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Elaheh Salehi Rizi :
Photo-fragments : L’Usage de la photo d’Annie Ernaux
Résumé
L’écriture fragmentaire, l’écriture de discontinuité, contient des morceaux détachés entre lesquels ne se retrouvent pas la cohésion et la cohérence – surtout formelles – de l’ensemble. Annie Ernaux, dans L’Usage de la photo, défait la construction linéaire de l’autobiographie et sa représentation se fonde sur l’usage de la photographie. Comme l’indique le titre, elle a recours dans son œuvre aux images, au total quatorze photos choisies par elle-même et Marc Marie, son compagnon, parmi une quarantaine de photosprises de vêtements abandonnés par terre et d’objets renversées au moment de l’acte amoureux.Ce livreest conçu comme un montage de fragments de clichés, de manière à ce que les extraits du journal soient sélectionnés en fonction des photos choisies et constituent une sorte de photo-journal. Le journal intime sous forme fragmentaire, et la photo en tant que le fragment d’une réalité immatérielle, se rejoignent dans L’Usage de la photo pour donner une œuvre fragmentaire en suggérant à la fois ses moments de vie intense, avec, dans l’ombre, le cancer du sein et l’amour vécu par les deux auteurs du livre. En effet, les photos sont associées à la réalité matérielle éprouvée et sont comme des preuves irréfutables de l’histoire cachée derrière elles.
Index
Mots-clés : Ernaux (Annie) , fragments, photo-journal, réalité
Géographique : France
Chronologique : Période contemporaine
Plan
- Un journal en fragments
- La photo, fragment d’une vaste réalité
- Photo et écriture dans le journal intime
- Conclusion
Texte intégral
1L’écriture fragmentaire, l’écriture de discontinuité, qui équivaut au collage dans l’art, contient des morceaux détachés entre lesquels ne se retrouvent pas la cohésion et la cohérence – surtout formelles – de l’ensemble.
2Annie Ernaux, dans L’Usage de la photo, publié en mars 2005, détruit, en écrivant son journal, la construction linéaire de l’autobiographie et elle a recours à une nouvelle façon d’envisager son histoire personnelle, un moment de sa vie marqué par deux facteurs essentiels : elle évoque le cancer du sein pour lequel elle est traitée, sur fond de vie amoureuse qui symbolise toute sa volonté de vivre. C’est aussi un livre à deux voix, celle d’Annie Ernaux et de Marc Marie, son compagnon. C’est encore un livre à deux modes, texte et photographies. Il ne faudrait cependant pas voir dans les photographies des illustrations des pages du journal. Bien au contraire, L’Usage de la photo est un album dont les légendes, devenues le texte, reconstituent la trame du temps passé : il est conçu comme un montage de fragments de clichés, et les extraits du journal sont sélectionnés en fonction des photos choisies ; autrement dit, c’est en regard de ces photos, clichés de vie intime décrits très en détail, que l’auteur a fait figurer des extraits de son journal. Plus exactement, au début de chaque chapitre, Annie Ernaux insère une photo de leur amour avant de la faire suivre des textes des deux amants intitulés différemment selon leurs propres sensations.
3Les photos présentent le paradoxe d’être saisies sur le vif – en instantané – et d’être en même temps soustraites au temps en étant fixées sur la pellicule, puis sur le papier. D’autre part elles sont associées à la réalité matérielle vécue et sont comme des preuves irréfutables de l’histoire cachée derrière elles. Composition de texte et de photos, dans quelle mesure L’Usage de la photo relève-t-il de l’écriture fragmentaire ? Comment les photos, étant le résultat d’une réalité vécue, peuvent-elles faire le lien entre cette réalité et le reflet du réel ? En partant de ses photos, comment Annie Ernaux représente-t-elle dans son journal sa réalité personnelle qui est en définitive sa vie ?
Un journal en fragments
4La composition de ce texte mérite d’abord examen. Annie Ernaux publie L’Usage de la photo en 2005, et comme l’indique le titre, dans son œuvre, elle a recours aux images, au total quatorze photos choisies par elle-même et Marc Marie, parmi une quarantaine de photos : quatorze photos prises des vêtements abandonnés par terre et des objets renversées au moment de l’acte amoureux, tout de suite après ou le lendemain, classées par ordre chronologique. Cette œuvre contient quatorze parties outre la préface, portant le nom des lieux et des dates exactes des clichés, qui englobent elles-mêmes deux parties : une partie est l’explication d’Ernaux et l’autre, celle de Marc Marie sur la même photo avec un titre différent. Cependant, le premier chapitre décrit bien une photo, mais qui est absente : celle du corps de Marc, détaillé mais non montré. Est-ce pudeur ? Ou plutôt évanescence des amants, tous deux exceptionnellement présents dans le texte, mais juste suggérés par l’image, reflet de leur passage ?
5L’œuvre, englobant les différentes parties, brisée en pièces détachées, dépourvue de cohésion formelle, se rapproche ainsi du genre fragmentaire, rompu et discontinu. En effet, selon l’étymologie du mot « fragment », ce genre de texte se définit par la discontinuité, la dispersion, la fracture :
le mot fragment provient du latin fragmentum : « morceau d’une chose qui a été brisée en éclats, comme partie qui est restée d’un livre, d’un poème perdu, comme morceau détaché qui a l’air d’un fragment d’ouvrage, et qui cependant n’a jamais été destiné à entrer dans un ouvrage » (Littré)1.
6Comme l’indique Alain Montandon, « les mots latins de fragmen, de fragmentum viennent de frango : briser, rompre, fracasser, mettre en pièce, en poudre, en miettes, anéantir2. » Dans ce livre, Ernaux transgresse le code de l’écriture linéaire de l’autobiographie, les textes écrits avec une homogénéité de forme et de contenu ; elle adopte pour ses mémoires la forme éclatée convenue pour le journal. Dans ce livre, le fragment revêt un double aspect : dans les subdivisions elles-mêmes, les paragraphes fragmentés côtoient les fragments d’illustration. L’auteure décrit les photos, en de courts paragraphes comme les petits morceaux, « comme le morceau d’une chose brisée3 » ; par exemple, dans la même page4, elle évoque ses achats, puis décrit une femme avec son bébé, et tout de suite après, elle commence à écrire à propos de son cancer et de la souffrance liée à cette maladie. Mais cette écriture chez Ernaux n’implique pas un « manque de cohérence5 », elle justifie au contraire « l’idée d’une harmonie esthétique6 ». Dans un texte, les fragments peuvent être volontaires ou involontaires : « Premièrement, il y a la fragmentation involontaire, nécessaire, fondée surtout sur des raisons matérielles (la perte des manuscrits ou la mort de l’auteur) et la fragmentation volontaire, libre, décidée par l’auteur7 » et d’autres fois, le choix de l’écriture fragmentaire relève du manque, de l’échec. Dans L’Usage de la photo, l’écriture discontinue et fragmentaire est au contraire décidée dans sa forme par l’auteur, qui se justifie en même temps par certaines causes extérieures. Donc, les non-dits dans son œuvre sont bien intentionnels, le tout étant composé comme peut l’être une mosaïque : les éléments brisés reconstituent un tout par la composition artistique.
7Chaque photo est prise dans des situations différentes, dans différents lieux. Les couleurs des vêtements, la manière dont les objets ou les habits ont été jetés au moment de l’amour sont toujours variables :
Aucune composition de vêtements n’est semblable à une autre. À chaque fois une construction unique – il n’y a jamais photo – dont les causes et les lois nous échappent. Peut-être que la nature est ce qui reste au désir d’un dieu disparu8.
8La forme fragmentaire se justifie encore par la méthode d’écriture : les deux amoureux ont décidé d’écrire sur les photos, chacun « de son côté, en toute liberté, sans jamais montrer quoi que ce soit à l’autre avant d’avoir terminé, ni même lui en toucher un mot9. » Chacun écrivant de son côté, leurs écrits contiennent des titres différents qui donnent des détails précis sur leurs sentiments et leurs émotions au moment de la prise. Les deux auteurs épanchent leur cœur dans leur écriture, et en même temps, ils mettent en cause la réalité de leur amour dans des écrits distincts et fragmentaires.
9On constate une ellipse temporelle assez large dans la construction de ce livre. Un intervalle de deux mois existe dans les écrits d’Annie Ernaux à cause des séances régulières de chimiothérapie qu’elle devait subir. L’écriture fragmentaire des photos se justifie dans l’absence de l’écriture dans ce laps de temps :
Entre juillet et octobre, il y a un vide. Sur le peu de photos que nous avons prises cet être-là, aucune ne présente nos vêtements à terre. Ce que nous ne pouvions revoir n’avait donc pas eu lieu. En outre, j’avais interrompu la rédaction de mon journal intime au printemps. Pas de trace, donc10.
10En effet, le silence dans le texte ou bien l’absence de l’écriture de l’auteur dans le genre fragmentaire n’est pas gratuit. Françoise Susini-Anastopoulos l’atteste :
Dans le texte de fragments, le silence s’établit entre deux paroles, cernant et ponctuant chaque séquence textuelle. Mais parler du silence interstitiel comme d’une réalité indifférenciée n’est pas suffisant, car il y a des silences, d’une texture et d’une qualité incomparables. L’on pourrait dire d’emblée qu’il existe un silence de la Présence et un silence de l’Absence, un silence de l’excès et un silence du manque. Dans le premier cas, le silence abrège la parole pour mieux et, précieusement, la conserver11.
11La forme fragmentaire du roman et l’utilisation de la photo se justifie aussi par la temporalité du désir sexuel et de l’orgasme. Les différentes parties du roman, comme les pièces détachées, ressemblent à cette temporalité à court terme. En effet, il y a le début, l’apogée et l’achèvement. L’envie amoureuse revient de temps en temps et s’éteint après l’orgasme. Vu que les photos ont été prises après les scènes d’amour, et présentent chacune une partie des désirs sexuels, elles se répètent et en même temps évoquent chaque fois différents lieux, différentes manières. Comme l’écrit Ernaux, « ces photos d’où les corps sont absents, où l’érotisme est seulement représenté par les vêtements abandonnés, renvoyaient à ma possible absence définitive12. »
12Le journal est à la fois un genre d’écriture sur soi et un texte rédigé par l’auteur de façon presque régulière, avec une périodicité soit régulière, soit aléatoire, après des événements considérables dans la vie de l’auteur. Les textes sont normalement datés, parfois nommés. Étant donné que l’écriture fragmentaire caractérise le journal intime, les écrits journaliers, les textes du journal sont des écrits discontinus et détachés. En effet,
la matrice de l’espace discursif du journal intime est le fragment. Du point de vue thématique et typographique, le fragment « joue sur l’effacement des connexions entre les idées et les divers éléments du texte » (Vandendorpe). Dans cet univers épars, la cohérence est assurée par l’énonciation qui se fait constamment à la première personne, au « je »13.
13Dans ce livre, Ernaux entend évoquer en même temps son histoire d’amour et aussi sa maladie en recourant aux photos pour donner une image matérielle et plus exacte : le signe de l’amour avec les vêtements jetés pêle-mêle par terre, et le cancer avec la perruque mentionnée dans les passages concernant sa maladie.
14À vrai dire, l’écriture fragmentaire détruit la forme linéaire, univoque et simple de l’écriture et s’oppose au discours continu et lié qui tente de tout expliquer et de tout dire :
Le fragment trouble l’image rassurante et gratifiante que la tradition nous livre de l’œuvre massive et immeuble. Insignifiant en soi et peu considéré, il ne peut donc être ressenti, dans le meilleur des cas, que comme la trace nostalgique, le signe menacé, le témoin solitaire de l’œuvre perdue, ou au contraire, comme le jalon incertain vers une totalité future dont on a le soupçon qu’elle est à jamais interdite14.
15Ainsi, les fragments eux-mêmes sont les morceaux complets et libres qui donnent le sens de la totalité même s’ils sont séparés :
enlevez une vertèbre et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l’espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j’ose vous dédier le serpent tout entier15.
16Il faut noter que dans L’Usage de la photo, les parties du livre, c’est-à-dire les descriptions d’Ernaux et de Marc Marie, ne sont pas rattachées les unes aux autres. Chaque photo et ses descriptions, séparément des autres photos, peuvent présenter la totalité du texte qu’Annie Ernaux voulait faire apparaître dans ses écrits : leur émotion, leur sensation, leur désir et aussi la question du cancer du sein. À part la qualité fragmentaire des photos, dans ces dernières, les vêtements jetées par terre, apparaissent comme les petits morceaux, eux-mêmes fragmentaires ; comme le montre F. Carriès, tout dans le monde est fragmentaire. « […] de moi, pour moi, en toi tout est fragment. Tout est brisé, tout est fragile. Dans ma tête, il n’y a que des morceaux, des loques, des grains, et des exemples. Sinon, je serais Lui […]16 ».
17Écriture brisée et morcelée et discontinue, qui « donne l’ordre au désordre de la réalité17 », le fragment dans la littérature, a la possibilité de ressembler au fragment dans la peinture car, « en peinture, le fragment représente quelque chose d’exceptionnel et motive le plus des réactions positives, tant est puissante sa force d’interprétation18. » Comme le collage dans l’art, le fragment est aussi une sorte d’atelier d’intimité.
La photo, fragment d’une vaste réalité
18Dans L’Usage de la photo, Ernaux et Marc Marie ont tenté de présenter la réalité au plus haut degré possible dans les photos et leurs commentaires. Ils se sont mis d’accord pour ne déplacer aucun objet, aucun vêtement, avant de les photographier, sans les réarranger, tels qu’ils les ont jetés au moment de faire l’amour.
19Pour ainsi dire, d’une part, la photo est une représentation exacte et objective de la réalité et « d’autre part, le fragment a pour vocation de "coller" étroitement au réel, de le rejoindre sans le travestir19 ». L’exactitude de la photo et sa manière de représenter la réalité diffèrent en cela de la peinture et du dessin :
La peinture, le dessin, les productions artistiques et traditionnelles peuvent présenter quelques approximations tandis que la photo, le cinéma, la vidéo semblent offrir une plus grande similitude avec le réel. En fait, les évolutions techniques nous poussent à croire que, pour imiter la réalité, les outils modernes sont plus fiables que les outils anciens nécessitant habileté technique et manuelle20.
20Les photos sont considérées – sans doute moyennant un cadrage opportun du réel – comme le « réalisme figuratif21 », comme la trace matérielle de la réalité abstraite et subjective. Dans le cas de ce livre, la photographie évoque la réalité de l’amour, de la sensation, de la jouissance de l’acte amoureux et de l’émotion au moment de la prise ; et aussi la réalité du cancer. Le sentiment qui conduit Ernaux à photographier, c’est « la sensation de la douleur et de la beauté22 », et le désir, et le hasard « voué à la disparition23 ». Les photos conservent une représentation matérielle, et complémentaire de l’acte amoureux, « comme si faire l’amour ne suffisait pas24 », et, comme elle l’explique bien, « certaines ont été prises aussitôt après l’amour, d’autres le lendemain matin. Ce dernier moment était le plus émouvant25 ».
21Cependant, la photo ne peut saisir qu’une infime part du réel. Le cliché, objet limité par sa matérialité pour tenter d’évoquer la réalité immatérielle, invisible et abstraite de leur amour, agit comme une synecdoque.
Entre l’espace visible et l’espace non visible, nous concevons une continuité : ce rocher, cette rue, ce compartiment, ce visage appartiennent à un ensemble : une montagne, une ville, un train, un corps, que nous reconstruisons comme des réalités vraisemblables sans lesquelles le fragment ne serait pas crédible. C’est à proprement parler une synecdoque, figure évoquant le tout par la partie26.
22L’une des caractéristiques très remarquables de la photo, est son instantanéité. La photo est en mesure d’immortaliser l’instant de la prise de la photo et de représenter la réalité étincelante et perceptible dans la photo, la réalité éphémère qui change immédiatement après la prise27. Et en même temps, la photo perpétue la réalité dans le temps. Ce qui pousse Annie Ernaux à faire des photos, après l’acte amoureux, c’est cette qualité particulière. La photographe tente de fixer son émotion et son désir. Elle explique bien que son sentiment au moment de la prise et après est très différent :
Je ne suis plus dans la réalité qui a suscité mon émotion puis la prise de vue de ce matin-là. C’est mon imaginaire qui déchiffre la photo, non ma mémoire. J’ai besoin absolument d’écarter, de ne plus l’avoir dans mon champ visuel, pour qu’au bout d’un moment m’arrivent des images du printemps 2003, dans une sorte de mémorisation différée. Pour que la pensée même se mette en mouvement. (p. 31)
23Cela montre l’instantanéité des photos prises, capables de fixer un instant d’une réalité vaste qui passe et change même de nature avec le temps. Ainsi, par l’intermédiaire des photos, les souvenirs se figent à un moment précis. C’est pour cela qu’Annie Ernaux a recours aux photos pour fixer des scènes de leur amour :
J’aurais voulu ne rien toucher, laisser chaque objet à sa place. Nous avions fait l’amour, quelques heures s’étaient écoulées. Le souvenir visuel que nous allions en garder, ajouté à d’autres du même type, finirait par composer, au fil des nuits, des semaines, des mois, une entité résonante mais indistincte : telle étreinte dans le bureau d’A… (p. 40)
24En effet, les photos, par leur caractère d’instantanéité et d’immobilité dans le temps, perpétuent les souvenirs de leur amour, par exemple dans un cliché de l’hôtel, elle immortalise les souvenirs fugaces de l’amour dans la chambre de l’hôtel :
La chambre d’hôtel avec la double fugacité ; celle du lieu, celle du temps, est pour moi l’endroit qui donne le plus à ressentir la douleur de l’amour. (p. 49)
25L’autre exemple concerne les roses que Marc Marie a achetées pour Ernaux : elles ne duraient pas, mais leur souvenir se fige dans la photo. « Ces roses, elles sont là, dans l’ombre à droite de la photo28 », c’est ainsi qu’on peut dire que « les photographes, les téléspectateurs sont toujours friands de ces moments qu’ils qualifient de "privilégiés" : Verlaine à la table d’un bistrot devant son verre d’absinthe29 », et Ernaux a la même tentation devant les objets tombés par terre après l’acte amoureux.
26La plupart des photos du livre sont choisies d’après les événements importants de sa vie, les séances de chimiothérapie, son voyage. Voyons quelques exemples :
J’ai pris cette photo qui coïncide avec mon aménagement rue du Faubourg-Saint-Martin. (p. 114)
La photo date de trois semaines après notre voyage à Venise, calé à grand-peine entre deux séances de chimio. (p. 120)
27Il est important aussi que la photo soit datée, puisque la réalité peut être bouleversée après le cliché. Par exemple, un couple se sépare, des gens ne sont plus vivants, les amitiés se brisent, les objets n’existent plus, les lieux changent après la prise de vue.
J’ai souvent été frappé par les photos de vacances, où des couples au faîte du bonheur estival côtoient leur progéniture radieuse. On se dit qu’on aimerait bien être à leur place. On oublie que dix jours plus tard ces deux-là se sont séparés. Qu’ils se sont disputés les six mois suivants la garde du gosse. Que ces photos quitteront leur cadre Ikea pour finir au fond d’un carton. (p. 182)
Le cliché précédent, qui incarne pour moi la solitude, est contredit par celui-ci pris dans la même chambre, au même instant. (p. 182-183)
J’ai pris une photo de l’ensemble. Peut-être pour me donner l’illusion de saisir une totalité. Celle de notre histoire. Mais elle n’est pas là. Dans quelques années, ces photos ne diront peut-être plus rien à l’un et à l’autre, juste des témoignages sur la mode des chaussures au début des années 2000. (p. 196)
28Dans une photo,
tout est transfiguré et désincarné. Paradoxe de cette photo destinée à donner plus de réalité à notre amour et qui le déréalise. Elle n’éveille rien en moi. Il n’y a plus ici ni la vie ni le temps. Ici je suis morte. (p. 188)
29On peut constater la contradiction de cette caractéristique de la photo, quand Ernaux atteste que « les photos mentent, toujours30. » La description et l’interprétation de la photo peuvent être variables selon le temps, comme le fait Ernaux en regardant le passé et l’actualité. Par exemple sur une photo devant des escaliers, Ernaux essaie « de décrire la photo avec un double regard, l’un passé, l’autre actuel. Ce que je vois maintenant n’est pas ce que je voyais ce matin-là31. » Donc ce décalage du temps implique une différence dans l’interprétation, ainsi que dans le regard du spectateur-lecteur qui observe le cliché avec un regard extérieur. Chacun interprète les images selon ses connaissances, sa culture, ou bien son âge, son passé et sa situation.
30Un exemple extérieur le fera comprendre, celui d’une photo de Willy Ronis, « L’Enfant à la baguette de pain ». J’ai montré cette photo à quatre étudiantes ; leurs interprétations sont les suivantes :
1. « L’enfant court en toute hâte avec une baguette à la main, sûrement pressé de rentrer manger chez ses parents. La photo montre la valeur du pain en tant qu’aliment. »
2. « L’enfant est en train de courir avec une baguette de pain qui le rend heureux dans cette période difficile, proche de la deuxième guerre mondiale. »
3. « L’enfant est content et souriant en achetant le pain. Il est heureux d’assumer cette modeste responsabilité, d’avoir cette place dans la famille ».
4. « L’enfant a volé ce pain de la boulangerie, et il est pressé de se sauver du boulanger. »
31Autant d’interprétations possibles parmi d’autres. D’un point de vue sociologique, cette photo de l’enfant reflète une certaine approche artistique de la vie quotidienne.
Les rues animées de Paris, ses quartiers populaires, ses flâneurs, des enfants en train de jouer, ou plus généralement des scènes de la vie de tous les jours constituent le décor dans lequel ces photographes [Robert Doisneau, René-Jacques, Marcel Bovis et Willy Ronis] allient poésie et vocation spontanée à rendre compte du monde32.
32La perception et le regard sont une affaire psychologique variable selon les gens et selon les différents critères :
la perception est un phénomène psychologique. L’œil humain est un appareil organique qui transmet les sensations de la vision au cerveau. Mais percevoir n’est pas seulement affaire d’organe et d’individu. C’est une opération complexe, liée à notre activité psychique tout entière ; et, à travers l’individu et son histoire propre, à son éducation, à la société, à la culture dont les acquis définissent sa pensée. En quelque sorte, nous percevons surtout ce que nous connaissons du monde, ce que la langue en structure et en ordonne […] Notre manière de percevoir et de présenter n’est ni universelle ni naturelle. Elle repose sur les données du contexte de civilisation tout entier : techniques, mœurs, croyances, religion, morale, philosophie…33
33En effet, pour mieux dire,
les circonstances sociales, économiques, politiques, l’âge, et le sexe… font varier l’intensité d’implication du lecteur dans son rapport avec l’image. Perçu solitairement ou collectivement (classe, famille…), une même image peut prendre des valeurs différentes34.
34Le point remarquable, c’est que l’interprétation de celui qui est dans la photo est bien différente de celle du spectateur ; car celui qui regarde les photos les interprète selon son imagination, mais la personne dans la photo l’interprète selon sa mémoire. En regardant les photos, elle se remémore la réalité qui était hors-champ. Comme l’atteste Ernaux : « On peut presque deviner, derrière la photo, le mouvement, le talon…35 ».
35Pour l’étudier plus exactement, on peut relever les interprétations des étudiantes déjà citées concernant la photo de la page 94 du livre, qui montre « un enchevêtrement coloré de vêtements, moitié sur le parquet, moitié sur un tapis au pied d’un meuble massif en bois clair36 ».
1. « Cette photo illustre le désordre dans la cuisine, la cuisine d’une personne peu soigneuse qui a jeté des vêtements par terre pour les laver plus tard. »
2. « La photo présage une suite au lit entre une femme et un homme. »
3. « Des vêtements des deux sexes sont par terre en bas du lit et en désordre, la photo se substitue à une scène où deux personnes se sont déshabillées hâtivement. »
4. « Sur cette photo, il y a quantité de détails qui racontent une histoire d’amour torride entre un beau jeune homme et une jeune femme en fleurs : en voyant la disposition des habits, on peut dire qu’ils ont besoin l’un de l’autre de toute urgence au point de se déshabiller le plus rapidement possible ; en plus, l’endroit pouvant ressembler à une chambre d’hôtel, on pourrait penser qu’il s’agit d’une femme mariée avec son bel amant. »
36L’interprétation de ces quatre étudiantes varie en fonction de leur regard, dépendant du passé, de l’âge, de la culture, de l’imaginaire…
37En outre, la photo est limitée par son caractère bidimensionnel. Elle ne peut pas présenter la troisième dimension, ni l’odeur, ni le bruit. Il est évident qu’on ne peut pas y montrer toute la réalité : « rien dans la photo des odeurs de la cuisine le matin, mélange de café et de toast de nourriture pour chat, d’air de mars. Rien des bruits, le déclenchement régulier du frigo…37 ». Tout ce que nous percevons dans la photo est un reflet présenté et un espace visible et montré,
qui nous donne l’impression de l’espace naturel, apparemment analogue à celui de notre perception du monde. Mais ce n’est qu’une illusion : l’image est cadrée, elle a deux dimensions, elle est rarement à l’échelle du réel, elle peut être en noir et blanc ou dans des couleurs non réalistes, elle peut être « muette » ou accompagnée de sons motivés ou non par ce que donne à voir l’image… Or, tout se passe comme si nous étions devant un duplicata du réel, comme si cette représentation était une partie d’une réalité plus vaste dont l’image, objet physique, attesterait l’existence de manière fragmentaire38.
38La photo représentant une partie visible de la réalité, est incapable d’en communiquer complètement le message caché, en considérant les interprétations variables des spectateurs. On peut dire que « l’image a la réputation d’être un moyen de communication incomplet et rudimentaire parce qu’elle peut susciter des impressions, des interprétations, des commentaires et des analyses divergents39. »
39Il importe de préciser encore que la photo est en mesure de figer la réalité instantanée du moment de la prise de celle-ci. La réalité peut changer après la prise. Dans ce sens, Ernaux explique la qualité de la photo pour figer les choses abstraites comme la beauté, la sensation, et en effet la réalité :
Un matin, j’ai pris deux photos de nos vêtements qui gisaient sur le sol après l’amour, tant j’étais fascinée par la beauté de cette scène vouée à disparaître. Fixer, sauver cette beauté fugitive a constitué le premier « usage » de ces photos40.
40Effectivement, aucune photo ne rend la durée. Elle enferme un instant. De manière encore plus avérée, on peut dire qu’à l’aide des photos, on peut raconter la vie, car chaque photo fige un instant et une situation de la vie. « Certaines images, par leur sujet, donnent l’impression qu’elles "racontent" quelque chose au spectateur41. » La photo est un moyen de raconter la vie, le témoin objectif de la réalité qui ne dure pas. Les images, en sauvegardant nos souvenirs, réveillent le même sentiment qu’au moment de la prise, et restituent l’émotion et la sensation réelle du moment du cliché ; ce sont ces sensations qui encouragent les deux auteurs du livre à continuer :
Depuis que nous écrivons sur ces photos, nous sommes dans une sorte d’avidité photographique. Constamment nous avons envie de « nous prendre » l’un l’autre, à table en dînant, le matin au réveil. C’est comme une perte qui s’accélère. La multiplication des photos, destinée à la conjurer, donne au contraire le sentiment de la creuser. (p. 123)
41Ernaux joue, ce faisant, sur le double sens de l’expression « se prendre », qui évoque à la fois la possession amoureuse et la prise de vue. Ainsi, la photo est comme un fragment de la réalité, un objet qui fige la réalité d’un instant. La photo agit comme « la biographie en tant que fragments de la vie42. »
Photo et écriture dans le journal intime
42Bien qu’Ernaux utilise les photos pour se lancer dans l’écriture de son journal, son œuvre n’est pas un album de photos mais un journal intime impliquant les photos prises dans certaines occasions de sa vie. En effet, on peut considérer L’Usage de la photo comme une sorte de photo-journal qui associe l’écriture de journal aux photos qui sont toutes les deux du genre fragmentaire.
43Par l’intermédiaire de la photo, l’acte amoureux est devenu à la fois matérialisé et transfiguré, mais la photo ne suffisait pas pour garder la trace de leurs moments amoureux, il leur fallait encore quelque chose de plus, c’est-à-dire l’écriture, même si, bout à bout, les « clichés ont à mes yeux une valeur de journal intime. Un journal de l’année 2003. L’amour et la mort43. » La photo et l’écriture se mélangent pour présenter la réalité « des moments de jouissance irreprésentables et fugitifs », comme le dit Ernaux, « le plus haut degré de réalité, pourtant, ne sera atteint que si ces photos écrites se changent en d’autres scènes dans ma mémoire ou l’imagination des lecteurs44 » et comme le montre un entretien, les photos sont « comme une preuve matérielle de ce qui avait eu lieu là, de l’amour. Ensuite, cette preuve m’est apparue insuffisante, c’est l’écriture seule qui donnerait un supplément de réalité45. »
44Leur intention de décrire les photos c’est d’immortaliser la réalité de l’amour, de la passion, et de recréer l’émotion entre eux d’une manière encore plus explicite et durable. Ernaux le confirme en disant que « maintenant, il me semble que j’ai toujours désiré conserver l’image du paysage dévasté d’après l’amour. Je me demande pourquoi l’idée de photographier ne m’est pas venue plus tôt. Ni pourquoi je n’ai jamais proposé cela à aucun homme46. »
45Dans ce livre, les photos et le texte sont étroitement liés l’un de l’autre de manière que « le texte naissait de l’image alors que dans ce fragment de journal, on a le sentiment, certes fallacieux, que c’est le texte qui engendre l’image47. » En effet dans les écrits sur les photos,
le texte entretient avec l’image une relation complexe. Souvent, l’image a un statut d’illustration du texte, par exemple littéraire, journalistique ou didactique. Le document, le dessin, la photo, donnent à voir ce que « dit » le texte. Redondante, ou complémentaire, l’image reste seconde, au service du texte48.
46Les écrits à propos des photos sont comparables aux informations sonores et aux messages verbaux qui jouent un rôle de complément au message visible : elles commentent le cliché d’une façon plus explicite, donnent les explications utiles sur les conditions de sa prise, et des informations comme la date et le lieu. L’Usage de la photo garde la qualité du roman-photo dans lequel les images aident à comprendre mieux le texte. Dans ce genre de livre, « le texte prend en charge l’action, nous renseigne sommairement sur les sentiments, les pensées des personnages, et transmet les dialogues49. »
47Dans le projet de l’écriture alliée à la photographie d’Annie Ernaux et de Marc Marie, la sélection des photos de ce journal, parmi le grand nombre des photos de vêtements et d’objets prises après l’amour, n’était pas une mince affaire. Cela devait être très exact ; car chaque photo devrait représenter un instant important de leur journal :
comme sur chacun des clichés que nous avons sélectionnés, non en vertu de critères esthétiques mais parce qu’ils nous semblaient représentatifs d’un moment de notre histoire, un détail prédomine : ce n’est ni le jeu des couleurs entre le tissu du canapé, le tapis, et l’ensemble que portait A. ce soir-là, ni même mes chaussures dont les tons épousent ceux de la table basse…50
48Comme le journal qui est daté et s’écrit sur une période particulière, après chaque acte amoureux, les auteurs photographient et ils enregistrent la date des photos. Donc, la date des photos concorde avec celle du journal, on peut dire que le journal est écrit « en fonction des photos choisies51 » ; c’est exactement ce qu’elle dit dans son livre : « j’ai trouvé la date de la photo dans mon journal. Le jeudi 6 mars…52. » L’attribution d’une date aux écritures est caractéristique du journal et « la datation est la spécificité qui assure et assume la différenciation d’avec tout autre type d’écriture fragmentaire non daté comme les pensées, les chroniques, les carnets, les essais ou les syllogismes53. »
49Cela prouve encore la relation très fine entre le journal et les photos. Tous les deux sont datés et fragmentaires. La photo est comme un fragment du temps, car chaque photo fige un instant. Grâce à cette coïncidence entre les photos et le journal, Ernaux peut renvoyer les photos à leur date dans le journal. On parle ici des fragments datés, où la date est précise, quoique la photo ne soit le produit que d’un seul instant ;
de même, rien ne permet de dater le cliché avec exactitude, si ce n’est la mention figurant au dos : <N° 8> PS CERGY MAR 2003. Je m’en suis longtemps attribué la paternité, persuadé que c’était moi qui avais initié cette pratique : photographier la dispersion de nos vêtements après l’amour54.
50Comme les fragments, les deux amants nomment les photos selon leur contenu. Mais parfois, ils ont l’intention de donner un nom plus exact aux fragments. Par exemple,
La robe d’A. pourrait donner son nom à la photo : la rose des sables. En raison de sa couleur, de son aspect recroquevillé. C’est une robe hors saison. Très courte. Trop courte. Je ne suis pas sûr qu’A. l’ait portée un autre soir55.
51Inversement, dans la dernière partie du livre, Annie Ernaux parle d’une scène de leur vie amoureuse qui aurait mérité d’être fixée sur la pellicule dans les mêmes conditions :
le soir est descendu, mauve. J’étais accroupie sur M., sa tête entre les cuisses, comme s’il sortait de mon ventre. J’ai pensé à ce moment-là qu’il aurait fallu une photo. J’avais le titre, naissance56 .
52Les photos ont besoin d’un contexte pour présenter la saisie du vécu dans l’instant qui ne dure jamais et se répète plus. En effet, la photo s’exerce comme une preuve, comme un document historique qui expose le réel, et
dans le texte d’Ernaux et de Marie, il y a véritablement une recherche expérimentale, une alternance entre le général et l’universel, et des moments de révélation épiphanique […]. Il s’agit donc d’un texte hybride, à l’intersection de l’autoportrait et de la photobiographie, mais seulement dans la mesure où la recherche expérimentale dépasse les particularités du sujet pour en dégager des épiphanies dont la valeur universelle n’est jamais cependant confirmée57.
53Pour Ernaux, l’écriture sur les photos est en liaison étroite avec son cancer du sein, qui l’atteint dans sa féminité. Mais ce ne sont pas juste le cancer et les photos qui l’encouragent à rédiger les textes sur les photos. Ernaux explique bien que pour l’écriture, elle n’attendait pas des sujets mais « des organisations inconnues d’écriture58. » Faisons attention à ces paroles d’Ernaux écrivant sur un cliché dans la cuisine, le dimanche 16 mars :
Une pensée : je ne veux faire que les textes que je suis seule à pouvoir faire " veut dire des textes dont la forme même est donnée par la réalité de ma vie. Jamais je n’aurais pu prévoir le texte que nous sommes en train d’écrire. C’est bien de la vie qu’il est venu. Réciproquement, l’écriture sous les photos, en multiples fragments qui seront eux-mêmes brisés par ceux, encore inconnus en ce moment, de M. – m’offre, entre autres choses, l’opportunité d’une mise en récit minimale de cette réalité59.
54En écrivant sur les photos, ils confirment que les photos, pour eux, étaient parlantes. La différence de leurs écritures pour la même photo atteste la différence de leur sensation amoureuse et en même temps la différence de leur douleur s’agissant du cancer du sein d’Annie Ernaux. Leur objectif est d’écrire sur les photos, et ne pas inventer une histoire à l’aide des photos. Dans les livres d’Annie Ernaux les photos tiennent une grande place, comme elle l’indique
en regard des photos d’êtres, de lieux, qui ont compté, comptent toujours pour moi de toutes les manières – dans ma vie, mon écriture – j’ai fait figurer des extraits de mon journal. Une façon d’ouvrir un espace autobiographique différent, en associant ainsi la réalité matérielle, irréfutable des photos, dont la succession "fait histoire", dessine une trajectoire sociale, et la réalité subjective du journal avec les rêves, les obsessions, l’expression brute des affects, la réévaluation constante du vécu60,
55et dans ce livre « les photos sont le point de départ, elles figurent dans le livre et celui-ci n’existerait pas sans elles61 ».
56Malgré leur différence, les deux textes des deux auteurs sont complémentaires et expriment la même sensation et la même émotion et présentent la réalité immatérielle de leurs sentiments amoureux cachée dans les photos. Mais l’enjeu même est sans doute différent entre les deux auteurs. Pour Annie Ernaux, « c’était la règle du jeu, rester dans la vérité, pour les photos et l’écriture62. » À vrai dire dans ce livre, rédigeant son journal et prenant ces photos, elle essaie de dessiner sa lutte contre le cancer et aussi la continuation de la vie et de l’amour malgré cette maladie. Elle veut se souvenir que son corps n’était pas qu’une enveloppe meurtrie, qui trahissait son envie de vivre, et qu’il était aussi un objet de désir et une source de bonheur.
Conclusion
57La prise de photos diverses se poursuit pendant presque un an. L’image, comme trace matérielle et objective de la réalité secrète et cachée derrière la photo et comme « révélateur », en même temps, de la matérialité visible du tirage, joue le rôle d’un reflet instantané et figé dans le temps.
58Le principal usage de la photo dans cette entreprise particulière, c’est de susciter l’écriture. Annie Ernaux tente d’écrire son journal sous forme fragmentaire et discontinue, rompue et coupée, s’opposant à la volonté unitaire du texte – peut-être parce que de la période de la maladie, elle veut retenir certains bonheurs et passer d’autres moments sous silence.
59Devant chaque photo, il y a maintes possibilités d’interprétation. Le spectateur, à la fois introduit dans les souvenirs des autres, et tenu toujours dans l’ignorance, ne peut percevoir qu’une petite partie de la réalité vaste et invisible des photos. La photo est en soi un moyen de communication incomplet ; celui qui la regarde doit – mais peut difficilement – imaginer tout ce qui est resté invisible. Néanmoins l’écriture en marge des photos contribue à mieux les faire comprendre et oriente la compréhension du livre. Le journal intime sous forme fragmentaire et discontinue, et la photo en tant que le fragment d’une réalité immatérielle et subjective, se rejoignent dans L’Usage de la photo pour donner une œuvre fragmentaire en suggérant à la fois des moments de vie intense, avec dans l’ombre, la menace de la mort et l’évidence de l’amour.
Notes de bas de page numériques
1 Mirella Vadean, « Le concept du fragmentaire dans le Journal d’Henriette Dessaulles », @nalyses, printemps 2007, https://uottawa.scholarsportal.info/ojs/index.php/revue-analyses/article/view/489/402.
2 Alain Montandon, Les Formes brèves, Paris, Hachette, 1992, p. 77.
3 Brigitte Ferrato-Combe, « Présentation », Recherches & Travaux, 75 | 2009, mis en ligne le 30 juin 2011. Consulté le 4 mars 2013, http://recherchestravaux.revues.org/index366.html .
4 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 35.
5 Jean-François Chassay, « Fragment », Dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002, p. 237-239.
6 Jean-François Chassay, « Fragment », Dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002, p. 237-239.
7 Mirella Vadean, « Le concept du fragmentaire dans le Journal d’Henriette Dessaulles », @nalyses, printemps 2007, https://uottawa.scholarsportal.info/ojs/index.php/revue-analyses/article/view/489/402
8 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 144.
9 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 16.
10 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 161.
11 Françoise Susini-Anastopoulos, L’Écriture fragmentaire. Définitions et enjeux, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 223.
12 « Rencontre avec Annie Ernaux et Marc Marie, à l’occasion de la parution de L’Usage de la photographie (2005) », consulté le 20 mars 2013, http://www.gallimard.fr/catalog/Entretiens/01052322.htm
13 Mirella Vadean, « Le concept du fragmentaire dans le Journal d’Henriette Dessaulles », @nalyses, printemps 2007, https://uottawa.scholarsportal.info/ojs/index.php/revue-analyses/article/view/489/402
14 Françoise Susini-Anastopoulos, L’Écriture fragmentaire. Définitions et enjeux, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 53.
15 Françoise Susini-Anastopoulos, L’Écriture fragmentaire. Définitions et enjeux, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 64.
16 Françoise Susini-Anastopoulos, L’Écriture fragmentaire. Définitions et enjeux, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 102-103.
17 « Pensée, fragment, citation, mot historique », consulté le 25 janvier 2013, http://www.serveur.cafe.edu/genres/n-pensee.html
18 Françoise Susini-Anastopoulos, L’Écriture fragmentaire. Définitions et enjeux, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 57.
19 Françoise Susini-Anastopoulos, L’Écriture fragmentaire. Définitions et enjeux, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 191.
20 Jean-Claude Fozza, Anne-Marie Garat, Françoise Parfait, Petite fabrique de l’image, Paris, Magnard, 1989, p. 13.
21 Jean-Claude Fozza, Anne-Marie Garat, Françoise Parfait, Petite fabrique de l’image, Paris, Magnard, 1989, p. 13.
22 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 12.
23 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 12.
24 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 12.
25 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 12.
26 Jean-Claude Fozza, Anne-Marie Garat, Françoise Parfait, Petite fabrique de l’image, Paris, Magnard, 1989, pp. 67-68.
27 Dans cette optique, on peut citer les photos de Robert Doisneau très connu pour ses photos sur le vif, voire à la manière des paparazzi : des photos indiscrètes prises dans différentes situations, de différentes personnes, apparemment sans qu’elles le sachent. Par exemple, deux amoureux qui s’embrassent, un petit garçon qui sort très content de l’école, une fille aveugle qui tape à la machine à écrire dans la rue, un élève qui regarde sur la feuille de l’élève placé devant lui, des enfants qui regardent dans la bouche d’un autre enfant, une fille qui met sa main devant l’œil de l’appareil photo au moment de la prise, des sœurs en train de regarder une photo de femmes nues, des enfants qui jouent avec une statue dans la rue…
28 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 51.
29 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 92.
30 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 182.
31 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 30.
32 Marta Gili, « Willy Ronis aux 40èmes Rencontres d’Arles », consulté le 27 mars 2013, http://www.pixelvalley.com/willy+ronis+a+la+40eme+edition+des+rencontres+d+arles-07-09-2009.html
33 Jean-Claude Fozza, Anne-Marie Garat, Françoise Parfait, Petite fabrique de l’image,Paris, Magnard, 1989, p. 13.
34 Jean-Claude Fozza, Anne-Marie Garat, Françoise Parfait, Petite fabrique de l’image,Paris, Magnard, 1989, p. 108.
35 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 63.
36 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 95.
37 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 73.
38 Jean-Claude Fozza, Anne-Marie Garat, Françoise Parfait, Petite fabrique de l’image, Paris, Magnard, 2003, p. 63.
39 Jean-Claude Fozza, Anne-Marie Garat, Françoise Parfait, Petite fabrique de l’image, Paris, Magnard, 2003, p. 106.
40 « Rencontre avec Annie Ernaux et Marc Marie, à l’occasion de la parution de L’Usage de la photographie (2005) », consulté le 5 mars 2013, http://www.gallimard.fr/catalog/Entretiens/01052322.htm
41 Jean-Claude Fozza, Anne-Marie Garat, Françoise Parfait, Petite fabrique de l’image, Paris, Magnard, 1989, p. 180.
42 Françoise Susini-Anastopoulos, L’Écriture fragmentaire. Définitions et enjeux, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 48.
43 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 191.
44 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 17.
45 « Rencontre avec Annie Ernaux et Marc Marie, à l’occasion de la parution de L’Usage de la photographie (2005) », cons. 5 mars 2013, http://www.gallimard.fr/catalog/Entretiens/01052322.htm
46 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 32.
47 « Ecrire la vie d’Annie Ernaux », mise en ligne le 9 février 2012, consulté le 24 février 2013, http://www.lesdiagonalesdutemps.com/article-ecrire-la-vie-d-annie-ernaux-98913758.html
48 Jean-Claude Fozza, Anne-Marie Garat, Françoise Parfait, Petite fabrique de l’image, Paris Magnard, 2003, p. 115.
49 Jean-Claude Fozza, Anne-Marie Garat, Françoise Parfait, Petite fabrique de l’image, Paris, Magnard, 2003, p. 116.
50 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 139.
51 Annie Ernaux, Écrire la vie, Paris, Gallimard, 2011, p. 9.
52 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 32.
53 Mirella Vadean, « Le concept du fragmentaire dans le Journal d’Henriette Dessaulles », @nalyses, printemps 2007, https://uottawa.scholarsportal.info/ojs/index.php/revue-analyses/article/view/489/402
54 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 38.
55 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 189.
56 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 197.
57 Nora Cottille-Foley, « L’Usage de la photographie chez Annie Ernaux », French Studies, Vol. LXII, No. 4, p. 442-454.
58 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 76.
59 Annie Ernaux, Marc Marie, L’Usage de la photo, p. 76-77.
60 Annie Ernaux, Écrire la vie, Gallimard, Paris, 2011, p. 8.
61 « Rencontre avec Annie Ernaux et Marc Marie, à l’occasion de la parution de L’Usage de la photographie (2005) », cons. 20 mars 2013, http://www.gallimard.fr/catalog/Entretiens/01052322.htm
62 « Rencontre avec Annie Ernaux et Marc Marie, à l’occasion de la parution de L’Usage de la photographie (2005) », cons. 20 mars 2013, http://www.gallimard.fr/catalog/Entretiens/01052322.htm
Bibliographie
Corpus
ERNAUX Annie & MARIE Marc, L’Usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005.
Textes complémentaires et études
ERNAUX Annie, Écrire la vie, Paris, Gallimard, 2011.
*
CHASSAY Jean-François, « Fragment », Dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2002, p. 237-239.
FERRATO-COMBE Brigitte, « Présentation », Recherches & Travaux, 75 | 2009, mis en ligne le 30 juin 2011, http://recherchestravaux.revues.org/index366.html, consulté le 4 mars 2013.
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Notes de l'auteur
L’auteur tient à remercier sincèrement Mme Gannier de ses suggestions et de ses conseils précieux ainsi que du temps qu’elle a accordé à la relecture du présent article.
Pour citer cet article
Elaheh Salehi Rizi, « Photo-fragments : L’Usage de la photo d’Annie Ernaux », paru dans Loxias, Loxias 42, mis en ligne le 15 septembre 2013, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.lefigaro.fr/flash-eco/2015/06/02/index.html?id=7509.
Auteurs
Elaheh Salehi Rizi est actuellement doctorante en Littérature Générale et Comparée à l’Université Nice Sophia Antipolis et elle prépare une thèse intitulée « Identités féminines et mutations sociales dans les œuvres de Zoyâ Pirzâd et Annie Ernaux », sous la direction de Madame la Professeure Odile Gannier au sein du laboratoire CTEL.