Loxias | 72. Les nouvelles tendances de la création calligrammatique | I. Les nouvelles tendances de la création calligrammatique
Michel Sirvent :
Variantes scripto(icono)graphiques dans Circus de Maurice Roche
Résumé
Un temps agrégé au groupe Tel Quel, M. Roche (1924-1997) est l’auteur de textes qui se singularisent par leur dimension grapho-visuelle. Circus (1972) mêle une variété de symboles, d’idiomes et de systèmes d’écriture impliquant divers aspects matériels qui outrepassent le code typographique habituellement associé au genre affiché : « romans » au pluriel. Dans la mesure où ces aspects matériels passent ostensiblement au premier plan et excèdent le strict registre typographique, on les dit scriptographiques. Dès lors, le « texte » ne peut plus être réduit à sa seule constitution morpho-syntaxique, ni la « représentation » se limiter à ce que véhiculent ses seules composantes verbales. On rencontre des figures mixtes qui associent deux modes, grammatique et iconique. L’une d’elles compose une série calligrammatique formant l’idéogramme d’un crâne (un « idéo-crâne »). Elle offre parfois une image virtuelle qui n’advient que par une sorte de sur-lecture rétroactive qui intègre les occurrences problématiques à l’ensemble de la série.
Abstract
Occasionally associated with the Tel Quel group, M. Roche (1924-1997) wrote texts oddly composed from a visual and graphic standpoint. Circus (1972) intertwines a great variety of symbols, idioms and writing systems engaging various material aspects which surpass the typographical code commonly related to the text’s genre: namely, “novels” in the plural. It exploits and exhibits the multiple graphic resources inherently grounded in its mode of manifestation as script. As these material aspects become conspicuously foregrounded and since they exceed the sole typographical register, they are called scriptographic. As a result, what we ordinarily call a “text” can no longer be reduced to its morpho-syntactical elements. Likewise, "representation" can no longer be restricted to what is expressed by its linguistic components only. As such are these mixed designs which associate two different modes: grammatic and iconic. One of these patterns composes a calligrammatic series shaping skull-like ideograms (an “idéo-skull”). It offers, in some cases, a virtual image produced by a retroactive over-reading that links these problematic images to the entire series.
Index
Mots-clés : icône virtuelle , Roche (Maurice), série calligrammatique, typographie
Géographique : France
Chronologique : Période contemporaine
Plan
- Scriptographie
- Mixtes grammo-iconiques
- La série calligrammatique
- Calligramme en creux ou « calligramme fantôme »
- Calligramme en guise de paraphe ou signature en forme de calligramme
- Le calligramme virtuel
- Iconisation de symboles ponctuatifs : les parenthèses
- À la recherche du texte perdu
- Calligrammes ou calli-crânes ?
Texte intégral
« C’est là l’essentiel : dès qu’on tourne
la page, il doit se passer quelque chose1. »
1Un temps associé au groupe Tel Quel, Maurice Roche (1924-1997) est l’auteur de textes étonnants et déton(n)ants sous l’angle de leur présentation scriptographique2. C’est le cas de son deuxième ouvrage Circus3 (1972) qui, depuis cette époque riche en expérimentations textuelles et théoriques, semble être tombé dans l’oubli. Non sans soulever un certain nombre d’interrogations quant à la notion de « calligramme », ce livre propose, disséminée dans le texte, ce que l’on peut envisager comme une série calligrammatique.
Scriptographie
2Le concept de scriptographie4 permet de prendre en compte tout ce qui dans un texte reçu par voie écrite ressortit pour divers aspects à la typographie mais pas seulement : par exemple, ce qui dans un livre imprimé comme Les Calligrammes d’Apollinaire relève de l’écriture manuscrite5, voire de la calligraphie6. La prise en compte de formes chirographiques se pose aussi pour de nombreux textes de M. Roche dont Circus7. Ainsi de fragments qui semblent extraits d’un manuscrit en caractères gothiques (40). On y est par ailleurs confronté à une exceptionnelle variété grapho-visuelle dont participe une diversité de langues, d’écritures et de codes8. On y rencontre des énoncés en grec ancien, latin, occitan, italien, anglais, allemand mais aussi diverses formes matérielles d’inscription qui échappent au seul traitement typographique : marques « sténographiques » (45), rébus (68), caractères runiques d’origine épigraphique (73). De plus, nombre d’échantillons d’écritures non alphabétiques se mêlent au texte, de formes pictographiques et idéographiques. On découvre des pictogrammes indiens (89) ou aztèques (110), des hiéroglyphes égyptiens (15), des idéogrammes chinois (49), des glyphes mayas (58) et, par ailleurs, certaine calligraphie arabe (18). S’incorporent à cette variété babélienne d’autres graphes énigmatiques, parfois fantaisistes, sortes de pastiches qui forgent des langues imaginaires. On est encore frappé par un usage prolixe et démonstratif d’une diversité de symboles empruntés à des codes plus familiers (guide Michelin, code de la route) ; des portées musicales ; des symboles relatifs au copyright, ou monétaires. Parfois, des figures géométriques traversent ou englobent le texte : points, droites, flèches, arcs, cercles. Se distingue tout particulièrement l’emploi hyperbolique de certains signes de ponctuation comme les parenthèses9.
3Aussi, du fait de cette prolifération d’écritures, de codes, d’idiomes et de graphies de tous bords, ce sont les coutumières façons dont un texte se présente sur son support qui se trouvent visiblement mises en question. Offrant ainsi d’innombrables variations grapho-visuelles, ce sont des dispositions changeantes, aux arrangements inédits et singuliers qui se déploient à chaque page. Aucune ne présente une maquette ou matrice de lecture pareille à une autre. Systématiquement sujette à variation, la mise en page offre à chaque tourne un spectacle incomparable. Elle crée un effet de surprise qui oblige à changer sa lecture : son rythme, son parcours, dérangeant l’habituel va-et-vient horizontal dextro-descendant que suppose notre alphabet.
Mixtes grammo-iconiques
4Parmi les divers spectacles scriptographiques dont fait montre Circus, certains fragments peuvent s’apparenter à des calligrammes. On retiendra deux exemples qui procèdent de cette visibilité à la fois démonstrative et défamiliarisante de la dimension graphique du texte. Les « signes » mutent ou combinent mode grammatique et mode iconique10.
5Circus, p. 34
6Selon un mode mixte qui associe lettres et image, tel lexème alphabétique en langue allemande se décompose en dessins d’instruments de musique. Ainsi, la troisième unité vaut à la fois pour la lettre S et la représentation d’un saxophone. Ce sont les mêmes unités graphématiques qui s’agrègent et représentent par superposition des significations qui relèvent de modes distincts. On peut concevoir ce mixte à la fois comme une lexicalisation ou grammatisation d’une suite d’icônes ou comme une iconisation d’une suite grammatique.
7Avec l’occurrence suivante, on peut identifier, suivant le mode grammatique, le mot « bateau » en dépit de quelques menus défauts de conformation à la base des lettres. Dans le mode iconique, l’ensemble peut suggérer l’image d’un drakkar :
8Circus, p. 71
9Reproduit en fac-similé, on note que c’est le mode de manifestation chirographique qui permet ici l’accomplissement de ce mixte. Non seulement les iconographèmes et les grammographèmes se superposent – ils partagent un même espace d’inscription – mais c’est un même trait graphique continu, visiblement d’un seul tenant (à l’exception des deux points latéraux) dont participent les deux matières signifiantes. Qu’il s’agisse d’accomplir un dessin ou bien de tracer des signes d’écriture, ce mixte met parfaitement en évidence que c’est bien d’une même « substance de l’expression » que relèvent les deux modes. Mais là encore, sur cette base commune, lequel prévaut ? Sous l’angle de la production, on peut supposer qu’une iconisation s’est produite par modelage de la substance grammatique – selon un fort trait de soulignement à la base des lettres. Sous l’angle de la réception, perspective qui nous retient ici, il semblerait que ce soit le mot « bateau » qui s’impose d’abord, auquel se superpose un double effet iconique, l’image du drakkar et, en son centre, à la place du « t », celle d’une croix. Dans ce sens, ce serait une (grammo)icône. Toute réalisation mixte de ce type pose bien la question de la prééminence identificatoire quant au processus de reconnaissance dans l’interaction qui lie ce que l’on oppose communément sous les expressions de « texte et image » ou, mieux, de « mot et figure ».
La série calligrammatique
10Parmi les mixtes icono-grammatiques ou grammo-iconiques dont on vient d’examiner deux exemples minimes, se distinguent plusieurs occurrences (on en compte une douzaine) que l’on peut rapprocher dans la mesure où elles présentent diverses variantes d’un même thème : elles iconisent la représentation plus ou moins schématique d’un crâne11. Dans ce sens, on pourrait dire qu’elles forment une série « calligrammatique ».
11Toutefois, cette commune image n’est pas toujours clairement identifiable ou, du moins, le processus de reconnaissance n’est pas toujours immédiat. Du fait de la distance qui sépare les termes de la série, de leur distribution erratique, de leurs différences manifestes en tant que variantes et, surtout, de la difficulté que l’on peut rencontrer à toujours bien discerner l’image du crâne censée les réunir, l’on peut éventuellement admettre le principe d’une série. Mais c’est celui d’une série ouverte que l’on retiendra. Dans ce sens, on peut dire qu’au mieux certains de ces « calligrammes » ne sont que virtuels. Toutefois, quand telle image est incertaine et que, donc, le processus d’iconisation reste aléatoire, peut-on encore parler de « calligramme » ou, plus précisément, de mixte grammo-iconique ?
Calligramme en creux ou « calligramme fantôme »
12Circus, p. 68
13Sans égard donc pour l’ordre du texte, l’on choisit de commencer par cette occurrence située quasiment au centre du livre dans la mesure où l’iconisation y est malgré tout moins indécidable que pour d’autres qui la précèdent. Par l’effacement concerté d’éléments verbaux inscrits « blanc sur noir », ce pavé de texte suscite bien, fût-ce « en creux », l’image d’un crâne décharné. Le caviardage du texte – littéralement : à l’encre noire – permet le mécanisme d’iconisation. Le texte même le qualifie de « calligramme fantôme ». C’est sa part iconique qui est « fantôme » : en effet, ce n’est pas un geste d’inscription qui en permet la venue. Si la « figure » qui se dégage suppose bien un méthodique tracement circulaire pour la partie supérieure de la boîte crânienne, le trajet d’effacement n’implique aucunement le recours au trait. Cette occurrence appartient à la variété grammo-iconique, celle de nombreux calligrammes ou vers figurés qui ne ressortissent pas au « dessin » proprement dit afin de suggérer une « image12 ». Celle-ci n’est que l’effet d’une spéciale disposition des éléments verbaux même si, dans ce cas, leur « disposition » ne suscite l’image que de façon négative – par suppression de tout élément graphémique dont la présence ferait obstacle à l’iconisation.
14En même temps, ce sont aux emplacements où « figurent » en creux les orifices oculaires et la cavité buccale que l’effacement des composantes grammatiques est le plus massif. Cette part fantomatique du texte relègue le message verbal au second plan. En tout cas, elle pose une difficulté de lecture qui fait obstacle à sa reconstitution. Bref, le gain que procure l’effet iconique se paye d’une perte au plan grammatique. La visibilité de l’image se fait au détriment de la lisibilité du texte. En fait, mots et figure s’éclaircissent réciproquement et rendent nécessaire le recours au mode concurrent. C’est cette interaction intermodale qui permet de pallier leur insuffisance propre. Si l’on avait quelque doute sur la représentation iconique, les vestiges du texte qui demeurent lisibles en corroborent le sens : « notre image réduite à la dimension d’un crâne ». Vis-à-vis de l’image, le texte joue le rôle d’un titre13. Inversement, le brouillage lexical que produit l’effacement crée une sorte de jeu hypogrammatique ; comme avec le terme partiellement gommé « bou---/ille » qui laisse place à une double lecture : « bouteille » (« bière ») ou « bouille » qui est précisément ce que représente l’image ou, du moins ce qu’il en reste après la mise en bière.
Calligramme en guise de paraphe ou signature en forme de calligramme
15L’occurrence suivante se trouve quatre pages plus loin :
16Circus, p. 72
17La composition y est d’une facture très différente. Il s’agit en fait d’une signature en forme de calligramme : celle du signataire du livre. Globalement suggérée, l’image du crâne compose avec certains reliquats grammatiques. Il est toutefois difficile de caractériser ce mixte : ni les éléments alphabétiques, ni les composantes iconiques ne sont à première vue clairement identifiables. Très schématique, l’on n’y distingue pas d’emblée toutes les lettres du nom. La signature correspond davantage à un paraphe : soit des « traits de plume, droits ou incurvés, qu’on ajoute parfois à la signature, pour l’orner ou la singulariser14 ». On reconnaît malgré tout les deux dernières lettres « he » du patronyme (« Roche »). On devine ensuite le R majuscule qui figure la partie supérieure de la boîte crânienne et l’arête du nez. De même, les lettres o et c s’iconisent pour figurer deux cavités oculaires. Abrégeant le prénom, le m évoque une mâchoire. Le nom du scripteur tient ainsi en réserve un matériel grammatique qui verse dans le mode iconique.
18Mais l’on peut encore se demander quelle part l’emporte. L’identification des composantes formant la signature ne s’accomplit qu’à la suite d’un déchiffrement. Quant à l’image du crâne, elle souffre d’un certain à peu près et ne s’impose pas d’emblée. Images et lettres peuvent passer tour à tour au premier plan selon que l’on privilégie une vue synthétique ou bien analytique. Ici aussi, les deux modes s’entremêlent. L’image résulte bien du tracement de certains traits qui se rapprochent du dessin. Mais ce sont les mêmes qui participent de la constitution des lettres : ainsi de la boucle du R. La signature se fait paraphe puis se mue en calligramme. Or, ce qui la caractérise est que son trait est continu : les ajouts calligraphiques opèrent la mutation entre écriture et dessin donnant double valeur au même signifiant graphique : fusion bi-modale du trait qui définit ce que l’on appellera un graphe.
Le calligramme virtuel
19Considérés isolément, certains termes de la série ne semblent offrir l’esquisse d’aucune image. Mais, prises dans la série, certaines occurrences peuvent s’envisager comme des variantes virtuelles de la même figure.
Iconisation de symboles ponctuatifs : les parenthèses
20L’intégration à la série d’un tel cas limite peut s’accomplir selon plusieurs voies. L’une d’entre elles, d’ordre spatial, résulte d’un rapport de contiguïté. Ainsi, pour revenir un instant à notre deuxième occurrence, il faut signaler maintenant un aspect que l’on avait omis concernant la singularité de son site d’inscription.
21Circus, p. 72
22Le paraphe du crâne est ostensiblement décalé hors justification dans la marge intérieure de la page paire orientant ainsi le parcours de lecture vers la page en vis-à-vis : vers la droite, au lieu de normalement poursuivre vers le bas de l’initiale page gauche. La stratification qui divise cette page en divers modules séparés engage à procéder à une lecture horizontale par-delà la pliure centrale. Bref, deux occurrences, l’une patente, l’autre latente, peuvent se voir ainsi rapprochées bien que les pavés de texte se trouvent sis de part et d’autre de deux pages en regard passant outre leurs respectives gouttières marginales. Or, c’est cette situation de proximité inter-paginale qui peut incliner à considérer de plus près l’un des pavés de texte qui, sur cette autre page dès lors intégrée à un même champ visuel, se trouve jouxter sur sa strate médiane, cette fois vers la gauche, le pli médian, quasi dans l’opposite marge intérieure :
23Circus, p. 73
24Si l’on examine le seul pavé de gauche proche de la pliure centrale, on observe deux immenses parenthèses qui l’isolent une deuxième fois dans la page. On fait ici abstraction des deux bandes de textes qui en caractères runiques (d’origine épigraphique puisque l’une vient d’une inscription sur la pierre de Rök dans l’Ostergötland) forment un cadre à deux côtés instituant la pliure centrale comme un côté vertical virtuel. En dépit du caractère fragmentaire de l’énoncé verbal, on distingue parfaitement le double énoncé anagrammatique « crâne/carne ». Il joue en quelque sorte le rôle d’un titre interne. En même temps, un second couple de parenthèses intérieures forme une mise en abyme ou mini-idéogramme du premier plaçant l’ensemble sous le signe de la dualité, ainsi que le confirment les diverses expressions et symboles situés au-dessous15.
25C’est donc par un double biais – à la fois topographique et thématique – que l’on en vient à rapprocher cet étrange module de l’occurrence précédente, le paraphe crânien. Derrière cette étrange figure, l’on peut alors littéralement imaginer, selon une iconisation virtuelle (parce qu’elle est simplement suggérée sans être complètement formée), l’idéogramme de l’objet énoncé16. Ainsi, au lieu de seulement remplir leur fonction de symboles ponctuatifs, les deux arcs parenthétiques ouvrant et fermant en viennent à figurer, schématique sans doute, certain contour d’une boîte crânienne. L’intérêt d’un tel dispositif est bien sûr d’exposer, pour ce qui touche à un symbole conventionnel, sa matérialité, autrement dit, son caractère graphématique au point qu’ainsi, démesurément grandies, les parenthèses en viennent à révéler leur potentialité figurale. Loin de passer inaperçus17, ces traits formant les arcs de cercle en viennent ici à l’inverse à s’exhiber comme constituants scriptographiques au point de participer d’une iconisation figurative. Hantée certes par la figuration d’un crâne, l’image y est à la fois étrangement présente et absente : imaginable mais pourtant en filigrane, suggérée mais non point effectivement figurée, encore moins figurativement dessinée. Fili-crâne, elle ne participe de la série calligrammique qu’au prix de deux opérations : l’association topographique, et la construction lectorale qui autorise la mise en série.
À la recherche du texte perdu
26Pour ce type d’occurrences virtuelles, se pose la question de l’identification de celles qui précéderaient dans l’ordre du livre celle plus évidente du calli-crâne fantôme par laquelle on a commencé. Sans doute l’iconisation, et donc l’intégration à la série, n’est jamais assurée. Elle ne peut être que l’effet d’une sur-lecture à la fois translinéaire et, dans ce cas, rétroactive. Il en est ainsi de cette quatrième occurrence qui se trouve 18 pages avant la première, et 23 pages avant l’occurrence précédente avec laquelle elle présente de visibles analogies.
27Circus, p. 50
28C’est une relation par synecdoque, soit le rapport d’un tout à son fragment, qui motive le rapprochement et permet ici de retrouver le texte manquant, le texte perdu qui restait en grande partie indéchiffrable. Les substantifs « œil », « bouche » et « lèvre » se trouvent aux emplacements mêmes où peut se poursuivre l’iconisation, l’emplacement topographique de ces désignations jouant un rôle catalyseur. Si la « scissure de [R]olando » désigne des sillons profonds qui divisent les hémisphères cérébraux en différents lobes, ces parties du cerveau deviennent du même coup les métaphores spatiales de ces différents pavés de texte qui se muent en idéogrammes.
Calligrammes ou calli-crânes ?
29L’analyse de certaines de ces variations calligrammatiques permet ainsi d’engager une réflexion à la fois sur les limites et sur les possibilités qu’offre ce type d’écrit multimodal dont les frontières sont parfois difficiles à cerner. En guise de conclusion très partielle, on dira que ces idéocrânes ou filicrânes sont parents de l’espèce (notamment) apollinarienne mais s’en distinguent par au moins deux aspects. Le premier, c’est qu’en tant qu’élément d’une série, chaque occurrence ne saurait être considérée comme une composition autonome. Prise dans un « récit » qui la dépasse et qui l’encercle, elle s’inscrit dans un rapport d’interdépendance. L’analyse reste incomplète tant qu’elle ne s’engage pas dans tous les sens possibles, vers l’amont ou l’aval du livre et de l’œuvre. C’est le principe de la série : elle suppose la mise en relation, la liaison de tous ses éléments. Dans le cirque scriptographique que constitue ce livre, la lecture devient circulation, incessant va-et-vient entre les pages et les plages de texte. Au-delà de Circus, c’est aussi dans l’œuvre rochienne que la série s’intertextualise. Elle s’est amorcée dans Compact et se poursuit en particulier dans CodeX : trois ouvrages à l’enseigne de la lettre C, celle par laquelle débute le mot « crâne » mais qui, par sa seule vertu scriptographique, peut être simultanément, c’est-à-dire de façon polymodale, une unité grammatique, un symbole ponctuatif (un arc de parenthèse) et un élément iconique.
30La deuxième différence notable concerne le rapport au titre. Faisant partie intégrante d’un même texte, aucun des calli-crânes de Circus n’est subsumé par un titre individuel. Or, l’on sait l’importance du titre pour certains calligrammes d’Apollinaire qui peuvent pâtir d’un « degré réduit d’iconicité18 ». Un titre peut lever une ambiguïté ou une indétermination iconiques. Il joue alors le rôle d’interprétant de l’image. Ainsi, pour « La Colombe poignardée », J. G. Lapacherie a signalé que l’oiseau ressemble davantage à « un aigle, symbole de la guerre ». La figure devient « polysémique » ou, plutôt, poly-iconique. Dans Circus, l’absence de titre laisse tout jeu identificatoire aux seuls rapports entre l’image et le texte qui la compose. On l’a observé, certains mots jouent le rôle de titres internes. L’effet iconique est produit par une procédure d’intratitulation.
31Les idéocrânes de Circus se rapprochent néanmoins de certains calligrammes d’Apollinaire par un troisième aspect. à la différence de la plupart des antiques vers figurés, les calligrammes apollinariens – du moins les plus fameux d’entre eux comme Cœur couronne et miroir, La cravate et la montre, La colombe poignardée et le jet d’eau – présentent simultanément plusieurs objets distincts. Autrement dit, comme dans Circus, ils juxtaposent plusieurs pavés ou modules grammo-iconiques. Partageant un même espace, ils se visualisent ensemble. En même temps, ils se détachent comme des parties ou des sous-unités distinctes, comme des sortes d’îlots grapho-visuels. Ce rapport de contiguïté entre ces divers modules, à la fois d’autonomisation partielle et d’interdépendance topographique, problématise ou démultiplie les processus d’identification qui peuvent être, entre les représentations iconiques et grammatiques, ou bien d’ordre synonymiques, métonymiques, antithétiques19 mais qui peuvent non moins entretenir des relations de tous ordres : créant un espace d’association totalement arbitraire ; ou bien, inviter à imaginer un espace articulatoire dans lequel chaque module présente, comme la pièce d’un puzzle, le fragment d’un tout, qu’une lecture herméneutique tendra, dans un rapport complémentaire, à découvrir. C’est dans ce sens qu’Apollinaire différenciait ses calligrammes des vers figurés de ses prédécesseurs : « Les figures uniques de Rabelais et de Panard sont inexpressives comme les autres dessins typographiques, tandis que les rapports qu’il y a entre les figures juxtaposées de mes poèmes sont tout autant expressifs que les mots qui les composent20. »
Notes de bas de page numériques
1 Massin, La Mise en pages, Paris, Hoëbeke, 1991, p. 69.
2 « Dans Circus, les éléments en jeu sont condensés, mais le texte est pulvérisé », « L’Opera bouffe di Maurice Roche », entretien avec Raffaella di Ambra, Uomini e Libri : Periodico Bimestrale di Critica ed Informazione Letteraria, 59, Milan, 1976, p. 30 (notre traduction).
3 Maurice Roche, Circus, Paris, Le Seuil, « Tel Quel », 1972.
4 Pour une première approche de ce concept, voir notre chapitre « L’abc de l’espace » dans Georges Perec ou le dialogue des genres, Amsterdam-New York, 2007, en particulier, p. 79, ainsi que notre article « Mallarmé scriptographe ou le bonheur d’impression », Po&sie, Paris, éditions Belin, no 120, 2007. La présente étude, qui date de 2012, poursuit la réflexion amorcée dans « Variables scriptographiques dans Circus de Maurice Roche », Contemporary French and Francophone Studies, 2007. En parallèle au présent article, nous renvoyons à « Inventions scriptographiques », Universo Butor, C/Arte Editora, Belo Horizonte, Brésil, 2013. Pour des développements plus récents, voir « Le livre à l’œuvre : effets de présentation typographique dans Le Voyeur », Formules no 20, Presses universitaires du Nouveau Monde, 2017.
5 Claude Debon voit dans l’introduction de pages manuscrites l’« un des aspects les plus neufs » du recueil, « un de ceux qui sont passés le plus inaperçus », Calligrammes de Guilllaume Apollinaire, Gallimard, « Foliothèque », 2004, p. 33.
6 Sur l’exemple de « Carte postale », calligramme autographe reproduit par cliché, Jean Gérard Lapacherie « met en évidence l’importance de l’écriture » suivant « deux aspects » : « l’écriture comme geste et trace, l’écriture comme principe qui organise la page », « écriture et lecture du calligramme », Poétique 50, avril 1982, p. 195.
7 Notamment Codex (1974) qui avec Compact (1966) et Circus forme une sorte de trilogie.
8 Sur cette « surabondance des composantes matérielles » ou « des registres signifiants » — qu’ils ressortissent aux registres des langues, à la « typographie », à la « graphie » ou à la « topographie » — et des effets « antireprésentatifs » qui en résultent, voir de Jean Ricardou « L’Être lettré, ou, si l’on préfère, aspects du roman antireprésentatif », La Chronique des écrits en cours, no 2, déc. 1981, p. 11.
9 Alain Borer, « Les parenthèses dans Circus », Courrier du centre international d’études poétiques, 1973, pp. 3-13.
10 Ces deux exemples ainsi que celui subséquent du « paraphe crânien » ont fait l’objet d’une première analyse dans notre article « Variables scriptographiques dans Circus de Maurice Roche », op. cit., p. 18. Nous reprenons aussi certains développements présentés au dix-huitième séminaire de textique – « Sur quelques paramètres en jeu dans un écrit polymodal : Circus de Maurice Roche » (inédite), Jean Ricardou (dir.), Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle, août 2007.
11 « Le noyau de Circus, le centre de Circus, c’est-à-dire le milieu de Circus, qui explose – après – dans toutes les directions et qui ramène encore toutes ces directions au centre, ce noyau de Circus est dans Compact ; je reviens à la figure du crâne. Figure du crâne qui rejoint le fameux “nom impossible à tracer” dont il a été question dans Compact. La recherche du (d’un) nom aboutit à une figure cachée qui est celle du crâne et qui, dans Circus, provoque la découverte du “nom impossible à tracer”. Compact rêve d’une figure prise dans le temps, alors que, effectivement, Circus, ce serait une sculpture dans l’espace », Georges Charbonnier, « Entretien avec Maurice Roche », Maurice Roche par les autres, L’Athanor, 1978, p. 10. La figure du crâne se trouve dans Compact (p. 31) dans la version iconisée qui est celle d’un drapeau de corsaires.
12 L’opposant au carmen figuratum carolingien, Paul Zumthor dit du « calligramme » – ou vers figurés puisqu’il se réfère à ceux de Porphyre Optatien – que « le dessin donne la forme externe du poème » (nous soulignons), « Carmina figurata », Langue, texte, énigme, Le Seuil, « Poétique », 1975, p. 27.
13 Dans le calligramme, selon Zumthor, « le dessin », autrement dit « la forme externe du poème », « remplit la fonction d’un titre ; d’un cadre où s’inscrit le discours » et « la force du lien qui l’attache [le dessin] au sens [...] ne provient pas d’une nécessité textuelle », « Carmina figurata », p. 27-28. En revanche, pour Lapacherie, lorsque « le statut figuratif du dessin » est incertain, c’est « la lecture du titre [qui] permet de lever certaines ambiguïtés et fournit des indications pour “lire” le dessin », « écriture et lecture du calligramme », p. 199.
14 Paraphe, Ortolang, Centre National de Ressources Textuelles et lexicales. https://www.cnrtl.fr (cons. le 22 février 2021).
15 Voir Claudia Reeder, « La Roche aux écritures », Maurice Roche par les autres, L’Athanor, 1978, pp. 39-40.
16 Évoquant un idéogramme Alain Duault le qualifie d’idéocrâne, « “Circus” de Maurice Roche ou labourage et débourrage (de crâne) », Courrier du centre international d’études poétiques, janv.-fév. 1975, p. 3.
17 Alain Borer souligne au contraire l’effacement des parenthèses « au niveau de la lisibilité » : « en dépit de sa fréquence, elle n’est pas lue », « Les parenthèses dans Circus », p. 3.
18 Voir, pour de cas semblables chez Apollinaire (« Voyage »), J. G. Lapacherie, « écriture et lecture du calligramme », p. 199.
19 Ces divers types de relation sont envisagés dans Michel Sirvent, « Variables scriptographiques dans Circus de Maurice Roche », 2007, p. 16.
20 Réponse à Fagus, 22 juillet 1914, Points et contrepoints no 105, déc. 1972, p. 3-4, cit. par Cl. Debon, Calligrammes de Guilllaume Apollinaire, p. 185 (nous soulignons).
Bibliographie
Œuvres de Maurice Roche
Roche Maurice, Compact, Paris, Le Seuil, « Tel Quel », 1966 ; édition en couleurs, Éditions Tristram, 1996
Roche Maurice, Circus, Paris, Le Seuil, « Tel Quel », 1972
Roche Maurice, CodeX, Paris, Le Seuil, 1974
Études
Borer Alain, « Les parenthèses dans Circus », Courrier du centre international d’études poétiques, 1973, pp. 3-13
Charbonnier Georges, « Entretien avec Maurice Roche », Maurice Roche par les autres, Paris, L’Athanor, 1978, pp. 9-19
Debon Claude, Calligrammes de Guilllaume Apollinaire, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 2004
Di Ambra Raffaella, « L’Opera bouffe di Maurice Roche » (entretien), Uomini e Libri : Periodico Bimestrale di Critica ed Informazione Letteraria, Milan, Italie, 59, 1976, p. 30
Duault Alain, « “Circus” de Maurice Roche ou labourage et débourrage (de crâne) », Courrier du centre international d’études poétiques, janv.-fév. 1975, pp. 3-18
Lapacherie Jean Gérard, « écriture et lecture du calligramme », Poétique 50, avril 1982, pp. 194-205
Massin, La Mise en pages, Paris, Hoëbeke, 1991
Reeder Claudia, « La Roche aux écritures », Maurice Roche par les autres, Paris, L’Athanor, 1978, pp. 39-44
Ricardou Jean, « L’être lettré, ou, si l’on préfère, aspects du roman antireprésentatif », La Chronique des écrits en cours, no 2, déc. 1981, pp. 8-15
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Pour citer cet article
Michel Sirvent, « Variantes scripto(icono)graphiques dans Circus de Maurice Roche », paru dans Loxias, 72., mis en ligne le 16 mars 2021, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9702.
Auteurs
Professeur émérite de littérature française (University of North Texas), il est l’auteur de Jean Ricardou, de Tel Quel au Nouveau Roman textuel (Rodopi, 2001) et de Georges Perec ou Le dialogue des genres (Rodopi, 2007), ainsi que de divers articles sur le roman policier, Flaubert, Poe, Mallarmé, Nabokov, Giono, Butor, Robbe-Grillet, Lahougue. Plus récemment, il a publié « Un récit à narrateur déficient » (Poétique no 177, 2015) ; « Robbe-Grillet : Le Nouveau Roman et après » (Acta Fabula, vol. 19, no 6, 2018) ; » Réflexions sur la mise en abyme. Entre récit écrit et récit filmique », in Comprendre la mise en abyme, arts et médias au second degré (Presses universitaires de Rennes, 2019) ; » Jean Ricardou : Sous les pavés la page » (Acta Fabula, vol. 20, no 10, 2019).