des Hyksos :
Terre noire de Kouch
ton sang a gagné le combat.
Une nouvelle fois tu es née d’une autre naissance
Et nos yeux s’éveillent déjà
A d’autres marges de la vie4.
Dans la vision du poète, l’Afrique – terre noire – est reliée à un mouvement perpétuel de renouvellement. L’Afrique est comme le phénix. De la même façon, Verdi exprimait une sensibilité aiguë vis à vis du choix de son décor. L’opéra apporte un renouvellement des images du monde antique. Le lecteur-interprète se trouve devant un spectacle kaléidoscopique. Le compositeur du XIXème siècle ne se limite pas à présenter une seule toile de fond, ainsi il offre au spectateur l’occasion de se promener dans les vestiges des cités anciennes.
Le choix d’une telle ville pour commencer l’opéra révèle une bonne connaissance de l’histoire du pays. C’est à Memphis que le pharaon Narmer fonde sa capitale après avoir unifié la Haute et la Basse Egypte en 3200 avant Jésus-Christ. Donc pour les anciens Egyptiens comme pour le musicien italien, Memphis est la ville-mère qui donne naissance à trente dynasties d’histoire et de gloire. Dès lors la ville ne cesse de jouer un rôle politique, économique et religieux. Dans l’opéra, Memphis est arrachée aux rêves des personnages. Elle devient un lieu d’accès ou un moyen de réaliser une ambition. Amnéris, la fille du pharaon, ne tarde pas à lancer cette interrogation équivoque, pour sonder la pensée de Radamès :
N’as-tu à [l’égard de] Memphis
des désirs […] des rêves ?5
C’est aussi à Memphis que prélude le danger qui menace la cité de Thèbes par l’invasion des Ethiopiens. La ville s’organise et prépare « une armée de preux » pour défendre le sol sacré et chasser les envahisseurs :
Une armée de preux à conduire
et la victoire et l’ovation de tout Memphis6.
Face au danger, le deuxième acte se passe dans la seconde cité concernée : Thèbes. À l’encontre de Memphis, la cité aux cent portes a une importance religieuse et spirituelle. Dès le Moyen-Empire, la cité antique est un centre de culte et de rayonnement autour duquel le monde s’organise et se met en mouvement. Dès la première scène, le lecteur peut se rendre compte de l’intérêt significatif du décor. Au premier plan, un groupe de palmiers qui est aussi une image utilisée par Mozart, dans la Flûte enchantée. À droite le temple d’Ammon, dieu tutélaire de la cité. À gauche, un trône surmonté d’un dais pourpre. Au fond, un arc de triomphe.
Le troisième acte est le seul qui possède plusieurs « duo » expressifs et passionnels. Notons par exemple celui d’Amnéris avec le grand prêtre portant sur la préparation de ses noces. Cependant la rencontre d’Amonasro avec sa fille Aïda, incite à la nostalgie et présente le dilemme entre l’amour et la patrie. Mais il nous reste à signaler le duo le plus touchant de toute l’histoire et qui se déroule entre Aïda et Radamès. Pendant cette rencontre, Radamès révèle le secret qui bouleverse toutes les situations.
C’est peut-être à cause de ces conflits humains que la cité antique abandonne son image archéologique, pour une image exotique où l’eau du Nil reflète une nuit étoilée et une lune brillante. La nuit est l’absence du soleil « protecteur de la ville de Thèbes ». A l’encontre de la chaleur du jour, la nuit couvre la ville d’une atmosphère rafraîchissante. Aux yeux de certains poètes romantiques comme Baudelaire, la nuit est le symbole de la délivrance et de la révélation :
Ô nuit : ô rafraîchissante ténèbres !
vous êtes pour moi le signal d’une fête intérieure, vous êtes la délivrance d’une angoisse !7
Mais la cité aux cent portes reste l’élément dominant. Elle devient le sujet d’une série de vers d’action. Nous pouvons signaler que l’enchaînement des verbes est logique et traduit simultanément l’évolution des événements. Notons les liens syntaxiques entre : « est en armes et s’apprête à jaillir ».
« Thèbes est en armes » suggère non seulement l’unicité de l’action mais aussi la mobilisation totale et rapide, surtout avec l’adverbe « déjà ». En tant que sujet de la parole, le nom de la ville « reflète l’univers tout entier dont elle est une réduction8 » dans un rapport que l’on pourrait qualifier de « holiste ».
Tout au long de son histoire, Thèbes fut une cité indomptable mal maîtrisée par ses occupants. C’est la ville de la résistance d’où jaillit l’indépendance. Cet événement historique est la source d’un texte fondateur comme le retrace encore le roman de l’écrivain égyptien N. Mahfuz, La lutte de Thèbes, en 1944.
Pour l’anthropologue auteur des Cités magiques, « le temple en tant qu’œuvre humaine ne peut être qu’à l’image de l’homme9 » ; il se trouve, d’après le schéma du temple de Louxor, des rapports de similitude entre l’homme cosmique et cet ensemble architectural.
A travers les siècles, la ville semble avoir gardé cette image, même jusqu’à nos jours ; le voyageur du XXème siècle pourrait ne voir en Thèbes (l’actuel Louxor), que ses temples pharaoniques. C’est peut-être pour cette raison que le compositeur italien a eu recours à la figure du temple comme à un avatar essentiel de son décor.
Dans son décor antique, l’opéra peut représenter une confrontation entre deux temples : le temple de Vulcain (acte I-IV), et le temple d’Isis (acte III). Si le premier constitue une toile de fond pour des scènes violentes : la guerre, la mort de Radamès, le deuxième contribue, grâce à l’insertion du personnage d’Isis, à l’élaboration de l’intrigue sentimentale.
L’évocation du temple de Vulcain nous renvoie à la symbolique du feu ; ce dernier est utilisé comme un « véhicule ou messager du monde des vivants vers celui des morts10 ». Là où se déroulent les moments les plus forts de l’action, au milieu de la majesté des décors : « statues colossales, portails géants, etc. », deux flambeaux s’allument à l’entrée du temple. Dans le calme serein, le feu du châtiment est le seul à être présent sur la scène par ses jaunes cuivrés.
Dans cette scène, l’insertion de l’archétype du feu vient traduire de nouveau l’absorption et la transformation d’un mythème pharaonique dans l’opéra du XIXème siècle. De façon plus précise, F. Lexa révèle dans ses interprétations sur Les Papyrus Magiques de Turin11 l’existence de « la flamme dévorante » utilisée pour l’anéantissement effectif d’Apop (Apophis), ennemi de Rê. Selon la traduction du papyrus, le feu sort de l’œil de Hor qui se lève luisant contre la force du mal : « Vous tomberez dans son ardeur, et quand ses flammes s’affaisseront, une nouvelle flamme se lèvera, et dans son ardeur vous anéantira entièrement.12 »
Sur la scène, Aïda et Radamès sont enfermés dans le souterrain du temple de Vulcain, coupés du monde et de toute communication. Dans ce décor qui est devenu l’image de la mort, ils subissent ensemble les angoisses de la claustrophobie. Si le haut de la scène symbolise le monde réel avec ses barrières qui s’opposent au projet des deux amants, le bas devient psychologiquement la prison dans la prison. Ainsi le séjour souterrain devient, comme l’exprime P. Lévêque, un lieu de retour à une Terre-Mère et un passage vers l’au-delà : « la tombe n’est que l’inéluctable médiation entre les vivants et les morts, le lieu où l’on peut agir sur elle et pour eux.13 »
Mais l’isolement provoque l’évasion vers un monde sans contraintes, sans douleurs. Dans l’opéra, ce monde est désigné par le ciel qui symbolise l’image de l’amour dans l’au-delà.
Posséder des ailes, c’est « quitter l’univers terrestre pour accéder au céleste14 ». Le vocabulaire utilisé par le rédacteur du livret d’Aïda : « emporter, ailes, s’entrouvrir, adieu, s’ouvre, s’envolent », etc., exprime un dépouillement de l’enveloppe charnelle et une élévation vers le sublime. Au contraste cosmique « ciel / terre », ajoutons-en un autre bien enraciné dans la transmigration des amants. La terre est une « vallée de larmes », expression qui constitue un carrefour sémantique entre mythe et romantisme.
Selon la légende égyptienne, Isis verse lors du meurtre de son mari, des larmes qui sont à l’origine des eaux du Nil. Le terme « Adieu », répété plusieurs fois, désigne dans l’ensemble de cet hymne la séparation définitive entre deux mondes contradictoires où « le bonheur » rime avec « la douleur ». Les verbes « s’ouvre », suivi de « s’envolent » assurent par les mouvements transcendants qu’ils suggèrent, l’accès aux régions célestes qui permettent la survie de l’amour.
Dans son ensemble, ce vingt-cinquième opéra de Verdi vient traduire l’intégration ainsi que la continuité du mythe égyptien dans le romantisme musical. Cela nous permet de conclure que l’opéra est à la croisée de thèmes antiques et d’autres dits modernes.
Bien que l’on ne puisse pas vider l’œuvre de son contenu dynamique, on peut s’apercevoir qu’elle représente une « sédimentation » d’éléments mythiques venus de différents horizons. Ces éléments combinent épisodes, personnages et situations que charrie la représentation musicale de l’époque romantique.
L’encerclement de l’amour et de la mort tire sa valeur de la vitalité et de l’actualité du mythe qui font de lui un miroir de l’époque. Dans La mort des amants, Charles Baudelaire exprime presque la même image que nous observons à la fin de l’opéra. Citons cette strophe pour que le lecteur puisse vérifier la transposition de l’amour et de la mort dans deux textes différents :
Et plus tard un Ange entr’ouvrant les portes
viendra ranimer, fidèle et joyeux
les miroirs ternis et les flammes mortes15.
Au XIXème siècle, la fascination mythique pour l’Egypte sous-tend des œuvres lyriques.
Plus tard, l’aura pharaonique éclatera encore mieux dans « l’infra-littéraire » : films, bandes dessinées, romans historiques. La cinémathèque de Munich présente en 1921 La Femme du pharaon, d’Ernst Lubitsch. L’intrigue décrit la passion inspirée au Pharaon Aménès par la belle esclave grecque Théonis, elle-même éprise du jeune Ramphis, tandis que Samlak, le roi d’Ethiopie souhaite que le Pharaon épouse sa fille Makeda. La trame de ce film, comme nous le lisons dans l’article « Egyptomania » du journal Le Monde16 nous paraît dans son ensemble comme une réinterprétation cinématographique de l’opéra Aïda.
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Yéhia Taha Hassanein, « Mythe et histoire, résurgences dans l’opéra de Verdi, Aïda », paru dans Loxias, Loxias 3 (févr. 2004), mis en ligne le 15 janvier 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.lejdd.fr/Politique/index.html?id=1848.
Auteurs
Université de Miniah, Egypte