Loxias | 73. Lazare et le Mauvais riche. Regards croisés sur les réceptions d'une parabole | I. Lazare et le Mauvais riche. Regards croisés sur les réceptions d'une parabole | 2. Recherches créatives: -- propositions de traduction ou remise en scène de l'Histoire et tragedie du Mauvais riche, extraicte de la saincte Escriture, et representee par dix huict personnages (Master 1, 2020-2021) 

Laure Sauret  : 

(Re)mise en scène d’une pièce sortie du répertoire : une aventure créative

Résumé

Le travail proposé constitue une proposition de remise en scène d’un texte ancien : L’Histoire et Tragedie du Mauvais Riche, mené dans le cadre d’un séminaire de Dramaturgies et Mises en scène / Littérature et Théâtre codirigé par Mesdames Brigitte Joinnault et Stéphanie Le Briz. Le projet initié par Laure Sauret s’appuie sur la volonté de contribuer à réparer l’injustice de l’oubli des pratiques théâtrales du Moyen Âge en proposant une adaptation du texte en extérieur, dans un espace public emblématique de sa ville de résidence : la Place Masséna à Nice. Elle a souhaité prolonger l’exposition de vies parallèles présente dans le texte original par l’expérimentation d’une esthétique de montage. La présentation écrite du projet développe les différentes phases de ce processus créatif, qui passe par une déconstruction du texte, des enjeux et des personnages durant le travail de répétition, pour aller vers une recomposition au plus près de la version initiale du texte lors de la représentation de celui-ci. L’espace scénique est abordé comme un terrain de jeu pour les acteurs : alors qu’ils n’ont pas de rôles fixes et qu’ils jouent à la répétition des fragments de la pièce, les acteurs ont finalement pour objectif de dérouler l’ensemble de la fable dans l’ordre chronologique. Le spectacle propose une version permettant d’en voir tout ou partie sans perte de sens. Enfin, cette proposition de remise en scène met en jeu une dimension d’esthétique plastique faisant écho à certaines pratiques scéniques du Moyen Âge, en proposant la réalisation d’une fresque chronologique en direct, retraçant l’ensemble des micro-histoires proposées dans la pièce.

Abstract

This paper deals with a proposition to re-stage a medieval play: L’Histoire et Tragedie du Mauvais Riche. This proposal has been conceived after a Dramaturgy and Staging / Literature and Theatre seminar codirected by Mrs Brigitte Joinnault and Mrs Stéphanie Le Briz. The project initiated by Laure Sauret is based on the will to contribute to redress the injustice of forgetting Middle Ages’ theatrical practices. As a result, an outdoor adaptation of the text has been proposed, in an emblematic public space of the city where she lives: the “Place Masséna” in Nice. She wished to extend the exhibition of parallel lives present in the original text, by approaching it through a montage aesthetic. The paper develops different phases of this creative process which goes through a deconstruction of the text, of the issues and the characters during the repetitions. This process aims at going towards a re-composition – to the closest – of the initial version of the text for its representation. The performance proposes a version that allows to see all or part of the play, without any loss of meaning. At last, this re-staging proposal offers an iconographic dimension which echoes Middle Ages performances by proposing the realization of a chronological fresco, live, that retraces all the micro-stories offered in the play.

Index

Mots-clés : (re)mise en scène , esthétique de montage, injouabilité, jeu moral, Lazare, Mauvais riche

Géographique : France

Chronologique : XVIe siècle

Plan

Texte intégral

Injouabilité et oubli

1Comme d’autres textes théâtraux de l’époque médiévale, L’Histoire et Tragedie du Mauvais Riche (datation probable début du XVIe siècle) pourrait de prime abord être considérée comme injouable aujourd’hui. Ce défi a éveillé mon désir créateur. Cette notion réversible d’injouabilité s’explique par de multiples facteurs, comme le fait que l’époque médiévale, en ce qui concerne les pratiques théâtrales en tout cas, semble boudée par les manuels scolaires et les institutions : les textes, dont les auteurs sont souvent inconnus, sont assez rarement édités pour le grand public, et encore plus rarement joués. Cela les rend presque invisibles dans le paysage théâtral contemporain. De cette invisibilité découle une méconnaissance, et comme souvent dans ce cas, une forme de rejet. Cependant l’injouabilité supposée peut également apparaître comme un atout pour la création scénique contemporaine, désireuse de se confronter à des textes qui provoquent son inventivité. En effet ce jeu moral peut paraître très difficile d'accès aujourd'hui, notamment parce que l’état de la langue, les thématiques et sujets abordés sont profondément ancrés dans une époque et un système de valeurs différents des nôtres. Mais ce sont justement ces difficultés qui me paraissent riches et porteuses de potentialités. Prise comme un matériau pour la scène, L’Histoire et Tragedie du Mauvais Riche semble offrir une grande liberté expressive. Je trouve également assez impressionnant que cette pièce soit victime d’une des thématiques qu’elle aborde : celle de l’injustice de l’oubli, des inégalités. Une double motivation fonde ainsi mon désir de (re)mise en scène : réagir à cette injustice de l’oubli du répertoire médiéval, et aborder une pièce dont la principale thématique, le rapport entre les riches et les pauvres, me semble relativement intemporelle. Il s’agit d’un sujet récurrent de conflit, dont la compréhension est aidée par le processus de représentation. De plus, si une chose existe ou a existé dans la vie, elle doit et se doit, à mon sens, de trouver une place au théâtre. C’est dans cette ambition, ne pas céder à l’idée d’injouabilité et réparer l’oubli dont souffre cette période, que j’ai développé ce projet, alliant étapes de recherche et processus de création.

Mise en tension de l’art et de l’histoire – phénomène d’interdépendance

2À la première lecture de ce texte du XVIe siècle, de nombreux éléments ont attiré mon attention dans la perspective d’une (re)mise en scène : le rythme tout d’abord, créé par l’écriture en vers et en moyen français, et renforcé visuellement par la mise en page de l’édition à venir sur laquelle nous avons travaillé ; puis les thématiques abordées, le texte soulevant de nombreuses questions qui restent d’actualité mais qui peuvent également être en décalage avec nos modes de fonctionnement et de pensée actuels. La tension entre ressemblances thématiques et dissemblances contextuelles engendre de multiples interrogations : peut-on parler aujourd’hui de cette façon des relations entre les différentes classes sociales ? Comment les notions religieuses de partage et de charité, la mise en exergue de la loi du talion, peuvent-elles être perçues dans une société laïque où la présence de la religion n’est plus la même ?

3Ce texte est l’adaptation d’une parabole biblique qui avait pour objectif de montrer le comportement à adopter pour gagner la grâce de Dieu. Or les historiens médiévistes décrivent une société où, après le concile de Latran IV en 1215, l’on invitait chaque fidèle à considérer le salut de son âme comme son affaire personnelle, avec toutefois encore un fort encadrement ecclésial. Les paradigmes de l’époque médiévale reposaient sur l’idée que l’état et le sort des hommes dépendaient de leurs bonnes et mauvaises actions : si une personne était nantie en ce monde, c’est qu’elle avait dû faire quelque chose de bon, et si une personne était démunie en ce monde, c’est qu’elle avait dû faire quelque chose de mal ; dans l’au-delà, ces positions pouvaient s’inverser, le riche ayant déjà obtenu sa récompense sur terre, et le pauvre y ayant déjà été puni. La parabole n’était toutefois pas souvent lue ainsi : plusieurs clauses permettaient de ne pas trop exiger des puissants et de contenir les humbles. Premièrement, tandis que la pauvreté « choisie » des clercs et des moines était louée, il existait une forme de méfiance envers les pauvres économiques n’ayant pas choisi de l’être, et dont on craignait et réprimait les révoltes. Secondement, le discours tenu par l’Église tentait d’atténuer les souffrances liées au dénuement en le valorisant comme moyen de sauver son âme, grâce à la patience dont les pauvres économiques devaient faire preuve. C’est ainsi que dans la pièce, Lazare est érigé en modèle à suivre. En parallèle, l’Église appelait tout de même les riches à faire preuve de charité envers les pauvres, mais faire l’aumône devenait pour eux le moyen de sauver leur âme – autrement dit d’être les grands gagnants, dans une perspective spirituelle, puisque de menus dons pouvaient leur assurer une félicité éternelle. En ce sens, la fable ici présentée condamne le comportement d’un Mauvais riche qui, ayant refusé de faire l’aumône, en est puni lorsque son âme n’est pas sauvée par Abraham. Mais la pièce ne présente pas de dénonciation de l’ordre social inégalitaire, comme nous pourrions l’attendre aujourd’hui : elle expose plutôt le chemin à suivre par chacun, selon son état. De plus, le système de fonctionnement entre les riches et les pauvres instaure une forme d’interdépendance entre les deux statuts : l’un et l’autre ont besoin de leur opposé ; le riche doit donner à des pauvres pour faire la preuve de sa charité, le pauvre doit quant à lui accepter sa situation avec patience, c’est-à-dire ne pas venir perturber le riche dans ses activités, sachant qu’il a besoin de la charité du riche pour continuer à vivre…

4La présentation d’un tel paradigme est très cynique, voire révoltante pour nos conceptions actuelles. Dans l’intervalle, l’idée d’une interdépendance entre riches et pauvres semble avoir opéré un glissement : à l’heure actuelle, les pauvres pensent qu’ils le sont parce que les riches sont trop riches, tandis que les riches pensent qu’ils ne peuvent pas être plus riches à cause des pauvres. De fait, le lien nécessaire unissant l’un et l’autre n’est plus aussi apparent qu’il l’était à l’époque médiévale, mais il existe tout de même, car chacun considère non pas son état en tant que tel, mais en comparaison avec celui de l’autre, dans une dynamique de cause à effet, dans une relation de victime et bourreau. Cette différence rend évidente l’importance de s’interroger sur la raison et les modalités d’une (re)mise en scène contemporaine. L’idée d’acceptation de son état est-elle accessible pour nos conceptions ? Comment rendre compréhensible l’interdépendance des riches et des pauvres telle qu’elle est présentée dans le texte, sans engendrer une forme de révolte ? Faut-il au contraire dénoncer ce fonctionnement pour provoquer une réaction face à ces inégalités ?

5L’Histoire et Tragedie du Mauvais Riche présente une fable avec une linéarité narrative claire, les événements sont présentés dans l’ordre chronologique, avec un point de vue omniscient. L’histoire est présentée de manière relativement schématique et abordée à travers le prisme des valeurs catholiques de l’époque. Cela semble très éloigné des formes théâtrales que nous connaissons le mieux pour les avoir étudiées depuis le plus jeune âge, ou jouées dans les écoles de théâtre et les conservatoires, qu’il s’agisse des classiques, des écritures contemporaines, ou des esthétiques que Lehmann qualifie de « post-dramatiques1 ». Sur le fond cependant, l’exposition des inégalités sociales et le développement d’une réflexion à ce sujet pourrait tout à fait s’apparenter à des thématiques abordées dans les dramaturgies qui nous sont plus familières. Cette rencontre entre une thématique connue et une forme inhabituelle crée un sentiment de tension entre le fond et la forme, le sujet et l’objet théâtral.

6Plutôt que de m’attacher à reconstituer certains aspects formels des représentations médiévales (espace scénique, codes de jeu, état de la langue), j’ai choisi de proposer une interprétation contemporaine du texte, pris comme matériel de base pour parler de la société actuelle et transmettre un message fort. Les travaux de recherche et d’analyse réalisés en amont de la phase de création me servent de nourriture pour le processus créatif, mais ne sont pas le sujet principal de mon travail. Mon objectif est de me servir du passé pour aller vers l’avenir, en considérant le contexte de production du texte comme source d’inspiration : par exemple l’idée d’un théâtre « sur tréteaux », qui intervient dans l’espace public, a profondément nourri et influencé mon projet de (re)mise en scène. Aussi, j’ai choisi de travailler le texte sous forme de fragments, en en proposant un découpage particulier. Cela permet d’instaurer une distance avec les thématiques globales relevant de la pensée religieuse, au profit des micro-thématiques développées dans chacun des passages de la pièce. L’objectif n’est pas de travailler le texte dans le désordre (même si ce travail rendrait cette éventualité tout à fait possible et cohérente), mais plutôt de considérer chaque fragment comme une entité propre et autonome. Cette double démarche de création contemporaine et de connaissance historique instaure un rapport à l’œuvre particulier, dont la première tend à rapprocher le jeu moral de nos esthétiques contemporaines et dont le second prouve son éloignement. Il y a, une fois de plus, mise en tension : c’est sur ce fil que se développe le processus créatif.

Un dialogue structurel, les prémisses d’une esthétique de montage

7Ce texte présente une structure particulière et complexe. L’analyse met en évidence l’instauration d’un dialogue indirect, structurel, entre les riches et les pauvres, grâce à des techniques de montage ou de juxtaposition de vies parallèles. Au début du jeu, par exemple, on assiste d’abord au banquet du riche, puis on passe sans transition à une complainte du pauvre sur son état, puis on retrouve le riche et son univers de richesse dont il jouit, pour revenir ensuite sur la situation du pauvre, avant qu’il ne réclame l’aumône au personnage du Mauvais riche. J’ai décidé de prolonger scéniquement cette esthétique de montage. Ce parti pris permet d’aborder la fable sous différents angles et d’avoir la liberté de montrer différents points de vue, sans promouvoir des valeurs propres à une pensée religieuse et qui ne correspondent plus au monde d’aujourd’hui. Je souhaite au contraire me servir de cette écriture pour mettre en valeur des « fragments » de vies, dont on pourra saisir la complexité.

8En ce sens, j’ai tenté une division du texte en « micro-mouvements », c’est-à-dire en isolant et dotant d’un titre les différents événements ou situations de la pièce. Cela m’a permis d’établir un découpage en 30 tableaux, dont je propose ici le détail :

9Tableau 1 : présentation du riche et de son désir de profiter de sa richesse.

10Tableau 2 : présentation du pauvre et de sa souffrance, de son désir d’être moins pauvre.

11Tableau 3 : le riche demande qu’on lui prépare un dîner et qu’on y invite ses cinq frères.

12Tableau 4 : les serviteurs s’activent pour tout préparer.

13Tableau 5 : un des serviteurs annonce l’invitation aux cinq frères.

14Tableau 6 : on découvre trois diables venus de l’enfer.

15Tableau 7 : retour sur le pauvre qui souffre de ne rien pouvoir faire pour ne pas mourir de faim.

16Tableau 8 : le dîner commence avec tous ceux qui y sont invités.

17Tableau 9 : le pauvre est frustré de voir tout ce qui couvre la table du riche.

18Tableau 10 : le riche profite de son dîner.

19Tableau 11 : le pauvre ose entrer et demander au riche quelque chose à manger, le riche le chasse.

20Tableau 12 : le pauvre meurt et son âme est emportée par des anges.

21Tableau 13 : l’âme du pauvre est admise dans le sein d’Abraham.

22Tableau 14 : les diables critiquent le comportement du riche et promettent de le conduire en enfer.

23Tableau 15 : après son repas, le riche décide d’aller se distraire en se promenant avec ses invités.

24Tableau 16 : le riche voit le corps du pauvre et estime que ce qui lui arrive est mérité.

25Tableau 17 : les serviteurs disent qu’ils ont trouvé le riche dur avec le pauvre, mais ne se rebellent pas.

26Tableau 18 : le riche fait un malaise.

27Tableau 19 : les diables projettent d’aller aggraver le cas du riche dont l’état est mérité.

28Tableau 20 : le riche est au plus mal, tout le monde s’affaire pour essayer de trouver de l’aide.

29Tableau 21 : un serviteur cherche un médecin pour le riche, il trouve deux diables déguisés en médecin et en apothicaire.

30Tableau 22 : le riche agonise avec les diables et sa famille autour de lui, il demande un repas pour aller mieux.

31Tableau 23 : le riche boit mais ne parvient pas à manger et peste contre les soi-disant docteurs qui n’y connaissent rien.

32Tableau 24 : les diables assurent que le riche va mourir.

33Tableau 25 : le riche meurt après s’être voué aux diables.

34Tableau 26 : la dame et les cinq frères semblent souffrir de la mort du riche, mais les frères spolient bientôt la veuve.

35Tableau 27 : les serviteurs profitent de la situation pour récupérer des choses appartenant au riche.

36Tableau 28 : les diables accueillent l’âme du riche en enfer et lui promettent de la torturer sans fin.

37Tableau 29 : Abraham maintient le riche en enfer car il n’a pas été assez charitable.

38Tableau 30 : l’auteur prend la parole pour donner la morale de l’histoire.

39À partir de ce premier découpage, j’ai regroupé certains tableaux pour obtenir une organisation quinaire de la manière suivante :

40- Exposition/Situation initiale : Tableau 3 à Tableau 10

41- Élément perturbateur : Tableau 11

42- Développement/Péripéties : Tableau 12 à Tableau 23

43- Climax : Tableau 25

44- Conclusion/Situation finale : Tableau 26 à Tableau 29

45Pour les autres tableaux, qui correspondent à mon sens à des instants qui viennent rythmer la dramaturgie globale sans être essentiels au déroulement narratif, j’ai choisi de les traiter comme un prologue, des intermèdes et un épilogue. En voici la répartition :

46Prologue : Tableau 1 et Tableau 2

47Intermèdes : Tableau 6, Tableau 14, Tableau 19, Tableau 24 et Tableau 28 (= Diableries)

48Épilogue : Tableau 30

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Illustration 1

49De fait, le découpage proposé ici offre la possibilité d’aborder le texte par morceaux, voire dans le désordre, et ainsi d’approfondir le travail sur l’esthétique de montage déjà présente dans le texte source. En effet, les alternances de tableaux montrant la vie du riche et celle du pauvre traduisent déjà un goût pour l’expression parallèle de points de vue différents. La structure du texte, ainsi que les repères spatio-temporels donnés, nécessitent à mon sens, dans la perspective d’une actualisation, un grand travail de composition ou de recomposition du texte, afin d’en déceler les clés dramaturgiques et narratives, pour rendre la réalisation scénique concrète. Ce désir est né de la première lecture du texte, qui a provoqué chez moi de nombreuses images dans l’esprit, mais dont je ne voyais pas comment réussir à les réaliser corporellement. En effet, bien que la narration soit cohérente, le texte distribué, les lieux définis, il me semble que l’accès au texte nécessite un redécoupage de celui-ci, venant mettre en exergue les enjeux pouvant faire écho à nos sociétés, tout en l’ancrant dans une esthétique contemporaine en termes de codes de jeu, de scénographie et de costumes.

50C’est ce que je propose ici en imaginant le processus de création comme un travail de séquences indépendantes. Il s’agira pour chaque scène d’autonomiser et de valoriser ses enjeux propres, afin qu’elle se suffise à elle-même. Ce travail sur les instants de la pièce ainsi dissociés constituera une étape de travail intermédiaire, mais dans le spectacle l’ordre originel sera respecté afin de ne pas dénaturer le texte source. La représentation gardera finalement les traces de la déconstruction proposée pendant le travail préparatoire, notamment en termes de jeu et d’enjeux pour les acteurs. Le dispositif scénique visera à mettre en exergue la mise en écho de vies différentes et permettra de suivre la représentation dans son entièreté ou partiellement, sans perte de sens. Chaque partie sera traitée comme une entité qui sert au déroulement de la totalité, et aussi comme une anecdote de vie qui existe pour elle-même avant d’exister pour les autres, et qui pourrait être racontée isolément. Avec cette méthode, je recherche non pas à retranscrire la fable, mais plutôt à présenter les micro-histoires qui la composent, bien que je garde l’ordre chronologique intrinsèque au texte.

51Après ce premier travail de déconstruction et d’autonomisation des tableaux de la pièce, il s’agira de proposer une reconstruction cohérente, c’est-à-dire de trouver le moyen de les rejouer dans l’ordre établi par la pièce afin de les réinscrire dans la continuité initiale. Dans cette démarche, le découpage de la pièce, et le regroupement en épisodes et intermèdes permettra le développement de traitements scéniques particuliers. Par exemple, les intermèdes, menés par les diables, se joueront toujours dans l’espace public, au milieu des spectateurs ; l’entrée d’Abraham se fera toujours par le même espace en hauteur au lointain centre scène ; l’enfer et le paradis permettant l’évacuation des morts seront respectivement à jardin et à cour sur les extrémités de l’espace de jeu ; chaque coulisse symbolisera l’espace dédié à tel ou tel groupe de personnage, etc. La mise en place de ces principes de jeu, presque rituels, permettra de donner un cadre d’évolution précis aux acteurs, mais également d’accompagner les spectateurs dans la compréhension du fonctionnement global de la narration. Enfin, pour garder une lecture globale parallèle au déroulement des micro-histoires, j’aimerais mettre en place un système de dessin en direct qui proposerait une illustration en deux dimensions de chaque passage de la pièce, sous la forme d’une fresque. Située en fond de scène, une immense toile sera tendue et les acteurs – dont j’expliquerai ultérieurement la partition – viendront, lorsqu’ils ne sont pas en jeu, illustrer de gauche à droite chacun des tableaux successifs de la pièce. Ainsi, en fin de performance, le plateau vide d’acteurs se transformerait en imagier retraçant l’ensemble des moments vécus.

52Le processus envisagé part de l’analyse de la mise en dialogue des vies du riche et du pauvre d’un point de vue structurel, pour proposer une esthétique de montage, de collage où chaque entité traversée fonctionne de manière autonome. Lors de l’agencement de la représentation, les règles scéniques viennent redonner du liant à l’ensemble, dans le jeu d’abord, mais également dans le développement d’une trace visuelle et picturale, permettant la mise en écho et le rappel – à considérer comme l’opposé de l’oubli – de la représentation même à l’issue de celle-ci.

Acteurs et caractérisation des personnages

53L’Histoire et Tragedie du Mauvais Riche met en jeu 18 personnages : 15 figures masculines, 2 figures féminines, 1 figure immatérielle (l’âme d’un des personnages), à qui s’ajoutent l’auteur et deux animaux, que je ne compte pas ici, car il semble possible de les laisser hors scène. Nous ne savons pas exactement comment étaient distribués ni joués ces personnages. De plus, leur dénomination relève pour certains de leur fonction et non d’une identité propre ; le personnage du Mauvais riche n’a pas de prénom ; Lazare est le nom du pauvre, mais on le définit dans le texte comme « le pauvre nommé Lazare » parce que tout le monde connaît la parabole ; la femme du Riche n’a pas de nom propre non plus, de même pour les cinq frères et le maistre d’hotel. Les serviteurs du riche ont quant à eux des surnoms, renvoyant à leur caractère ou à leur univers professionnel : Nicette, Accordetout, Gasterot, Humebrouet ; les diables sont nommés Lucifer, Belzebuth et Satan ; et Abraham a lui aussi un nom propre. Cette distribution pose de nombreuses questions en termes de production, de dramaturgie et d’esthétique. J’ai ainsi continué le travail d’analyse et de déconstruction du matériau de base, en proposant un regroupement des personnages de la manière suivante :

54Groupe 1 : le riche,

55Groupe 2 : la famille du riche,

56Groupe 3 : les serviteurs du riche,

57Groupe 4 : le pauvre Lazare,

58Groupe 5 : les diables,

59Groupe 6 : Abraham,

60Groupe 7 : les chiens et l’auteur.

61Cela compose donc sept groupes, dont trois qui se limitent à un personnage unique mais essentiel : ces derniers apparaissent comme ceux sur qui l’intrigue repose, il s’agit des « groupes » 1, 4 et 6. Cette identification par groupe sera exposée au plateau par l’instauration d’un code vestimentaire commun pour chacun des groupes. Je souhaite garder une distribution à 18 acteurs, mais sans établir au préalable qui incarnera quel personnage dans le travail préparatoire, afin de pouvoir explorer de multiples distributions dans chacun des tableaux, qui seront nourris des propositions et fantaisies de tous. De plus, je pense que l’effet de groupe ou de troupe au plateau porte une force incroyable et la possibilité de construire des histoires et tableaux multiples. Garder une distribution nombreuse permettrait également d’avoir en parallèle des personnes en jeu tandis que d’autres continueraient à composer le dessin de la pièce en arrière-plan. En termes de costumes, je souhaite que chacun porte une base noire simple, sur laquelle il pourra greffer un élément de costume symbolisant le personnage qu’il incarne. Quand le personnage n’est pas en jeu, l’acteur retire l’élément distinctif. Avec ce principe, il sera donc possible que plusieurs acteurs jouent le même personnage à tour de rôle, mais aussi de jouer sur les échanges, si le riche devient le pauvre par exemple, et de raconter une contre-histoire, celle de la vie des acteurs avec cette pièce, en même temps que l’histoire de la pièce. J’aimerais ainsi proposer une double lecture de l’œuvre.

62Pour entrer dans ce travail, j’ai proposé, à partir du découpage en 30 tableaux, une répartition des personnages par scène, qui ne correspond pas toujours aux personnages qui ont du texte dans les scènes, mais qui permet de visualiser les membres en présence dans chacun des tableaux. Cet outil, présenté ci-dessous (Grille de présence au plateau), est un facilitateur pour la préparation d’un travail scénique, au cours duquel les tableaux sont abordés dans le désordre, et où tous les acteurs peuvent entrer dans n’importe quel rôle. Ainsi, il sera possible, en regardant la grille, de savoir quels accessoires mettre en jeu pour identifier chacun des personnages en présence. Lors de la réalisation scénique du spectacle dans l’ordre, cet outil pourra être utile, d’une part comme aide-mémoire pour suivre l’avancée des différents tableaux et d’autre part pour savoir où en est chaque personnage de sa dramaturgie individuelle (l’acteur qui l’incarne saura alors quelle a été sa dernière scène avant celle qu’il s’apprête à interpréter, etc.). Dans l’idéal, je souhaiterais que la distribution des acteurs pour chacun des tableaux soit évolutive au fil des représentations et non figée ; il y a beaucoup à découvrir lorsque la représentation ne se fixe pas. L’ensemble des règles et codes de jeu établis permettent selon moi cette liberté en termes d’interprétation. Ainsi, les partitions de chacun des acteurs seraient en perpétuelle évolution, puisqu’ils ne sauraient pas à l’avance quel personnage ils incarnent ni quand. Cela requiert une grande virtuosité de chacun d’entre eux, puisqu’ils devraient tous connaître l’intégralité du texte, et le parcours de chacune des scènes. La démultiplication des possibilités offertes par ce dispositif permet de rester dans une créativité permanente, dans un éphémère spectaculaire, mais aussi d’entrer dans une retransmission chorale du texte, en ce que tous les acteurs auraient ce même but : atteindre ensemble l’issue de la représentation en ayant accompli ensemble chacune des étapes de la représentation.

63Vous trouverez ci-dessous présenté cet outil ; les croix représentent les personnages présents dans chacun des tableaux, en noir ceux qui ont du texte, en rouge ceux qui sont présents de manière muette.

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Illustration 2 : les croix représentent les personnages présents dans chacun des tableaux, en noir ceux qui ont du texte, en rouge ceux qui sont présents de manière muette.

Défi de la langue ancienne

64L’Histoire et Tragédie du Mauvais Riche emploie un langage qui s’avère aujourd’hui un vrai défi pour l’acteur. Il y a différents types de vers, qui sont à la fois l’expression d’une rythmique propre et d’un sens porté par le rythme choisi. Par exemple l’utilisation du décasyllabe – mètre de l’épopée romane – traduit une forme de solennité, celle du pentasyllabe a une symbolique négative, les octosyllabes à rimes plates sont banals, tandis que certaines formes strophiques, comme le rondeau, ont un lien fort avec la danse... Ni mon expérience ni ma formation préalable ne me permettaient d’entrer dans un si grand degré d’analyse pour l’ensemble du texte. Il me semble cependant, dans la perspective d’une (re)mise en scène, nécessaire d’y accorder une attention rigoureuse. C’est ce qui a motivé le projet de développer ce travail de (re)mise en scène en entrant en dialogue avec un expert de cette écriture, afin de comprendre et de découvrir de nouvelles pistes d’exploration rythmique du texte. Cette exploration rythmique permettrait de l’aborder comme une forme avant d’aller chercher le contenu, le sens ou l’intelligible. En effet, ce choix est justifié par l’esthétique globale que je souhaite promouvoir dans ce travail, où la déconstruction des enjeux et de la structure du texte seront au centre des préoccupations. De l’écriture du texte j’aimerais garder la rythmique avant le sens.

65En termes de jeu, l’objectif est de rendre la musicalité au texte, de la donner à entendre. Cette musicalité devra servir l’enjeu de la scène, c’est-à-dire ce qui se joue et non ce qui se dit. Le travail à mener avec les comédiens est donc de comprendre les enjeux des scènes afin de les traduire par la voix, le corps et les mouvements. De fait l’oralisation musicale et expressive que je propose développera une diction du texte source fidèle à celle de l’époque médiévale, mais où les phrases ne seront qu’un prétexte à jouer la situation. Pour le public, l’effet recherché est de faire entendre une langue rythmique devenue étrangère, superposée à des personnages physiques et sonores. Je ne souhaite pas que les spectateurs essaient de s’attacher au sens des mots, mais qu’ils s’attachent au corps qui bouge et qui fait du son. Le son des mots, prenant le pas sur le sens des mots, nous permettra d’ajouter des niveaux de sens, car par ce procédé il est possible que de temps à autre certains mots deviennent audibles et viennent apporter une couche de sens supplémentaire au corps physique et sonore. De plus, ce choix permettra d’atténuer les difficultés dues au jeu en extérieur, en se focalisant sur la précision et l’exagération des intentions, plus que sur les mots qu’on a parfois du mal à entendre ou à comprendre.

66Le travail de l’acteur, dans cette perspective, est multiple : il doit saisir le sens, l’enjeu du passage ; apprendre le rythme du texte pour enfin être capable d’en retransmettre le son et le sens à un spectateur pour lequel la langue employée sonne comme une langue curieuse. La confrontation de l’acteur à une forme d’illisible – c’est-à-dire à un texte dont il ne saisit ni le rythme ni le sens à la première lecture – révèle l’intérêt particulier d’un état de langue ancien pour une (re)mise en scène ; c’est la promesse d’ouvrir un terrain de jeu inépuisable que de se confronter à une forme de difficulté, car cela pousse au développement de la créativité.

Espace de jeu, scénographie

67Dans le cadre de ce travail, je souhaite m’inspirer d’une des possibilités de représentation de la période médiévale, en jouant en extérieur et dans des espaces publics. Cela implique chez l’acteur un mode de jeu projeté, dans les extrêmes entre l’intimisme du « un pour un » et la projection pour plusieurs personnes qui sont loin. Cela m’intéresse de jouer sur ces rapports de distance qui me semblent à l’image du rapport que nous entretenons avec ces textes « oubliés ». L’objectif de ce jeu sur les distances est de finalement rapprocher la pièce des spectateurs ; ils se trouvent surpris d’assister à une pièce de théâtre dans un lieu non dédié. La sortie hors des actuels espaces intérieurs de représentation entraîne selon moi une déconstruction des attentes relatives aux lieux théâtraux ordinaires, et donc une ouverture plus grande à la nouveauté ou aux formes particulières. Enfin, pour ceux qui ne vont jamais au théâtre, c’est aussi un moyen de rendre accessible cet art au plus près de la vie.

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Illustration 3

68Je propose enfin un schéma de ce dispositif scénique, avec une première tentative d’implantation dans la Coulée Verte à Nice, dans l’espace proche de la Place Masséna, où il y a des fontaines qui s’illuminent. J’imagine un espace de jeu tri-frontal, construit en profondeur. En avant-scène sur un sol herbeux, l’espace du pauvre, au milieu de scène ; sur l’espace des fontaines (éteintes, sauf quatre à chaque coin de l’aire de jeu) la zone réservée au riche, avec un espace table pour le festin de la première partie de la pièce, et un espace salon de jardin pour la seconde partie de la pièce. En fond de scène, contre les grilles du parc, une immense toile est tendue et viendra accueillir la fresque évolutive qui se construira tout au long du déroulement de la performance. Dans l’Illustration 2, les niveaux de gris différencient les espaces de jeu, et montrent les circulations possibles entres ceux-ci. J’installerai également quatre ponts permettant de passer au-dessus des grilles du parc. Derrière le public, le pont servira aux entrées des diables ; au fond de scène venant de la Place Masséna, le pont sera dédié aux interventions d’Abraham. À gauche et à droite de l’espace de jeu, respectivement l’enfer et le paradis permettront l’évacuation des protagonistes qui meurent. Il y aura pour tous les autres protagonistes quatre autres possibilités d’entrée et de sortie : fond de scène à jardin, la sortie des serviteurs (du côté de l’enfer) ; fond de scène à cour, la sortie du riche, de sa famille et des cinq frères (du côté du paradis) ; fond de salle à jardin, sortie possible pour le pauvre ou les serviteurs qui vont en ville (du côté de l’enfer) ; fond de salle à cour, sortie possible pour le personnage de l’auteur, qui vient vraisemblablement d’un ailleurs, ce sera significativement le seul à emprunter cette voie d’accès. Tous ces placements ont bien évidemment une symbolique spatiale critique, qui fait écho aux croyances qui semblent imprégner le texte, et seront pour l’équipe des prétextes à jouer avec ces codes préétablis. C’est d’ailleurs cette envie de jouer avec les règles et les codes qui m’a poussée à proposer cette forme de (re)mise en scène.

Notes de bas de page numériques

1 Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique [1999], trad. Philippe-Henri Ledru, L’Arche, 2002.

Pour citer cet article

Laure Sauret, « (Re)mise en scène d’une pièce sortie du répertoire : une aventure créative », paru dans Loxias, 73., mis en ligne le 19 septembre 2021, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.lefigaro.fr/flash-eco/2015/06/02/index.html?id=9821.


Auteurs

Laure Sauret

Laure Sauret est étudiante en Master Arts du Spectacle à l’Université Côte d’Azur. Elle travaille en parallèle au Théâtre National de Nice, où elle a expérimenté différentes fonctions : assistante à la mise en scène avec Muriel Mayette-Holtz, assistante technique, et attachée de production. Également comédienne et metteure en scène, elle projette un avenir entre recherche et création artistique au sein de sa compagnie de théâtre (Cie Mêl’anges) ou dans d’autres structures artistiques.