Loxias | 75. Autour des programmes d'agrégation et concours 2022 | I. Autour des programmes 2022 

Alice De Georges  : 

La correspondance des arts au service de l’élan patriotique dans Cyrano de Bergerac (Acte IV, scène 3)

Résumé

Le succès immédiat de Cyrano de Bergerac, dès la première représentation de la pièce, a pris Edmond Rostand au dépourvu, lui qui s’attendait à un retentissant échec. Sa pièce semble avoir réveillé – presque malgré lui – une fibre patriotique endolorie par la défaite contre la Prusse et par l’affaire Dreyfus qui fait rage depuis trois ans. Or, il est une scène où se déploie à merveille une écriture poético-patriotique, la scène 3 de l’acte IV. La bravoure des gascons réduite à néant par la faim lors de l’interminable siège d’Arras, se voit transfigurée en sentiment mélancolique qui sera à son tour métamorphosé en élan patriotique. Hypotypose, synesthésies et correspondance des arts s’épousent en un tableau musical où Cyrano galvanise l’élan patriotique des Cadets de Gascogne.

Abstract

The immediate success of Cyrano de Bergerac, from the first performance of the play, took Edmond Rostand by surprise, he who expected a resounding failure. His play seems to have awakened - almost in spite of himself - a patriotic fiber aching from the defeat against Prussia and from the Dreyfus affair that had been raging for three years. However, there is a scene where a poetic-patriotic writing unfolds wonderfully, scene 3 of act IV. The bravery of the Gascons, reduced to nothing by hunger during the interminable siege of Arras, is transfigured into a melancholic feeling which will in turn be metamorphosed into a patriotic impulse. Hypotyposis, synesthesia and correspondence of the arts are married in a musical picture where Cyrano galvanizes the patriotic impulse of the Cadets of Gascony.

Index

Mots-clés : correspondance des arts , Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand, faim, Gascons, mélancolie, patriotisme, siège d’Arras, synesthésies, tableau musical

Plan

Texte intégral

1Tandis que les comédiens attendent avec impatience en coulisses que s’ouvre le rideau sur la première de Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand, préjugeant d’un désastre, se confond en excuses auprès de Coquelin. Lorsque le public, quelques heures plus tard, ovationne la pièce et ne cesse plus ses rappels, ou que le ministre des finances, Georges Cochery, lui agrafe sa propre légion d’honneur, l’étonnement est à son comble. C’est que la pièce de Rostand a réveillé – presque malgré lui – une fibre patriotique endolorie par la défaite contre la Prusse et par l’affaire Dreyfus1 qui fait rage depuis trois ans. Si les fanfaronnades de Cyrano, ce Matamore français qui porte haut, avec autant de pathétique que de superbe, son panache comme son nez, enthousiasme encore le public aujourd’hui, c’est que ce virtuose de l’échec force autant l’admiration que la pitié. Inattendue, la réception de la pièce comme glorification du patriotisme français, est presque un malentendu2. Car c’est avant tout la virtuosité du verbe poétique que chantent les vers de cette pièce, incarnée par un personnage à l’abyssale ambiguïté. Est-il en effet l’amant transi sacrifiant son amour par amour pour sa cousine ou l’instigateur d’un stratagème qui conduit Christian à la mort et Roxane au désespoir ? bretteur virtuose qui compose une ballade au rythme de ses escarmouches, vainqueur de cent hommes en un tour de main, ou dindon de la farce qui meurt bêtement, assommé dans son dos par un morceau de bois et un laquais ?

2Il est une scène où se joue à merveille et tout à la fois l’ambiguïté du manipulateur généreux qu’est Cyrano, comme celle d’une écriture poético-patriotique, la scène 3 de l’acte IV, où se dresse sous nos yeux, par la magie du verbe, le tableau musical de la Gascogne. Dans cette scène, la bravoure des Gascons réduite à néant par la faim lors de l’interminable siège d’Arras3, semble tendre aux spectateurs contemporains le miroir de l’humiliation des troupes françaises devant la Prusse4. Les cadets de Gascogne, éreintés par l’épuisement et la faim5, déclinent sous toutes les formes la plainte des « ventre[s] affamé[s] » (17666), tandis que Cyrano tente de les apaiser en vain par des jeux de mots culinaires : « Mon ventre sonne creux ! Cyrano : Nous y battrons la charge. » (1764) Si le poète ascète rejette les trivialités du corps, il incite les cadets à remplacer l’absence de nourritures terrestres par la richesse des nourritures célestes :

Un autre
Qu’est-ce qu’on pourrait bien dévorer ?
Cyrano, lui jetant un livre qu’il tient à la main.
 L’Iliade. (1768)

3Il s’essaye à transférer la sensation de faim du corps vers l’âme et la langue de sa fonction dénotative vers sa fonction métaphorique. L’art de la pointe, pourtant, si elle s’est avérée d’une parfaite efficace lorsqu’il touchait poétiquement comme physiquement Valvert, est impuissante devant la faim des Gascons. Au mouvement d’élévation spirituelle tant escompté s’oppose une retombée brutale dans la trivialité du langage le plus direct en une syntaxe des plus brève et simple :

Cris de Tous
J’ai faim ! (1781)

4Rabaissés à leurs instincts, les Gascons ne sont plus qu’une masse indistincte et leur langage se réduit au cri primaire. Si le mouvement d’élévation échoue, c’est qu’il repose sur de simples jeux de mots qui ne parviennent pas à transfigurer les sensations et les sentiments des Gascons.

5Cyrano, d’abord impuissant face à une telle trivialité – « Ah ça ! Mais vous ne pensez qu’à manger ? » (1781) – refuse de s’avouer vaincu, ce que signalent ses bras croisés, et entame les premières mesures d’une symphonie picturale. Le tableau, au sens pictural comme musical, qu’il dépeint par la musicalité des mots, des vers 1781 à 1814, vise à transfigurer la sensation de la faim. C’est un long poème qu’oppose Cyrano à l’expression minimale du cri des affamés, dans une longue tirade en trois temps où s’épousent musique, peinture et poésie.

Premier mouvement : Un tableau musical (1782-1796)

6C’est par une adresse au « fifre7, ancien berger » (1782) à qui il commande d’approcher que s’ouvre ce tableau. En chef d’orchestre, il fait signe au flûtiste de se préparer à jouer. Mais c’est par la narration que Cyrano, précédant l’instrumentiste, entame « ces vieux airs du pays », dépeignant par les mots le tableau pittoresque de la Gascogne en même temps qu’il en fait entendre la mélodie.

7Le tableau pittoresque est dépeint par la désignation de ses composantes. Le « berger, ancien fifre » condense en une seule image le type du gascon et l’origine de la musique gasconne. S’y ajoutent les objets typiques, l’« étui de cuir » et les « fifres », puis les « fumées/Que le hameau natal exhale de ses toits » (1788-89), enfin le « patois ». Et le paysage émane de la mélodie évoquée puisque « chaque note est comme une petite sœur,/ Dans lesquels restent pris des sons de voix aimées » (1786-87). La comparaison filée offre à chaque note la puissance d’une réminiscence où le souvenir des voix de l’enfance ressurgit au présent. Si bien que les sons se transfigurent en tableau pittoresque, donnant au terme tableau sa double acception, musicale et picturale, comme l’atteste la métaphore qui suit immédiatement : « Ces airs dont la lenteur est celle des fumées/Que le hameau natal exhale de ses toits » (1788-89). L’analogie entre les codes artistiques trouve son point d’ancrage dans le substantif « lenteur » qui sert de pivot entre la musique et le paysage, puisqu’il caractérise en même temps l’air et la fumée.

8Ce premier mouvement du tableau musical, qui s’étend sur dix vers, est composé de deux quatrains et d’un distique. Le premier quatrain se construit sur des rimes suivies (« manger », « berger » / « fifres », « piffres »), dont l’harmonie est renforcée ici par la paronomase. Mais la dénotation des termes à la rime permet à « manger » et à « piffres8 » de se faire écho quand « berger » et « fifres » se répondent, en un chiasme sémantique. Ce tableau évoque ainsi concomitamment le paysage gascon et sa musique, grâce au croisement des isotopies musicale (« fifre », « fifres », « souffle », « joue ») et pittoresque (« berger », « étui de cuir », « goinfres » et « piffres »), la répétition de « fifre [s] » se situant au croisement des deux isotopies. La matérialité des termes concrets qui composent le tableau est soulignée par l’allitération en [f] et l’assonance en [i] (1782-84) que renforce la rime riche en [ifr].

9Un glissement s’opère ensuite, du matériel vers l’immatériel, avec le deuxième quatrain. Il oppose à la rime à forte charge consonantique du premier, en [ifr], celles, plus douces, en [sœr] et [me]. Glissement que confirme une isotopie musicale à la fois plus abstraite et plus ample avec les termes « vieux airs », « doux rythme », « note », « sons », « voix aimées », « airs ». L’usage de l’adjectif « obsesseur », à forte charge poétique, accompagne cette métamorphose mise en valeur par la rime riche. À la fin du premier hémistiche du vers 1788, le mot « lenteur » fait échos à la rime précédente et alentit plus encore le rythme des vers. Ce mouvement évanescent transfère de la catégorie matérielle vers la catégorie immatérielle chaque composante du tableau pittoresque.

10Le distique des vers 1789-90 condense ce qui précède en un tableau pittoresque et musical. L’anaphore sur « Ces airs » (1785, 1788, 1790) se prolonge par la répétition d’« air[…] » que l’on retrouve au début du deuxième hémistiche du derniers vers de ce mouvement : « Ces airs dont la musique a l’air d’être en patois ! ». Si les deux occurrences sont en apparence identiques, cette illusion est renforcée par leur position similaire au début de chacun des deux hémistiches. Leur dénotation diffère cependant, puisque l’une renvoie à la musique et l’autre à l’apparence. Cette antanaclase9 unit une fois encore musique et tableau pittoresque, sons et langage.

11Après la didascalie qui indique les mouvements du fifre qui « s’assied » (1790), un sizain entonne (1791-96), grâce à l’anaphore en « que », une invocation où la flûte personnifiée unit le passé et le présent, le tableau bucolique et la guerre. Par un effet de réminiscence, le pays natal ressurgit au cœur du siège d’Arras, le passé ressurgit au présent, et la souplesse du « roseau » remplace la dureté de « l’ébène ». La double fonction du « fifre », dédié à la musique populaire comme militaire, permet, comme dans un palimpseste, de superposer les deux tableaux pour en effacer ensuite la couche apparente afin de laisser transparaitre celle qui avait presque disparu. Les sonorités aériennes et volatiles des rimes en [iʒ], [zo] et [nɛs], chante la douceur de la simplicité pastorale. Le tableau bucolique émerge des sonorités dont la musicalité particulièrement sonore de la rime « tige/afflige », fait ressurgir le poème baudelairien « Harmonie du soir10 » où « vibrant sur sa tige », la fleur, comme le violon, « frémit comme un cœur qu’on afflige ».

12Le tableau musical du paysage pittoresque de la Gascogne ne se contente pas de transporter les Cadets du présent vers le passé, du siège d’Arras vers un paysage bucolique. La transposition du paysage représenté par les mots en musique, elle-même exécutée par les rythmes et les sons des vers, transfère la Gascogne au cœur du siège d’Arras. Elle fait ressurgir au présent toutes les sensations passées. Les ventres affamés devenus cœurs affligés vibrent alors en harmonie avec la mélodie-paysage.

Deuxième mouvement : Du tableau musical à la mélodie-paysage (1797-1804)

13Le deuxième mouvement débute lorsque « le vieux se met à jouer des airs languedociens ». Le premier mouvement transfigurait les mots en musique, le deuxième transfigure la musique en mots. Si bien que la musicalité du tableau poétique de Cyrano se fait ici partition musicale interprétée par un instrument. Et, pendant que le fifre joue, Cyrano traduit à voix haute les images évoquées par la musique en un huitain dont chaque quatrain débute par l’anaphore « Écoutez ». Ce tableau musical et poétique à la fois continue le phénomène qui précède, effaçant la couche superficielle du palimpseste pour faire apparaître la Gascogne.

14Mais cette fois, Cyrano traduit la musique en mots et l’air languedocien en paysage languedocien, toujours grâce au principe de la correspondance des arts. Tous les effets du mouvement précédent s’y retrouvent et se condensent, notamment grâce à la boucle que crée l’anaphore, au premier et dernier vers du huitain : « Écoutez, les Gascons », que renforce le polyptote « Gascons »/ » Gascogne » en fin de chaque hémistiche du dernier vers. Avec la répétition, cinq fois du présentatif « C’est » et trois fois de l’invite à « Écoute[r] », la troupe est conduite à entendre le tableau pittoresque que dépeint la musique du fifre. Les vers de Cyrano en épousent la mélodie, par le rythme binaire très marqué des deux quatrains, ainsi que par l’allitération en continues fricatives [f] et [s] qui en reproduisent les sonorités :

Écoutez,/ les Gascons…// Ce n’est plus,/ sous ses doigts,
Le fifre aigu des camps,/ c’est la flûte des bois !
Ce n’est plus/ le sifflet// du combat,/ sous ses lèvres,
C’est le lent galoubet// de nos meneurs de chèvres !... (1797-1880)

15La mélodie-paysage laisse entendre et voir la transfiguration du « sifflet du combat » (1799) en « lent galoubet de nos meneurs de chèvres » (1800) et des « camps » en « bois ».

16La répétition de l’opposition « ce n’est plus/c’est » transporte tout un chacun du lieu présent vers le paysage gascon qui occupe entièrement le deuxième quatrain où n’apparaissent plus que « le val, la lande, la forêt/ Le petit pâtre brun sous son rouge béret,/ […] la verte douceur des soirs sur la Dordogne », enfin, « toute la Gascogne » (1801-1804). L’allitération en liquides [l] que font entendre « le lent galoubet », « Le val, la lande, la forêt » fait entendre la douceur du paysage. Transfert d’un code artistique à un autre qui s’accompagne d’une synesthésie lorsque le son du fifre devient « la verte douceur des soirs ». La syllepse ici condense dans le groupe nominal « verte douceur » la couleur des bois, la fraîcheur de la nature, le toucher de la flûte et sa musique, synesthésie « qui chante […] les transports de l’esprit et des sens11 ». Rostand, en un bel hommage à Baudelaire, fusionne ici deux synesthésies des « Correspondances » avec ses parfums « doux comme les hautbois, verts comme les prairies12 ».

17Les termes dépeignant le camp sont, qui plus est, relégués au premier hémistiche des vers 1798 et 1799, tandis qu’à la rime se font écho les composantes du tableau bucolique de la province aimée. On assiste tout d’abord à un transfert du corps du fifre au paysage gascon, des « doigts » aux « bois », des « lèvres », aux « chèvres », jusqu’à ce que disparaisse toute trace du moment présent au profit du paysage seul : « forêt », « béret », « Dordogne », « Gascogne ». Apparaît alors le portrait type du Gascon, miroir concentrique de toute la Gascogne, « petit » et « brun », avec « son rouge béret », « petit pâtre » dont on entend le pas régulier dans l’alternance des occlusives sourdes [p] et [t].

18En traduisant en poème la musique du fifre, en basculant d’un code artistique à un autre, Cyrano transporte les Cadets du présent vers le passé, du siège terrible d’Arras aux doux bois de la Gascogne en laissant surgir sous leurs yeux et à leurs oreilles un tableau vivant. Cette hypotypose musicale parvient à son apothéose avec la reprise synthétique finale au dernier hémistiche : « c’est toute la Gascogne ». Le dernier vers revient en boucle sur le premier, par un parallèle syntaxique, pour mettre en relief la transformation : « Écoutez, les Gascons… Ce n’est plus » devient « Écoutez, les Gascons ; c’est toute ». En artiste total, héritier de la correspondance des arts chère aux romantiques, Cyrano, se faisant chef d’orchestre virtuose, transfigure la faim en mélancolie, les mots en musique et la musique en tableau. La didascalie sur laquelle s’achève ce deuxième mouvement montre qu’un transfert s’est opéré du ventre dont il était tant question au début de la scène 3 vers la « tête » et les « yeux », du « cri » vers le « rêve[…] » et les « larmes ».

19L’élévation qu’escomptait Cyrano à coup de jeux de mots s’accomplit grâce au surgissement d’un paysage total que créent l’hypotypose, les synesthésies et la correspondance des arts. Cette mélodie-paysage qui succède au tableau musical transfigure la sensation de faim en sentiment mélancolique qui se verra à son tour métamorphosé en élan patriotique.

Troisième mouvement : Orchestration du patriotisme (1805-1814)

20Cette spiritualisation des sensations, que souligne encore le remplacement en fin d’hémistiche de « faim » par « cœur », prend cependant le risque d’affaiblir les troupes, ce que Carbon reproche à Cyrano : « Mais tu les fais pleurer ! » (1805). Ce premier hémistiche, cependant, est complété par le complément du verbe qu’y adjoint aussitôt Cyrano dans le deuxième hémistiche ainsi que dans le vers suivant : « de nostalgie !... Un mal/ Plus noble que la faim !... pas physique : moral ! ». Le processus de sublimation – dans les deux acceptions du terme – est ainsi complet, et le transfert synesthésique se double d’un mouvement du ventre vers le cœur, de la sensation physique vers le sentiment, d’un organe vers un autre :

J’aime que leur souffrance ait changé de viscère,
Et que ce soit leur cœur, maintenant qui se serre ! (1807-1808)

21La syllepse sur « cœur », à la fois organe et siège des sentiments, offre à la phrase entière une portée amphibologique puisqu’elle évoque la douleur physique de l’organe du cœur comme le sentiment de la nostalgie. Virtuosité verbale qui transfère dans le domaine poétique le propre de la musique.

22Lorsque Carbon formule pour la deuxième fois sa crainte qu’il les « affaibli[sse] en les attendrissant » (1809), Cyrano parachève son rôle de chef d’orchestre en faisant entrer dans la symphonie un nouvel instrument. Il « fait signe au tambour d’approcher » puis « fait un geste. Le tambour roule ». Il introduit ainsi un nouveau motif musical, celui de l’héroïsme : « Laisse donc ! Les héros qu’ils portent dans leur sang/ Sont vite réveillés ! », accompagné de l’isotopie guerrière des « héros », du « sang », et des « armes ». Et la sensation de faim transfigurée en sentiment nostalgique se transforme ensuite en élan patriotique. Le rythme de la scène se précipite, passant de la description du paysage bucolique accompagné de la douce musique du fifre au roulement de tambour qui provoque la mise en mouvement des valeureux guerriers :

Il fait un geste. Le tambour roule.
TOUS, se levant et se précipitant sur leurs armes.
Hein ?... Quoi ?... Qu’est-ce ?
CYRANO, souriant.
Tu vois, il a suffit d’un roulement de caisse !
Adieu, rêves, regrets, vieille province, amour…
Ce qui du fifre vient s’en va par le tambour ! (1811-1814)

23L’entraînement collectif de la troupe galvanisée anéantit tout autre sentiment que celui de l’élan guerrier, ce que confirme le définitif « adieu » comme le parallélisme entre les verbes « vient » et « s’en va ». La réussite de cette transfiguration se mesure dans la rime « amour/tambour » qui clôt ce troisième mouvement, transférant in fine toute sensation ou sentiment en amour de la patrie.

24Si le pâtre est le miroir concentrique de la Gascogne, la Gascogne – par le sentiment patriotique13 que fait naître son évocation – est celui de la France. Si bien que la série de transferts qu’opère avec brio Cyrano doit conduire ses compatriotes à se battre pour la France.

25Les héros endormis par la faim sont réveillés par l’orchestration de leurs sentiments qui les galvanise. En l’espace de quelques répliques, Cyrano a réorchestré le chaos initial en fondant en un seul creuset, poésie et musique, passé et présent, l’ailleurs et l’ici grâce à la correspondance des arts et aux synesthésies. Il a ainsi transfiguré la faim en mélancolie puis la mélancolie en héroïsme, pour élever l’âme des Cadets de Gascogne.

Conclusion

26Si le patriotisme gascon se fait miroir concentrique du patriotisme français, la transfiguration des Gascons misérables en héros tend aux spectateur un deuxième miroir concentrique. On comprend que les contemporains de la pièce, après le marasme de la défaite contre la Prusse puis de l’affaire Dreyfus, aient pu se sentir emportés dans le même élan que les Cadets de Gascogne à l’acte IV. Sans le savoir peut-être, Rostand fut avec cette première représentation un chef d’orchestre, galvanisant les cœurs éreintés des Français dont le sentiment patriotique était en berne14.

27Comme Rostand, Cyrano, dont la virtuosité force l’admiration, a transformé les cadets faméliques en héros, puis la précieuse Roxane en héroïne à la scène 5. Le pacte qu’il a conclu avec Christian, cependant, aussi généreux qu’il paraisse, transformera ensuite Roxane l’héroïne en veuve cloitrée. Marionnettiste, il tient en coulisses les fils qui remuent15 les sentiments de chacun. Ce virtuose du verbe poétique qui semble se sacrifier pour sa cousine et rester dans l’ombre de Christian s’avère être un personnage à l’abyssale ambiguïté, expert dans l’art de la manipulation, qui conduit in fine ses compatriotes à exposer leur vie. L’acte IV se clôt ainsi sur la mort de Christian, bientôt suivie de celle de ses frères d’arme, le rideau se fermant après que le « cadets tombent de tous côtés » (p. 372). Le Don Quichotte au « nez terrible » (189), le Matamore hétéroclite, le Quasimodo sublime, plagiant Churchill par anticipation16, n’offre à ses amis gascons que du sang et des larmes.

Notes de bas de page numériques

1 L’affaire Dreyfus débute en 1894 et Cyrano de Bergerac fut joué pour la première fois le 28 décembre 1897.

2 « Depuis sa création en 1897, Cyrano de Bergerac connaît un immense succès. Il existe en France une telle affinité entre ce personnage littéraire et le caractère national qu’on peut parler d’un véritable complexe de Cyrano. Qu’est-ce qui explique la fascination du public pour le héros d’Edmond Rostand ? Son nez légendaire, source de fierté et parfois de honte ? Sa liberté d’esprit ? Son goût des formules à l’emporte-pièce ? Son courage devant le danger ? L’amour désespéré qu’il voue à la belle Roxane ? Le pacte secret qui le lie à Christian ? Tous ces éléments forment sans doute les ingrédients d’un succès populaire jamais démenti. Reste à expliquer le mécanisme par lequel le spectateur se trouve émotionnellement tenu jusqu’au dernier acte, quand le héros passe aux aveux complets. » Jean-Marie Apostalidès, Cyrano : qui fut tout, et qui ne fut rien, Paris-Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2006, p. 5.

3 On peut vraiment parler ici de comédie héroïque. La bataille est en toile de fond et nous plonge sous le règne de Louis XIII. L’armée espagnole, pendant le siège d’Arras, affame les Français en interceptant les convois de ravitaillement. Mais l’armée française en ressortira victorieuse.

4 « Œuvre de réconciliation, cette comédie héroïque panse les plaies d’une France affaiblie, en proie à la mélancolie et au doute. Grâce à une fiction généreuse, elle vient réconforter un orgueil national que les divisions internes et la défaite extérieure ont sérieusement écorné depuis 1870. Au-delà des circonstances particulières qui ont accompagné sa création, elle présente une homologie étonnante entre sa structure profonde et les fondements imaginaires de la nation. ». Jean-Marie Apostalidès, Cyrano : qui fut tout, et qui ne fut rien, Paris-Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2006, p. 5.

5 « Loin de constituer un objet d’étude marginal dans une pièce qui exalte tant l’héroïsme, le thème de la nourriture et de la faim se révèle fondamental dans Cyrano de Bergerac. Ce leitmotiv structure l’œuvre. La nourriture est associée à l’amour, ce qui introduit un clivage entre les personnages : ceux qui mangent n’aiment pas, ceux qui aiment ne mangent pas. Mais le lien, plus inattendu, que la nourriture entretient également avec la poésie produit un effet comique, à moins qu’il ne trahisse un regard ironique porté par l’auteur sur la littérature. Il apparaît finalement que tout Cyrano de Bergerac repose sur le dualisme du corps et de l’esprit, c’est le grand thème qui donne à la pièce sa cohérence profonde. » Jean Bourgeois, « La nourriture et la faim dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand », Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 110, n° 1, 2010, p. 83-92.

6 Pour chacune des citations de l’œuvre, nous utilisons l’édition suivante : Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, Patrick Besnier éd., Paris, Gallimard, « Folio classique », 1999. Nous précisons systématiquement, entre parenthèses, les numéros des vers cités.

7 Le fifre est une petite flûte traversière en bois au son criard, utilisée dans des ensembles de musique populaire ou militaire.

8 Le terme « piffre » désigne un homme gros et ventru.

9 Une antanaclase est une répétition apparente. En effet, les deux occurrences sont identiques d’un point de vue phonique et orthographique mais n’ont pas pas la même signification.

10 « Voici venir les temps où vibrant sur sa tige/ Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;/ Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir ;/ Valse mélancolique et langoureux vertige !/ Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir ;/ Le violon frémit comme un cœur qu’on afflige ;/ Valse mélancolique, et langoureux vertige !/ Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. » (Charles Baudelaire, « Harmonie du soir », « Spleen et idéal », Les Fleurs du Mal, John E. Jackson éd., Paris, LGF, « Le Livre de poche », 1999, p. 95).

11 Charles Baudelaire, « Correspondances », « Spleen et idéal », Les Fleurs du Mal, John E. Jackson éd., Paris, LGF, « Le Livre de poche », 1999, p. 55.

12 Les correspondances horizontales entre plusieurs sens reposent sur ce que Baudelaire appelle « l’universelle analogie » (Œuvres Complètes, Claude Pichois éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, 1976, p. 133). Le poète est ainsi le « révélateur » de la « ténébreuse et profonde unité » du monde sensible. Ces analogies entre les différents sens créent un transfert d’un sens vers un autre, ce que révèlent les syllepses sur « doux » et « verts » qui désignent en un seul mouvement plusieurs sens, par exemple pour « verts » ceux de l’ouïe, du toucher et de la vue.

13 Le mot « patriotisme » en effet, s’il désigne un « attachement profond et dévouement à la patrie, souvent avec volonté de la défendre militairement en cas d’attaque extérieure », est utilisé aussi, par analogie, pour signifier : « Attachement à sa région, sa ville, son village », (Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?12;s=3476086050;r=1;nat=;sol=1, [consulté le 2.03.22]).

14 « Pour sa part, Rostand a choisi son camp ; il met l’héroïsme de son personnage au service de la nation, dans sa diversité et son unité. » Jean-Marie Apostalidès, Cyrano : qui fut tout, et qui ne fut rien, Paris-Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2006, p. 17.

15 Je fais ici allusion au « Diable qui tient les fils qui nous remuent » Charles Baudelaire, « Au lecteur », Les Fleurs du Mal, John E. Jackson éd., Paris, LGF, « Le Livre de poche », 1999, p. 49.

16 Je reprends ici la formule de Pierre Bayard en l’adaptant au fameux discours de Churchill. Dans Le Plagiat par anticipation, il montre que de nombreuses œuvres contiennent des passages dont la ressemblance avec la notion phare d’une œuvre postérieure s’avère frappante. Or, cette notion ou ce principe esthétique, quoique similaire, a été rendu célèbre par l’œuvre postérieure qui éclaire, a posteriori, l’œuvre antérieure. De ce fait, Bayard nous incite, non sans humour, à « réfléchir sur la création […] » qui « consiste souvent pour l’écrivain, en prenant un ou plusieurs temps d’avance sur ses contemporains, à s’inspirer d’œuvres à venir, et parfois d’auteurs qui ne sont pas encore nés », (Le Plagiat par anticipation, Paris, Les Éditions de Minuit, « Paradoxe », 2009, p. 15).

Bibliographie

Corpus

ROSTAND Edmond, Cyrano de Bergerac, Patrick Besnier éd., Paris, Gallimard, « Folio classique », 1999

Études

APOSTALIDÈS Jean-Marie, Cyrano : qui fut tout, et qui ne fut rien, Paris-Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2006

BAUDELAIRE Charles, « Au lecteur », Les Fleurs du Mal, John E. Jackson éd., Paris, LGF, « Le Livre de poche », 1999

BAYARD Pierre, Le Plagiat par anticipation, Paris, Les Éditions de Minuit, « Paradoxe », 2009

BOURGEOIS Jean, « La nourriture et la faim dans Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand », Revue d’histoire littéraire de la France, vol.  110, n° 1, 2010, p. 83-92

HEYRAUD Violaine et VOUILLOUX Bernard (éd.), Relire Cyrano de Bergerac, Paris, Classiques Garnier, 2021

Pour citer cet article

Alice De Georges, « La correspondance des arts au service de l’élan patriotique dans Cyrano de Bergerac (Acte IV, scène 3) », paru dans Loxias, 75., mis en ligne le 13 mars 2022, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9907.


Auteurs

Alice De Georges

Alice De Georges est Maître de Conférences de littérature française habilitée à diriger les recherches, à Université Côte d’Azur. Elle a consacré l’essentiel de ses travaux de recherche au roman du XIXe siècle et aux œuvres de Barbey d’Aurevilly et de Huysmans. Elle a publié Les Illusions de l’écriture ou la crise de la représentation dans l’œuvre romanesque de Jules Barbey d’Aurevilly (Champion) en 2007 et édité La Retraite de M. Bougran de Huysmans (Classiques-Garnier, 2019). Enfin, elle vient de publier Poétique du naturalisme spiritualiste dans l’œuvre romanesque de Joris-Karl Huysmans (Hermann, 2022).

Université Côte d'Azur, CTEL