Loxias | 49. Charlot, ce poète ? | I. Charlot, ce poète?
Catherine Rapenne :
L’invention de Charlot : corps politique, corps poétique
Résumé
Le personnage de Charlot, mi-gentleman, mi-clochard, consacre à sa manière l’importance dérisoire du moi, un moi capricieux qui résiste à l’entreprise d’uniformisation que lui fait subir le réel. Tirant sa force des jeux de l’enfance et de la pantomime, son art du muet sert un humour « vagabond » qui procède d’un processus d’irréalisation poétique servi par le burlesque. Portée par une conjonction d’influences, la figure de Charlot est une figure mixte qui cristallise à la fois une spiritualité poétique proche du « Witz » romantique et la modernité de l’humour. Son jeu est une invite à préserver l’élan originel de la conscience, et par là-même, à échapper au conditionnement industriel, en particulier dans Les Temps modernes, où ses vagabondages cinématographiques sont autant de figurations poétiques de la résistance.
Index
Mots-clés : Baudelaire , burlesque, Charlot, fantaisie, liberté, mécanique, pantomime, romantisme
Géographique : Allemagne , Amérique, Angleterre, Europe, France
Chronologique : XIXe siècle , XXe siècle
Plan
- 1. Transmutation du burlesque et irréalisation poétique
- 2. Poétique pantomimique et contamination de la machine par la vie
- 3. Contre le culte de l’utile : siffloter, le nez au vent
- Conclusion
Texte intégral
1« Avec l’apparition d’une société fondée sur la rationalisation de la production d’objets, au XIXe siècle, la magie […] devient un souvenir nostalgique1 », écrit un critique. Dans les Temps modernes, C. Chaplin met pourtant l’outil et la machine au service d’une vision « magicienne » du monde. Dans un mouvement paradoxal, il dénonce l’emprise du mécanique (en l’occurrence, les excès du taylorisme), en s’appuyant sur un outil (la caméra) pour mettre la mécanique du tournage filmique au service de la représentation des soubresauts de pantins qui se hissent à l’expression de la grâce. La question se pose en effet à l’époque, à la fois de l’individu et de sa place dans le monde et de la poéticité du cinématographe, dont la nature semble singulièrement proche de celle de l’industrie de production. Tous deux reposent en effet sur une organisation du temps imposée à la masse et sur des techniques rationalisées, comme le rappelle Nicolas Bourriaud, dans Formes de vie. L’art moderne et l’invention de soi (1999). C’est de ce moment que date l’avènement de la modernité artistique qui, née au cœur de la rationalité du travail, serait un sous-produit de la production industrielle selon lui. Tout se passe en effet comme si la tâche était confiée à la figure de Charlot, en particulier dans Les Temps modernes, de porter et de cristalliser les espoirs des rêveurs interloqués par la marche du progrès. Le mécanique peut être subsumé par le poétique et force est de constater, à l’instar de Philippe Soupault, que Charlie Chaplin, non seulement appartient à cette génération de créateurs qui ont semé « des petites fleurs bleues […] sur la gélatine des films2 », mais que, « magicien souriant », il a su donner, « d’un coup de sa canne », une portée poétique inégalée au cinéma américain tout en instillant au réel cette forme d’acidité dont parle le poète au sujet de la poésie3.
2Après avoir rapidement brossé une esquisse des horizons d’attente sur le fond duquel est née la figure de Charlot, nous montrerons dans un premier temps comment s’effectue, dans le cinéma de Chaplin, une transmutation du burlesque en poésie qui débouche sur ce qu’on pourrait désigner comme une irréalisation poétique. Nous verrons ensuite comment celle-ci sert un humour qui est contamination de la machine par la vie (et non l’inverse4). Cette façon de pratiquer le rire est un acte poétique qui a valeur politique, pirouettes et vagabondage servant un art cinématographique et un esprit de liberté qu’il s’agira de définir. Nous nous demanderons également comment la fantaisie et l’humour propres aux évolutions de Charlot retrouvent les intuitions et le goût de certains poètes romantiques pour le mime et les pantins. Enfin, il s’agira de conclure sur la modernité de cette figure poétique qu’est Charlot, effigie d’une liberté créatrice et existentielle.
1. Transmutation du burlesque et irréalisation poétique
3On n’a pas suffisamment mesuré selon nous la part qu’a pu prendre le sentiment de la perte du merveilleux, dans l’émergence de certaines formes de sensibilité et de certains genres (constitution de l’humour moderne, invention du genre fantastique au XIXe siècle, par exemple). L’humour poétique lié la pantomime, en particulier, a certainement été influencé par cette nostalgie, tout comme par les échanges entre humour anglais et humour allemand, humour européen et humour américain. Or si l’on se fonde sur l’exemple français, la culture des écrivains du XIXe siècle se constitue en grande partie sur des spectacles « purement oculaires » dont nous sommes en passe de perdre la mémoire et qui redonnent un instant ce frisson suscité par le merveilleux (avec le théâtre de Séraphin, le mime Debureau, le théâtre de la Foire, mais aussi avec les spectacles d’illusion optique reposant sur des procédés comme celui de la lanterne magique…). C’est ainsi qu’une véritable passion pour la pantomime réunit par exemple en France ceux que H.C. Andersen nomme « les amis du rêve5 », comme Balzac, T. Gautier, Nerval, Champfleury, Nodier, J. Janin, Musset, G. Sand, Duranty et les frères Goncourt, en une sorte de famille d’esprits, au sein d’une « Europe onirique, une Europe du regard intérieur, de la fête6 », comme le rappelle Sophie Basch. Cet environnement nourrit durant tout le siècle une rêverie facétieuse autour de figures comme celle de Polichinelle, qui ouvrent la voie, d’une certaine manière, à l’invention de Charlot.
4Ainsi, Charles Nodier attend avec impatience la venue-presque au sens propre- d’une figure susceptible d’incarner les espoirs de cette Europe rêveuse, inquiète de la tournure que prend le progrès industriel dès son époque, au début du XIXe siècle. Celle de Polichinelle, « idéal[e] et fantastique », « point culminant de la société moderne », lui paraît susceptible de cristalliser les envols spontanés du créateur et son caractère indépendant, « quinteux fantasque et ombrageux7 », mais surtout, de préserver la quintessence de l’âme populaire, inaltérable et indomptable, selon lui. Lointaine héritière de l’humour de Laurence Sterne, de Smollet et de Fielding, eux-mêmes références des romantiques allemands qui influencent directement les poètes comme Nodier (tels les frères Schlegel, Jean Paul, Schelling et Solger), la figure de Charlot semble donc devoir sa poésie à un faisceau complexe d‘influences tout autant qu’à cette intense rêverie qui entoure les figures du mime, du pantin et de la marionnette.
5Chaplin inscrit la poésie de sa création dans les cadres du film burlesque, qu’il a contribué à mettre à la mode après avoir travaillé pour les plus grands. On ne s’attend guère, en général, à voir émaner le poétique du grotesque ou du burlesque. « Burlesque : comique outré et souvent trivial », dit le Larousse. Définition péjorative que confirme le sentiment populaire, commente l’auteur de l’article de l’Encyclopædia Universalis portant sur ce registre dans le cinéma, avant de résumer : « Les tartes à la crème jouissent d’un statut esthétique inférieur. » Pourtant, un peu plus bas, le même auteur s’étonne : « le cinéma naissant s’émerveilla de ses pouvoirs au nombre desquels la désintégration comique du réel8 », et il signale par là-même la possibilité d’un retournement tel que l’avait pressenti Baudelaire dans sa méditation sur le Pierrot anglais9. La forme burlesque, héritée du numéro de cirque et de music-hall, vient du café-concert et du théâtre de variétés, elle est tributaire de l’art du clown, de l’acrobate, du jongleur et de l’illusionniste. Parallèlement à ces origines artistiques populaires, le style outré et stupéfiant de Charlot, se nourrit aussi des hantises de l’époque. Il décrit un individu pris dans la foule, automatisé, somnambulique. C’est ainsi que Chaplin exploite lui aussi les leitmotive du siècle, en reprenant l’esthétique du soubresaut propre au cabaret, pour la porter à son comble et la mettre au service d’une réélaboration poétique autant que d’une dénonciation portant sur la place de l’individu dans le monde. Il met en effet en scène, dans les Temps modernes, un épisode devenu un morceau d’anthologie, dans lequel son héros est emporté par les rouages d’une énigmatique machine au service de laquelle l’industrie l’a placé. Cet épisode, qui souligne en les caricaturant les excès du taylorisme et du machinisme, constitue une parenthèse et une rêverie temporelles. Le personnage finit par s’y confondre avec l’objet auquel il est assujetti pour le dompter et l’apprivoiser10. Aussi, Charlot parvient, dans cette séquence, à retourner les dynamiques conjuguées d’assujettissement et de contagion avec lesquelles il était aux prises. Il s’évertue d’abord à serrer des écrous, avant d’effectuer les mêmes gestes sur des humains et dans le vide. Le geste est donc vidé de son sens fonctionnel et accompli pour lui-même, dansé. Puis Charlot se métamorphose en objet, happé par le tapis roulant de la chaîne de montage : l’usine devient foire, la chaîne de montage montagne russe. Evoluant librement au milieu des rouages qui l’enserrent, Charlot continue de serrer des écrous imaginaires dans le vide sur un fonds musical fantaisiste : il inverse ainsi la contagion réifiante dont il est victime en un jeu de mime chorégraphique, dans lequel la chaîne de montage devient un partenaire. Le grossissement burlesque conduit à l’irréalisation de l’usine et du travail mécanique, irréalisation en quoi consiste précisément le renversement poétique.
6Le procédé du running gag scande cette longue séquence construite autour de la confusion grandissante puis de l’hallucination de Charlot aux prises avec la machine. Procédé que Keaton a porté à sa perfection, et qui est l’un des plus caractéristiques du burlesque au cinéma, il s’agit d’un gag qui traverse la séquence de part en part et ne cesse d’évoluer, de se modifier et de créer de nouvelles surprises pour le spectateur. Ce jeu burlesque constitue déjà en soi une stylisation du réel avec ses répétitions et ses variations. Ces dernières constituent de surcroît le support d’une métaphore filée servant une méditation sur le temps sur laquelle nous reviendrons. Le comique de répétition se fait quant à lui le levier d’une irréalisation poétique, dans ce passage du film, par le biais d’un phénomène que l’on peut déjà observer dans certaines œuvres littéraires. Dans la scène de première vue11 d’une nouvelle fantastique de Théophile Gautier par exemple, Arria Marcella, l’apparition de la protagoniste éponyme, une revenante qui foudroie l’esprit du héros de sa présence magnétique, survient aussitôt après les explosions de rire qui secouent les tribunes où le peuple assiste à une comédie de Plaute et dont les spectateurs connaissent les moindres répliques. On peut dire que ce type de burlesque, fondé sur la répétition ou sur des effets de choc, à la fois simple dans ses ressorts et subtil dans ses effets, recèle des pouvoirs poétiques insoupçonnés lorsqu’il est porté à son comble, comme si le rire, quand il a cette puissance, était capable de libérer l’imagination et la perception de ses propres entraves, « burlesque imaginatif12 » qui aurait la force de faire sortir la réalité de ses gonds lorsqu’il est porté par une esthétique de l’extrême. Les vertus de l’image amplifient ces effets, et l’esthétique de la discontinuité du cinéma de Chaplin, avec, en particulier, le fractionnement sur lequel il construit la figure et le mouvement de Charlot, entre arabesques et saccades, suscite alors bel et bien cette réception incidente13 dont parle Walter Benjamin au sujet du cinéma et qui dans le film se fait réception poétique, flottante et propice à la rêverie.
7Dans un effet de poéticité paradoxal, les procédés propres au burlesque sont ainsi mis au service d’une « désintégration comique du réel14 » qui débouche sur le rêve, aussi bien du spectateur que du personnage. La diégèse de la séquence est d’abord soumise au rythme de la chaîne de montage. Accélérations subites et enchaînements stylisés, effets de précipitation et de crescendo comiques mettent le bouffon-poète au défi de remplir les contraintes d’une production industrielle de plus en plus endiablée, avant que les choses ne cèdent subitement devant ses perceptions. Un enchaînement de maladresses, de confusions plus ou moins volontaires, de gags et de surprises prépare alors le spectateur à la chute finale, fondée sur un contraste saisissant, puisque l’on découvre brusquement la suite des événements à la fois de l’extérieur (on voit Charlot dans un plan d’ensemble, confondu avec les rouages) mais également à travers les sensations du héros, dont témoigne un ralenti qui épouse le rythme sur lequel son esprit achève de « s’égarer ».
8A ce moment-là, le temps n’a plus de prise sur lui, et le martèlement du motif musical trépidant et obsédant lié à la rue, à l’usine et au monde extérieur en général, cède soudain la place à la représentation d’un monde-jouet dont le personnage se met à disposer à son gré, au son de la flûte. Des trilles suraigües au rythme ternaire épousent alors en effet le geste de Charlot, comme autant de sifflotements d’oiseau qui accompagnent et commentent l’épanchement de sa fantaisie. Un effet d’humour à double détente se met alors en place : tout en se donnant comme un joyeux écho de l’incongruité poétique des gestes du distrait surmené, ce refrain de volatile mécanique abrite une ironie sur la vanité, l’inutilité de la machine. Surannée comme le coucou d’une horloge suisse, en définitive, celle-ci appartient en effet à un monde hors du temps, qui pratique le culte d’une productivité folle tournant à vide, comme vouée à l’entretien de sa propre existence-existence dont la raison d’être reste d’ailleurs obscure-. Dans cette ultime pirouette, Chaplin, après nous avoir livré d’abord l’expression de sa propre folie douce à travers son personnage, nous invite à tourner un regard dessillé sur une réalité elle-même empreinte de folie, où le temps est dévoyé alors que l’œuvre filmique redonne au contraire à Charlot, dans ce moment suspendu, le droit d’évoluer dans un espace-temps déployé au service de l’individu.
2. Poétique pantomimique et contamination de la machine par la vie
9Pirouettes et vagabondage, la marche de Charlot est à elle seule une métaphore de cette façon de renverser les choses et les apparences et de refuser l’impérialisme de la machine. Sa façon d’occuper l’espace-temps, en s’amusant là où il faudrait courir et en accélérant là où il faudrait s’arrêter, détourne les procédés du burlesque pour en faire une image de sa liberté. Tel le poète de Baudelaire, découronné et heureux de l’être, dans « Perte d’auréole » (Le Spleen de Paris), Charlot est un flâneur, une figure poétique moderne, en ce que l’humour lui permet de prendre en charge, en toute « décontraction », le dénuement dans lequel vit celui qui refuse la foire aux vanités ou qui est incapable d’y prendre place. Evoquant son projet de film sur le Dictateur, Chaplin s’étonne sur cette même « pauvre foule bêlante » dont l’ouverture des Temps modernes nous offre l’image, foule « qui veut un maître et préfère le bâton au beefsteak » ; il nous livre alors une des clés de sa méthode poétique, étroitement liée à sa vision du monde : « [cette foule] aime mieux hurler et lever le bras que siffloter au vent et s’en aller au long des chemins, le cœur joyeux, les mains dans les poches15. »
10La figure de Charlot est en effet une incarnation poétique de ce que Jankélévitch, dans une expression empruntée à Rilke, nomme le « vagabond humour », dans Quelque part dans l’inachevé. Elle est l’incarnation de l’humour au sens où ce dernier procède d’une contamination de la machine par la vie », pour reprendre la belle formule de Jean-Marc Moura dans son ouvrage sur [l]e Sens littéraire de l’humour, qui inverse celle de Bergson sur le rire, et l’image qu’il nous offre, d’un personnage qui s’en va seul et misérable le plus souvent (sauf dans les Temps modernes, qui finit sur la magnifique image du couple de saltimbanques qui prennent le même chemin), mais sifflotant les mains dans les poches, est la mise en actes même d’une poésie du hasard et de la légèreté du temps, qui a le pouvoir de transmuer le mécanique en poétique.
11En définitive, c’est aussi la qualité, la nature du regard suscité auprès du spectateur par Charlot, qui est poétique, en ce que le cinéma de Chaplin parvient à provoquer une forme de suspension dans l’esprit de celui qui contemple la figure du vagabond, comme si la représentation rythmée et enjouée des évolutions de ce dernier induisait en lui l’intuition d’une liberté particulière. Pour tenter de définir la poésie du cinéma de Charlot, il faudrait retourner la caméra pour la diriger sur le spectateur : on verrait alors comment la figure du mime suscite ce que Charles Nodier désigne, dans son étrange petit texte sur Polichinelle, comme un « rapt de l’esprit ». Les écrivains qui parlent de marionnettes fameuses savent bien nommer ce saisissement qui s’empare de l’âme. Anatole France, à son tour, explique, par exemple, à la fois la nature de ce regard et les origines de l’émotion qui s’empare de lui lorsque Guignol se tourne vers lui :
Guignol nous regarda avec ses grands yeux, et je fus tout de suite gagné par son air de candeur effronté et cette visible simplicité d’âme qui donne au vice une inaltérable innocence16.
12La poésie de Charlot est tributaire de cette émotion si particulière, suscitée par le pantin ou la marionnette sur le spectateur, une émotion souvent donnée de la façon la plus paradoxale comme preuve de la présence et de la vitalité de l’artefact, que ce soit chez Nodier (Polichinelle) ou chez A. France, ou comme ici. Kleist, dans ses réflexions sur le théâtre de marionnettes17, a livré une explication paradoxale sur l’une des sources de cette fascination, qui tiendrait à la simplicité du personnage : cette dernière ne serait le signe manifeste selon lui de rien moins que de sa perfection, de son innocence et de sa spontanéité. Pour lui, on ne peut plus en effet retrouver la spontanéité et la grâce spirituelle que par deux moyens : soit par la perfection absolue du langage et de la pensée, susceptible de porter l’esprit hors des carcans où il est emprisonné, soit par une absence totale de conscience, dont la marionnette est l’effigie.
13Moustache, yeux cernés de khôl charbonneux et sourcils postiches font du personnage un pantin aux traits stylisés, au caractère typé et à la biographie inexistante, autant de traits qui lui donnent cette abstraction et cette grâce dont parle Kleist. Ainsi s’explique la nature particulière, poétique, de l’émotion que Charlot suscite auprès du spectateur. Cette émotion qui saisit l’âme face au pantin, est également à mettre au compte de ce phénomène que Jean Cocteau met en image dans son cinéma par le biais de la métaphore des paupières peintes sur lesquelles on retrouve représentés les yeux du poète grands ouverts lorsqu’il est endormi. Comme dans la féérie et dans le conte romantique, qui tirent souvent leur poésie d’une poétique du songe, les évolutions de Charlot, tout comme celles de Guignol, sont des contes à dormir debout qui endorment le Cerbère tapi dans l’esprit du spectateur : elles déjouent la veille de son intelligence critique (d’où peut-être l’expression de Nodier de « rapt mental »), attachée à un certain esprit de sérieux ainsi qu’à une vision souvent obtuse et étroite de ce que l’on pense être la rationalité, cette dernière étant assortie, de surcroît, de catégorisations morales figées.
14En effet, les évolutions de la marionnette, comme celles du mime, par leur exagération même, forcent le spectateur à ouvrir ses yeux d’enfant, de celui qui en lui « voit tout en nouveauté », comme l’écrit Baudelaire dans le troisième chapitre du Peintre de la vie moderne, pour lequel le vrai et le faux ne sont pas encore parqués suivant des répartitions relativement artificielles, et qui accorde en toute spontanéité un immense crédit aux magies qu’il voit se déployer. Or, tout se passe comme si la force du visuel et de la stylisation réveillait ce pouvoir qu’a en propre l’image de parler directement à notre imagination, à notre faculté d’« imager », de voir les choses en images et en couleurs. Dans « le mauvais vitrier » (Baudelaire, Le Spleen de Paris), un locuteur colérique envoie promener un vitrier parce qu’il n’a pas su lui faire voir les choses « en beau » en lui présentant des vitres colorées, comme si seul le spectacle visuel avait ce pouvoir, ainsi que Baudelaire le suggère ailleurs : « Je désire [s’écrie-t-il] être ramené vers les dioramas dont la magie brutale et énorme sait m’imposer une utile illusion18 ».
15Dans L’Émigrant, lorsque Charlot se frotte les mains en se contorsionnant avant de se remettre au jeu de cartes qui horripile ses partenaires, compagnons d’infortune avec lesquels il partage la traversée pour New York, son jeu facétieux et ses cabrioles impertinentes rappellent cette pantomime farcesque de la commedia dell’arte, où les personnages de Pierrot, de Léandre et de Cassandre, comme le note Baudelaire,
se sentent introduits de force dans une existence nouvelle. [Baudelaire commente alors :] Ils n’en ont pas l’air fâché Ils s’exercent aux grands désastres et à la destinée tumultueuse qui les attend, comme quelqu’un qui crache dans ses mains et les frotte l’une contre l’autre avant de faire une action d’éclat. Ils font le moulinet avec leurs bras, ils ressemblent à des moulins à vent tourmentés par la tempête puis ils sautent les uns par-dessus les autres19 .
16On voit bien ici que l’outrance du burlesque et la libération du mouvement des personnages sont liés à l’expression d’une euphorie inouïe, qui confine au merveilleux, d’autant plus que le burlesque s’accompagne d’une levée de toute forme de censure morale et intellectuelle et qu’il autorise l’expression d’affects habituellement censurés ou refoulés. C’est ainsi que le « vertige de l’hyperbole » s’empare du spectateur, face à ces personnages qui « se sentent introduits de force dans une existence nouvelle », pour reprendre les expressions du poète.
17Les évolutions de Charlot, telle la chorégraphie qui rappelle ce que son art de funambule doit au cirque, lorsqu’il effectue des arabesques étourdissantes au bord du vide dans le grand magasin des Temps modernes, ou encore à ce moment que nous avons évoqué, où son corps est emporté, sur un fond musical « régressif » rappelant le motif du coucou, sont des métaphores au sens premier : images d’un transport et d’un état d’apesanteur dans lequel l’esprit de fantaisie peut littéralement emporter celui qu’il anime. Toujours en équilibre instable, éclair au bord du néant, tel le Witz20 que prône l’esthétique romantique allemande inspirée par Jean Paul, Charlot s’inscrit dans la tradition carnavalesque du clown qui se relève inexorablement de sa propre chute mais aussi d’une autre forme de spiritualité, héritée également d’une longue tradition romantique dans laquelle a baigné l’Europe du début du XIXe siècle. Tel Michel, le benêt, le ravi, le fada (au sens premier d’ami des fées) du conte de La Fée aux Miettes, de Nodier, que l’on croit avoir vu disparaître dans un envol par-dessus le clocher de l’église, Charlot offre l’image, par ses évolutions virtuoses, de l’état d’apesanteur dans lequel la fantaisie poétique vise à nous transporter, au sens propre comme au figuré.
18Au sens propre puisque l’expérience de Charlot, emporté par la machine au son de la flûte, musique cristalline qui semble émaner de ses propres réminiscences enfantines, semble offrir l’illustration de l’hypothèse de Freud21 selon laquelle la fantaisie, le jeu enfantin et la création artistique rappellent le moment d’avant la naissance durant lequel nous échappions à la pesanteur, et au sens figuré puisque comme dans la création romantique, la fantaisie a pour objet de délivrer l’esprit de ses entraves afin de libérer l’intuition poétique et de mettre l’âme en correspondance avec ce que F. Schlegel et E.T.A. Hoffmann nomment la Weltseele (l’âme du monde). Les engrenages de la machine se muent en effet, par la grâce de l’imaginaire, en supports de la fantaisie, en dispositif à fantasmagorie, dispositif dont la physionomie le dispute à la montagne russe des jeux forains, à la montre et à l’horloge ainsi qu’au cinématographe, avec ses gigantesques roues, par lesquelles le corps de Charlot est emporté et déroulé comme une pellicule de caméra.
19La seule évocation de la polysémie de cette image suffirait à attester de la nature poétique du jeu de Charlot, aux yeux duquel la chaîne de montage à laquelle on voudrait l’asservir est tout sauf un sujet réellement sérieux – contrairement au jeu de la création. C’est pourquoi la séquence offre la métaphore de cette dernière, répondant bel et bien au jugement de Keaton lorsqu’il faisait l’éloge du travail de Chaplin en parlant de « mécanique parfaitement huilée ». Le cinéma de ce dernier, mécanique ludique, tire en effet ici sa cohérence poétique de l’unité qu’elle forme avec son sujet, à l’image de cette caméra ou de cette montre géante dans laquelle le corps du pantin se glisse avec aisance, les plans du film s’enchaînant d’un passage à l’autre avec la plus parfaite fluidité, épousant les arabesques du personnage d’un lieu à l’autre dans un glissando étourdissant. Cette poésie est l’image même des formes du jeu que le poète a le pouvoir d’inventer, dans une modernité qui semblait devoir l’exclure. À l’instar de la poésie de Baudelaire, le jeu de Charlot est « un au-delà de la caricature, le sublime jaillissant du ridicule et du caricatural, et l’héroïsme de la vie moderne se cachant dans les replis de la banalité22. »
20Le monde est un jeu et on peut le mettre à l’envers. Charlot est l’image de l’état dans lequel se laisse glisser le spectateur une fois que le choc burlesque et le travail de stylisation ont suspendu sa veille intellectuelle et qu’ils l’ont rendu à ses émotions premières, comparables à celles de l’enfant devant l’animation d’une simple marionnette. On le voit à la manière qu’a le personnage d’utiliser l’espace dans le film, comme dans la séquence du magasin qu’il est chargé de garder un peu plus tard, lieu non plus de production mais de consommation, qui devient lui aussi un jouet23, sorte de maison de poupées à taille humaine, où Charlot peut faire du patin à roulettes et jouer au gendarme et au voleur avec ses camarades venus lui demander de les cacher, pendant que sa compagne, roulée dans une impressionnante fourrure sur un lit surdimensionné, peut s’amuser à « faire » la bourgeoise comblée. Ce magasin, image d’un monde matérialiste voué à un culte du luxe habituellement réservé à certains adultes nantis – deux mots qui s’équivalent probablement dans l’esprit des personnages – devient, dans la nuit, une cachette où l’on peut renverser les rôles et faire perdurer cet état d’insouciance bienheureuse dont l’état d’enfance est la métaphore. Le film tout entier est donc un apologue sur le jeu et sur le personnage joueur, et la séquence de la machine ne fait que porter à son comble l’affirmation du refus de Charlot de s’intégrer au système.
21La compagne de Charlot, qui ne porte qu’un surnom, « la gamine », une sauvageonne contrainte de voler pour se nourrir, complète celle du vagabond : le cinéaste joue sur la vitesse de défilement de la pellicule lors de sa première apparition, et le mode accéléré sur lequel elle épluche et dévore une banane volée, campée sur ses jambes écartées, sautillant sur place et guettant avec effronterie un horizon dont pourraient surgir les autorités, renvoie l’image de cette même volonté farouche d’échapper à l’emprise d’un espace-temps destructeur. L’artifice du tempo accéléré donne un caractère d’abstraction au personnage. Sous un certain angle, la gamine est la simple incarnation d’un mouvement, comme Charlot, – même si sous l’angle de la diégèse, ce mouvement renvoie d’abord, dans un premier temps, à la suggestion d’une liberté anarchique, dans un système qui repose sur l’injustice.
3. Contre le culte de l’utile : siffloter, le nez au vent
22On ne peut faire de Charlot un personnage « engagé » au sens plein, concret du terme : Barthes dans Mythologies, souligne le fait que le personnage est simplement un prolétaire encore aveuglé par ses besoins immédiats-et il n’est de toute façon qu’un pantin dont les émotions sont marquées mais qui ne construit aucun projet. Toutefois, c’est parce qu’il fait dérailler la machine pour jouer, c’est dans son élan et dans sa fantaisie irréductible que réside la force de Charlot. Dans L’Homme unidimensionnel, Marcuse24 fait une double critique du monde moderne, qui porte à la fois sur le capitalisme et le communisme soviétique, en ce que ces derniers visent à manipuler les masses pour les mettre au service d’un système et il ajoute que les minorités sont investies d’une force de résistance susceptible de nourrir une pensée d’opposition. Pour lui, même le désespéré est un grain de sable capable de faire bouger les choses. Ainsi, Charlot, poète-vagabond, outsider, représente par sa simple existence une force de fracture. Joueur inconditionnel et vagabond de grands chemins, il résiste à toute entreprise d’assimilation qui viserait à faire de lui cet homme « unidimensionnel » dont Herbert Marcuse fait le portrait dans son ouvrage.
23La création de Charlot se fonde sur une réélaboration poétique du burlesque mais c’est aussi une figure mixte qui finit par échapper aux multiples modèles qui la composent : gentleman souvent mufle, dont le bluff et le cynisme se doublent d’une réelle élégance et d’une évidente spiritualité, le dandy est réellement poète à ses heures perdues – qui sont nombreuses –, tel ce moment où il fait danser les petits pains, dans La ruée vers l’or. Dans une autre séquence des Temps modernes, alors qu’il est sans le sou, il s’offre un cigare à un kiosque, avant de héler avec une gracieuse autorité le policeman qui le surveillait du coin de l’œil, comme pour le prier de l’emmener se restaurer en prison. Là aussi, on peut discerner une certaine affinité entre la posture de Charlot et la rêverie baudelairienne, qui fait du dandy une figure de résistance à l’ordre établi, en ce qu’il cultive le détail et la justesse du geste, au mépris de toute forme d’utilité, le « culte de l’utile » (expression de Baudelaire) étant la marque distinctive du bourgeois, à ses yeux comme à ceux des autres romantiques comme Gautier et Nodier, par exemple. Lorsque dans l’ouverture du Kid, Charlot pointe son index sur les mégots dont il fait collection pour les inspecter avec circonspection, à travers des mitaines déchiquetées mais dans un geste parfaitement distingué, il s’affirme, d’une certaine manière, et serait-ce sous la contrainte de la nécessité, en dandy tel que le conçoit Baudelaire, sa posture et son corps mêmes se faisant expression d’une éthique autant que d’une esthétique, et constituant par là même les supports d’une poésie de la modernité.
24Inspiré du dandy anglais, dont son costume autant que sa posture emprunte certains attributs, Charlot ressemble également aux grands types comiques de la littérature juive : le luftmensch (l’homme qui plane), le schlemyl ou « schlemiel », en yiddish (le malchanceux, le maladroit) et le schnorrer (le parasite qui paie son écot en mots d’esprit). Or, c’est souvent, comme dans nos exemples, le luftmensch, à l’« instabilité aérienne » (Albert Memmi) qui l’emporte, échappant en définitive à toutes les contingences puisque l’espace et le temps semblent soudain se soumettre à d’autres lois et lui offrir un espace de jeu à sa mesure. Le luftmensch, de déraciné, d’individu qui vit d’expédients, a la liberté de redevenir chez Chaplin, plus encore que chez les autres burlesques, un grand enfant délivré des contingences, livré à sa seule fantaisie. La hantise de la « chute dans le cristal » menace le jeune Anselme de Hoffmann, dans le Pot d’Or, image de la pétrification qui guette l’âme de l’artiste embourgeoisé oublieux des appels mystérieux qui lui sont adressées. Or, le mouvement effréné et le vagabondage poétique de Charlot au fil de ses films, comme dans cette séquence de la machine, où l’on assiste à une forme d’envol25 et d’échappée hors du temps, sont autant de réponses à cet avertissement particulièrement bien formulé par le conteur allemand. Chez le mime américain, c’est sous la forme de péripéties aussi bien qu’à travers une certaine tonalité de l’humour anglais que se donne à percevoir ce même refus d’une vie « assise » – dont les nantis et les « gros » ne cessent d’offrir la caricature dans son cinéma.
25Le rire de Chaplin noue donc deux pôles, celui de l’humour anglais et celui de la fantaisie burlesque ; le premier se caractérise peut-être avant tout par ce refus de s’ankyloser dont son personnage est le symbole moderne ; quant à la fantaisie burlesque, elle est chez Chaplin réécriture moderne d’un certain esprit d’anarchie romantique tel qu’il a pu être porté par des artistes comme certains « petits » romantiques en France (le plus souvent désignés comme « petits » surtout parce qu’ils n’avaient pas su ou voulu s’intégrer au système de production littéraire de l’époque) ou par d’autres créateurs européens comme Hoffmann (qui eut lui aussi les plus grandes difficultés à assumer des rôles socio-professionnels qui étouffaient sa prodigieuse créativité). En tous les cas, il perpétue et cristallise cette fantaisie que les romantiques ont appelée de leurs vœux. Charlot, comme l’Anselme du Pot d’Or de Hoffmann, qui éprouve des difficultés à s’insérer dans la société bourgeoise de Dresde, est une âme enfantine et poétique poursuivie par la malchance. Toutefois, comme pour le héros de Nodier, Michel, moqué par ses pairs dans le conte de La fée aux Miettes, ses difficultés sont le signe de son élection. L’humour de Chaplin, playful pain (douleur enjouée), comme le dit ce dernier de lui-même, est « un rire sans rire », qui sublime de façon poétique le pathétique et perpétue cette recherche d’une expression délivrée de ses entraves, qui recouvre à la fois une sagesse et cette distance qui appartient en propre à la poésie. La grâce poétique, la pantomime et le capriccio autant que le burlesque imaginatif et le Witz, en composent les harmoniques poétiques, formant le pendant de la gaillardise parfois cynique du personnage, autre forme d’expression de la liberté propre au personnage burlesque. En réalité, l’association des deux pôles, burlesque et fantaisie poétique proche du merveilleux, caractérise le comique de Chaplin, et constitue ce que Baudelaire nomme le comique absolu, dans son essai sur le rire, un comique qui dépasse les catégories étroites de la pensée pour faire jaillir la force poétique d’un rire qui ne s’embarrasse plus de significations et qui s’élève, en liberté, par-dessus les contingences qui l’ont porté (procédés du burlesque et enjeux satiriques, par exemple).
26Aux yeux d’Antonio, le rédacteur fictif de la Lettre sur le roman de Schlegel, le capriccio, qui orne les fresques de Raphaël forme « un monde achevé de richesse d’invention et de beauté harmonieuse, où règnent l’espièglerie et la gaieté du jeu26 » ; le théoricien du romantisme allemand voit en effet dans cet art l’équivalent pictural et visuel au Tristram Shandy de Sterne. Or, on retrouve, dans la manière de Chaplin, cette poétique du capriccio, sous forme d’excentricité joueuse et de péripéties gaillardes et allègres, et les évolutions tantôt heurtées, tantôt en arabesques de son personnage offrent elles aussi parfois, un prolongement cinématographique à ce genre. Fondé sur une spontanéité qui évoque le trait d’humeur autant que le trait d’humour, l’art du capriccio donne à son cinéma une qualité de présence qui rappelle celle de figures romantiques telles que l’on peut en rencontrer dans la poésie d’Aloysius Bertrand, avec leur vivacité et leur énergie comme saisie sur le vif, proches des figures de la commedia dell’arte représentées dans les estampes de Jacques Callot. Cette esthétique, dont on trouve les modèles chez Sterne et Hoffmann en littérature, et dont les poètes comme T. Gautier et A. Bertrand ont fait l’éloge le plus enthousiaste, est aussi de celle de Charlot.
27L’écriture lapidaire et fragmentaire d’Aloysius Bertrand par exemple, met en effet en scène des figures et des micro-récits qui se dédoublent et dialoguent entre eux, dans des jeux incessants de fragmentation et de disruption mis en évidence par l’omniprésence des tirets. Ce signe de ponctuation est, dans le recueil, une figure tout à la fois de l’union et de l’écart, et elle participe, en tant que telle, d’un traitement oblique des choses qui rappelle celui de l’ironie et évoque fortement les silhouettes de Séraphin. Les silhouettes de Séraphin constituent certainement donc un modèle de l’écriture et de la posture fantastiques, qui consiste à guetter, comme chez Bertrand et Hoffmann, l’expression de présences passagères, et à retourner les images extérieures du monde et de la culture comme dans une boîte noire pour retrouver en creux, à travers le jeu de telles figures ironiques, vivaces et passagères, un imaginaire dont l’individu se sent de plus en plus coupé. C’est pourquoi le personnage de Charlot est peut-être l’héritier direct, sur le mode cinématographique, du mime le plus fameux du dix-neuvième siècle, Debureau, dont Jules Janin, écrit, dans son Histoire du théâtre à quatre sous, en 1832, qu’il semble un « rêve éveillé, où toutes les idées marchent avec la rapidité de l’acteur », et que sa comédie sans langage ni intrigue, ni héros est un genre mêlé qui exprime tout en nous libérant de tous les carcans d’une signification étroite (langage, types et caractères27). Ainsi, toute une frange de la création de l’époque, jointe à l’explosion, peu après, des spectacles de cabaret et du burlesque au cinéma – qui constitue l’autre pôle sur lequel se construit l’imaginaire chaplinien –, a contribué à façonner un terreau et une attente propices à l’éclosion d’un génie comme celui de Charlot, qui devait une deuxième fois apporter une réponse par la poésie, à l’emprise d’un réel décevant.
28Dans « Penser un cinéma de poésie à partir de Pasolini et de Bonnefoy », Patrick Werly, tentant de « penser ensemble la poésie verbale et le cinéma », s’appuie sur la pensée d’Yves Bonnefoy pour définir la poésie du cinéma comme une suspension de la signification : « à des moments les images semblent s’établir en poésie quand dans une évidence nouvelle, elles émettent, telles des icônes, « ce que l’on éprouve comme du sens dans un emploi de ce mot qui ne réfère plus au signe28 ». Pour lui, il y a poésie « quand les images se libèrent de leur usage courant (de signification ou de représentation) et laissent apparaître la matière du monde dont elles sont faites, une matière qui est en continuité à la fois avec le monde et avec l’esprit du peintre. » Lorsque le plan, chez Chaplin, se détache de la structure narrative qui le porte pour se faire pure présence, comme dans cette image au ralenti des rouages géants où Charlot est suspendu, métaphore d’un temps arrêté où s’effectuerait une fusion de l’homme et de la machine, nous assistons à cette « épiphanie de la présence » au sens où P. Werly en parle, une épiphanie nourrie de ce silence propre à l’enfant29, dans une poésie de cinéma qui, telle la parole poétique, se retremperait au silence de l’infans, et aurait ainsi le pouvoir de préserver l’être du dessèchement de l’abstraction.
29C’est ainsi que Charlot est probablement l’incarnation de cette poétique qui renoue avec les temps premiers et avec la spontanéité. Celle-ci constitue l’objet ultime de l’art aux yeux de poètes comme Kleist et de romantiques comme Nodier et Hoffmann, qui écrivent des contes fantastiques pour en préserver l’essence, car la spontanéité, tout comme la naïveté dans ce qu’elle a de natif, de premier, est le gage, selon eux, d’une spiritualité restée intacte. Charlot est un infans dans tous les sens que ce terme peut recouvrir, personnage sans mots, sans biographie ni histoire, type à la singularité irréductible qui ne vieillit ni ne change et qui conserve quoiqu’il arrive les marques de l’enfance. Il ressemble en cela, à son créateur – ou à son double – : ce dernier, une fois vieillissant, devient une sorte de puer senex qui continue à s’attacher, jusqu’à l’orée du parlant, à cet art du muet qu’il semble associer, comme Baudelaire avec la pantomime, aux « [r]égions de la Poésie pure ». Cette poésie est en tous les cas portée à son comble par des séquences telles que celle de la machine des Temps modernes, où l’on voit concrètement comment l’art cinématographique transmue les images du monde pour les plier à la vision magicienne du poète, et comment même les données du réel le plus tyrannique (le rythme de la chaîne, les objets et les constructions gigantesques qui visent à asservir l’individu au travail et au culte du matérialisme) sont transmuées en inducteurs et en supports de jeu (rythme burlesque qui suscite l’euphorie et déclenche la rêverie, objets qui libèrent le clown qui git dans le travailleur par les potentialités créatrices qu’ils révèlent en lui). L’ouverture du film souligne que c’est la question du bonheur qui est posée ; un carton initial mentionne conjointement « l’industrie » et « l’initiative individuelle » et évoque ironiquement la « croisade de l’humanité à la recherche du bonheur ». Or avec Charlot, c’est la poésie comique qui constitue une réponse en forme de pied de nez.
Conclusion
30Le corps de Charlot, corps politique, corps poétique, d’une certaine manière, offre le contre-modèle de l’homme moderne en voie de banalisation et d’uniformisation (masse des chômeurs, rapprochée ironiquement, par la juxtaposition des plans, de la masse des ouvriers assimilés à des moutons, à la sortie de l’usine dans les Temps Modernes, caricatures de bourgeois adipeux et de patrons capitalistes confondus avec la machine, tels qu’on les voit dans les Temps modernes, par exemple. « Je suis dans tout », s’exclamait le monsieur Prudhomme créé par Henri Monnier dans Grandeur et décadence. Face à cette auto-suffisance et face au déploiement croissant d’une parole gonflée d’air, avec, par exemple, la blague, qui tend à occuper l’espace du rire sinon de la pensée au XIXe siècle, tout au moins en France depuis la Restauration, comme l’a montré Nathalie Preiss ; face au choc renouvelé d’un processus de mécanisation qui envahit tout, la pantomime de Charlot, comme l’écriture romantique en son temps avec la poésie et l’invention du fantastique, se coule dans des formes d’expressivité qui accueillent un espace de résistance tout en induisant dans l’esprit du spectateur l’intuition d’une liberté poétique.
31Le personnage de Charlot, mi-gentleman mi-clochard, consacre à sa manière l’importance dérisoire du moi, un moi capricieux qui résiste à l’entreprise d’uniformisation que lui fait subir le réel : « figure du poète brisé par le chaos de la vie, qui s’impose en offrant sa faiblesse au rire30 ».
32En réalité, loin d’être brisé, le corps poétique de Charlot, lointain héritier de celui de pantins comme Polichinelle, échappe aux contingences pour accéder à des formes de fantaisie telles que les romantiques ont pu en rêver. S’appuyant sur des mécanismes et des procédés cinématographiques souvent comparables à l’art de ce dernier (surprise et courts-circuits logiques, par exemple, mais aussi poétique de l’excès et burlesque imaginatif), son rire participe d’un processus d’irréalisation qui rappelle la création fantastique du siècle précédent, selon nous elle-même inspirée par l’art de la pantomime du temps. Il s’inscrit dans le prolongement de la recherche romantique d’un rire fondé sur une émotion tierce, non larmoyante, à la fois énergique et subtile, où la profondeur humaine et l’élan sont détachés de toutes les contingences. Charlot est donc l’incarnation de ce « kaléidoscope » que dépeint Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne pour définir l’artiste moderne, « parfait flâneur », « homme du monde, homme des foules et enfant31 », capable d’adapter son esprit comme son art aux soubresauts de la modernité. C’est pourquoi la représentation tragique de l’individu happé par des forces monumentales (fascisme, machine, chômage, pauvreté...) finit en général par échapper au pathétique dans ses films. Plus que de court-circuit, de distanciation et de carnavalisation momentanée du réel, plus que d’une fusion du tragique avec le grotesque, nous avons tenté de montrer comment le rire de Charlot transmue les émotions en catharsis comique et en poésie. Le burlesque « imaginatif » sert ce que Baudelaire nomme le « comique absolu », c’est-à-dire un comique poétique qui fait feu de tout bois, y compris de la violence et de la plus grande invraisemblance, pour exalter souffle de l’énergie et de la fantaisie. La figure de Charlot, tout en servant la satire, est avant tout une figure d’identification poétique qui amène le spectateur à rouvrir ses « deuxièmes » yeux, ceux de l’enfant, elle est une invite à retrouver le choc qui frappe ce dernier devant la liberté infinie de la marionnette. Par-delà, elle est un mythe poétique en soi : figure sans âge, intacte puisqu’attachée au conservatoire de nos rêves, dont les guenilles portent témoignage de la longue lignée de clowns dont il est issu, et dont l’art muet complète celui de Debureau, elle est probablement, comme celle des clowns tels que les évoque Bernard de Fallois dans la préface de la somme que leur a consacrée Tristan Rémy, une des « dernières créatures mythologiques qu’on puisse rencontrer sur notre planète, depuis que la modernité en a chassé toutes les autres, qui en faisaient le charme, les faunes et les sirènes, les fées, les elfes et les licornes32. »
Notes de bas de page numériques
1 Tristan Garcia, L’Image, Paris, Atlande, 2007, p. 241.
2 Philippe Soupault, « Le cinéma USA », Textes pour la littérature (1919-1922), Écrits de cinéma 1918-1931, in Alain et Odette Virmaux (textes réunis et présentés par), Ramsay Poche cinéma, Plon, 1988, p. 41 à 45. NB. On est en droit de penser que Soupault pense à la fleur bleue de Novalis, qui symbolise la quintessence de la quête poétique romantique, dans Henri d’Ofterdingen.
3 « La poésie est un acide plus violent que tous les acides connus. », écrit le poète au sujet de Chaplin, Soupault, « Le cinéma USA », Textes pour la littérature (1919-1922), Écrits de cinéma 1918-1931, in Alain et Odette Virmaux (textes réunis et présentés par), Ramsay Poche cinéma, Plon, 1988, p. 45.
4 Pour Bergson, le rire est le plus souvent lié à « du mécanique plaqué sur du vivant ». Henri Bergson, Le rire. Essai sur le comique, Paris, Presses Universitaires de France, 1983.
5 Sophie Basch, « Le théâtre d’ombres des romantiques. Nerval, Gautier, Champfleury », in Sophie Basch et Pierre Chuvin (dir.), Pitres et pantins. Transformations du masque comique de l’Antiquité au théâtre d’ombres, Paris, PUPS, 2007, p 252 à 254.
6 Sophie Basch, « Le théâtre d’ombres des romantiques. Nerval, Gautier, Champfleury », in Sophie Basch et Pierre Chuvin (dir.), Pitres et pantins. Transformations du masque comique de l’Antiquité au théâtre d’ombres, Paris, PUPS, 2007, p 252 à 254.
7 Charles Nodier, « Polichinelle », Paris ou le livre des cent-et-un, Paris, chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d’Orléans, 1831 à 1834, Tome II.
8 Claude-Jean Philippe, « Burlesque, comédie, cinéma », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 29 avril 2015, http://www.universalis.fr/encyclopedie/comedie-burlesque-cinema/
9 Charles Baudelaire» De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », Baudelaire critique d’art, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1992, p. 195.
10 Joël Magny observe la tendance du cinéma chaplinien à opérer une confusion entre espace et personnage : vitesse et agressivité amènent souvent Charlot à se soumettre les objets et le monde, dans une forme d’« expansion du jeu ». Joël Magny, « L’espace chaplinien », D. Banda et J. Moure, Le Cinéma : l’art d’une civilisation (1920-1960), Paris, Flammarion, « Champs arts », 2011, p. 185 et 190-191.
11 La scène de première vue désigne la situation fondamentale, l’instant premier de la rencontre, qui apparaît dans la plupart des récits et détermine une succession d’enchaînements et de conséquences. Voir Jean Rousset, Leurs yeux se rencontrèrent, Paris, José Corti, 1981.
12 Expression de Françoise Court-Pérez, Gautier un romantique ironique : sur l’esprit de Gautier, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 201.
13 Benjamin montre comment le public développe un mode d’attention « distrait » face à l’œuvre filmique. Voir par exemple Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, [1939], Paris, Allia, 2003, p. 73-74.
14 Expression de Claude Jean Philipe, « burlesque, comédie, cinéma », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 29 avril 2015. http://www.universalis.fr/encyclopedie/comedie-burlesque-cinema/
15 Voilà n°42, avril 1939.
16 « Guignol », chap. IV de « Le livre de Suzanne », Le Livre de mon ami, Calmann-Lévy, 1923 [1885], p. 218-219.
17 Roger Munier, Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, Paris, Édition Traversière, 1982.
18 Charles Baudelaire, « Curiosités esthétiques », Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Paris, Michel Lévy frères, 1868, p. 338.
19 Charles Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », Claude Pichois, Baudelaire Critique d’art, suivi de Critique musical, Paris, Gallimard 1992, p. 200. C’est nous qui soulignons.
20 Pour les éminents théoriciens du romantisme allemand, Friedrich Schlegel et Jean Paul Richter, qui a écrit un traité sur le Witz, ce dernier est apparenté au comique en tant qu’il désigne un trait d’esprit mais il est surtout un principe de découverte. Émanant de la fantaisie et de l’imagination autant que de la raison, le Witz transcende les catégories de la logique, sous la forme d’associations inattendues et d’éclairs spirituels sinon divinatoires. Schlegel et Richter reconnaissent dans les situations saugrenues et l’espièglerie du narrateur de Tristram Shandy les traits propres au Witz. Choc, vivacité, tension caractérisent les saillies du Witz car ce dernier est « explosion d’esprit comprimé » (Schlegel, Fragments critiques.)
21 Sigmund Freud, Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques, 1911.
22 Karlheinz Stierle, La Capitale des signes. Paris et son discours, traduit de l’allemand par Marianne Rocher-Jacquin, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2001, p. 442-443.
23 Rappelons la fascination des romantiques pour le « joujou », dont le texte de Baudelaire intitulé « Morale du joujou » est l’emblème.
24 Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968 [1964].
25 Jean Cocteau parle d’ailleurs du rire de Chaplin comme d’un « rire esperanto » et de sa bouffonnerie comme de la manifestation d’un « esprit de légèreté » qui vainc « l’esprit de lourdeur ». D. Banda et J. Moure, Le cinéma : naissance d’un art (1895-1920), « Champs arts », Paris, Flammarion, 2008, p. 375-376.
26 Alain Muzelle, L’Arabesque. La théorie romantique de Friedrich Schlegel dans l’Athenaüm, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, p. 92.
27 Jules Janin, Histoire du théâtre à quatre sous, Paris, Librairie de Charles Gosselin, t. 1,1832, p. 121 et p. 103 à 111.
28 Patrick Werly, « Penser un cinéma de poésie à partir de Pasolini et de Bonnefoy », in Yves-Michel Ergal et Michèle Finck (dir.), Littérature comparée et correspondance des arts, Paris, P.U.S, Didier Érudition, 2008, p. 337 et 347.
29 Patrick Werly, « Penser un cinéma de poésie à partir de Pasolini et de Bonnefoy », in Yves-Michel Ergal et Michèle Finck (dir.), Littérature comparée et correspondance des arts, Paris, P.U.S, Didier Érudition, 2008, p. 351.
30 Nous reprenons une formule qu’emploie Michel Zink, lorsqu’il évoque l’émergence de la subjectivité au XIIIe siècle, fondée selon lui, sur une mise en scène du dérisoire, procédé important de la poétique comique du corps, et caractéristique du genre du dit. Voir Michel Zink, La Subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, PUF, 1985, p. 67.
31 « […] parfait flâneur [qui a la faculté] d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini, […] kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie […] », Charles Baudelaire, « L’artiste moderne, homme du monde, homme des foules et enfant », « Le Peintre de la vie moderne », chap. III [publié en 1863, par Le Figaro, et en 1869 dans L’Art romantique], in Baudelaire critique d’art, édition établie par Claude Pichois, Paris, Gallimard, 1992, « Folio essais », p. 351-352.
32 Tristan Rémy, Les clowns, Paris, Grasset, 2002, p. 11.
Pour citer cet article
Catherine Rapenne, « L’invention de Charlot : corps politique, corps poétique », paru dans Loxias, 49., mis en ligne le 14 juin 2015, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.cnrtl.fr/definition/index.html?id=7979.
Auteurs
Agrégée de lettres modernes, Catherine Rapenne a soutenu une thèse sur « Le rire et le fantastique dans la littérature française de 1821 à 1869 » (juin 2014, Université de Strasbourg.) Elle a donné des conférences et écrit des articles sur le thème de la spiritualité dans les arts ainsi que sur les jeux de l’ironie, de l’implicite et de l’imperceptible. Les différentes modalités du rire (intertextualité, ironie, caricature, incongru…) comme tremplins de la représentation et de l’interrogation, retiennent son intérêt. Le fantastique, le tabou du rire et le rire comme tabou, mais aussi le monstre comme métaphore politique chez M. Shelley, Balzac et Nodier ont également fait l’objet de ses travaux. Très intéressée par l’histoire des arts, elle pratique la peinture et enseigne le français au collège, le FLE, et la communication aux adultes.