Loxias | Loxias 26 Doctoriales VI | Doctoriales VI
Iván Salinas Escobar :
Entre le faire et le non-faire : lecture épistémologique d’un monde en transition dans El disparo de argón de Juan Villoro
Résumé
Avec El disparo de argón (1991), le Mexicain Juan Villoro montre comment la Ville de Mexico a englouti ses périphéries et comment ce changement a affecté la vie des habitants. Avec des nombreux fils narratifs, il souligne le métissage des cultures préhispanique et espagnole au Mexique, tout en exhibant la manière dont le métissage résultant réagit lorsqu’il est confronté à l’expérience de la globalisation et son pragmatisme. Par le biais de Fernando Balmes, personnage sans caractère poussé à agir par les situations environnantes, le romancier s’interroge sur les atouts et les défauts des postures existentielles anciennes et nouvelle s’offrant au personnage. Indécis, sans savoir s’il faut maintenir une tradition ou plutôt adhérer à un individualisme à outrance, Fernando Balmes est sommé de dire s’il est indispensable d’agir ou non – et pourquoi. Cet article propose une lecture épistémologique de ce roman et en avance certaines lignes interprétatives.
Abstract
With El disparo de argón (1991), the Mexican writer Juan Villoro shows how Mexico City has engulfed its peripheries and how this change has affected the lives of its inhabitants. Through numerous narrative threads, he highlights the mixture of pre-Hispanic and Spanish cultures in Mexico, all while displaying the way that the resulting mixture reacts when it is confronted with the experience of globalization and its pragmatism. Through Fernando Balmes, a character without personality who is pushed to action by the situations surrounding him, the novelist wonders about the assets and defects of old and new existential postures that present themselves to the character. Indecisive, without knowing whether it is necessary to uphold a tradition or to adhere to an excessive individualism, Fernando Balmes is commanded to say whether or not it is indispensible to act and why. This article proposes an epistemological reading of the novel and advances some interpretive lines about it.
Index
Mots-clés : culture préhispanique-aztèque , épistémologie, littérature mexicaine, métissage culturel
Plan
- I : Romanciers mexicains
- II : Questionnements
- III : La lame du miroir
- IV : L’ouverture
- V : Le monde des signes
- a) S’auto-contempler, une bonne chose ?
- b) La perte du visage
- VI : Le savoir creux et le problème du choix
- VII : Conclusion
Texte intégral
1Depuis les années quatre-vingt-dix, on trouve dans la fiction mexicaine un grand nombre d’auteurs qui se détachent de la génération précédente. Des romanciers nés dans les années 50 et 60 tels que Mario Bellatin, Ignacio Padilla, Enrique Serna, Guillermo Fadanelli, David Toscana, Alvaro Enrigue, Jorge Volpi, Cristina Rivera Garza, Daniel Sada ou J.M. Servín, parmi bien d’autres, commencent à établir une nouvelle cartographie de la littérature mexicaine. Cette réorganisation de l’espace géographique dans les textes littéraires conduit la fiction à s’emparer des vastes territoires du Nord et du Sud, longtemps délaissés parce qu’ils étaient hors du champ d’influence de la capitale ; parallèlement, il existe une intention d’affirmer la vocation cosmopolite de cette littérature. On pourrait croire alors que Mexico, entre ces deux mouvements complémentaires de la fiction contemporaine, a été délaissée. Cependant cette ville, avec ses quelque vingt millions d’habitants, demeure l’un des espaces les plus fréquemment investis par les romanciers. Ainsi une œuvre comme Clarisa ya tiene un muerto1 de Guillermo Fadanelli prend la ville telle qu’elle est vécue par les habitants : comme un espace indéfini, insaisissable. La ville est presque indomptable et ne peut être vécue qu’à partir de certains repères, modulables, souvent dangereux et sordides.
2D’autres romans parlent au contraire de la ville de Mexico en mettant en avant un endroit précis ou en réduisant l’espace de la ville à la vie d’un quartier. Emblématique de ce registre, le roman El disparo de argón2 met en fiction la vie d’un quartier – et son monde clos –, miné par l’angoisse d’être englouti par l’accroissement inéluctable de la Ville-Monstre, et la préoccupation de passer avec la mondialisation du régime fermé de la tradition à celui du décloisonnement total. L’œuvre romanesque de Juan Villoro place donc au premier plan les doutes et les transformations d’une société traditionnelle (à la limite du conservatisme) qui se voit basculer dans un nouveau système insaisissable : celui du marché.
3S’il y a certes une tension soudaine produite par la lutte impitoyable de ces postures existentielles divergentes3, le problème majeur de cette transition a comme origine moins le souci de modifier les habitudes, que le regard qu’on porte sur elles. Les gestes, les rapports à l’autre et au « dehors », semblent rester les mêmes : on travaille, on souffre, on rêve toujours de tomber amoureux, on est « bon » ou « mauvais », on a des enfants, on se bat tous les jours. La transformation a donc lieu à l’intérieur de l’individu, et touche à l’attitude qu’il faut avoir vis-à-vis de l’autre et du dehors. Par conséquent, la question du rapport à soi est posée de façon subreptice, car on ne peut pas changer l’idée qu’on a de l’autre si on ne change pas d’abord ce qui est « vrai » pour soi-même.
4Or, on le verra plus tard, le personnage principal, Fernando Balmes, à l’instar de la société, hésite à choisir son camp. Son souci étant de ne pas perdre son individualité (ce vers quoi le pousse aussi son horizon d’attente), il trouve qu’il n’y a pas une grande différence entre l’oubli de soi dans sa propre tradition (catholique-métissée), et l’anéantissement de soi auquel aboutissent le désir de pouvoir et son anonymisation imposée par la tradition « impérialiste » (anglo-saxonne).
5Au regard de la tradition littéraire mexicaine, ce qui caractérise le roman de Juan Villoro, et ce qui, du coup, fait aussi toute sa richesse, est moins son appartenance à l’Occident que la façon dont il permet un dialogue heureux entre les différentes traditions sociales. En effet, le Mexique (comme toute l’Amérique d’ailleurs, du Canada à l’Argentine) appartient bel et bien à la culture occidentale4. En dépit de la présence de nombreuses influences orientales et asiatiques dans la vie quotidienne (nourriture, traditions, lexique, artisanat), et de la représentation d’un endroit « exotique », à l’apparence préhispanique, l’imaginaire mexicain est foncièrement européisé et européisant5. Occidentaux « de la marge » qui sauvegardent et prolongent la frontière qui divise la planète en Orient-Occident 6 (transposée désormais entre Nord et Sud), les personnages du Disparo de Argón laissent percer les spécificités qui sont nées grâce au métissage des peuples préhispaniques et ibériques – eux-mêmes métissés avec les arabes et les juifs avant d’arriver en Amérique.
6Ainsi, ce roman souligne à quel point le métissage opéré pendant la Colonia est un aspect vivant au sein de la culture mexicaine (grâce à la présence des mœurs et aliments, d’attitudes et gestes, d’un lexique et du souci quotidien d’un au-delà où l’aspect précolombien s’imbrique dans le culte catholique). Cette affirmation doit bien sûr être nuancée, mais elle reste valable pour la capitale du pays, car des animaux, des plantes et des légumes, des rites archaïques apparaissent à côté des équivalents européens.
7Par le biais d’un regard critique (qui n’est pas toutefois dépourvu des clichés mythifiant les anciens indiens sans se soucier de ceux croisés dans la rue) 7, Villoro permet au personnage de Balmes d’établir un lien entre les éléments préhispaniques entrés dans la vie quotidienne, et ceux d’un savoir tout à fait spécialisé des croyances et des divinités précolombiennes. Dans un second temps, Villoro confronte cette vision double de l’héritage précolombien à la vision étrangère venue du Nord. Grâce à ce jeu de miroirs il parvient avec El disparo de argón à cristalliser une lecture critique des actions et des gestes de l’homme « en général » : de quoi est-on capable lorsque notre imaginaire est mis en doute, et que se passe-t-il lorsqu’on est obligé de choisir entre l’ancienne et la nouvelle culture ?
8La posture qui se dégage de cette attitude critique du narrateur est très proche de la cosmovision humaniste que défend le personnage d’Antonio Suárez. Curieusement, la vision préhispanique et la vision catholique permettent de voir et concevoir le monde presque de la même façon. Toutes deux possèdent certaines ressemblances frappantes : un temps cyclique accompagné d’eschatologies assez similaires (fin du monde et régénération/réincarnation des croyants), des dieux qui effectuent une catabase (Jésus pour amener les pécheurs au ciel, Quetzalcóatl pour ramener l’espèce humaine sur terre), et rites presque identiques (par exemple la déglutition du dieu représenté : l’hostie chez les catholiques, un « gâteau » d’amarante sur lequel on traçait la figure du dieux Huitzilopochtli, le « Guerrero Colibrí »8). La seule chose qui importe est, apparemment, de rester enfermé dans les limites de la tradition.
9En marquant l’opposition entre les éléments d’une « seule » culture dont les origines sont encore perceptibles, une lecture comparatiste d’El disparo de argón peut jeter la lumière sur la façon dont les individus constituant une culture perçoivent celle-ci. Une fois posée la question, ce roman, conçu comme la représentation d’un monde clos qui réagit face à un dehors, met en doute l’ordre du monde. Mais que se passe-t-il lorsqu’on « divise une culture dans ses composants », et, dans ce cas précis, on souligne le contraste entre une vision espagnole (européenne) et une vision préhispanique ? Plus encore, est-il possible de jeter sur cet ensemble bicéphale un regard étranger, d’appliquer ici des cadres anglo-saxons ? La richesse du Disparo de Argón semble autoriser une telle perspective. En effet, malgré le faible qu’il affiche pour la culture métisse (mi-espagnole mi-précolombienne), Balmes est tout à fait conscient de la mort par immobilité qui le guette, du fait de l’ankylose produite par les sociétés fermées. De l’autre côté, la posture pragmatique possède à ses yeux autant de vertus que de défauts.
10Partagé, Fernando Balmes laisse sous-entendre que, entre l’action pure et la répétition aveugle (entre le pragmatisme saxon et un monde aux repères immuables), l’inaction serait la seule arme personnelle qu’un personnage confronté à de telles situations puisse arborer. « Ne-pas-faire », ce que l’attente ou les attentes imposent comme réponse obligée revient en quelque sorte à « faire-contre-elles ». En tout cas de façon passive. Or, ne-pas-faire est-il vraiment le résultat d’un choix ? En d’autres termes, est-il question d’un authentique « geste », ou s’agit-il d’un immobilisme né du refus des options que le monde propose, le héros récréant du coup l’idéalisme qu’il méprisait ?
11L’image du miroir parcourt El disparo de argón du début à la fin. En guise d’épigraphe, ces lignes rappellent une histoire racontée par Antonio Suárez au milieu d’un cours et rapportée par Balmes :
Un hombre recorre el desierto y al cabo de días infinitos encuentra un objeto brillante en la arena. Es un espejo. Lo recoge y al verse reflejado, dice: « perdone, no sabía que tenía dueño ».
(Un homme parcourt le désert et au terme d’une infinité de jours il découvre un objet brillant dans le sable. C’est un miroir. Il le ramasse et, s’en y voyant reflété, il dit : « Pardonnez-moi, je ne savais pas qu’il appartenait à quelqu’un » 9.)
12La présence matérielle et symbolique de cet objet est tellement importante qu’on peut le reprendre sans trop de difficultés pour parler du personnage principal qui, tout en étant « un », est partagé en deux faces : celle qui regarde exclusivement vers son quartier natal, San Lorenzo, et celle qui regarde vers le secret chiffré dans et par la Clinique « Antonio Suárez », où il travaille comme chirurgien ophtalmologue.
13Comme un miroir sur lequel les points de vue s’échangent, le narrateur raconte des épisodes du passé qui s’entremêlent à ceux du présent. C’est à travers ce jeu de va-et-vient que nous accédons à la connaissance du quartier comme un monde clos, qui reproduit à la lettre près la société catholique instaurée par les conquistadores. Parsemés dans les rues du quartier, qui reprennent la forme de la grille sur laquelle San Lorenzo a été torturé, nous découvrons l’église avec son prêtre espagnol, des endroits de loisirs comme le terrain de jeux ou le jardin, et des lieux de perdition comme la salle de billard et le bordel.
14Puis, il y a les habitants du quartier dont les traits renvoient, comme on peut s’y attendre, à certains clichés de cette société. On peut citer, parmi les cas les plus importants, celui de l’instituteur aux allures patriotiques (qui n’est personne d’autre que le père de Fernando…) représentant le savoir de la communauté ; celui d’Olaf Pruneda, un chasseur d’ours, propriétaire des Apeninos (sorte d’épicerie qui rappelle les « Ultramarinos », ces magasins qui fournissaient outre-mer les victuailles de la métropole) où l’on peut tout trouver ; du médecin-guérisseur Dr Felipe, à mi-chemin entre le médecin diplômé et l’infirmier auprès duquel Balmes a pris goût de la médecine ; et surtout de Julián Enciso, tueur à gages qui incarne la présence du mal connu et qui sera, d’une façon étonnante, l’antagoniste du personnage.
15Entouré de ces personnages stéréotypés, Fernando Balmes démarre son récit – car c’est lui, à la première personne, qui raconte l’histoire. Âgé d’environ 35 ans, il est employé dans la clinique située dans le quartier même où il est né et a grandi. Occupant à la fois la place du narrateur et celle du personnage principal, Balmes mélange les souvenirs de situations et de personnages du passé avec des récits au présent de narration. Timide et aboulique par nature, il est plus attiré par les expériences extrêmes que par la tranquillité dans laquelle il a grandi. Mais cet attrait du « gouffre » est purement contemplatif : il n’a jamais osé franchir le cap qui lui aurait permis de vivre tout ce dont il a rêvé – et rêve encore – solitairement. Ce ne sera que très tard que, entouré de certains collègues et amis, comme Lánder et Sara, deux ophtalmologues travaillant avec lui, il parvient à faire croire au monde qu’il a une vie (à peu près) normale.
16Mais c’est précisément à partir de la rupture de cette prétendue stabilité que commence le roman. Un jour Fernando Balmes se dirige au travail et avant d’y arriver il est témoin d’un accident : une voiture renverse un cycliste (qui, comme une image prémonitoire, traverse le cristal d’une vitrerie ouvrant la voie au malheur qui va s’abattre sur Balmes, et au complot qui va se resserrer autour de la clinique : je vais développer ces deux lignes centrales du récit plus loin). Un peu à la manière du miroir d’Alice, l’image du saut dans le miroir permet au narrateur de faire des allers-retours entre son enfance et l’âge adulte. Le tout étant imbriqué dans la structure du roman de formation. En quelque sorte, El disparo de argón est le registre de la quête involontaire que mène Balmes pour comprendre ce qui le pousse à agir car, en règle générale, il n’est pas l’« auteur » de ses gestes. Suiveur plutôt que meneur, Fernando Balmes incarne l’individu qui ne cède pas aux sirènes de l’argent ni de la technologie10, et qui a du mal à trancher avec la valeur symbolique des traditions dans la vie quotidienne.
17Lors des crises qui ponctuent le récit, il essaie malgré tout de rester fidèle à ses impulsions et ses croyances, car il octroie une grande valeur aux énigmes comme moyen crypté de connaissance et d’appropriation du monde. Lors de ses études à la Faculté de Médecine, il constate qu’une poignée de privilégiés a l’opportunité d’être initiée aux arcanes qui recèlent le sens de la vie tel qu’il l’a toujours imaginée. En faisant la connaissance d’Antonio Suárez, il découvre une personne capable de lui montrer la voie secrète tant recherchée, d’abord en tant que professeur, puis en tant que directeur de clinique. Voilà pourquoi Balmes lie son existence à celle de la clinique. Lorsqu’elle est attaquée, il réagit de manière personnelle : pour lui, l’établissement et son maître ne font qu’un, et il faut les défendre à tout prix.
18Longtemps réputée comme un fleuron de la médicine ophtalmologique au Mexique et dans le monde, la « Clínica Antonio Suárez » est dans une situation économique instable qui se dégrade au fur et à mesure que le roman avance. En effet, ce qui ressemble d’abord à une simple crise de passation et de vocation chez les ophtalmologues tentés de partir pour gagner plus d’argent, s’avère être un danger capital qui menace non seulement les anciennes conceptions en matière d’excellence scientifique (avant les médecins les plus capables étaient formés en Europe, désormais ils sont diplômés aux Etats-Unis), mais plus radicalement encore l’existence de la clinique tout court. Menacée par trop d’intérêts divers, la clinique fait face à de nombreuses attaques. La liste est longue, et va de la défiance entre les médecins et les administrateurs à cause d’un trafic caché de cornées (sans lequel la clinique aurait dû cependant se déclarer depuis longtemps en faillite), jusqu’aux perturbations causées volontairement par ceux qui veulent prendre le contrôle du centre médical à tout prix – allant même jusqu’à l’assassinat.
19Afin d’avoir toutes les cartes du jeu et être certain de gagner, tous les coups sont permis : la tromperie amoureuse, la trahison, le mensonge, un bon geste déguisé en méchant11, même l’honnêteté, tout finit par se mélanger et jeter une ombre de doute sur tout ce qui a eu et peut avoir lieu à San Lorenzo. Au milieu de cette guerre, le personnage principal est à son tour piégé entre le dehors de San Lorenzo et le dedans du centre médical, subissant une série d’agressions par des gens proches ou connus : les médisances de son entourage lorsque la Direction du service Rétine lui est proposée (sachant que le poste est resté vacant pendant plusieurs mois) ; le chantage d’une ex-maîtresse journaliste qui peut tout tenter afin d’avoir un scoop retentissant ; l’auto-flagellation de Balmes car il sait que sa promotion est une sortie diplomatique au problème de la succession (d’autres, de par leurs mérites, auraient dû être nommés), et non la reconnaissance de ses capacités ; l’effondrement de la figure d’Antonio Suárez, son maître, tombé physiquement en disgrâce ; enfin, le doute sur la vérité des sentiments échangés avec Monica, une taupe avec qui il établit un rapport érotico-sentimental.
20Dans la complexité de sa constitution romanesque, Balmes incarne le dialogue et le conflit entre deux types de mondes qui se côtoient dans un seul espace sans avoir un but commun trop évident.
21L’ambivalence du personnage naît, comme je l’avais dit plus haut, du fait d’avoir suivi la formation universitaire qui l’amena à travailler dans la clinique ophtalmologique « Antonio Suárez », et de toujours vivre au quartier de San Lorenzo. Suárez, brillant élève de Barraquer, ophtalmologue catalan de renommée mondiale, reprit l’idéal humaniste de son mentor et fit construire à son tour, en suivant les mêmes dispositions architecturales, « la réplica del edificio de Barraquer en la esquina de Muntaner y alforja » (« une réplique de l’établissement de Barraquer, au carrefour de Muntaner et Alforja »12) à Barcelone. Bâtie à San Lorenzo à cause du bas prix du terrain, cette clinique est, d’après le texte, le seul immeuble récent dans le quartier.
22Bien que la clinique soit une ouverture à la modernité, le nécessaire dynamitage d’un ancien entrepôt pour obtenir l’espace indispensable à son installation dévoile très clairement le degré de violence requis pour s’implanter dans ce milieu fermé. Comme le dit le narrateur lui-même : « Bien mirado, San Lorenzo tiene mucho de isla » (« À bien y regarder, San Lorenzo ressemble beaucoup à une île13 »). Cette « isolation/insularité » n’a pas empêché l’implantation du centre médical. Bien au contraire, l’expérience fut plutôt assez bien perçue par les habitants du quartier : « Cuando la clínica se instaló en San Lorenzo los vecinos pensamos que el barrio cambiaría como una expansión eficiente del hospital » (« Quand la clinique s’est installée à San Lorenzo, nous qui y vivons avons pensé que le quartier allait changer sous l’impact mobilisateur de l’hôpital14 »). Comme s’il s’agissait d’une apparition ou d’un tour de magie, la clinique aurait dû transformer par sa seule présence l’environnement voisin. Dans le cas de San Lorenzo, où la seule règle est celle du chaos contrôlé, l’ancien état d’esprit aurait dû laisser place à l’ordre comme le résultat d’une contamination positive, ou plutôt, d’une influence bénéfique.
23Dans le mélange d’imaginaires, il faut rappeler que, de la même façon, pour les préhispaniques, la réapparition de Quetzalcóatl représentait le retour au savoir et au bien-être15 (croyance qui a profité à Cortès, considéré comme Quetzalcóatl, lors de son arrivée en Amérique). À l’issue de ce croisement culturel, les choses auraient dû se transformer, étant donné que les habitants n’avaient plus la capacité de changer leur manière d’être par eux-mêmes. Si l’on considère la situation de Fernando Balmes, qui travaille six jours sur sept, voire sept sur sept, on pourrait penser qu’en effet, la clinique a accompli son dessein.
24Cependant, dans la réalité, Balmes passe tout ce temps au travail parce qu’il n’a rien d’autre à faire de sa vie : il n’a, à trente-cinq ans, ni femme ni enfants ni une activité personnelle valorisante. Ajouté à la valeur de l’« apparition » de la clinique, cet aspect montre que le résultat de cette installation est ambivalent. Habituellement ce type de projet messianique suscite une réaction opposée. Le système précédent refuse de se transformer, et même, fait tout pour intégrer le nouvel élément qui entre dans sa sphère d’action. C’est pourquoi, comme le dit le narrateur, si les habitants de San Lorenzo ont cru à l’amélioration de leur quotidien, en réalité « [h]a ocurrido lo contrario. En el vestíbulo de los gases nobles no es raro encontrar vendedores ambulantes » (« [c]’est le contraire qui s’est produit. Dans le vestibule des gaz nobles il n’est pas rare de trouver des vendeurs ambulants16 »).
25Malgré la volonté affichée par tous, habitants et nouveaux venus se déclarent vaincus : l’ordre ancien l’a emporté sur le nouveau. Malgré sa poussée « réorganisatrice », la clinique a été envahie et dépossédée de toute force de transformation. Sans doute l’exemple le plus frappant de cette conquête inattendue est celui du marché libre qui s’effectue toujours, et avec toute sorte de produits, dans les locaux de la clinique. Les marchands et les malades, principaux habitants du rez-de-chaussée, sont réduits à avoir une vision courte qui leur interdit de percer le sens crypté des symboles sur lesquels la clinique a été bâtie. En faisant le constat de cette impuissance, Balmes perçoit mieux la force du dessein d’Antonio Suárez, et mesure avec justesse sa qualité d’initié – situation qui le conduit de l’autre côté du miroir.
26Au cours d’une minutieuse description, la clinique apparaît comme un lieu crypté. En tout cas c’est la perception du personnage principal, fortement attiré par la symbolique des lieux dévoilée aux seuls initiés. Suárez, connaissant sans aucun doute le mexicain, il n’exerce pas un contrôle fort à l’accès de la clinique, au contraire, « lo que ocurra en la Planta Baja parece tenerlo sin cuidado » (« ce qui peut bien arriver au Rez-de-chaussée semble le laisser indifférent17 »).
27Tant que le monde matériel demeure, Suárez ne peut interdire avec trop d’ostentation le contact entre les mortels : si l’on ne peut avoir accès à la clinique, il est impossible que les choses prennent une dimension transcendante, qu’on redonne la vue à ceux qui l’ont perdue, qu’on acquière les arcanes pour déchiffrer les angles occultes de l’existence. Il laisse alors le rez-de-chaussée au monde « terrestre », non sans indiquer qu’il s’agit d’une porte donnant sur un lieu qui répond à une logique bien plus élevée :
Suárez se empeñó en que su edificio, como el del eminente Barraquer, tuviera una atmósfera secreta, reverencial, lograda con pisos ajedrezados, columnas revestidas de uralita, luces indirectas, ojos de agua en los patios interiores y muros de gres; también en que fuera una casa de los signos.
(Suárez s’est appliqué à ce que son établissement, comme celui de l’éminent Barraquer, ait une atmosphère feutrée, recueillie, grâce à des sols en damier, des colonnes revêtues de fibrociment, un éclairage indirect, des bassins dans les cours intérieures et des murs en grès ; il a également voulu qu’elle soit la maison des signes18).
28Barrière indéchiffrable pour le néophyte, seuil pour ceux qui sont capables de décoder, le fait de se référer à deux mondes anciens permet à Suárez de créer une texture culturelle propre. En effet, le nombre de gaz nobles correspond au nombre des couloirs qui donnent accès à l’intérieur de la clinique à partir du vestibule ; mais il n’utilise pas les noms grecs, il les fait traduire en espagnol, ce qui, au lieu de rendre clair le sens des noms complique l’accès : « En el frontispicio del primer nivel están los nombres en español de los gases nobles: El Inactivo, El Oculto, El Nuevo, El Solar, El Extranjero, y El Emanado » (« Sur le frontispice du premier niveau on lit les noms en espagnol des gaz nobles : l’Inactif, l’Occulte, le Nouveau, le Solaire, l’Étranger et l’Exhalé19 »).
29La volonté de rendre opaque l’accès au monde de la clinique est plus palpable encore avec l’inclusion du monde préhispanique. À l’accueil, les divinités du panthéon préhispanique supplantent les douze signes du Zodiaque (originellement présents dans le dessin de la clinique de Barraquer) ; un autre changement significatif est effectué : « en la entrada, en vez del ojo de Osiris, colocó el ojo de Tezcatlipoca » (« dans l’entrée, au lieu de l’œil d’Osiris, il a placé celui de Tezcatlipoca20 ».
30[Œil d’Osiris, Musée National d’Archéologie de Lisbonne
31http://www.flickr.com/photos/tolobato/3352085598 ]
32Ce changement, en apparence minuscule, transforme en profondeur les règles du jeu sans que presque personne ne s’en aperçoive. L’œil à la forme de miroir, « ce miroir fumant » par lequel Tezcatlipoca est connu, a la capacité de percer les secrets des « cœurs » des hommes et de tout savoir sur eux :
Ils disaient que le dieu Notre-Seigneur était créateur du ciel et de la terre et tout-puissant, donnait aux vivants tous ce qu’il leur fallait pour manger et boire et toutes richesses, et était invisible comme l’obscurité ou l’air […] ; et savait les secrets que les hommes gardent en leur cœur21 ».
33Grâce à son miroir Tezcatlipoca parvenait à voir partout. Voilà pourquoi les pénitents « s’adressaient au prêtre en tant que représentant de la divinité » en faisant appel à sa bienveillance car ils savaient que les prêtres, ainsi que le dieu, connaissaient tout sur eux : « Devant toi, je me déshabille, je me présente nu. Mes actions, mes actes peuvent-ils être secrets, dans l’obscurité, quand dans le miroir, dans la lumière devant toi sont mes actes22 ».
34Œil de Tezcatlipoca
35Suárez, évidemment, se met à la place du dieu, et réussit à transformer une clinique, lieu où initialement on vient retrouver la santé de la vue, en un endroit où l’on a aussi accès à un savoir plus profond. Le visiteur occasionnel ne lit que des noms bizarres sans en saisir la portée ; de même, il voit uniquement sur les murs du bâtiment une série d’images préhispaniques en guise de décoration, incapable de reconnaître les divinités avec leurs attributs, leurs colères et leurs significations cosmiques.
36Suárez, qui va plus loin que son maître Barraquer, laisse donc sous-entendre que l’être humain possède la capacité de saisir le sens occulte du monde (on comprend alors l’emprise que le Maître exerce sur l’élève Balmes) ; puis, que les hommes se situent d’un côté ou de l’autre de la glace : ils sont aptes ou inaptes à déchiffrer le monde (et à saisir le but de la vie).
37Le livre de Guilhem Olivier que je viens de citer donne bien la mesure de la divinité de Tezcatlipoca (Dieu du miroir fumant). Etant sans doute l’un des dieux les plus importants du Panthéon aztèque, il est doté de nombreuses attributions qui se déclinent dans de multiples avatars. Toutefois, je ne retiendrai ici que le personnage orné du miroir le symbolisant. D’abord, parce qu’il renvoie à un épisode central d’une lutte opposant Tezcatlipoca à Quetzalcóatl (le Serpent à plumes). Ce personnage mélange de savant, de dieu et de gouvernant a dû quitter son royaume à cause d’une série d’agressions et de transgressions provoquées la plupart du temps par Tezcatlipoca. Apparemment, la situation qui troubla pour la première fois la paix dans laquelle vivait Quetzalcóatl, retiré dans son temple, a eu lieu quand :
Tezcatlipoca se présenta sous l’aspect d’un jeune homme devant le palais où Quetzalcóatl était reclus. Il apportait avec lui un miroir à deux faces enveloppé et […] [devant Quetzalcóatl] dévoila alors son instrument […]. À la vue de son visage boursouflé et des ses yeux enfoncés, Quetzalcóatl s’effraya et s’exclama que ses sujets s’enfuiraient sûrement s’ils le voyaient23.
38Au lieu de faire de cette découverte une possibilité de se connaître grâce au reflet et de s’assumer tel qu’il est, Quetzalcóatl est choqué en (re)prenant conscience du corps dont il s’était débarrassé par la méditation et le jeûne… Dans cette perspective, le fait de « se voir » n’apporte pas un élément supplémentaire permettant à l’individu une meilleure connaissance de lui-même ; bien au contraire, il n’y a pas de reconnaissance entre celui qui voit et celui qui est vu (comme dans l’épigraphe cité).
39Dans cette scène le fait que ce soit Tezcatlipoca qui tienne « le miroir à deux faces » prend toute sa valeur lorsqu’on fait le lien avec un autre passage du livre d’Olivier. En effet, le miroir fumant de Tezcatlipoca, entre surface plate et lucarne, n’est pas uniforme. À travers « l’œil » qui s’ouvre dans la glace, quiconque se trouve à la place du dieu aurait la capacité de connaître le cœur (la vie) de tous et chacun. À l’instar du dieu judéo-chrétien, Tezcatlipoca sait tout sur les hommes. Voilà pourquoi il est impossible d’échapper à son regard24.
40Si d’un côté les « hommes ordinaires » (les « nahuales ») sont observés, alors les responsables du culte à Tezcatlipoca, se plaçant de l’autre côté, prennent la place des dieux qui, « dans le miroir ou à travers lui, observent le monde et les mortels. Ce double aspect du miroir est fondamental : il participe d’une dialectique du voir et de l’être vu25 ». Un homme qui pourrait être et d’un côté et de l’autre du miroir serait un être amphibien, ce qui est le cas de Balmes car s’il a été vu, il peut accéder désormais à la source du savoir (« si me hacía cargo de Retina, ¿estaría más cerca del Maestro? » ; « Si on me confiait le service Rétine, serais-je plus proche du Maître ? 26 »), et devenir à un moment donné celui qui, par son savoir faire, donne à nouveau la lumière.
41Or, comme je l’avais mentionné auparavant, l’instabilité qui gagne la clinique du fait de l’intrusion du pragmatisme anglo-saxon associée à l’apathie de Balmes, compromet son accession à la dignité de maître. Dans son horizon d’attente, celui qui atteignait le sommet était connu et apprécié de tous, comme c’était le cas de Suárez qui côtoyait les pauvres et la « jet-set ». Néanmoins, dans le roman le « Puissant » ne peut pas échapper à la contrainte de perdre son visage : personne ne connaît son nom, nul ne sait où le trouver.
42Bien qu’il y ait des points en commun entre la figure de Tezcatlipoca (quand « il apparaissait et parlait à quelque homme [il] était comme une ombre »27), et « Le Maître du miroir », resté dans l’anonymat, pour Balmes il est exclu d’essayer de se distinguer des autres (aux deux sens du terme, optique et social) d’une quelconque manière que ce soit. Il pourrait à la rigueur devenir « une ombre », et rendre sa force visible par le seul biais des tiers exécutant ses ordres, comme c’est le cas lors des attaques contre la clinique. On a un autre exemple de cette dépersonnalisation dans une conversation entre Balmes et Carolina. En effet, Carolina a appelé Balmes pour le mettre en garde contre son antagoniste, Julián Enciso, car celui-ci a été payé pour le contraindre à établir un marché – à défaut de quoi il devra le tuer. A un moment donné Balmes pose directement la question à Caroline pour savoir qui a engagé Julián. La réponse est lapidaire : « ni sabe quién lo contrata ; lleva años sin saber para quien trabaja » (« il ne sait même pas qui l’a engagé. Il y a des années qu’il ignore pour qui il travaille28 »). Tiraillé entre la peur et la fidélité à ses idéaux, Balmes hésite à faire son choix.
43Non content de s’appuyer sur certains éléments du Bildungsroman qui offrent un cadre à l’histoire principale du Disparo de argón, le romancier investit également l’univers du roman policier à travers le motif du trafic de cornées. Sur un plan actantiel, Fernando Balmes joue le rôle d’enquêteur au côté de ses collègues Lánder et Sara, animés par le souci de voir la clinique – et son vaste projet humaniste – mise en danger par une poignée de traîtres trafiquants d’organes. À mesure que progresse leur « enquête », la personnalisation du danger s’estompe.
44Un jour, quand ils croient avoir piégé Garmendia, le responsable de l’entrepôt d’organes, Lánder, Sara et Fernando tombent tous trois des nues en apprenant l’état réel de la situation :
nosotros desconocemos el monitoreo. Hay alguien, alguien de arriba, que sabe que el cuerpo de Leticia Santos no fue reclamado en Balbuena, que le enuclearon los ojos y que Betty Smith los necesita en Jacksonville en tres horas. Toda una red.
Garmendia había logrado componer su situación, ya no era el enemigo principal, acaso ni siquiera fuese el enemigo.
¿Qué mano secreta manejaba el correo?
(nous ignorons le monitoring. Quelqu’un, quelqu’un d’en haut, apprend que le corps de Mónica Santos n’a pas été réclamé à Balbuena, qu’on l’a énucléée et que Betty Smith a besoin de ses yeux à Jacksonville dans trois heures. Tout un réseau.
Garmendia avait réussi à retourner la situation en sa faveur, il n’était plus l’ennemi juré, peut-être même n’avait-pas il été l’ennemi du tout.
Qui manipulait en secret les expéditions ? 29)
45L’invisibilité de cet « quelqu’un d’en haut », frappante métaphore de celui qui est à la place d’un dieu, se fait de plus en plus évidente et menaçante lorsque le médecin Iniestra, le Dr. Subtilis, est fusillé par un commando d’inconnus. Devant l’extrémité de la situation, le voile tombe et la clinique fait la lumière sur sa situation. Lors de l’état des lieux effectué par l’administrateur Ugalde, dont la fidélité « a la misión de Antonio Suárez, pero a otro precio » (« à la mission d’Antonio Suárez, mais à un autre prix »30), a permis à la clinique de fonctionner en dépit des trafics et autres intrigues douteuses, une série de situations peu plaisantes est égrenée en des « largas frases [que] dejaban entrever nuevos enemigos, enemigos difusos, casi fascinantes, surgidos de tanto dinero y algo tan delicado en las manos » (« phrases trop longues, d’une dignité pâteuse, qui à chaque détour laissaient entrevoir de nouveaux ennemis diffus, presque fascinants, surgis de cet argent en jeu et d’une situation particulièrement délicate31 »). Le danger, palpable, n’a cependant pas de visage concret, et la liste de ceux qui pourraient trouver quelque intérêt à récupérer la direction de la clinique est si longue qu’elle accroît encore le découragement d’Ugalde :
Les puedo citar veinte enemigos potenciales, estamos en la mira de mucha gente, el terreno vale, el edificio vale, la zona vale, el negocio vale, el equipo vale, ¡y estamos en quiebra!
(Je peux vous citer vingt ennemis en puissance, nous sommes dans le collimateur de beaucoup de gens, le terrain a de la valeur, le bâtiment a de la valeur, le quartier a de la valeur, l’affaire a de la valeur, l’équipement a de la valeur et nous sommes en faillite ! 32)
46Désarmés, mis à disposition du plus offrant, tous les membres du personnel de la Clinique se retrouvent face à une situation invraisemblable : être menacés par tout le monde – et par personne. Tout perd ainsi son identité. Le lien entre les objets et ce qu’ils sont censés représenter est rompu. Par exemple, l’assassinat du Dr Subtilis n’était pas un règlement de compte personnel, mais juste une menace d’un groupe intéressé par la clinique contre un autre. Ainsi, Balmes entend dire à propos de ce meurtre que
[a] nosotros ni siquiera nos tomaban en cuenta; la clínica era el simple lugar de los hechos. La argumentación resultaba tan fantástica que me recordó los frisos de nuestras paredes donde se perseguían los dioses enemigos del panteón azteca: la vida era el sitio donde se odiaban esas potencias invisibles.
(on ne nous prenait même pas en compte ; la clinique était le simple théâtre des faits. L’argumentation était si énorme qu’elle me rappela les frises de nos murs où les dieux ennemis du panthéon aztèque se poursuivaient : la vie était le terrain où ces puissances invisibles donnaient libre cours à leur haine.33)
47La fatalité, dit le narrateur, est ce qui régit désormais la vie des personnes, mais au lieu de citer la tradition grecque, il fait appel aux images aztèques. Ce choix montre l’importance que possèdent les éléments préhispaniques à ses yeux, ceux-ci étant plus proches à la fois symboliquement et physiquement. Toutefois, plus qu’un réel abandon au fatum, ce qui a vraiment lieu est un anéantissement de l’altérité en tant que visage, en tant que présence reconnaissable, au profit de l’accumulation démesurée d’un pouvoir dont la grandeur est proportionnelle au degré d’anonymat dont le « Puissant » est entouré. Sans point de repère, sans piste, il est alors impossible de savoir « ¿quién está detrás del que está detrás? » (« qui est derrière de celui qui est derrière34 »). Tout reste plongé dans les ténèbres, de l’autre côté du miroir.
48Balmes, obligé de devoir choisir, reste immobile ; il ne sait s’il veut rester dans le camp de ceux qui ont « des idéaux » et ou rejoindre ceux qui ont « des intérêts ». Comme je l’ai mentionné plus haut, Julián Enciso (petit gangster et tueur à gages originaire de San Lorenzo), cherche à le contraindre, sous la menace d’un pistolet, à conclure un accord. Balmes a en effet été choisi pour opérer Antonio Suárez d’une cataracte. Or Enciso lui propose, en l’échange d’une forte somme d’argent, de faire « une erreur » lors de l’intervention. Mais Balmes refusera le chantage et fera son mieux avec Suárez dans la salle d’opérations. Il s’agit sans doute du seul acte que le héros ait réalisé de son plein gré dans le roman. Néanmoins, il ne s’est jamais proposé de lui-même pour effectuer l’opération. S’il reçoit cet honneur c’est grâce à Suárez qui l’a choisi, sans quoi il serait resté comme toujours : dans une posture attentiste. Indécis par nature, Fernando Balmes a l’intime conviction que l’inactivité (le « faire d’argon ») est le geste le moins contraignant vis-à-vis du monde extérieur.
49Il se refuse également à l’action pour ne pas franchir le seuil imaginaire de la révélation. Confronté à Suárez malade, qui refuse de « retoucher » son corps pour vivre plus longtemps, il se rend compte que le savoir détenu par Suárez ne diffère en rien de celui acquis par ses propres expériences : aucune révélation, aucune formule magique ne vient transformer les affres de l’existence en simples aléas, aisément surmontables. Une fois le maître tombé de son piédestal, Balmes se trouve avec un savoir radieux, réservé (comme l’étaient tous les « secrets » que Suárez gardait dans sa manche) aux seuls élus – mais inutile…
50Partagé entre le désir de résoudre l’énigme du savoir, et son penchant inné à la préservation du rêve, quel qu’en soit le prix, il préfère à l’évidence rester dans le camp des observateurs. Incapable d’agir comme Lánder ou comme Julián Enciso, il assume son inaction puisque, comme il le dit à un moment, « los hombres medios necesitamos un azaroso empujón » (« nous autres, communs des mortels, avons besoin d’un coup de pouce du hasard35 »).
51À travers le roman de Juan Villoro, placé au carrefour des cultures qui nourrissent l’imaginaire des habitants de Mexico, on assiste au passage d’un monde clos à un monde « ouvert » et économiquement globalisé, changement perçu comme incertain – c'est-à-dire dangereux. Construit sur les idéaux d’un monde passé, chaleureux et accueillant, l’univers présent n’offre plus aucun point d’ancrage. À moins de considérer comme tel l’échange des marchandises et son monde de chiffres, qui ne laisse aucune place à l’individu et à l’initiative personnelle. Face au danger de l’impersonnalité et de l’inévitable décloisonnement du monde fermé, le monde devient un macro-organisme anonyme. Les chefs, les leaders, les caudillos, tous les dirigeants de jadis, disparaissent et laissent la place à des flux de pouvoir.
52Seul l’homme qui possède une connaissance approfondie des traditions détient les armes qui lui permettent de faire face à des changements inattendus : déplacer les limites qu’on lui impose et en créer d’autres au gré de la situation et, surtout, selon sa volonté personnelle. Toutefois, à la différence des luttes cosmiques des divinités aztèques, ou du cycle de chute et rédemption de la théologie catholique, il n’y a point de salut ou de damnation pour l’homme contemporain : les raisons de la confrontation entre les forces sont interchangeables, dépourvues de transcendance. Partagé entre ces deux mondes, Fernando Balmes adopte sans doute, par sa passivité même, une posture éthique originale. Il incarne aussi les limites de ce « non-agir » lorsque cette posture n’est pas une propédeutique à l’action. Faire ou ne pas faire – et pourquoi –, semblent être les questionnements de l’homme moderne, auxquels il faut sans doute chercher une réponse dans d’autres œuvres plus récentes.
53Pour citer cet article :
54Iván Salinas Escobar, « Entre le faire et le non-faire : lecture épistémologique d’un monde en transition dans El disparo de argón de Juan Villoro », Loxias, Loxias 26, mis en ligne le 15 septembre 2009, URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=3021
Notes de bas de page numériques
Bibliographie
VILLORO Juan, El disparo de argón, México, Alfaguara, 1991
VILLORO Juan, Le Maître du miroir, trad. de Claude Fell, Paris, Denoël, 2001
BELTRÁN Rosa, América sin americanismos, México, FFYL/CH/UNAM, 1996
Fadanelli Guillermo, Clarisa ya tiene un muerto, México, Grijalbo/Mondadori, 2000.
OLIVIER Guilhem, Moqueries et métamorphoses d’un dieu aztèque : Tezcatlipoca, le "Seigneur au miroir fumant", Paris, Institut d'ethnologie (Musée de l'homme), 1997
PORTILLA Miguel León, Los antiguos mexicanos, México, FCE, 1961
SAHAGUN Bernardino de, De l’origine des dieux, mis en français par Michel Butor, Montpellier, Fata Morgana, 1991
CLINIQUE OPHTALMOLOGIQUE BARRAQUER : http://www.co-barraquer.es/cast/index.htm [consulté le 1 juin 2009]
Pour citer cet article
Iván Salinas Escobar, « Entre le faire et le non-faire : lecture épistémologique d’un monde en transition dans El disparo de argón de Juan Villoro », paru dans Loxias, Loxias 26, mis en ligne le 15 septembre 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.cnrtl.fr/definition/index.html?id=3021.
Auteurs
Doctorant en Littérature Comparée à l’Université Sorbonne nouvelle-Paris 3, Iván Salinas Escobar appartient au Comité de rédaction de la revue Trans-[http://trans.univ-paris3.fr], où il a publié un article sur les rapports entre image et littérature, et où il a pris en charge le dossier « Université Invitée » à l’ETE 2007, dédié au Mexique [http://trans.univ-paris3.fr/spip.php?rubrique47]. Il a déjà fait des travaux d’édition pour le Mexique (Survols littérarios [http://www.puntodepartida.unam.mx/index.php?option=com_content&task=view&id=266&Itemid=29]), et a notamment fait des traductions du français vers l’espagnol et vice-versa, publiés surtout dans des revues papier et électroniques : Periódico de Poesía [http://www.periodicodepoesia.unam.mx/index.php?option=com_content&task=view&id=361&Itemid=88], retors [http://retors.net/spip.php?article158]. Il a récemment publié le dossier bilingue de littérature « Voix du Mexique : 16 auteurs contemporains » dans la revue retors.