Loxias | 75. Autour des programmes d'agrégation et concours 2022 | I. Autour des programmes 2022 

Odile Gannier  : 

Le voyage d’Anson et l’imaginaire géographique dans La Nouvelle Héloïse : expérience et savoirs du monde

Résumé

Le récit du voyage de Saint-Preux dans l’expédition d’Anson constitue un épisode central dans La Nouvelle Héloïse. L’actualité des voyages, de la publication de leurs relations et de leurs traductions ancre le roman dans l’actualité de son temps. Rousseau y dévoile un imaginaire géographique qui fait jouer en miroir la réduction de Clarens et le tour du monde, le lac et l’océan. Le voyage d’Anson y est présenté, mais avec des modifications notables, le voyage d’Anson ayant été traduit par Joncourt, compilé par Prévost dans l’Histoire générale des voyages. Cependant le motif de Juan Fernandez évoque Robinson Crusoé et celui de Tinian apparaît comme une originalité dans la fictionnalisation des Voyages. D’ailleurs, le modèle de Rousseau est aussi celui des Voyages de Robert Lade.

Abstract

The account of Saint-Preux’s journey with Anson is a central episode in The New Heloise. The topicality of the journeys, the publication of their reports and their translations establishes the novel in the actuality of its time. Rousseau reveals a geographical imagination that links the reduction of Clarens and the tour of the world, the lake and the ocean. Anson’s voyage is presented here, but with notable modifications, as Anson’s voyage was translated by Joncourt and compiled by Prévost in the Histoire générale des voyages. However, Juan Fernandez’s theme evokes Robinson Crusoe and Tinian’s appears as an innovation in the fictionalisation of the Voyages. Moreover, Rousseau’s model is also that of Robert Lade’s Travels.

Index

Mots-clés : Anson , fictionnalisation, lettre de voyage, littérature viatique, Nouvelle Héloïse, Prévost, Robert Lade, Rousseau, voyage, voyage d'Anson

Keywords : Anson's voyage

Plan

Texte intégral

Toute invention littéraire aujourd’hui se produit à l’intérieur d’un milieu déjà saturé de littérature. Tout roman, poème, tout écrit nouveau est une intervention dans ce paysage antérieur1.

1La Nouvelle Héloïse n’échappe pas à cette règle énoncée par Michel Butor : Rousseau intègre dans sa peinture de la passion qui unit Julie d’Étange et Saint-Preux, des échos variés de la littérature – qu’elle soit antique, classique ou contemporaine, et dans les domaines poétiques, romanesques, philosophiques ou viatiques.

De tous les siècles de littérature, il n’y en a point où l’on lût tant que dans celui-ci et point où l’on fût moins savant ; de tous les pays de l’Europe, il n’y en a point où l’on imprime tant d’histoires, de relations de voyages qu’en France, & point où l’on connaisse moins le génie et les mœurs des autres nations ! Tant de livres nous font négliger le livre du monde ; ou, si nous y lisons encore, chacun s’en tient à son feuillet2.

2L’actualité des voyages, tout particulièrement, s’exhibe dans le roman. En effet, le héros chassé comme Candide du paradis où le retient l’amour de sa belle – référence dont Rousseau se défend3 – se lance autour du monde dans l’escadre d’Anson. Michèle Duchet a bien montré, dans Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, à quel point les philosophes faisaient de la lecture des relations de voyage une pratique courante. « J’ai passé ma vie à lire des relations de voyages », affirme le pédagogue qui se fait là le porte-voix de Rousseau dans le dernier livre d’Émile4. De même, les théories exposées dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes – qui malgré les apparences paradoxales ne devaient pas choquer outre mesure ses contemporains – étaient étayées par un fondement informationnel puisé dans les descriptions des voyageurs, comme le montrait déjà Gilbert Chinard en 1913 dans L’Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au XVIIe et XVIIIe siècle : « Rousseau, malgré ses dénégations, va nous peindre l’homme sauvage, et non point l’homme de la nature, “qui peut-être n’a jamais existé”. Il l’a si bien vu lui-même, qu’il invoque à chaque pas les relations de voyages dans ses notes, quand il veut appuyer et justifier ses assertions par des faits5. » Trouver des relations de voyage n’est pas si difficile à une époque où ils circulent : Chapelain, dans une lettre du 15 décembre 1663, se félicitait déjà de ce goût sérieux.

Notre nation a changé de goût pour les lectures et, au lieu des romans, qui sont tombés avec la Calprenède, les voyages sont venus en crédit, et tiennent le haut bout dans la Cour et dans la Ville, ce qui sans doute est d’un divertissement bien plus sage et plus utile que celui des agréables bagatelles qui ont enchanté tous les fainéants et toutes les fainéantes de deçà […]6.

3Encore faut-il que ces sources soient exactes, même si elles peuvent allier l’utile à l’agréable. La question de la fiabilité est posée, et pour Michèle Duchet, cette recherche de l’authenticité devient capitale – dans un temps certes d’essor de la science (dont le savoir géographique et cartographique), mais aussi de rivalité coloniale entre les puissances européennes.

En raison d’exigences nouvelles, des circuits parallèles se créent : correspondances, mémoires, extraits de journaux, tandis que les découvertes et les explorations tiennent une place de plus en plus grande dans les périodiques et les mémoires de l’Académie des sciences. Mais en même temps, au nom de la saine philosophie et d’un rationalisme pointilleux, on assiste à un véritable écrémage de la littérature des voyages, selon des critères souvent judicieux, parfois peu pertinents : […] elle porte aussi la marque d’une idéologie7.

4Les voyages d’exploration du XVIIIe siècle donnent du monde une nouvelle image, en raison d’un nombre important de publications et d’une activité soutenue de traduction8.

5Exactitude géographique certes, mais aussi, sur un autre plan, absence d’affabulation : l’apparente dichotomie entre relations de voyages véritables (supposées exactes) et les romans de voyages (que la critique qualifie de fictions) n’est pourtant pas si clairement établie puisque le mentor d’Émile ne recommande aucune lecture à son jeune élève, excepté celle de Robinson Crusoé. Toutefois, comme l’explique Defoe dans sa préface,

L’éditeur pense que c’est là une narration exacte des faits ; il n’y existe d’ailleurs aucune apparence de fiction. Il estime toutefois que, ce genre de lecture étant d’ordinaire rapidement expédiée, le résultat quant au divertissement comme à l’instruction du lecteur en sera le même, que ce soit un roman ou une histoire vraie. C’est pourquoi il croit, sans autre compliment au public, que par cette publication il lui est de grand service9.

6L’édification du lecteur ne serait donc pas corrélée avec l’authenticité avérée de l’histoire. Pourtant, Daniel Mornet par exemple a pu montrer que le « le triomphe de Rousseau ne date pourtant que de la Nouvelle Héloïse. Celle-ci s’imposa brusquement et profondément. […] Ce sont 165 (126 [bibliothèques répertoriées]) bibliothèques qui rangent le roman sur leurs rayons et 110 (89) l’achètent dès la première édition10. » En ce qui concerne les fictions, les exemplaires voisinent avec ceux de Prévost, et Paméla, Clarisse, de Richardson, les Lettres d’une Péruvienne de Mme de Graffigny, les œuvres de Voltaire, de Daphnis et Chloé ou des Amours de Théagène et Chariclée traduites des Éthiopiques d’Héliodore (par Jacques Amyot en 1547) – sous un titre qui attestent du thème central : les amours fort contrariées de deux jeunes gens et des poursuites échevelées tout autour de la Méditerranée, selon des péripéties nombreuses – et des œuvres aujourd’hui tombées dans l’oubli comme Les Veillées de Thessalie de Mademoiselle de Lussan. D. Mornet note une forte proportion d’œuvres traduites de l’anglais, dont Oronoko d’Aphra Behn11 publié en 1688 (Oroonoko, or the Royal Slave) et traduit par Pierre-Antoine de La Place en 1745, l’histoire d’Africains réduits en esclavage au Surinam, l’un des romans anglais les plus vendus en France avec ceux de Richardson et Fielding. Là encore, les amours contrariées se combinent avec des voyages, et en l’occurrence le roman soulève aussi la question de l’esclavage et de la traite depuis les côtes africaines – commerce fort actif au XVIIIe siècle (selon les archives de la Marine, en moyenne trois voyages par mois depuis Nantes au moment où Rousseau écrit).

7La Nouvelle Héloïse, produit de la littérature et de l’actualité contemporaine, s’inscrit donc dans une géographie montagnarde d’un intérêt naissant et une géographie lointaine qui se précise dans les voyages d’exploration de l’époque et qui s’insère ostensiblement par les voyages de Saint-Preux dans l’expédition de George Anson. Cette référence, commentée par plusieurs critiques après Daniel Mornet dans son édition de 1925, s’impose au centre du roman (fin de la IIIe/début de la IVe partie) : cet épisode sert de point de bascule dans les rapports des deux héros, qui coïncide avec le mariage de Julie. Étudier de près le récit qui en est fait et la source, la relation rédigée par l’aumônier du navire amiral Richard Walter, permet de mesurer l’écart entre le voyage original et l’usage qui en est fait dans le roman. L’expédition d’Anson, qui semble ancrer le roman dans la réalité contemporaine, subit malgré les apparences des distorsions importantes qui l’aliènent au profit d’un sens romanesque.

I. Géographie imaginaire et lettres de voyage

8Bien que la forme épistolaire soit fort utilisée dans le roman de l’époque, ses artifices permettent au lecteur de pénétrer avec vraisemblance dans l’intimité des personnages : « Dans la tradition rhétorique comme dans celle des amants séparés, la lettre est “la conversation des absents”12. » La correspondance répond dans La Nouvelle Héloïse aux impératifs de la direction de conscience par la découverte de ses propres sentiments13. Mais dans le cas des voyageurs, la lettre obéit à un autre paradigme : « La réflexion n’occupe pourtant qu’une place marginale dans ces correspondances qui se veulent d’abord compte rendu de choses vues, d’aventures vécues, d’impressions personnelles. Fasciné ou déçu par le monde nouveau qu’il découvre, le voyageur veut faire partager son expérience. La lettre de voyage a très souvent un grand intérêt documentaire14 ». Insérer des lettres de voyage dans une composition polyphonique permet aussi de rendre plus vraisemblables le délai, l’attente, le transport par l’imagination, la projection affective sur les paysages traversés, l’insertion de jugements ou d’impressions. Pour Pierre-Jean Dufief,

La lettre de voyage, écriture de la mimesis, multiplie les descriptions : courtes séquences ou longs tableaux descriptifs, qui peuvent devenir de véritables morceaux de bravoure de l’épistolier. Tantôt la lettre propose des descriptions massives, tantôt elle accumule les notes, les croquis, les impressions ; sa forme fragmentaire la destine tout naturellement à exprimer le fugitif, le discontinu, et à cultiver une esthétique de la soudaineté qui s’épanouit dans la notion romantique d’épiphanie15.

9Pour le plus grand nombre, les lettres de La Nouvelle Héloïse sont effectivement rendues vraisemblables par l’éloignement spatial des épistoliers. Le roman repose sur une opposition tranchée entre les personnages qui peuvent ou doivent se déplacer – pour faire court, les principaux personnages masculins – et ceux qui ne gravitent que dans un périmètre réduit – les subalternes, femmes et domestiques. Le voyage doit se trouver rédimé par une bonne raison (les voyages d’affaire, comme ceux du père de Julie, les voyages de sûreté pour ne pas dire de fuite, comme le fait Wolmar, pour échapper à l’exil en Sibérie ce qui l’amènera à venir s’installer dans une clôture définitive à Clarens). Les voyages d’agrément sont peu prisés et sources de désagréments, voire de catastrophe. Le voyage entrepris par la mère de Julie, accompagnant son époux mais surtout « espérant pour sa santé quelque effet salutaire du changement d’air » (I, 36), laisse à Julie la licence qui va aboutir à l’« écart » de la jeune fille livrée à elle-même : les conséquences en seront indirectement mortelles pour la mère de Julie. Les déplacements de Claire d’Orbe, dont le nom annonce les dispositions aux allers et retours, échappent peut-être à cette malédiction. Mais si elle change de séjour, elle ne voyage guère loin non plus : la Suisse et sa région sont les limites de son espace, comme un astre sur son orbite. Lorsqu’elle se rend à Genève, par exemple, elle envoie elle aussi une relation de voyage (VI, 5), allant jusqu’à envisager une croisière sur le lac, excursion précédant la catastrophe finale : « C’est après-demain que s’embarque la bande joyeuse dans un joli brigantin appareillé de fête ; car nous avons choisi l’eau à cause de la saison […] ». La fête finale tournera court. Le déplacement qui ne serait pas indispensable n’est donc pas souhaitable ; il s’apparente au dévoiement, ce que les Wolmar interdisent aux domestiques du phalanstère de Clarens :

Que s’il se trouve parmi nos gens quelqu’un, soit homme, soit femme, qui ne s’accommode pas de nos règles et leur préfère la liberté d’aller sous divers prétextes courir où bon lui semble, on ne lui en refuse jamais la permission ; mais nous regardons ce goût de licence comme un indice très suspect, et nous ne tardons pas à nous défaire de ceux qui l’ont. (IV, 10)

10On peut voir dans le voyage de Paris une erreur : lorsque Saint-Preux s’y rend, il tire la morale de ce pénible séjour où il a joué au mondain et est tombé dans le piège. Le voyage s’est fait corruption parce que la ville est le lieu de perdition par excellence, ce que récuse la préface du roman.

Les auteurs, les gens de lettres, les philosophes ne cessent de crier que, pour remplir ses devoirs de citoyen, pour servir ses semblables, il faut habiter les grandes villes. Selon eux, fuir Paris, c’est haïr le genre humain, le peuple de la campagne est nul à leurs yeux ; à les entendre, on croirait qu’il n’y a des hommes qu’où il y a des pensions, des académies, et des dîners.
De proche en proche la même pente entraîne tous les états : les contes, les romans, les pièces de théâtre, tout tire sur les provinciaux ; tout tourne en dérision la simplicité des mœurs rustiques ; tout prêche les manières et les plaisirs du grand monde : c’est une honte de ne les pas connaître ; c’est un malheur de ne les pas goûter. […] Ainsi les préjugés et l’opinion, renforçant l’effet des systèmes politiques, amoncellent, entassent les habitants de chaque pays sur quelques points du territoire, laissant tout le reste en friche et désert ; ainsi, pour faire briller les capitales, se dépeuplent les nations ; et ce frivole éclat, qui frappe les yeux des sots, fait courir l’Europe à grands pas vers sa ruine. Il importe au bonheur des hommes qu’on tâche d’arrêter ce torrent de maximes empoisonnées. (« Entretien sur les romans16 »)

11On pourrait ainsi croire que coloniser tout l’espace serait la solution de la sagesse. Or le seul voyage qui vaille doit conduire vers la solitude, que parcourir le monde ne se justifie que pour fuir la compagnie des hommes : Rousseau lui-même, lorsqu’il se peint dans la 7e Rêverie en promeneur dans la montagne « du côté de la Robaila », se prend à s’imaginer parfaitement seul. Le Promeneur est désappointé de découvrir une fabrique là où il pensait herboriser dans la plus grande solitude :

je me mis à rêver plus à mon aise en pensant que j’étais là dans un refuge ignoré de tout l’univers […]. Un mouvement d’orgueil se mêla bientôt à cette rêverie. Je me comparais à ces grands voyageurs qui découvrent une île déserte, et je me disais avec complaisance : sans doute je suis le premier mortel qui ait pénétré jusqu’ici ; je me regardais presque comme un autre Colomb17.

12La découverte de nouveaux espaces éloignés reste toutefois un but moralement acceptable, mais surtout si l’on trouve, ou invente, des espaces peu peuplés.

13Milord Edouard, dont le logis est rempli de « cartes de géographie » (VI, 5), entraîne partout Saint-Preux dans son sillage ; d’abord en Angleterre (III, 16) dans une situation qui pour le jeune homme est une impasse – de même que le voyage en Italie entrepris plus tard par Milord Edouard ne peut être qu’un leurre – d’ailleurs Saint-Preux y est parti lors de l’épisode final, ce qui conduit Madame de Wolmar à lui faire ses adieux, de façon a posteriori prémonitoire : « Adieu, mon ami. Cette partie du château de Chillon, que nous devions faire tous ensemble, se fera demain sans vous. » (VI, 8).

14Wolmar prouve de son côté que la retraite et la clôture se justifient lorsqu’on a épuisé les attraits ou les enseignements du déplacement. Julie par exemple ne voyage pas : elle aurait pu suivre son amant en Angleterre, mais elle se contente de projeter une escapade au chalet, cependant que ses parents sont en voyage à Berne.

Près des coteaux fleuris d’où part la source de la Vevaise, il est un hameau solitaire qui sert quelquefois de repaire aux chasseurs, et ne devrait servir que d’asile aux amants. Autour de l’habitation principale dont M. d’Orbe dispose, sont épars assez loin quelques chalets, qui de leurs toits de chaume peuvent couvrir l’amour et le plaisir, amis de la simplicité rustique. (I, 36)

15Après cet épisode, celui de ses errements, Julie honteuse et repentante ne fera plus guère qu’aller chercher la solitude à Clarens ou dans les environs et ne pourra plus voyager que par procuration ou par l’artifice de ses aménagements de ses jardins et domaine. L’excursion finale de Mme de Wolmar et ses enfants au château de Chillon, sur le lac, est envisagée avec un mauvais pressentiment par l’héroïne : « Mais je ne sais pourquoi je voudrais déjà être de retour. » (VI, 8) De même, le retour final de Claude Anet est aussi un retour à l’ordre.

16Le voyage est donc inquiétude et vaine agitation, puisqu’il ne résout rien. Déjà, lorsque Saint-Preux était parti dans le Valais, il avait reçu une lettre de Julie l’invitant à mettre un terme à cette excursion :

J’apprends avec peine vos courses dans les montagnes ; non que vous n’y trouviez, à mon avis, une agréable diversion, et que le détail de ce que vous aurez vu ne me soit fort agréable à moi-même : mais je crains pour vous des fatigues que vous n’êtes guère en état de supporter. […] Si vous tombiez malade dans le pays où vous êtes, je ne m’en consolerais jamais. Revenez donc, mon bon ami, dans mon voisinage. (I, 22)

17Après son départ pour le tour du monde, ses inquiétudes ont empiré – là, avec juste raison :

Hélas ! sans doute il a péri dans ce long et périlleux voyage que le désespoir lui a fait entreprendre. S’il vivait, du bout du monde, il nous eût donné de ses nouvelles ; près de quatre ans se sont écoulés depuis son départ. […] Il n’est plus, il n’est plus ; un secret pressentiment me l’annonce. L’infortuné n’aura pas été plus épargné que tant d’autres. La mer, les maladies, la tristesse, bien plus cruelle, auront abrégé ses jours. Ainsi s’éteint tout ce qui brille un moment sur la terre. (IV, 1) 301

18Or Saint-Preux n’a pas écrit à Julie pendant son long voyage – et très vraisemblablement ses lettres ne seraient pas arrivées avant lui –, ce qui devait éteindre leur amour, mais n’a fait que laisser couver les braises : lorsque Saint-Preux est chassé du lieu de ses amours, que ses espoirs sont déçus de convoler avec Julie et de dépasser les limites de sa sphère sociale, son voyage est une alternative au suicide et, vu les risques encourus, c’est une forme de suicide différé, délégué aux éléments et à la destinée, qui l’invite à fuir au plus loin du centre névralgique que constitue le pied des Alpes. Tout au contraire, Julie dont les désirs d’émancipation ont été réprimés, rentre en elle-même et s’enferme définitivement par son mariage, qui semble une forme de vœux conventuels. Saint-Preux se soustrait d’abord péniblement à cette attraction, puis se « satellise », tandis que la jeune femme devient le centre de Clarens, lieu « éclairé », conforme à un certain idéal des Lumières, autour duquel toute la petite communauté gravite désormais18. Michel Butor propose de voir l’espace de La Nouvelle Héloïse comme « [d]eux zones, deux cercles concentriques dont tous les rayons se rejoignent au centre du lac : les villes des rives : Vevey, Lausanne, Genève, Neuchâtel même, Sion, la Meillerie, / les grandes capitales : Paris, Londres, Rome, Saint-Pétersbourg19. » Saint-Preux va dépasser ces deux cercles pour se lancer dans le tour du monde.

19Le voyage est donc un des moteurs essentiels de l’intrigue et la légitimation de la forme épistolaire.

La séparation, qui occupe une place d’honneur dans les trois premières parties, où tant de lettres retentissent des « plaintes des amants sur l’absence », se transposera subtilement, à partir de la quatrième partie, sur le plan psychologique […]20.

20Les missives de Saint-Preux et Julie s’espacent, comme l’observe Jean Rousset, dans Forme et signification :

la seconde moitié du roman ne contient presque plus de lettres de Julie à Saint-Preux ou de Saint-Preux à Julie, les échanges directs se réduisent à presque rien et font place à des contacts indirects, par personnes interposées, Edouard, Claire, M. de Wolmar servant à la fois de relais et d’obstacles21.

21Ce silence de la correspondance est l’indice vital : la première lettre du livre IV, succédant au départ de Saint-Preux, commence, après ces pages blanches, par une exclamation ambiguë de Madame de Wolmar, puisqu’elle est censée s’adresser à Madame d’Orbe : « Que tu tardes longtemps à revenir ! Toutes ces allées et venues ne m’accommodent point. » L’ambiguïté n’est levée que quelques lignes plus loin, la lettre étant bien destinée à Claire : mais ces plaintes sur le temps écoulé en vain, des « instants précieux » que Julie regrette d’avoir laissé perdre, masquent l’ellipse de six ans qui la séparent du départ de Saint-Preux.

22Cependant, ces lettres du retour correspondent au cas spécifique où le voyage, vécu comme éducatif ou scientifique, est l’occasion de rédiger des lettres « édifiantes et curieuses22 », pour l’instruction des sédentaires. Ce n’était pas le cas au départ, et Saint-Preux a mis du temps à trouver sa voie. Un certain nombre de lettres sert ainsi de ce genre particulier de la lettre de voyage, qui est une version primitive, un brouillon, de la relation de voyage.

23Selon Julie, la lettre de voyage doit aussi adopter un certain « style » et c’est elle, qui créera sa propre clôture, qui juge de quelle manière un récit de voyage doit être composé :

À vingt-un ans, vous m’écriviez du Valais des descriptions graves et judicieuses ; à vingt-cinq, vous m’envoyez de Paris des colifichets de lettres, où le sens et la raison sont partout sacrifiés à un certain tour plaisant, fort éloigné de votre caractère. Je ne sais comment vous avez fait […]. (II, 27)

24La leçon a porté et les lettres de voyage vont viser à satisfaire la curiosité de ses lecteurs. La première lettre du Valais avait cependant d’autres accents que le seul discours scientifique.

Je ne vous ferai point ici un détail de mon voyage et de mes remarques ; j’en ai fait une relation que je compte vous porter. Il faut réserver notre correspondance pour les choses qui nous touchent de plus près l’un et l’autre. Je me contenterai de vous parler de la situation de mon âme. (I, 23)

25Pourtant, par prétérition, il évoque malgré tout les beautés troublantes de cette région – les vallons et les cascades aperçues étant toujours l’indice d’un attrait particulier du paysage. La première lettre sur le Valais est donc le premier récit de voyage intégré.

Je voulais rêver, et j’en étais toujours détourné par quelque spectacle inattendu. Tantôt d’immenses roches pendaient en ruines au-dessus de ma tête. Tantôt de hautes et bruyantes cascades m’inondaient de leur épais brouillard. Tantôt un torrent éternel ouvrait à mes côtés un abîme dont les yeux n’osaient sonder la profondeur. Quelquefois, je me perdais dans l’obscurité d’un bois touffu. Quelquefois, en sortant d’un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards. Un mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montrait partout la main des hommes où l’on eût cru qu’ils n’avaient jamais pénétré : à côté d’une caverne on trouvait des maisons ; on voyait des pampres secs où l’on n’eût cherché que des ronces, des vignes dans des terres éboulées, d’excellents fruits sur des rochers, et des champs dans des précipices. (I, 23)

26La description du Valais, jusque dans sa nature qui n’est plus entretenue mais porte la trace de l’agriculture, est, dans les termes, une préfiguration de la description de Tinian, une amorce de tour du monde. Déjà dans cette excursion il regrette presque « que dans tout le voyage [il n’a] pu trouver à placer un patagon*. [* écu de leur pays] » (I, 23). Or Rousseau emploie ce terme dans la note X du 2e discours, en indiquant les voyages qu’il faudrait effectuer pour connaître le monde :

la Turquie, l’Égypte, la Barbarie, l’empire de Maroc, la Guinée, le pays des Caffres, l’intérieur de l’Afrique & ses côtes orientales, les Malabares, le Mogol, les rives du Gange, les royaumes de Siam, de Pégu & dʼAva, la Chine, la Tartarie & surtout le Japon : puis dans l’autre hémisphère le Mexique, le Pérou, le Chili, les terres Magellaniques, sans oublier les Patagons vrais ou faux, le Tucuman, le Paraguai, s’il était possible, le Brésil, enfin les Caraïbes, la Floride & toutes les contrées sauvages, voyage le plus important de tous, & celui qu’il faudroit faire avec le plus de soin […] nous verrions nous-mêmes sortir un monde nouveau de dessous leur plume, & nous apprendrions ainsi à connoître le nôtre23.

27L’identification des Patagons, « ces prétendus géants » dira plus tard Saint-Preux après les avoir vus (IV, 3), dont la taille extraordinaire – et donc l’existence réelle ou fabuleuse – participe de l’imaginaire géographique, sera aussi l’une des missions de l’expédition de Bougainville. Dans cet exposé des voyages à entreprendre, dans une liste qui sont autant d’escales dans un projet de tour de monde, Rousseau propose d’ailleurs la constitution de contrats entre un armateur fortuné et un voyageur savant :

j’ai peine à concevoir comment dans un siecle où l’on se pique de belles connoissances, il ne se trouve pas deux hommes bien unis, riches, l’un en argent, l’autre en génie, tous deux aimant la gloire & aspirant à l’immortalité, dont l’un sacrifie vingt mille écus de son bien & l’autre dix ans de sa vie à un célebre voyage autour du monde24.

28En langage maritime, cet attelage risqué est significativement appelé la « grosse aventure25 ».

29Dans La Nouvelle Héloïse, la correspondance d’une manière générale s’interrompt durant les voyages et s’effectue que par manière de bilan. L’aller, au regard de son amour, ne vaut donc que par son retour : si c’est le cas de Claude Anet, mais aussi d’Émile que son précepteur sépare de sa Sophie pour lui laisser le temps de mûrir et devenir un homme, c’est évidemment le cas de Saint-Preux qui y a gagné son nom, qui lui avait d’abord été attribué pour le dissimuler (III, 14) :

Bien arrivé ! cent fois le bien arrivé, cher Saint-Preux ! car je prétends que ce nom vous demeure, au moins dans notre société. (IV, 5)

30Il est presque plus disert – et assurément plus enthousiaste – pour raconter à Milord Edouard ses retrouvailles avec Julie, que pour relater quatre ans de navigations. Le récit de ses aventures autour du monde est pourtant fait pour instruire, plaire, émouvoir, en s’adaptant à ses correspondants, comme le note Laurent Versini dans Le Roman épistolaire :

Jamais le jeu de miroirs n’est plus évident que dans les trois récits du retour de Saint-Preux, purement chronologique de la part du voyageur (IV, lettre VI), ému quand Julie prend la plume (lettre VII), pénétrant dans l’analyse de Claire (lettres VIII-IX)26.

31Claire – Madame d’Orbe au nom prédestiné aussi à s’intéresser au tour du monde – a de ces curiosités qui relèvent des stéréotypes issus de Robinson Crusoé et anticipant sur le capitaine Flint (supposé mort en 1754, malgré tout, sur la carte de L’Île au trésor de R. L. Stevenson) :

P.-S. - À propos, dis-moi, notre marin fume-t-il ? Jure-t-il ? Boit-il de l’eau-de-vie ? Porte-t-il un grand sabre ? A-t-il la mine d’un flibustier ? Mon Dieu ! que je suis curieuse de voir l’air qu’on a quand on revient des antipodes ! (IV, 8)

32Si la curiosité de Claire est ici badine, le portrait qu’en fait Julie montre bien que son amour ne demandait qu’à se réveiller dès le premier moment des retrouvailles – comme ils s’étaient aimés au premier regard.

Je trouve aussi que l’usage du monde et l’expérience lui ont ôté ce ton dogmatique et tranchant qu’on prend dans le cabinet ; qu’il est moins prompt à juger les hommes depuis qu’il en a beaucoup observé, moins pressé d’établir des propositions universelles depuis qu’il a tant vu d’exceptions, et qu’en général l’amour de la vérité l’a guéri de l’esprit de système ; de sorte qu’il est devenu moins brillant et plus raisonnable, et qu’on s’instruit beaucoup mieux avec lui depuis qu’il n’est plus si savant. Sa figure est changée aussi, et n’est pas moins bien ; sa démarche est plus assurée ; sa contenance est plus libre, son port est plus fier : il a rapporté de ses campagnes un certain air martial qui lui sied d’autant mieux, que son geste, vif et prompt quand il s’anime, est d’ailleurs plus grave et plus posé qu’autrefois. C’est un marin dont l’attitude est flegmatique et froide, et le parler bouillant et impétueux. À trente ans passés son visage est celui de l’homme dans sa perfection, et joint au feu de la jeunesse la majesté de l’âge mûr. Son teint n’est pas reconnaissable ; il est noir comme un More, et de plus fort marqué de la petite vérole. (IV, 7)

33Saint-Preux mûri par ses années de voyage a changé, il porte les stigmates de ses épreuves (les cicatrices n’étant que les marques de l’amour inoculé avant son départ) mais il est doublement séduisant. Le précepteur qui était savant par les livres a maintenant l’expérience : il réalise donc le programme fixé à Émile.

II. Un voyage réel : celui de Lord Anson

34Rousseau dévoile dans les Confessions son projet d’écriture.

Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convînt, je passai successivement en revue les plus beaux lieux que j’eusse vus dans mes voyages, mais je ne trouvai point de bocage assez frais, point de paysage assez touchant à mon gré. Les vallées de la Thessalie m’auraient pu contenter, si je les avais vues ; mais mon imagination, fatiguée à inventer, voulait quelque lieu réel qui pût lui servir de point d’appui, et me faire illusion sur la réalité des habitants que j’y voulais mettre. Je songeai longtemps aux îles Borromées, dont l’aspect délicieux m’avait transporté ; mais j’y trouvai trop d’ornement et d’art pour mes personnages. Il me fallait cependant un lac, et je finis par choisir celui autour duquel mon cœur n’a jamais cessé d’errer. Je me fixai sur la partie des bords de ce lac à laquelle depuis longtemps mes vœux ont placé ma résidence dans le bonheur imaginaire auquel le sort m’a borné27.

35Le souci géographique et le désir de situer son roman dans un présent authentique et identifiable – à la différence de très nombreux romans aux allures d’une Antiquité de pacotille – s’affirme donc explicitement dans les Confessions. Le lac des Alpes qui se peut situer et que garantit le souvenir de sa mère légitime le roman en lui conférant une vérité spatiale.

36Par ailleurs, il se documente réellement, ce que livre sa correspondance. Dans une lettre adressée à Madame d’Épinay, « à Paris », Rousseau lui réclame la relation du voyage d’Anson, effectué de 1740 à 1744, publié en Angleterre après son retour, en 1748, traduit dès l’année suivante en 1749 en français, dans une impression « à Amsterdam et à Leipzig ». Ce voyage, authentique, n’a en soi rien d’allégorique.

Ce vendredi au soir [18 mars 1757]
[…] J’aurois besoin du Voyage de l’Amiral Anson : si vous saviez où trouver ce livre, vous me feriez grand plaisir de l’emprunter pour une quinzaine de jours et de me l’envoyer. Je crois que M. d’Holback l’a, et il se fera surement un plaisir de me le prêter. Si vous pouviez me l’envoyer par le retour de l’Amour [un proche qui va à Paris], j’en serois fort aise ; cependant cela ne presse pas absolument. […]
Si vous ne trouvez pas aisément le livre, ne vous en tourmentez pas. Je le ferai demander à la Bibliothèque du Roi28.

37Mme d’Épinay a de son côté fait diligence, puisqu’il la remercie incidemment à la fin d’une autre lettre datée du « samedi 26 [mars 1757]29 » : « Je vous remercie du Voyage d’Anson ; je vous le renverrai la semaine prochaine. »

38Il semble que la demande porte sur la traduction même du voyage d’Anson, due à Elie de Joncourt (1697-1765)30 (ces indications ne figurant pas sur l’édition du texte, comme c’est alors l’usage). Mais il y a déjà plusieurs éditions de la traduction : celle de 1749 (et la notice d’autorité de la BnF en signale déjà deux cette année-là) – « À Amsterdam ; et Leipzig : Chez Arthstée et Merkus, 1749 comportant 34 f. de planches dépliantes dont les cartes, des illustrations et des figures en taille douce » est imprimée en in-4° (grand format qui permet en particulier d’insérer des cartes à petite échelle ou des plans précis) ; celle de 1750, à Paris, chez Quillau, revue par Gua de Malves, se présente en 4 volumes in-12 (de dimensions plus réduites) ; en 1751, les éditeurs hollandais d’« Amsterdam et Leipzig », Arkstée et Merkus, font une nouvelle livraison, à nouveau en in-4°. On apprend cependant (dans la notice de la BnF31) d’Arkstee en Merkus que ce sont des « libraires prétendus » : « Pseudonyme qui, utilisant l’identité des libraires associés Hans Kasper Arkstee et Hendrick Merkus (demi-frère du précédent), sous l’adresse d’Amsterdam (et parfois aussi de Leipzig), dissimule des éditions généralement françaises, notamment de Paris et de Rouen, entre 1753 et 1774 au moins ». Entre 1749 et 1751 circulent donc au moins huit éditions du voyage traduit, avant une nouvelle édition (4 volumes in-12 par la compagnie des Libraires en 1764) – sans parler des suivantes et surtout des compilations, puisque Prévost s’est spécialisé dans l’Histoire générale des voyages (qui comprend 21 volumes dont 15 lui sont dus, de 1746 à 1759), en réduisant les relations par l’opération de coupes et de condensation. On trouvera aussi ce récit dans la collection de la « Nouvelle Bibliothèque des Voyages » chez Didot. Quelle version du texte Rousseau a-t-il lue ? Daniel Mornet, dans son édition de 1925, dresse une comparaison entre la description de La Nouvelle Héloïse et le Voyage d’Anson (dans son édition de 1750). Rousseau avait probablement eu accès à l’Histoire générale des voyages mais grâce au prêt de Madame d’Épinay, il a pu compléter cette relation trop rapide sur les chapitres qui l’intéressaient par la consultation de la version complète traduite par Joncourt.

39La relation de l’expédition d’Anson est rédigée à bord du Centurion par Richard Walter, chargé de reprendre les notes du capitaine pour leur donner forme. Cette délégation a peut-être un sens, pour Hubert Michéa : « Il est plus probable qu’Anson fut le véritable père de la relation qui par la plume de Richard Walter fait le procès des méthodes de la Navy et des mœurs politiques qui avaient failli lui faire manquer son but. C’est peut-être cette question qui suscita une grande partie du succès initial de l’ouvrage dans les milieux maritimes britanniques32. » Le récit commence par cette explication en manière de plaidoyer :

L’escadre commandée par M. Anson et dont j’ai dessein de transmettre les principales opérations à la postérité a essuyé un grand nombre de changements dans sa destination, sa force et son équipement, durant les six mois qui se sont écoulés depuis la résolution prise de la mettre en Mer, jusqu’à son départ de Sainte Hélène. J’ai cru que le détail de ces changements méritait d’être rendu public tant pour l’honneur de ceux qui ont formé le projet de l’expédition, que de ceux auxquels on en a confié l’exécution. Il paraîtra clairement par-là, que les accidents, qui empêchèrent dans la suite que cette expédition n’ait été aussi avantageuse à la nation, que la force de l’escadre et l’attente du public semblaient le promettre, eurent principalement leur source dans des obstacles qu’il n’a pas été possible à M. Anson de surmonter33.

40Cela dit, cette expédition fort réputée a fait le succès de George Anson lui-même (1697-1762) : engagé dès 1712, il grimpe tous les échelons de la hiérarchie de la Royal Navy, il se voit confier en 1737 le Centurion. Son commandement intervient dans une période complexe, marquée par les rivalités coloniales : côté britannique, c’est la South Seas Company (Compagnie des mers du Sud) qui exerçait le trafic (aussi appelé asiento dans les possessions espagnoles), en situation de monopole, d’importation des esclaves pour les colonies hispaniques. Mais ces derniers se réservaient le droit de contrôler les bateaux arrivant dans leurs îles, souvent en contrebande sachant que les Britanniques n’avaient droit qu’à un seul navire par an. Évidemment les escarmouches éclatèrent, et à l’occasion de l’une d’elles, les Britanniques déclarèrent la guerre dite « de l’oreille de Jenkins » en 1739. Après cela, ils pratiquèrent la « politique de la canonnière » qui consistait à tirer depuis la mer sur des villes, pour les détruire et les piller.

41Anson lui-même était un capitaine apprécié de ses hommes, parce qu’il était équitable, ce qui ressort nettement du journal de l’expédition. Il eut la mission en juin 1740 de passer dans le Pacifique, remonter les côtes jusqu’à Acapulco en mettant à sac le riche port de Callao, de Lima, de Panama, s’emparer du riche Galion de Manille et peut-être, pour couronner le tout, conquérir Manille pour en faire un port britannique. Six navires composèrent l’escadre : le Centurion (vaisseau de troisième rang portant 60 canons, 400 hommes d’équipage), les vaisseaux de quatrième rang le Gloucester et la Severn (50 canons, 300 hommes chacun, longueur 130 pieds), la frégate Perle (40 canons, 250 hommes), la corvette le Wager (28 canons, 160 hommes), le Tryal (sloop armé de 8 canons, 70 hommes), avec l’aide provisoire de deux pinques (des trois-mâts à voile latine), l’Industrie qui quitta la flotte au détroit de Le Maire et l’Anne qui alla jusqu’à l’Île Juan Fernandez. L’ensemble de l’escadre comptait au total environ 2000 hommes.

42À certains égards, l’expédition fut une réussite : parti le 18 septembre 1740 de Sainte-Hélène (à l’est de l’île de Wight), le Centurion revint à Spithead le 15 juin 1744 avec la prise du galion de Manille et d’autres, et fut fêté. Mais en réalité, l’expédition fut une succession de désastres. Il avait très mal commencé : les préparatifs, les décisions furent très longs ; les équipages n’étaient pas complets, de sorte qu’il fut fait appel au système de la presse (qui s’apparentait à des enrôlements forcés) et sur les 500 « marines » (infanterie de marine) prévus, la moitié a été réquisitionnée à l’hôpital (les Invalides de Chelsea) parmi les éclopés et les retraités ; parmi les autres, beaucoup n’avaient aucune expérience. L’avitaillement n’avait pas été complété convenablement, et il était supposé que certains approvisionnements se feraient en route, voire par le pillage des ports… Toutes sortes de retards firent que l’escadre partit très tard dans la saison, ce qui devait lui faire passer le Cap Horn en plein hiver ; sans compter qu’ils perdirent encore beaucoup de temps en route. Ils ne passèrent l’équateur que le 28 novembre 1740. Entre temps, l’équipage fut attaqué du typhus, de la malaria, puis du scorbut. Le passage du Cap Horn fut catastrophique, une tempête de trois mois les ayant empêchés de progresser. Suite à une erreur sur la carte, les fameuses Îles Juan Fernandez restèrent invisibles, de sorte que le temps de les chercher vers la côte et de repartir, le Centurion perdit 9 jours... et 80 hommes ; au total 200 hommes avaient déjà disparu à cette escale, et autant étaient malades.

C’était la seule rade dans ce quartier du Monde, où nous pussions radouber notre vaisseau, faire recouvrer la santé à nos Malades, et éviter aussi de périr en mer jusqu’au dernier homme.
Il ne nous restait donc plus de choix à faire, et sans plus délibérer, nous voguâmes vers l’île de Juan Fernandez. Comme nous perdions cinq ou six hommes par jour, nous résolûmes, pour gagner du temps, et aussi pour éviter le danger d’être affalés sur la côte, de chercher cette île, en courant sur le méridien où elle est marquée34.

43La flotte s’était dispersée, en partie perdue, l’atterrissage sur Mas-a-Tierra fut difficile – île montagneuse – et les provisions et apparaux étant répartis sur les autres bateaux qui tardaient à arriver, l’escale n’est pas apparue comme paradisiaque, mais simplement comme le secours indispensable pour leur survie ; et donc valorisée à ce titre. Voici l’arrivée du Centurion à l’île Juan Fernandez :

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Prévost, Histoire générale des voyages, Livre XI

[Q]uoique le pays nous parût à la première vue, montueux et rude, comme c’était néanmoins terre, et la terre que nous cherchions, ce fut un spectacle très agréable à nos yeux. Il n’y avait aucun autre endroit où nous pussions espérer trouver la fin des maux terribles, contre lesquels nous avions si longtemps lutté, qui avaient déjà enlevé plus de la moitié de notre monde, et qui, si nous avions été obligés de tenir la mer encore quelques jours, auraient entraîné après eux notre perte totale.
[…] voulant revirer de bord, nous eûmes un triste exemple de la faiblesse incroyable de notre équipage, car le lieutenant ne put jamais rassembler plus de deux quartiers-maîtres, et six matelots, en état de manœuvrer ; de sorte que sans le secours des officiers, des valets, et des mousses, il aurait été impossible de gagner l’île que nous avions devant les yeux ; et même avec ce secours, il nous fallut deux heures pour border nos voiles. Tel était l’état d’un vaisseau de soixante pièces, qui trois mois auparavant avait passé le détroit de Le Maire avec un équipage de quatre à cinq cents hommes, presque tous sains et vigoureux35.

44Le scorbut fait rage et seule la terre peut sauver les rescapés.

Outre une quantité de toutes sortes de plantes, que cette île produit, mais que notre ignorance en botanique nous a empêchés de décrire ou même de remarquer, nous y avons trouvé presque tous les végétaux que l’on regarde comme souverains contre cette espèce de maladie scorbutique, qu’on contracte en mangeant des chairs salées, et par de longs voyages : comme du cresson d’eau, du pourpier, d’excellente oseille sauvage, et une prodigieuse quantité de navets et de raves de Sicile. Nos gens, trompés par la ressemblance, désignaient ces deux espèces de racines par le même nom. Nous trouvions la verdure des navets plus à notre goût que les racines mêmes, qui étaient souvent cordées, quoiqu’il s’en trouvât qui n’avaient point ce défaut, et qui étaient fort bonnes. Ces différentes sortes de plantes, avec le poisson et la viande que l’île nous fournissait, non seulement nous faisaient un extrême plaisir après avoir été nourris si longtemps de chair salée, mais étaient aussi admirables pour nos malades. Par ce moyen ils recouvrèrent peu à peu leur santé et leurs forces ; et pour ceux qui se portaient bien, ces aliments chassèrent les semences cachées du scorbut, dont probablement aucun de nous n’était entièrement exempt36.

45Ils y trouvent aussi ce qu’ils identifient comme de l’avoine, du trèfle, des « arbres à chou », qu’ils pensent utiles à leur santé – quoique le scorbut n’ait pas encore été reconnu comme une maladie de carence37. Mais l’île elle-même, au moment du voyage d’Anson, n’offre pas cette prodigalité exceptionnelle que Saint-Preux lui prête : ce sont d’assez pauvres ressources, somme toute, magnifiées par le besoin vital de végétaux frais.

46De même pour Tinian : l’île a été abandonnée au profit de l’île voisine après une première mise en valeur. Tinian est l’une des îles des « Larrons » (devenues les Mariannes en 1688, Anson indiquant les deux dénominations) signalée par les cartes comme une escale possible – pas nécessairement saine d’ailleurs :

ce qu’il nous en dit surpassa même nos souhaits, car il nous apprit, qu’elle était inhabitée, ce qui, dans notre situation présente était un grand bonheur. Il ajouta, qu’on y trouvait dans la plus grande quantité tous les vivres qu’il y a dans les pays les mieux cultivés, que l’eau était excellente et en abondance, et l’île même peuplée de toute sorte de bétail d’un goût exquis ; que les bois produisaient des oranges, des limons, des citrons, et des noix de coco tant qu’on en voulait, sans compter un fruit que Dampier appelle fruit à pain38 ; que les Espagnols profitaient de la fertilité de cette île pour nourrir la garnison de Guam […].
Outre les fruits, dont nous avons fait mention, nous trouvâmes dans l’île de Tinian plusieurs végétaux excellents contre le scorbut, comme des melons d’eau, de la dent de lion, de la menthe, du pourpier, du cochléaria, et de l’oseille, que nous dévorâmes avec cette avidité, que la Nature ne manque jamais d’exciter pour ces puissants remèdes en ceux qui sont attaqués du scorbut. Il paraît par ce qui a été dit, que la vie, que nous menions dans cette île, ne pouvait qu’être très agréable, quoique je n’aie pas encore fait mention de toutes ses productions39.

47Le plus gros inconvénient est que la rade n’est pas sûre, et que la tempête envoie le Centurion en mer – les marins restés à terre se pensant définitivement privés de leur capitaine et du vaisseau amiral – heureusement il put revenir… au bout de trois semaines seulement.

48Enfin, seul le Centurion put revenir en Angleterre, ayant perdu les trois-quarts de ses hommes. C’est une réussite paradoxale, une victoire à la Pyrrhus.

49On comprend donc la fascination pour ce voyage, qui s’inscrit dans une longue histoire. Avant l’expédition d’Anson, Prévost raconte celle de Woodes Rogers.

Les Anglais Woodes Rogers et Anson sont les plus célèbres des voyageurs qui suivirent les traces de l’aventurier William Dampier et des boucaniers à travers les mers du Sud. Le but du voyage de Woodes Rogers était un raid contre les Espagnols sur les côtes du Pérou et du Mexique. De là l’expédition continua vers le sud et, à son passage dans l’île de Juan Fernandez, recueillit un matelot écossais, nommé Selkirk, abandonné cinq ans plus tôt par Dampier et ses compagnons40.

50Ensuite il faudra attendre 20 ans les grandes expéditions de Wallis (1766-1768), Bougainville (1766-1769), Cook (1768-71 pour le 1er voyage, 1772-1775 pour le deuxième, 1776-1780 pour le troisième)41.

51L’expédition d’Anson peut se targuer de succès militaires – ou, à vrai dire, d’opérations corsaires – qui ont pu donner l’impression que l’expédition avait rempli ses objectifs. En fait l’attaque de plusieurs ports, l’incendie de Paita, l’arraisonnement du galion de Manille après bien des efforts, relève bien d’actes de guerre : en plus du butin certes escompté, les mises à sac, les destructions gratuites, visent à affaiblir l’ennemi et manifester sa domination militaire auprès des nations rivales. Ces actions rappellent aussi les hauts-faits légendaires rapportés dans l’Histoire générale des plus fameux pirates dont la version définitive avait paru en 1726 sous le titre The History of the Most Notorious Pyrates, sous la plume du capitaine Johnson – alias Daniel Defoe lui-même, secret qui avait été bien gardé au-delà de la mort de l’écrivain en 1731.

52Le voyage d’Anson offre au lecteur l’embryon d’une rêverie sur cette île déserte, complétant l’île Juan Fernandez plus connue par les aventures de Selkirk. Finalement, les marins d’Anson quittent Tinian,

emportant avec nous une idée de cette île qui tient un peu du romanesque et que produisirent en nous la fertilité de son terroir, la beauté du paysage, la pureté de son air et les aventures singulières que nous avions eues42.

53Cette mention est toutefois absente du récit condensé que livre Prévost dans le volume XI de l’Histoire générale des voyages.

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Path of the Centurion under the command of George Anson”, Wikipedia, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:CircumnavigationByGeorgeAnson_EN.svg (Peter4Truth, 19 juill. 2009 ; cons. 10 déc. 2021) (nous avons souligné les lieux évoqués par Rousseau)

54L’histoire de l’expédition d’Anson étant connue des lecteurs, comment insérer dans La Nouvelle Héloïse l’embarquement de Saint-Preux ?

55Le départ est proposé par Milord Edouard au moment où Saint-Preux parle de suicide (III, 23) : un voyage au long cours peut remplacer ce gaspillage de ses talents – avec la perspective très vraisemblable de la même fin, mais avec l’alibi d’une activité utile à la communauté humaine entre temps. C’est l’application de l’idée qui sous-tend pieusement tout le récit : la vie est un devoir même si l’on peine à s’y tenir. Le mot de mer, si éloignée des préoccupations de Rousseau, apparaît 16 fois dans le récit (tandis que le terme de voyage, pour désigner des déplacements d’amplitude très variée, jalonne le roman, avec plus de 60 occurrences).

Il faut, pour vous rendre à vous-même, que vous sortiez d’au-dedans de vous, et ce n’est que dans l’agitation d’une vie active que vous pouvez retrouver le repos.
Il se présente pour cette épreuve une occasion qui n’est pas à dédaigner ; il est question d’une entreprise grande, belle, et telle que bien des âges n’en voient pas de semblables. Il dépend de vous d’en être témoin et d’y concourir. Vous verrez le plus grand spectacle qui puisse frapper les yeux des hommes ; votre goût pour l’observation trouvera de quoi se contenter. Vos fonctions seront honorables ; elles n’exigeront, avec les talents que vous possédez, que du courage et de la santé. Vous y trouverez plus de péril que de gêne ; elles ne vous en conviendront que mieux. Enfin votre engagement ne sera pas fort long. (III, 23)

56L’engagement en effet est vu avec méfiance – à preuve les mises en garde du père de Robinson Crusoé dans les premières pages du roman de Defoe – seule la perspective de prêter la main à une entreprise importante pourrait le décider. Saint-Preux, qui n’est nullement convaincu, se contente d’obéir, dans un billet de trois lignes (III, 24), l’un des plus courts du roman : il va s’engager sans attendre quoi que ce soit d’autre que le trépas.

57Milord Edouard lui explique pourtant ce qui est, pour les lecteurs contemporains de Rousseau, dans toutes les mémoires. La lettre III, 25 est une lettre de mission spéciale à son intention.

Vous savez qu’on vient d’armer à Plimouth une escadre de cinq vaisseaux de guerre, et qu’elle est prête à mettre à la voile. Celui qui doit la commander est M. George Anson, habile et vaillant officier, mon ancien ami. Elle est destinée pour la mer du Sud, où elle doit se rendre par le détroit de Le Maire, et en revenir par les Indes orientales. Ainsi vous voyez qu’il n’est pas question de moins que du tour du monde ; expédition qu’on estime devoir durer environ trois ans. J’aurais pu vous faire inscrire comme volontaire, mais, pour vous donner plus de considération dans l’équipage, j’y ai fait ajouter un titre, et vous êtes couché sur l’état en qualité d’ingénieur des troupes de débarquement : ce qui vous convient d’autant mieux que le génie étant votre première destination, je sais que vous l’avez appris dès votre enfance.
Je compte retourner demain à Londres et vous présenter à M. Anson dans deux jours. En attendant, songez à votre équipage, et à vous pourvoir d’instruments et de livres ; car l’embarquement est prêt, et l’on n’attend plus que l’ordre du départ. Mon cher ami, j’espère que Dieu vous ramènera sain de corps et de cœur de ce long voyage, et qu’à votre retour nous nous rejoindrons pour ne nous séparer jamais. (III, 25)

58Assurément, un homme de plus peut passer inaperçu sur 2000 marins, dans une expédition qui a tant cherché à recruter : l’épisode est donc tout à fait vraisemblable. D’autant que la préface du voyage d’Anson offre parfaitement cette opportunité :

sans parler de ce qu’il y aurait lieu d’attendre de nos officiers de haut-bord s’ils étaient excités à entreprendre ces sortes de recherches, il n’en coûterait rien au gouvernement de régler qu’à l’avenir, il y aurait constamment à bord de quelques-uns de nos vaisseaux de guerre destinés à faire des voyages de long cours, un homme, qui, avec le titre d’ingénieur, et l’habileté aussi bien que les talents requis dans cette profession, serait chargé de donner la description et le plan, tant des côtes que des ports où le vaisseau toucherait et de faire telles autres observations qui tendissent à l’avantage des navigateurs à venir, ou à l’utilité publique. Ceux, qui se seraient exercés pendant quelques années à remplir cette commission, outre qu’ils en vaudraient mieux comme ingénieurs, pourraient rendre encore d’autres services importants et garantir nos flottes de disgrâces semblables à celles qu’elles ont essuyées plus d’une fois à l’attaque des places. Dans un pays tel que le nôtre, où toutes les sciences sont étudiées avec plus d’ardeur et de succès qu’en aucun lieu du monde, les bons sujets ne manqueront pas, pourvu qu’on ait soin de les encourager43.

59Le Britannique rappelle l’exemple de Frézier envoyé par Louis XIV en 1711 : il existe donc, dans cette insertion du fait réel dans le romanesque, une place vraisemblable pour y glisser un jeune homme savant. C’est le vœu de Rousseau dans la Note X du deuxième Discours.

Ne verra-t-on jamais renaître ces tems heureux où les peuples ne se mêloient point de philosopher, mais où les Platons, les Thales & les Pythagoras, épris d’un ardent désir de savoir, entreprenoient les plus grands voyages uniquement pour s’instruire, & alloient au loin secouer le joug des préjugés nationaux, apprendre à connoître les hommes par leurs conformités & par leurs différences, & acquérir ces connoissances universelles qui ne sont point celles d’un siecle ou d’un pays exclusivement, mais qui étant de tous les tems & de tous les lieux, sont pour ainsi dire, la science commune des sages ?44

60La leçon du monde comme la leçon des livres (comme l’histoire de Robinson, si particulière chez Rousseau) sont dans l’air du temps, et s’inscrivent bien dans une dynamique de l’engagement, et l’on pourrait croire que la référence est complètement exacte, faisant échapper cette partie du roman à la fiction pour l’intégrer dans le témoignage et les relations de voyages réels, se glissant dans le temps du lecteur. L’aventure de Saint-Preux est crédible. En outre, le récit de la mission de Frézier est intercalé, dans le livre XI de l’Histoire générale des voyages, entre ceux de Woodes Rogers et d’Anson. L’île de Juan Fernandez est dans toutes les mémoires, avec sa transposition par Defoe dans Robinson Crusoé, inspirée des relations de voyage de Dampier et Woodes Rogers, quoiqu’avec des aménagements romanesques (comme l’allongement du séjour à 28 ans au lieu de 5 en réalité, ou le déplacement de l’île sur la carte de l’Amérique). L’existence de Tinian est connue par une entrée de l’Encyclopédie :

TINIAN, (Géog. mod.) île de l’Océan oriental, au sud-est de Saipan, & à l’ouest d’Acapulco. C’est une des principales îles Marianes ; elle s’étend du sud sud-ouest, au nord nord-est ; sa longueur est d’environ 12 milles, & sa largeur va à-peu-près à la moitié. Elle est sans habitans ; les Espagnols l’appellent Buona Vista, à cause de la beauté de sa vûe. En effet, cette île offre de tous côtés, en bois, en eau pure, en animaux domestiques, bœufs, cochons sauvages, & en légumes, tout ce qui peut servir à la nourriture, aux commodités de la vie, & au radoub des vaisseaux. L’amiral Anson y trouva même en 1742. une espece d’arbre, dont le fruit ressemble pour le goût au meilleur pain ; trésor réel, dit M. de Voltaire, qui transplanté, s’il se pouvoit, dans nos climats, seroit bien préférable a ces richesses qu’on va ravir parmi tant de périls au bout de la terre. L’île de Tinian gît à 15 deg. 8 min. de lat. septent. & à la longit. de 114 deg. 50. min. (D. J.) [Louis de Jaucourt45]

61L’île était d’ailleurs connue comme l’une des îles « Larronnes », ainsi nommées par Pigafetta en raison de déboires avec les habitants. Les navigateurs qui suivirent la description enthousiaste d’Anson furent d’ailleurs désappointés46.

62Pour ce qui est des commentaires désobligeants sur les Chinois livrés dans les grandes lignes du tour du monde effectué par Saint-Preux, ils sont parfaitement attestés dans le récit d’Anson, pour qui ce peuple est industrieux mais « fripon ». Prévost, dans l’Histoire générale des voyages, va jusqu’à extraire du Voyage d’Anson proprement dit la question des Chinois, et consacrer un appendice aux considérations les concernant.

Du caractère de la nation, passons à son Gouvernement qui n’a pas moins été un sujet de panégyriques outrés. Je puis encore renvoyer au récit de ce qui est arrivé à M. Anson dans ce pays-là, et c’est réfuter suffisamment les belles choses qu’on nous a débitées touchant leur économie politique. Nous avons vu que les magistrats y sont corrompus, le peuple voleur, les tribunaux dominés par l’intrigue et la vénalité. La constitution de l’empire en général ne mérite pas plus d’éloges que le reste, puisqu’un gouvernement dont le premier but n’est pas d’assurer la tranquillité du peuple qui lui est confié contre les entreprises de quelque puissance étrangère que ce soit est certainement très défectueux. Or, cet empire si grand, si riche, si peuplé, dont la sagesse et la politique sont relevées jusqu’aux nues, a été conquis il y a un siècle par une poignée de Tartares. À présent même, par la poltronnerie de ses habitants, et par la négligence de tout ce qui concerne la guerre, il est exposé non seulement aux attaques d’un ennemi puissant, mais même aux insultes d’un forban, ou d’un chef de voleurs47.

63Ce discours renforce sans nul doute les convictions de Rousseau, qui préfère assurément la solitude de Clarens, organisé comme une « réduction » (au sens que les jésuites donnaient à leurs communautés du Paraguay), à un empire « si peuplé ». Il s’y cultive des traits de caractère opposés aux siens :

la timidité, la dissimulation, et la friponnerie des Chinois, viennent peut-être en grande partie, de la gravité affectée et de l’extrême attachement aux bienséances extérieures, qui sont des devoirs indispensables dans leur pays48.

64Rien ne peut paraître aussi étranger aux goûts de Rousseau que ces passions « étroitement liées avec l’amour-propre49 » et la perfidie. Aussi aura-t-il des qualificatifs assassins pour évoquer « la plus nombreuse et la plus illustre nation de l’univers » – dans une présentation beaucoup plus resserrée :

Lettré, lâche, hypocrite et charlatan ; parlant beaucoup sans rien dire, plein d’esprit sans aucun génie, abondant en signes et stérile en idées ; poli, complimenteur, adroit, fourbe et fripon ; qui met tous les devoirs en étiquettes, toute la morale en simagrées, et ne connaît d’autre humanité que les salutations et les révérences. (IV, 3)

65Cette « politesse maniérée, ces façons singeresses » sont aussi de celles qu’on contracte à Paris (IV, 9), ce qui rend la ville si déplaisante. Le contraste est d’autant plus brutal dans le récit de Saint-Preux que le séjour en Chine est immédiatement suivi de l’évocation de la « seconde île déserte, plus inconnue, plus charmante encore que la première ».

66Ainsi le voyage d’Anson, épisode brièvement raconté en dépit de toute vraisemblance dans la chaîne temporelle du roman, et inséré exactement au centre de La Nouvelle Héloïse, semble être le point de le plus éloigné des amours de Saint-Preux et Julie, une digression au sens spatial du terme ; pourtant, l’absence et le retour inespéré du héros rescapé deviennent le point de bascule de l’intrigue.

III. Comment faire entrer la réalité du monde dans le roman ?

67Dans le roman, avant l’annonce du retour de Saint-Preux, l’expédition est connue comme catastrophique, ce dont Julie a vaguement conscience, ce qui la persuade que son amant doit avoir péri :

On dit que l’escadre sur laquelle il est a souffert mille désastres, qu’elle a perdu les trois quarts de ses équipages, que plusieurs vaisseaux sont submergés, qu’on ne sait ce qu’est devenu le reste. (IV, 1)

68C’est parfaitement exact – sauf pour le héros. Mais la 3e personne indéfinie – « on dit que », « on ne sait » – indique bien l’incertitude de ces expéditions, les véritables dangers encourus et les morts fort nombreuses qui en ont résulté. La marque de la réécriture s’y glisse.

Ainsi Rousseau ne se soucie pas de suivre exactement l’ouvrage qu’il a lu et que connaissent ses contemporains puisque la traduction avait déjà 3 éditions. Il choisit dans ses souvenirs à sa guise pour ne retenir que ce qui confirme ses idées philosophiques sur la bonté de l’état de nature et le bonheur d’une vie libre des liens sociaux. Il transforme le récit du voyageur anglais parce que c’est lui qui le raconte et l’imagine, et qu’ainsi les choses prennent une couleur nouvelle comme les événements une signification plus haute. La lettre de Saint-Preux n’est pas un résumé ; elle est animée de l’âme de l’auteur et de la vie du roman50.

69Curieusement, Claire semble la mieux informée :

Milord Edouard a reçu deux fois de ses nouvelles, et m’a écrit à la seconde qu’il était dans la mer du Sud, ayant déjà passé les dangers dont tu parles. Tu sais cela aussi bien que moi, et tu t’affliges comme si tu n’en savais rien. Mais ce que tu ne sais pas et qu’il faut t’apprendre, c’est que le vaisseau sur lequel il est a été vu, il y a deux mois, à la hauteur des Canaries, faisant voile en Europe. (IV, 2)

70Mais le détail de l’itinéraire est fort incertain, car Saint-Preux décrit la Chine avant Tinian, le galion de Manille après… « Rousseau inscrit dans son Brouillon : “N.B. Transporter l’île déserte avant le galion”51 », remarque Daniel Mornet. Les « Indes » sont rajoutées au détail de l’itinéraire sans autre précision, mais cette escale imprécise est le lieu où l’amant malheureux s’est procuré le voile offert à Julie, dans lequel son visage sera voilé après sa mort. La chronologie du voyage n’est pas précisée, puisque, à la différence d’un journal de voyage, il ne comporte aucune autre indication temporelle que l’ordre de la succession. Le rythme déjà fort irrégulier dans la relation du voyage d’Anson, qui par exemple ne consacre que deux pages sur 300 environ au retour depuis le Cap jusqu’en Angleterre, est encore altéré dans les compilations, puis encore modifié et bouleversé dans le récit de Saint-Preux, qui se contente de quelques points forts. Après la première version panoramique du voyage (qui pourrait ressembler à la mise bout à bout des titres des chapitres du voyage, comme aime à le faire le roman anglais du XVIIIe siècle à la manière de Fielding), à l’intention de Madame d’Orbe, il dit avoir écrit sa relation de voyage et la lit devant Julie sans que le contenu précis en soit livré (IV, 6) : ce n’est qu’un compte rendu de lecture. Mais il laisse supposer l’existence d’un récit plus étoffé et plus agréable à entendre que les conclusions lapidaires, sentencieuses et désabusées de la lettre à Madame d’Orbe. Ces séances, sans doute répétées sans que les lettres ne le mentionnent, ont fortement frappé Julie qui avoue : « Je n’oublierai jamais un jour de cet hiver, où, après avoir fait en commun la lecture de vos voyages […] », elle contemple la maisonnée réunie autour d’elle, « tout cela rassemblé pour l’heureuse Julie » (VI, 8). Le récit factuel du voyage s’exténue donc très rapidement, pour ne plus laisser que des impressions.

71Dans l’ensemble du roman, les deux îles, dont la réminiscence est directement suscitée par la visite de Clarens et tout particulièrement de l’Élysée, restent le paradigme du lieu écarté et où l’on se suffit à soi-même au sein d’une nature domestiquée. Par deux fois est évoquée l’île « Juan Fernandez », par trois fois « Tinian ». Rousseau choisit de lire dans la description de l’île Juan Fernandez ce qui lui importe :

La douceur du climat et la bonté du terroir rendent cet endroit excellent pour toutes sortes de végétaux ; pour peu que la terre soit remuée, elle est d’abord couverte de navets et de raves. C’est ce qui engagea M. Anson, qui s’était pourvu de presque toutes les semences propres aux jardins potagers, et de noyaux de différentes sortes de fruits, à faire semer des laitues, des carottes, etc., à mettre en terre dans les bois des noyaux de prunes, d’abricots, et de pêches : le tout pour l’utilité de ses compatriotes, qui pourraient dans la suite toucher à cette île52.

72« Pour peu » que l’on remue la terre de l’île, comme s’y est attaché Robinson Crusoé, elle peut donner des fruits ; mais l’île réellement vue en est encore dépourvue. En revanche, on retrouve les pêches dans le jardin de Julie, ce qui signale bien évidemment le parallèle entre les îles du Pacifique et l’Élysée53.

« O Tinian ! ô Juan-Fernandez ! Julie, le bout du monde est à votre porte ! ─ Beaucoup de gens le trouvent ici comme vous, dit-elle avec un sourire ; mais vingt pas de plus les ramènent bien vite à Clarens : voyons si le charme tiendra plus longtemps chez vous. C’est ici le même verger où vous vous êtes promené autrefois et où vous vous battiez avec ma cousine à coups de pêches. Vous savez que l’herbe y était assez aride, les arbres assez clairsemés, donnant assez peu d’ombre, et qu’il n’y avait point d’eau. Le voilà maintenant frais, vert, habillé, paré, fleuri, arrosé. […]
« Avancez, et vous comprendrez. Adieu Tinian, adieu Juan-Fernandez, adieu tout l’enchantement ! Dans un moment vous allez être de retour du bout du monde. »
Je me mis à parcourir avec extase ce verger ainsi métamorphosé ; et si je ne trouvai point de plantes exotiques et de productions des Indes, je trouvai celles du pays disposées et réunies de manière à produire un effet plus riant et plus agréable. Le gazon verdoyant, mais court et serré, était mêlé de serpolet, de baume, de thym, de marjolaine, et d’autres herbes odorantes. On y voyait briller mille fleurs des champs, parmi lesquelles l’œil en démêlait avec surprise quelques-unes de jardin, qui semblaient croître naturellement avec les autres. (IV, 11)

73En quelque sorte, la visite de cette « île », où l’on entend « un gazouillement d’eau courante » (IV, 11) est un troisième voyage de découverte géographique. Sa relation est plus développée et plus positive que celle de Tinian, dont elle est à l’évidence l’heureux pendant de ce côté du monde : « Ne dirait-on pas que, prenant le plus court chemin, ils font un voyage plutôt qu’une promenade […] ? » (IV, 11). Cet artifice anticipe donc sur la mise en valeur des îles dans une perspective coloniale (ou au moins comme escale). Rousseau ne choisit pas la description de l’île réelle – certes prometteuse – mais déserte (pour Juan Fernandez) ou désertée (pour Tinian). Ainsi Julie a-t-elle la possibilité de recréer, en l’adaptant au milieu, ce que tout commandant de la Royal Navy peut faire à l’autre bout du monde. À ce prix, est-il encore utile de voyager ? Mieux vaut cultiver son jardin. Julie, restée dans son domaine, joue le même rôle que l’associée de Robinson Crusoé au Brésil : pendant qu’il court le monde, elle met en valeur ses plantations et lui en montre la prospérité à son retour.

74Cependant Tinian (l’île réelle) n’est pas ce paradis non plus : on y trouve de l’eau douce, mais ni rivière ni eau courante, inconvénient compensé par des bassins (dont on sait la fortune dans l’isolat de Julie) :

Au milieu de l’île il y a deux ou trois grandes pièces d’excellente eau dont les bords sont aussi réguliers et aussi unis, que si l’on avait voulu en faire des bassins pour l’ornement du lieu. Il est sûr néanmoins que, relativement à la beauté des vues, le manque de ruisseaux et d’eaux courantes est un défaut dont on n’est que très imparfaitement dédommagé par de grandes pièces d’eau dormante ou par le voisinage de la mer, quoique ce dernier article, eu égard à la petitesse de l’île, suppose presque partout un coup d’œil fort étendu.

75Tinian souffre cependant des inconvénients de l’eau stagnante et des îles tropicales…

La plus grande incommodité qu’on éprouve dans Tinian est causée par une infinité de cousins et d’autres sortes de moucherons, comme aussi par des tiques : car quoique cet insecte s’attache ordinairement au bétail, nous ne laissâmes pas d’en être attaqués assez souvent et, quand cela arrivait, pour peu qu’on tardât à ôter la tique, elle cachait sa tête sous l’épiderme et causait une douloureuse inflammation. Nous y trouvâmes aussi des mille-pieds et des scorpions, que nous crûmes venimeux ; sans pourtant qu’aucun de nous en ait jamais rien souffert54.

76Pourtant, les bassins, allées et bosquets offrent de belles perspectives au regard, qui sont imitées, semble-t-il, par une sorte de correspondance mystérieuse, dans l’Élysée de Clarens : c’est, par l’artifice l’apparence de la nature sauvage55.

77Dans la manière même de décrire ses voyages, Saint-Preux évolue. Autant sa relation extasiée de son excursion dans les Alpes relevait du sublime, dans sa communion avec la nature qui amplifiait le sentiment de sa propre existence dans la nature, autant le récit de son tour du monde, est sec, objectif, douloureux, et il énonce des jugements définitifs. Dans la lettre « J’ai vu… » remplace désormais « j’ai senti ». Le vocabulaire sèchement géographique s’appuie sur des repères normés – « J’ai passé quatre fois la ligne ; j’ai parcouru les deux hémisphères ; j’ai vu les quatre parties du monde ; j’en ai mis le diamètre entre nous » (IV, 3). L’anaphore de « j’ai vu », scandant sa relation, et repris sous la même forme ou presque à 18 reprises dans la lettre à Madame d’Orbe (IV, 3) souligne l’argument auxquels ont habituellement recours les voyageurs soupçonnés d’enjoliver le récit de leurs aventures. L’histoire même du manuscrit est significative : Nathalie Ferrand montre dans une étude de critique génétique, comment l’épisode a été travaillé.

La première page du brouillon contient le préambule enthousiaste de St. Preux portant la nouvelle de son retour en Europe et esquissant les thèmes qui seront développés : l’épreuve du voyage et la manière dont chacun a changé pendant la séparation. Rousseau laisse beaucoup de blanc et passe à la page suivante pour traiter le second mouvement de la lettre. Mais s’il laisse ce vide, c’est aussi pour se ménager la possibilité d’un ajout. C’est une habitude chez lui, quand il ne sait pas encore s’il va développer ou non un passage, indice que nous avons bien affaire ici à un état primitif de cette lettre. Ce blanc est un espace d’attente […] Ce second mouvement correspond au récit du voyage, récit résumé et dense qui frôle le roman d’aventure. Ce passage est scandé par l’anaphore « J’ai vu » répétée dix-sept fois déroulant la liste des lieux ou des personnes qui ont marqué le héros. On ne distingue pas encore cette anaphore dans ces colonnes très serrées du brouillon, mais on la verra peu à peu émerger au fil des versions (fig. 4), car Rousseau va l’utiliser pour ouvrir des alinéas et sculpter visuellement la page grâce au regard témoin du voyageur. L’efficacité rhétorique du texte sera servie par une mise en page déterminée graphiquement par l’auteur56.

78Se développe ici une rhétorique de la persuasion fondée sur l’usage de la 1ère personne. « Ne flattant pas son propre rôle, le rédacteur n’est jamais intervenu en justicier portant remède aux cruautés aperçues57 », souligne Jacques Berchtold. Saint-Preux n’est pas acteur, mais « œil vivant ». Il devient finalement, à son corps défendant, l’observateur désabusé de ce tour du monde désastreux, où il n’a rien découvert que les appétits de puissance, de richesses et sa différence profonde avec le reste des hommes : « je fus le seul peut-être … », comme Rousseau sait insister sur le « Moi seul » : « Moi seul. Je sens mon cœur & je connois les hommes » dans le préambule de ses Confessions.

79Le rapport à la vérité s’avère donc très fluctuant. L’objectif idéologique est plus important : en fait Rousseau insère un simulacre dans son récit, il compose une chimère à partir de plusieurs relations, et rajoute sa propre touche. Par exemple, Saint-Preux trouve des mots fort durs en conclusion de son rapport sur l’exploitation éhontée de certains groupes humains par d’autres, et sur la traite des esclaves dont Anson ne se préoccupe pas. Au cours de son périple, Tinian devient une composition idéale.

La campagne, la retraite, le repos, la saison, la vaste plaine d’eau qui s’offre à mes yeux, le sauvage aspect des montagnes, tout me rappelle ici ma délicieuse île de Tinian. (IV, 10)

80Toutefois Tinian n’est en aucun cas une utopie : il ne fait bon y résider qu’en solitaire, et encore. Seul le Cap serait un modèle possible – à la mode hollandaise : Rousseau ajoutant cependant à leur propos des qualificatifs de son cru, « ce peuple avare, patient et laborieux » (IV, 3) alors que le texte original d’Anson le décrit comme actif et capable. Joncourt écrit « Les Hollandois qui y habitent et qui n’y ont pas dégénéré de l’industrie naturelle à leur nation58 », traduisant de façon peu fidèle « the Dutch inhabitants, who are numerous, and who here retain their native industry59 » dans le texte de R. Walter. Prévost se contente de « trois semaines de repos dans une belle Colonie Hollandaise60 […] ». Rousseau néglige donc ici le dernier rapprochement de la colonie du Cap avec Tinian, pourtant offert par le Voyage d’Anson :

Les vivres excellents qu’on y trouve, et les eaux admirables, rendent cet endroit le meilleur lieu de relâche qui soit connu pour des équipages fatigués par des voyages de long cours. Le commandeur […] fut charmé des agréments et des avantages de ce pays, de la pureté de l’air et de la beauté du paysage ; tout cela animé, pour ainsi dire, par une colonie nombreuse et policée, pouvait soutenir avec avantage la comparaison des vallées romanesques de Juan Fernandez, et des belles clairières de Tinian61.

81Prévost avait gardé l’image finale mais en enlevant l’adjectif « romanesque » de sa rapide évocation : « […] une belle Colonie Hollandaise, qui lui rappela les charmantes Vallées de Juan Fernandez & les belles Clarières [sic] de Tinian62 ».

82Rousseau fictionnalise le récit d’Anson, en adaptant à sa façon ses sources, suivant la logique de l’aventure de Robinson Crusoé, mais il ne se cache pas de ce changement de genre.

N. Mais enfin, vous connaissez les lieux ? Vous avez été à Vevey, dans le pays de Vaud ?
R. Plusieurs fois, et je vous déclare que je n’y ai point ouï parler du baron d’Etange ni de sa fille ; le nom de M. de Wolmar n’y est pas même connu. J’ai été à Clarens ; je n’y ai rien vu de semblable à la maison décrite dans ces lettres. J’y ai passé, revenant d’Italie, l’année même de l’événement funeste, et l’on n’y pleurait ni Julie de Wolmar ni rien qui lui ressemblât, que je sache. Enfin, autant que je puis me rappeler la situation du pays, j’ai remarqué dans ces lettres des transpositions de lieux et des erreurs de topographie, soit que l’auteur n’en sût pas davantage, soit qu’il voulût dépayser ses lecteurs. C’est là tout ce que vous apprendrez de moi sur ce point ; et soyez sûr que d’autres ne m’arracheront pas ce que j’aurai refusé de vous dire. (« Entretiens sur les romans »)63

83L’une de ses sources évidentes est aussi Prévost, compilateur du voyage et romancier.

Ce n’est pas un hasard si, le jour où Prévost cesse d’écrire des romans, sa nostalgie du romanesque trouve un dernier refuge dans cette œuvre où il se donne le change à lui-même, bien plus qu’il ne mystifie autrui : je veux parler des Voyages du capitaine Robert Lade. La même année, Prévost commence l’Histoire des voyages64.

84En effet Robert Lade voit aussi l’île Juan Fernandez et se fait raconter l’histoire de Selkirk. L’originalité de Rousseau réside dans l’accent mis sur Tinian, que Prévost n’insère pas dans son roman, mais il se réserve d’en faire lui-même un traitement « romanesque ». En revanche, il n’est pas exclu que le plaidoyer des esclaves soit directement issu des Voyages de Robert Lade, où il est évoqué à la Barbade (« La condition des Esclaves Négres est fort misérable, parce que leur servitude dure toute leur vie65 »), alors qu’Anson ne mentionne pas ces esclaves auxquels il n’a guère eu affaire.

85Sur le plan de la forme, le degré de réalisme du récit est à comparer avec les romans contemporains, qui ne se targuent pas d’être des relations de voyage. L’Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-1735) par exemple raconte une tempête en insistant ostensiblement sur le second degré de la réécriture autorisé par la fiction :

à peine fûmes-nous hors du golfe d’Alicante, qu’il survint une bourrasque effroyable. J’aurais, dans cet endroit de mon récit, une occasion de vous faire une bonne description de tempête, de peindre l’air tout en feu, de faire gronder la foudre, siffler les vents, soulever les flots, et cætera ; mais laissant à part toutes ces fleurs de rhétorique, je vous dirai que l’orage fut violent, et nous obligea de relâcher à la pointe de l’île de Cabrera. C’est une île déserte […]. Nous ne quittâmes qu’à regret un lieu si agréable […]66.

86Diderot reprend les mêmes poncifs dans Les Bijoux indiscrets (1748) :

À peine avions-nous passé le détroit de Gibraltar, qu’il s’éleva une tempête furieuse. Je ne manquerais pas, madame, de faire siffler les vents à vos oreilles, et gronder la foudre sur votre tête, d’enflammer le ciel d’éclairs, de soulever les flots jusqu’aux nues, et de vous décrire la tempête la plus effrayante que vous ayez jamais rencontrée dans aucun roman si je ne vous faisais une histoire ; je vous dirais seulement que le capitaine fut forcé, par les cris des matelots, de quitter sa chambre […]67.

87L’écho de ces descriptions convenues des tempêtes en mer est sensible mais Rousseau, qui entend malgré tout se rapprocher du récit réel qu’il feint de suivre, se montre beaucoup plus laconique :

J’entends le signal et les cris des matelots ; je vois fraîchir le vent et déployer les voiles. Il faut monter à bord, il faut partir. Mer vaste, mer immense, qui dois peut-être m’engloutir dans ton sein, puissé-je retrouver sur tes flots le calme qui fuit mon cœur agité. (III, 26)

88Cette thématique du départ aura bien sûr d’autres échos encore, dans la veine de la « brise marine »68.

89Pour Alexandre Duquaire,

Le retour à la France comme cadre du récit consacre celui d’une formule éprouvée, dont l’absence d’horizons lointains signale le renouveau. Le romanesque est désormais le prétexte d’une anthropologie sociale et morale, que complètent les Voyages du capitaine Robert Lade. Ouverts sur tous les océans, ils offrent à l’écrivain la possibilité de connaître l’homme partout où il existe, et de le représenter dans sa diversité géographique, pendant que les Mémoires d’un honnête homme et le Monde moral, qui se partagent entre Paris et la province, décrivent en détail les mœurs d’une société et de ses habitants69.

90La transformation que Rousseau fait subir au voyage d’Anson vise à insérer un sens à un voyage qui n’est ni de découverte, ni de commerce, comme il le fait dire à Saint-Preux : « Les romans sont peut-être la dernière instruction qu’il reste à donner à un peuple assez corrompu pour que tout autre lui soit inutile » (II, 21).

Retour sur le voyage

91« Les propositions mathématiques sont reçues comme vraies parce que personne n’a intérêt qu’elles soient fausses70 », écrit Montesquieu. Il n’en va pas de même ni pour les relations de voyage ni pour les romans. La Nouvelle Héloïse fonctionne par échos : lettres et réponses, allers et retours, répliques du Voyage d’Anson dans le voyage de Saint-Preux, parallèle appuyé entre l’île de Tinian et l’Élysée de Clarens… La disparition dans les eaux pour échapper à son destin passe de livre en livre : en s’engageant, Saint-Preux a la certitude qu’il va en finir sans attenter directement à sa vie – se noyer sans doute, comme le fera Julie contre toute attente. Julie pensait d’abord son amant noyé ; puis lors de la promenade en barque sur le lac, Saint-Preux, qui a miraculeusement échappé à tous les périls de la navigation, résiste à la tentation de se précipiter dans les eaux avec Julie, pour en finir. Il leur restera encore une tempête à affronter sur le lac. « Bientôt les ondes devinrent terribles » (IV, 17) : il croit alors voir se noyer Julie, préfiguration de la noyade qu’elle s’inflige (certes pour sauver son fils), en sautant depuis la digue – geste final qu’il ne voit pas mais qu’il aura eu le temps d’imaginer.

Mais quelles agitations diverses vous avez fait éprouver à mon cœur ! Celles du lac de Genève ne ressemblent pas plus aux flots du vaste Océan. L’un n’a que des ondes vives et courtes dont le perpétuel tranchant agite, émeut, submerge quelquefois, sans jamais former de longs cours. Mais sur la mer, tranquille en apparence, on se sent élevé, porté doucement et loin par un flot lent et presque insensible ; on croit ne pas sortir de la place, et l’on arrive au bout du monde. (VI, 7)

92Entre l’Océan et le lac, la relation de voyage et la fiction, se jouent des renvois et des emprunts intertextuels et génériques. Rousseau lui-même, sur le lac de Bienne en 1765, devait se laisser aller à « mille rêveries confuses mais délicieuses71 » sur l’île Saint-Pierre.

Ce beau bassin d’une forme presque ronde enferme en son milieu deux petites îles, l’une habitée et cultivée, d’environ demi-lieue de tour ; l’autre plus petite, déserte et en friche […].
L’occasion sans doute était belle pour un rêveur, qui, sachant se nourrir d’agréables chimères au milieu des objets les plus déplaisants, pouvait s’en rassasier à son aise en y faisant concourir tout ce qui frappait réellement ses sens. En sortant d’une longue et douce rêverie, me voyant entouré de verdure, de fleurs, d’oiseaux et laissant errer mes yeux au loin sur les romanesques rivages qui bordaient une vaste étendue d’eau claire et cristalline, j’assimilais à mes fictions tous ces aimables objets, et me trouvant enfin ramené par degrés à moi-même et à ce qui m’entourait, je ne pouvais marquer le point de séparation des fictions aux réalités ; tant tout concourait également à me rendre chère la vie recueillie et solitaire que je menais dans ce beau séjour. Que ne peut-elle renaître encore ! Que ne puis-je aller finir mes jours dans cette île chérie sans en ressortir jamais […]72 !

93Rousseau s’insère dans la longue histoire des voyages, comme il introduit inversement dans son œuvre le voyage d’Anson, en tant que lecteur de Robinson Crusoé et surtout des œuvres de l’abbé Prévost : les escales de Juan Fernandez, trop connue par la réécriture de Defoe, et de Tinian sont mises en exergue dans l’ensemble du voyage de Saint-Preux, au point d’en tenir finalement lieu et rester seules dans sa mémoire. Le choix de Tinian, particulièrement, lui permet de passer du récit d’Anson au roman, et de se glisser opportunément dans une lacune des Voyages de Robert Lade. Après tout, l’île de Tinian est bien l’une des « îles des Larrons »…

Notes de bas de page numériques

1 Michel Butor, « La critique et l’invention », Répertoire III, Paris, Les Éditions de minuit, 1968, p. 7-20, ici p. 7.

2 Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation [1762], IX, « Des voyages », éd. Michel Launay, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1991, p. 590.

3 Rousseau, Les Confessions, IX : « Voltaire a publié cette réponse qu’il m’avait promise, mais qu’il ne m’a pas envoyée. Elle n’est autre que le roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne l’ai pas lu. »

4 Rousseau, Émile ou de l’éducation [1762], IX, « Des voyages », p. 591.

5 Gilbert Chinard, L’Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au XVIIe et XVIIIe siècle [1913], Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 351.

6 Lettre de Chapelain citée par Jacques Chupeau, « Les récits de voyage aux lisières du roman », Revue d’histoire littéraire de la France, mai-août 1977, n° 3-4, p. 536-553, ici p. 539.

7 Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’Évolution de l’humanité », 1995 [1ère éd. Maspéro, 1971, sans notes], p. 15-16.

8 Voir le chapitre IX : « Récits de voyages » dans l’Histoire des traductions en langue française (HTLF), XVIIe-XVIIIe siècle, sous la dir. d’Yves Chevrel, Annie Cointre, Yen-Mai Tran-Gervat, Verdier, 2014, p. 723-768.

9 « The Editor believes the thing to be a just History of Fact; neither is there any Appearance of Fiction in it: And however thinks , because all such things are dispatch’d, that the Improvement of it, as well as the Diversion, as to the Instruction* of the Reader, will be the same; and as such he thinks, without farther Compliment to the World, he does them a great Service in the Publication. » [Daniel DeFoe], Robinson Crusoe, London, W. Taylor, 1719, fac-similé http://www.pierre-marteau.com/editions/1719-robinson-crusoe.html, (cons. 10 déc. 2021), traduction Petrus Borel [1835], Pocket, 1988, p. 3.

10 Daniel Mornet, « Les enseignements des bibliothèques privées (1750-1780) », Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1910, XVII, p. 449-496, ici p. 466.

11 Oronoko, ou Le Prince nègre, traduit de l’anglois de Mme Behn par P. A. de La Place, Amsterdam, aux dépens de la Compagnie, 1745.

12 Jean-François Perrin, Frédéric Calas, Agnès Steuckardt, Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Neuilly, Atlande, 2021, p. 106.

13 Laurent Versini : « Variété des fonctions de la lettre, variété des tons et des styles : Rousseau adopte la polyphonie de Richardson ou de Montesquieu ; s’il réduit le nombre des correspondants en comparaison de Clarisse, l’écriture suffit à les individualiser : bavardage enfantin d’Henriette dans une unique lettre dont Jean-Jacques était très fier (V, lettre XIV), langage campagnard de Fanchon, éloquence bouillante d’Edouard, badinage rieur et primesautier de Claire, sérieux posé et raisonneur du philosophe Wolmar, sensibilité un peu passive de Saint-Preux, lyrisme tragique, exalté ou recueilli et discours raisonneurs de Julie. » « Le roman épistolaire symphonique et total : La Nouvelle Héloïse », chapitre V, dans Le Roman épistolaire, Paris, PUF, 1979, p. 84-99, https://www-cairn-info.proxy.unice.fr/le-roman-epistolaire--9782130359869-page-84.htm, cons. 21 déc. 2021, ici p. 90, §10.

14 Pierre-Jean Dufief, « Présentation », dans La lettre de voyage, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2007, en ligne https://books.openedition.org/pur/39293 § 3 (cons. 15 déc. 2021).

15 Pierre-Jean Dufief, « Présentation », dans La lettre de voyage, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2007, en ligne https://books.openedition.org/pur/39293 § 4 (cons. 15 déc. 2021).

16 Ou « Seconde Préface », coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 20.

17 Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Gallimard, « Folio », 1972, p. 133.

18 Laurent Versini, Le Roman épistolaire, chap V, en ligne https://www-cairn-info.proxy.unice.fr/le-roman-epistolaire--9782130359869-page-84.htm#re21no21, (cons. 21 déc. 2021), « les anciens « solitaires » sont absorbés par la société idéale de Clarens. Mais, si Julie n’écrit presque plus, elle est toujours le centre d’où son rayonnement s’étend sur toutes les “belles âmes” » §14.

19 Michel Butor, « L’île au bout du monde », dans Répertoire III, Paris, Les Éditions de minuit, 1968, p. 59-101, ici p. 79.

20 François Van Laere, Une lecture du temps dans La Nouvelle Héloïse, Neuchâtel, La Baconnière, coll. « Langages », 1968, p. 81.

21 Jean Rousset, Forme et signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1962, p. 90.

22 Michèle Duchet a démontré que les philosophes qui avaient étudié dans les collèges jésuites étaient particulièrement au fait des voyages, grâce à la lecture faite aux jeunes gens des lettres « » édifiantes et curieuses » que les missionnaires devaient expédier aux supérieurs de leur ordre.

23 Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, [1754-1755], éd. Jean Starobinski, Œuvres complètes, t. III, Du Contrat social, Écrits politiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, note X. Également à consulter en ligne : https://www.rousseauonline.ch/Text/discours-sur-l-origine-et-les-fondemens-de-l-inegalite-parmi-les-hommes.php#heading_id_18 (cons. 15 déc. 2021).

24 Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, note X. Sur ce point, on nous permettra de renvoyer à notre article « De l’usage des notes dans le Discours sur l’inégalité de Rousseau : récits de voyages et ethnographie », Loxias n° 27, 15 décembre 2009, http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=3169 (cons. 15 nov. 2021).

25 « Aventure. Risque de mer. D’où le nom donné aux prêts effectués par des armateurs prêteurs à des affréteurs : le prêt “à la grosse aventure” ». Michel Vergé-Franceschi (dir.), Dictionnaire d’histoire maritime, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins », 2002, t. 1, p. 147.

26 Laurent Versini, Le Roman épistolaire, chap. V, en ligne https://www-cairn-info.proxy.unice.fr/le-roman-epistolaire--9782130359869-page-84.htm#re21no21, (cons. 21 déc. 2021), § 11. Dans un passage qui doit sans doute à J. Rousset, il souligne le fait que « le lecteur voit se raréfier, dans la deuxième moitié de l’Héloïse, la correspondance entre Julie et Saint-Preux. Les amants dont l’amour est devenu un amour interdit n’ont plus que des relations indirectes par personnes interposées — Edouard, Claire, Wolmar — , et s’intègrent dans un groupe » §14.

27 Rousseau, Les Confessions, livre IX (rédigé en 1769-1770).

28 Rousseau, Correspondance générale, éd. Théophile Dufour, t. 3, [1757-1758], Paris, Armand Colin, 1925, t. 3, p. 37.

29 Rousseau, « Lettre sur l’amitié », Correspondance générale, t. 3, p. 42-49, ici p. 49.

30 D. Mornet utilise la version revue par l’abbé Gua de Malves, publiée en 1750, en 4 vol. in-12 (son édition, p. 142). Gua de Malves était mathématicien, géomètre, économiste politique, et titulaire de la chaire de philosophie au Collège de France entre 1742 et 1749.

31 https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb15511576s (cons. 8 déc.2021).

32 George Anson, Voyage autour du monde 1740-1744, rédigé par Richard Walter, version intégrale à partir de la traduction d’Élie de Joncourt (orthographe modernisée), présentée par Hubert Michéa, Paris, Utz, 1992, préface, p. 13. Nous ne citerons pas l’édition originale en anglais, mais la version française d’époque, du fait que c’est celle que Rousseau a consultée, outre celle de l’Histoire générale des voyages de Prévost, § IX, Voyage de Georges Anson autour du Monde, par le Sud-Ouest, suivi de § X, Observations critiques sur les Chinois, dans Histoire générale des voyages, t. XI, Livre II, 1753, p. 115-198 [en ligne sur gallica].

33 Anson, Voyage autour du monde, livre I, chap. 1er, éd. Michéa, p. 27.

34 Anson, Voyage autour du monde, livre I, chap. 10, éd. Michéa, p. 108.

35 Anson, Voyage autour du monde, livre II, chap. 1, éd. Michéa, p. 111.

36 Anson, Voyage autour du monde, livre II, chap. 1, éd. Michéa, p. 118-119.

37 Voir sur ce point notre édition du Journal de bord d’Etienne Marchand. Le voyage du Solide autour du monde (1790-1792), Paris, CTHS, 2005, 2 vol., t. 1, p. 68-77. Des mesures préventives systématiques seront adoptées par la Royal Navy après le constat de l’expédition d’Anson, la consommation de jus de citron, reconnue comme efficace, ayant été rendue obligatoire à partir de 1795, de façon empirique. Grâce à des mesures adaptées, le capitaine Marchand n’a eu, en plus de 18 mois de croisière (décembre 1790-août 1792), aucun mort du scorbut à déplorer sur 50 hommes de l’équipage, ce qui fait de cette expédition un exemple du genre.

38 L’acclimatation du fruit à pain dans les colonies antillaises, dans le but de nourrir les esclaves, fut à l’origine de l’expédition du capitaine Bligh, parti vers Tahiti en 1787 avec mission d’y récolter des plants. Le capitaine, peu apprécié de ses équipages, eut à faire face à plusieurs mutineries, dont le célèbre épisode de la Bounty et l’installation du mutin Fletcher Christian à Pitcairn en 1789.

39 Anson, Voyage autour du monde, livre III, chap. 2, éd. Michéa, p. 258-261.

40 M. Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, éd. cit, p. 60.

41 Rousseau, mort en 1778, ne parle nulle part semble-t-il de ces expéditions autour du monde, alors que le Voyage autour du monde de Bougainville est paru en 1771 et que la publication a manifestement fait grand bruit, le Tahitien Aotourou ayant été accueilli à la cour. Diderot s’est emparé de cet épisode avec le succès que l’on sait, le Supplément au voyage de Bougainville, conçu dès 1772 dans l’effervescence de l’actualité, ayant été écrit en 1779 (mais publié en 1796 soit 12 ans après la mort de son auteur). Bricaire de la Dixmérie avait donné sa lettre Le Sauvage de Taïti aux Français dès 1770.

42 Anson, Voyage autour du monde, livre III, chap. 5, éd. Michéa, p. 285.

43 Anson, Voyage autour du monde, Préface, éd. Michéa, p. 23.

44 Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, note X.

45 L’Encyclopédie, 1ère édition, 1751, t. 16, p. 337. https://fr.wikisource.org/wiki/L’Encyclopédie/1re_édition/TINIAN. (cons. 15 déc. 2021).

46 Marchand l’aperçoit le 5 novembre 1791 (Journal du Solide, éd. du CTHS, t. 1, p. 454-456). Byron avait projeté une escale à Tinian sr la foi du récit d’Anson, du 31 juillet au 30 septembre 1765. Il en est fort déçu, n’y trouvant pas les ressources vantées, mais une chaleur suffocante et des pluies continuelles, ajoutées à quantité d’insectes, donnèrent des fièvres mortelles aux convalescents du scorbut.

47 Anson, Voyage autour du monde, Livre III, chap. 10, éd. Michéa, p. 340. On retrouve exactement les mêmes griefs à l’encontre des Chinois dans le voyage de Marchand (Journal du Solide, éd. du CTHS, t. 1, p 466-483). D’un côté les philosophes choisissent la Chine comme modèle sociétal, de l’autre les marins ont affaire à des commerçants peu scrupuleux et un système très incommode.

48 Anson, Voyage autour du monde, Livre III, chap. 10, éd. Michéa, p. 340.

49 Anson, Voyage autour du monde, Livre III, chap. 10, éd. Michéa, p. 340.

50 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, éd. de Mornet, t. III, p. 142-147, ici p. 147.

51 D. Mornet, La Nouvelle Héloïse, éd. cit., p. 143.

52 Anson, Voyage autour du monde, Livre II, chap. 1, éd. Michéa, p. 119. Cet essai de plantation est devenu classique pour ménager des comptoirs de ravitaillement, cependant qu’on s’essayait à l’acclimatation de plantes rapportées du bout du monde.

53 Ce thème, souligné par le texte même, a été traité par exemple par Michel Butor, « L’île au bout du monde », dans Répertoire III, op. cit., p. 59-101 ; Christopher Thacker, « ’O Tinian ! O Juan-Fernandez!’: Rousseau’s ‘Elysée’ and Anson’s Desert Islands », Garden History, Summer, 1977, vol. 5, No. 2 (Summer, 1977), p. 41-47, https://www.jstor.org/stable/1586589. (cons. 21 déc. 2021) ; Pierre Fortassier, « Tinian, Juan Fernandez et l’Élysée de Julie », dans Lettres et réalités : mélanges de littérature générale et de critique romanesque offerts au professeur Henri Coulet par ses amis, Aix-en Provence, Publications de l’Université de Provence, 1988, p. 71-95 ; Jean-Marie Roulin, « De Tinian à Clarens, les enjeux du retour de Saint-Preux », RHLF, avril-juin 2010, n° 2, Presses Universitaires de France, p. 259-274, https://www.jstor.org/stable/40927369 (cons. 21 déc. 2021).

54 Anson, Voyage autour du monde, Livre III, chap. 2, éd. Michéa, p. 265.

55 Voir par exemple sur les jardins Catherine Cusset, « Cythère et l’Élysée : jardin et plaisir de Watteau à Rousseau », Dalhousie French Studies, Winter 1994, vol. 29, Jardins et châteaux (Winter 1994), p. 65-84, https://www.jstor.org/stable/40838173.( cons. 15 nov. 2021).

56 Nathalie Ferrand, « Un voyage au long cours dans l’écriture de Rousseau. Analyse génétique d’une lettre de Julie, ou La nouvelle Héloïse (IV, 3) », Genesis, nov. 2015, n° 41, p. 168 ; mis en ligne le 03 mai 2017, http://journals.openedition.org/genesis/1560 (cons. 16 mai 2019).

57 Jacques Berchtold, « Le tour du monde de Saint-Preux : désillusion du visionnaire et saccage du romanesque dans La nouvelle Héloïse », Études françaises, vol. 42, n° 1, 2006, p. 127-140. erudit.org. https://doi.org/10.7202/012927ar (cons. 8 déc. 2021), ici p. 135.

58 Anson, Voyage autour du monde, Livre III, chap. 10, éd. Michéa, p. 343 (dernière page).

59 Richard Walter, Voyage Round the World…, p. 416.

60 Prévost, Voyage de Georges Anson autour du Monde…, p. 195.

61 Anson, Voyage autour du monde, Livre III, chap. 10, éd. Michéa, p. 343 (dernière page), (nous soulignons).

62 Prévost, Voyage de Georges Anson autour du Monde…, p. 195.

63 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 29.

64 Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, éd. cit., p. 88.

65 Prévost, Voyages du capitaine Robert Lade en différentes parties de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique, contenant l’Histoire de sa fortune, & les Observations sur les Colonies & le Commerce des Espagnols, des Anglois, des Hollandois, &c. ouvrage traduit de l’anglais [par l’Abbé Prévost], Paris, Didot, 1744, 2 t., ici t. 1, p. 272.

66 Alain-René Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane (éd. Roger Laufer), Paris, Flammarion, coll. « GF », 1977, p. 263 (Livre V, chapitre I, « Histoire de don Raphaël »).

67 Denis Diderot, Les Bijoux indiscrets, chapitre XLIV, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2004, p. 168.

68 « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres./ Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres/ D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !/ Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux/ Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe/ Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe/ Sur le vide papier que la blancheur défend/ Et ni la jeune femme allaitant son enfant./ Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,/ Lève l’ancre pour une exotique nature ! // Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,/ Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !/ Et, peut-être, les mâts, invitant les orages,/ Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages/ Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots…/ Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots ! » Stéphane Mallarmé, Vers et Prose, 1893.

69 Alexandre Duquaire, Les Illusions perdues du roman. L’abbé Prévost à l’épreuve du romanesque, Amsterdam/New York, Rodopi, coll. « Faux titre », 2006, p. 116.

70 Pensée n° 270, éd. Masson t. II, p. 218, cité par Françoise Weil, « Vérité et fiction au XVIIIe siècle », dans Lettres et réalités : mélanges de littérature générale et de critique romanesque offerts au professeur Henri Coulet par ses amis, Aix-en Provence, Publications de l’Université de Provence, 1988, p. 431-438, ici p. 434.

71 Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, éd. cit., p. 98.

72 Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, éd. cit., p. 94, 103-104.

Bibliographie

Corpus

ROUSSEAU Jean-Jacques,

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Julie ou la Nouvelle Héloïse, édition d’Érik Leborgne et Florence Lotterie, Paris, Flammarion, coll. « GF », n° 1603, 2018

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Rousseau Jean-Jacques, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, [1754-1755], éd. Jean Starobinski, Œuvres complètes, t. III, Du Contrat social, Écrits politiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1954

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ROUSSEAU Jean-Jacques, Correspondance générale, éd. Théophile Dufour, t. 3, [1757-1758], Paris, Armand Colin, 1925

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[JONCOURT Élie de], Voyage autour du monde, fait dans les années MDCCXL, I, II, III, IV par George Anson, présentement Lord Anson, commandant en chef d’une escadre envoyée par sa majesté britannique dans la Mer du Sud, Tiré des journaux & autres papiers de ce Seigneur, et publié par Richard Walter, maître es arts & chapelain du Centurion dans cette expédition. Orné de cartes & de figures en taille douce. Traduit de l’anglois, À Amsterdam et à Leipzig, chez Arkstée & Merkus, MDCCXLIX [en ligne sur wikisource]

ANSON George, Voyage autour du monde 1740-1744, version intégrale à partir de la traduction d’Élie de Joncourt (orthographe modernisée), présentée par Hubert Michéa, Paris, Utz, 1992

PRÉVOST D’EXILES Antoine François, dit l’abbé Prévost, § IX, Voyage de Georges Anson autour du Monde, par le Sud-Ouest, suivi de § X, Observations critiques sur les Chinois, dans Histoire générale des voyages (15 vol. de 1746 à 1759), Paris, Didot, 1753, t. XI, Livre II, p. 115-198 [en ligne sur gallica]

Autres textes

COOKE Edward, Captain, A voyage to the South Sea, and round the world, perform’d in the years 1708, 1709, 1710, and 1711: [t. 1] containing a journal of all memorable transactions during the said voyage, the winds, currents, and variation of the compass, the taking of towns of Puna and Guayaquil, and several prizes, one of which a rich Acapulco ship: a description of the American coasts, from Tierra del Fuego in the south, to California in the north, (from the coasting-pilot, a Spanish manuscript): an historical account of all those countries from the best authors: with a new map and description of the mighty river of the Amazons: wherein an account is given of Mr. Alexander Selkirk, his manner of living and taming some wild beasts during the four years and four months he liv’d upon the uninhabited island of Juan Fernandes: illustrated with cuts and maps, London, B. Lintot and R. Gosling, A. Bettesworth and W. Innys, 1712, 2 vol. 

DEFOE Daniel, Robinson Crusoe, London, W. Taylor, 1719, fac-similé http://www.pierre-marteau.com/editions/1719-robinson-crusoe.html

MARCHAND Étienne, Journal de bord d’Etienne Marchand. Le voyage du Solide autour du monde (1790-1792), édition établie et présentée par Odile Gannier et Cécile Picquoin, Paris, éditions du CTHS (Comité des Travaux Historiques et Scientifiques), 2005, 2 vol., 600+220 pages, ill.

PRÉVOST D’EXILES Antoine François, dit l’abbé Prévost, Voyages du capitaine Robert Lade en différentes parties de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique, contenant l’Histoire de sa fortune, & les Observations sur les Colonies & le Commerce des Espagnols, des Anglois, des Hollandois, &c. ouvrage traduit de l’anglais [par l’Abbé Prévost], Paris, Didot, 1744, 2 t.

WOODES ROGERS, Voyage de Woodes Rogers aux Indes Orientales par le Sud-Ouest, dans PRÉVOST D’EXILES Antoine François, Histoire générale des voyages, Paris, Didot, 1753, t. XI, Livre I, § VI, p. 63-91

Études

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Pour citer cet article

Odile Gannier, « Le voyage d’Anson et l’imaginaire géographique dans La Nouvelle Héloïse : expérience et savoirs du monde », paru dans Loxias, 75., mis en ligne le 15 décembre 2021, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.lefigaro.fr/flash-eco/2015/06/02/index.html?id=9858.


Auteurs

Odile Gannier

Odile Gannier est professeur de littérature générale et comparée à l’Université Côte d’Azur, laboratoire CTEL. Elle travaille en particulier sur la littérature de voyage et sur la littérature de mer, ayant publié de nombreux articles et ouvrages (La Littérature de voyage, 2001, rééd. 2016) ; Le roman maritime, PUPS, 2011) ; ainsi que l’édition du voyage autour du monde fait par Marchand : Journal de bord d’Etienne Marchand. Le voyage du Solide autour du monde (1790-1792), CTHS, 2005.

Université Côte d'Azur, CTEL