Loxias | Loxias 3 (févr. 2004) Eclipses et surgissements de constellations mythiques. Littératures et contexte culturel, champ francophone (2e partie) |  Le devenir du mythe 

Charles Amourous  : 

L’aube des surgissements mythiques

Plan

Texte intégral

La constance extraordinaire du dispositif symbolique est la preuve qu’il existait une mythologie, constituée très tôt puisqu’à l’Aurignacien déjà le couplage des animaux et des signes est attesté
(André Leroi-Gourhan, Les Religions de la préhistoire, 1986, p. 155).

1En des milieux très rejetés et très confinés que nous avons appelés Malîle, les pensionnaires sont très démunis et enfermés à vie1. Est-ce l’éclipse (totale) de l’imaginaire et des mythes (« lasciate ogni speranza… ») ? L’enquête de terrain, aussi riche qu’angoissante, nous permet d’entrevoir l’aube des surgissements mythiques.

2Tels les personnes et les groupes qui en sont les acteurs, ces surgissements sont démunis, à l’état natif ; ils ne sont pas encore étoffés. Ils se vivent, on peut les observer et en parler mais point de récit structuré. Aussi ne pouvons-nous essentiellement qu’en repérer les contenus observés, les canevas et les vecteurs.

3En un premier temps nous aborderons les forces et les points nodaux des surgissements ; en un temps second nous repérerons les instances et les typologies qui les régissent, au regard de la sociologie des profondeurs établie par Gilbert Durand.

4Elles intègrent la « violence fondamentale » (Jean Bergeret). C’est la bagarre générale et permanente pour défendre, sauvegarder et attaquer. C’est la lutte pour la vie, vie et violence ayant la même source étymologique. Ce fond de bagarres peut se vectoriser vers : la « violence totalitaire » (Michel Maffesoli), le « combat, ordre et désordre » (Georges Balandier), la « violence fondatrice » (René Girard).

5Cette violence peut cibler un bouc émissaire. Ce sera souvent un pensionnaire très démuni ou très agité que l’on exclut manu militari ou que l’on attache.

6C’est le registre héroïque et l’ordre martial qui sont recteurs de cette force.

7Groupes et individus luttent pour un territoire, un rôle et un statut. Cette triple structure sociétale est le reflet de la reconnaissance sociale ; elle est la base identitaire. Dès qu’elle fait défaut se déclenchent conflits et guerres.

8Symboles et mythes vont magnifier ces combats de l’homme et des communautés pour une identité et un espace de reconnaissance. Albert Dauzat nous a décrit ces éléments de vie comme scellés au cœur de l’anthroponymie et de la toponymie.

9Bien évidemment structures héroïques et ordre martial sont à nouveau les recteurs de ces luttes.

10Une communauté, fût-elle démunie, échange. L’argent circule et provoque le change. Des marchandises sont investies de valeurs ajoutées. Il s’agit essentiellement de nourriture, de boissons et de tabac qui constituent un système culturel natif fait de « culinaire-convivialité-ganos2 ».

11Le culinaire nous invite à relire Les Mythologiques de Claude Lévi-Strauss et à redécouvrir la cuisine comme surgissement symbolique et mythique qui constitue, avec l’interdit de l’inceste, le pont nature-culture. La convivialité nous rapproche du don et de Marcel Mauss. Le ganos (l’énergie du végétal) nous introduit, grâce à Henri Jeanmaire, chez « Dionysos » pour mieux comprendre la place des « drogues et plantes magiques » que nous décrit Jean-Marie Pelt.

12Mais l’échange est un phénomène social total. A lui seul, le commerce est un système d’argent et de marchandises comme il est un ensemble relationnel3.

13Aussi l’échange est-il également le jaillissement des liens interpersonnels, liens de protection, liens d’amitiés, relations, homophiles, hétérosexuelles et homosexuelles. Nous avons là la source du monde symbolique et mythique de la relation à l’autre.

14Nécessité et passion de l’échange illustrent les ordres quirinal et mercurial. Dès l’aube Hermès n’est plus en sommeil. Cependant nécessité et passion de l’échange interpellent le chercheur quant à la connexion, quant au lien entre ces deux ordres et la relation à l’autre. Autrement dit, comment traduire l’affectif et le libidinal qui imprègnent le quirinal et le mercurial et qui, en retour, en sont imprégnés ?

Les pratiques funéraires, apparues au moins depuis l’homme de Néandertal, assurent une prise sur les soubassements du comportement religieux… Ce n’est qu’au moment où l’ocre vient ouvrir le monde des images que les pratiques funéraires peuvent prendre la valeur de rites et s’exprimer sans confusion4.

15Les rites viennent renforcer les échanges en célébrant la convivialité et le jeu, en structurant les réponses communautaires à la mort.

16Les repas intimes célèbrent l’appartenance au groupe des dominants. C’est la cène primitive du groupe et de l’admission en son sein.

17Le jeu est la puissance du rite qui fait se rencontrer les amis et qui établit un pont avec la fortune, la chance. Par Homo ludens et Les Jeux et les Hommes, Johan Huizinga et Roger Caillois vont magnifier ce surgissement.

18Le rite mortuaire rassemble la communauté, répand « un flux de vie » pour « piéger la mort », non sans créer un pont avec l'au-delà. Louis Vincent Thomas et Edgar Morin ont bien saisi dans ce rite « le passeport d'humanité ».

19A ce propos nos recherches de terrain nous ont réservé une surprise aux résonances dramatiques. Alors que nous avons observé ce rite mortuaire comme un invariant inscrit au cœur des sociétés natives, nous avons découvert avec stupéfaction l’existence du cimetière pour fous, enclos spécifique et isolé, réservé exclusivement aux fous avec des croix uniformes, sous nom aucun, ne comportant qu’un numéro de matricule. Le rejet et l’abandon jusque au-delà de la mort ! Mais que ce drame n’occulte pas à nos yeux la leçon de « ce monde à l’envers » : ce sont les démunis rejetés que nous dépossédons d’une sépulture convenable, qui nous rappellent l’incontournable rite mortuaire.

20Opposée à l’échange et aux rites, la rétention se traduit en une thésaurisation d’argent et de nourriture. Moins explicite dans nos modes de vie, elle est évidente dans la vie sociale native.

21La thésaurisation est une ébauche d’individualisation par le repli et le recroquevillé, par le dissimulé et la cache. Symboles et mythes vont s’emparer de ces replis dans l’ombre. Il faut faire référence à la sociologie des profondeurs.

22L’aube des surgissements mythiques est régie par trois instances :
– La confrontation confinement-échanges ;
– Les structures figuratives de l’imaginaire ;
– Les ordres recteurs de la cité.

23Elle est très forte dans les milieux que nous avons étudiés. Elle se condense en le trifonctionnel Terminus-Janus-Mercurius qu’évoque Gilbert Durand dans l’organisation de « la cité5 ».

24Les milieux les plus rejetés et les plus clos vivent sous les injonctions de Terminus, dieu des bornes et des confins. C’est Malîle, l’île (l’isola) étant aussi synonyme et réalité d’isolement : des îles qui bordent notre Atlantique à Sakhaline, de l’Australie à Alcazar. Intra muros, c’est le régime sur-héroïque du caïdat qui contrôle tout.

25Il y a ouverture de la cité quand les caïds ne peuvent contrer Janus, dieu des portes, qui perce des brèches et crée des va-et-vient. La liberté de mouvement apparaît.

26Plus avant dans le déconfinement, Mercurius engendre un système d’échanges, de libres échanges.

27Ce trifonctionnel établit une véritable typologie des institutions selon ces trois degrés de confrontation confinement-échanges.

28Elles se réduisent à l’opposition binaire des régimes héroïques et mystiques : ou l’on combat fortement ou c’est la cène primitive, la lutte ou les échanges. Tout se passe comme si la natif n’était pas suffisamment élaboré pour assurer la coincidentia oppositorum.

29L’ordre martial régit la violence fondamentale, les luttes identitaires et la hiérarchie monocéphale du caïdat.

30L’organisation domestique et culturelle « culinaire-convivialité-ganos » est sous l’injonction de Quirinus.

31Mercurius supervise les échanges.

32L’ordre pontifical, bien que modeste, veille aux rites et à la communication avec l’au-delà.

33Toutes nos investigations soulignent l’absence, dans l’aube des surgissements mythiques, de l’ordre impérial.

34L’harmonie des contraires n’est pas assurée et, de ce fait, nous constatons la cristallisation autour de l’ordre martial, comme si le caïdat préfigurait les constellations mythiques propres aux sectes et aux dictatures.

35Les milieux de vie étudiés sont trop démunis pour que nous puissions en rapporter des surgissements mythiques pleinement épanouis. Ce sont les premières lueurs de l’aube que nous décrivons. Elles annoncent et confirment la lumière du plein midi. C’est la sociologie des profondeurs qui permet de lire, dans toutes les dimensions du sapiens-sapiens, la vie sociale native.

Notes de bas de page numériques

1 Il s’agit de pavillons très dégradés d’asiles psychiatriques et d’hospices.
2 Ganos : signifie, dans la langue des poètes grecs, scintillement, éclat, humidité vivifiante, aliment succulent et joie qui sont la manifestation de l’épanouissement de la vie végétale. Cf Henri Jeanmaire Dionysos, Paris, Payot, 1951, p. 17.
3 On peut « fuir le commerce les hommes », comme une personne peut « être de commerce agréable ».
4 André Leroi-Gourhan, Le Fil du temps, Fayard, 1983, p. 297.
5 Gilbert Durand, « La cité et les divisions du Royaume », Eranos Jahrbuch, vol. 45, Leiden, Brill, 1976, p. 200.

Bibliographie

AMOUROUS Charles, L’Homme de l’Asile, Paris, Le Centurion, 1985

AMOUROUS Charles, Des sociétés natives, Paris, Méridens-Klincksieck (Didier-Erudition), 1995

AMOUROUS Charles, « Les sociétés natives », Sciences humaines, n° 68, janvier 1997, pp. 10-13

AMOUROUS Charles, « Vivre en milieu fermé », Informations sociales, n° 82, avril 2000, pp. 24-33

Balandier Georges, Le Désordre, Paris, Fayard, 1988

Bergeret Jean, La Violence fondamentale, Paris, Dunod-Bordas, 1984

Caillois Roger, Les Jeux et les Hommes, Paris, Gallimard, 1958

Dauzat Albert, Les Noms de famille en France, Paris, Payot, 1945

Dauzat Albert, Les Noms de lieux, Paris, Delagrave, 1963

Durand Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969 [1960]

Durand Gilbert, « La cité et les divisions du Royaume », Eranos Jahrbuch, vol. 45, Leiden, Brill, 1976, pp. 165-219

Girard René, La Violence et le Sacré, Paris, Grasset, 1972

Huizinga Johan, Homo ludens, Paris, Gallimard, 1951 [Amsterdam, 1939]

Jeanmaire Henri, Dionysos, Paris, Payot, 1951

Leroi-Gourhan André, Le Fil du temps, Paris, Fayard, 1983

Leroi-Gourhan André, Les Religions de la préhistoire, Paris, PUF, 1986

LÉvi-Strauss Claude, « Le cru et le cuit », in Mythologiques 1, Paris, Plon, 1964

LÉvi-Strauss Claude, « Du miel aux cendres », in Mythologiques 2, Paris, Plon, 1966

LÉvi-Strauss Claude, « L’origine des manières de table », in Mythologiques 3, Paris, Plon, 1971

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Maffesoli Michel, La Violence totalitaire, Paris, PUF, 1979

Mauss Marcel, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1966

PELT Jean-Marie, Drogues et Plantes magiques, Paris, Fayard, 1983

Pour citer cet article

Charles Amourous, « L’aube des surgissements mythiques », paru dans Loxias, Loxias 3 (févr. 2004), mis en ligne le 21 novembre 2008, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.lefigaro.fr/flash-eco/2015/06/02/index.html?id=2630.


Auteurs

Charles Amourous

CSI, Université de Grenoble II