Loxias | Loxias 7 (déc. 2004) Programme d'agrégation 2005 |  Langue et littérature françaises 

Eveline Caduc  : 

L'âge d'homme de Michel Leiris et la notion d’authenticité

Résumé

C'est apparemment une contradiction (et non des moindres) que celle de prétendre dans la préface de L'âge d'homme « n’admettre pour matériaux que des faits véridiques » en ajoutant « rien que ces faits et tous ces faits » sur le mode inversé du serment de justice - « toute la vérité et rien que la vérité » - et d’égrener dans le corps du livre, secrets, erreurs, et même mensonges. Qu’en est-il donc de la profession de sincérité que faisait Michel Leiris dans son Journal à propos de L'âge d'homme : « avoir tenté de parler de moi-même avec le maximum de lucidité et de sincérité » ?

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Mots-clés : autobiographie , autofiction, exposition de soi, mensonge, sincérité, Vérité

Plan

Texte intégral

C'est apparemment une contradiction (et non des moindres) que celle de prétendre dans la préface de L'âge d'homme1 « n’admettre pour matériaux que des faits véridiques » en ajoutant « rien que ces faits et tous ces faits » (p. 15) sur le mode inversé du serment de justice - « toute la vérité et rien que la vérité2 » - et d’égrener dans le corps du livre, secrets, erreurs, et même mensonges.

Qu’en est-il donc de la profession de sincérité que faisait Michel Leiris dans son Journal à propos de L'âge d'homme : « avoir tenté de parler de moi-même avec le maximum de lucidité et de sincérité », ou de ce souhait exprimé dans un texte de 1920 : « je voudrais tomber malade à force de sincérité, donner l'exemple unique d'un homme qui, somme toute, s'est rarement illusionné sur lui-même et a su, mieux que quiconque, voir clair en lui »3 ?

a) l'héritage du secret et du leurre pour la société : le respect des secrets de famille (la sœur aînée est en fait une cousine ; l'épouse est la fille et non la jeune sœur de Lucie Kahnweiler). Il y a là une culture familiale du secret étendue aux alliés, du faux-semblant, du leurre social,

b) et aussi les impératifs de la discrétion dans les choses tues (les noms propres des frères, la protection de l'épouse4),

c) l'erreur ou l'inexactitude du fait de la distance dans le temps. Et du fait que lorsque l'on écrit, on n'est plus le même (ce que constate Tzvetan Todorov : « Parler de soi-même signifie ne plus être le même "soi-même" ».5

a) le besoin du travestissement pour son initiation par Kay et pour la réussite de l'acte sexuel. L'ambiguïté sexuelle. Le masochisme. Le besoin du masque et du costume.

b) le besoin de s’identifier à des personnages illustres (p.127/128, p.148), tragiques œdipe (p. 16), ou à des personnages de la mythologie : Icare, Phaéton, Prométhée (p189/190). La construction du mythe de soi (mythe personnel : Holopherne).

c) le goût acquis dès l’enfance pour la mise en scène et la théâtralisation (p. 47).

a) la sélection de ce qui doit être intéressant6 : Michel Leiris témoigne en effet d'une tendance à dissimuler les vérités qui lui donneraient le plus figure d'homme banal ou à les déformer par la dévalorisation de soi (autoportrait p.23/25). Dans le journal (1925) il écrit : « il n'y a de beauté que dans l'erreur, l'erreur à quoi l’on sait donner autant d'évidence qu'à la vérité. Tous nos écrits ne doivent donc être que des tissus de mensonges pour les autres comme pour nous-mêmes, mais présentés assez habilement pour que nous puissions être les premiers à nous prendre à leur piège. » Par ailleurs dans sa démarche d'ethnographe il revendique la subjectivité dont il dit qu’elle est un « réservoir d'erreurs potentielles ».

b) De toute façon, la vérité est liée au manque. Comme le remarque Philippe Lejeune : « … la vérité, ce ne saurait être autre chose que cette chose qui manque, cette faille que l'expérience même du langage révèle, que la poésie essaie de combler, et dont la vertigineuse attraction oriente et organise toute écriture. »7

c) Ou encore : « s’évadant sans cesse vers le multiple, Leiris ne fuit pas la vérité (imaginée sous la forme d’un diagnostic renvoyant à un traumatisme quelconque) pour se réfugier dans des faux-semblants, mais se situe simplement dans le jeu entre l'impossible désir de totalité et l'évidence de la vérité comme manque ».8

Les obstacles à la vérité que constituent la distance et le manque sont générateurs de poésie : « la recherche de la vérité au plus près n'est possible qu'avec le contrepoids (ou contrepoison) du jeu poétique. Jeu de balancier, sur le fil tendu du langage. La vérité ne peut être qu'aperçue, située, trou vertigineux dont on a éprouvé l'existence au cours du mouvement, et dont on doit se protéger en refermant hermétiquement son discours. »9 Désir de présenter un personnage – celui d’un être marqué par l’impuissance – dans une vision et une organisation du réel qui ont pour but de constituer « un bloc solide » de lui-même pour le faire tenir debout, fût-ce au prix de la vérité.

a) la mise en scène et la théâtralisation : il aime jouer un rôle, incarner un personnage

b) son goût pour les liaisons analogiques qui ré-assemblent les éléments inventoriés : Lucrèce, Judith, Cléopâtre, Tante Lise et l’Ethiopienne (p. 200)

c) Le mot ne coïncide pas avec la chose nommée mais dans la poésie (par le développement du mythe personnel, de l’allégorie ou par la théâtralisation) la réalité des mots devient plus forte que le réel.

L'âge d'homme est tout entier marqué par cette tension entre le désir de transparence, de vérité, et d'autre part le besoin du masque, du rôle à jouer, du déguisement, de la théâtralisation et du mythe. C’est ce que souligne Annie Pibarot dans son article « Une autobiographie allégorique »10.

L'écriture autobiographique, telle que Michel Leiris la pratique dans L'âge d'homme est un mélange vertigineux de mensonge dans la vérité et de vérité dans le mensonge. Michel Leiris, enfant et jeune adulte, n'arrive à une forme de sincérité ou de communication authentique que par le détour du théâtre ou du déguisement (comme dans les moments de confession ou dans l'épisode déjà évoqué de l'initiation amoureuse). Lors de l'interprétation et de la reconstitution de son passé, ce sont encore des masques lui permettent d'y voir clair. L'auteur rêve de sincérité, de pratiques originales et authentiques de la littérature mais les masques le fascinent et il reconnaît leur rôle dans la constitution de sa personnalité. Pour dire cette ambivalence, il a recours à une écriture où intervient, sans cesse et à tous les niveaux, la médiation allégorique. Enfin, il fonde son texte sur une origine non pas fausse mais mythique. -- construite.

L'âge d'homme, œuvre baroque, thématise à des niveaux différents et selon un jeu complexe de reflets, un même contenu : l'imbrication du faux et du vrai, l'impossibilité d'atteindre la vérité sans une part de mensonge et adapte -- grâce à la souplesse et aux ambiguïtés du genre autobiographique - son mode de composition à ce contenu.

Mais ces révélations de mensonges, de secrets, d'erreurs, d’approximations ou de travestissements, n’ébranlent pas le protocole d’écriture de Michel Leiris car dans L'âge d'homme, le sujet de l'énonciation autobiographique est toujours « dans une posture de maîtrise et de savoir », sauf lorsqu’il s’agit de « l’homme blessé » (qu’il est réellement ou auquel il s’identifie) et que, fidèle à la règle de la tauromachie, il cède au tout venant des associations de l’inconscient.11

De fait, la distance introduite par la théâtralisation ou par la médiation du mythe d'identification – Holopherne - ou du mythe de rébellion contre le père - Icare, Phaéton - est indispensable pour « faire rêver le langage » c'est-à-dire pour maintenir un espace de poésie à l'intérieur de l'autobiographie, et pour pourvoir finalement créer cette œuvre qui tient lieu de vie alors que son auteur a lui-même un tel sentiment de dissolution de toutes choses, de « toujours trop peu », de désagrégation et d'impuissance !

 

Michel Leiris reconnaîtra dans Fibrilles : « communication, authenticité, planches pourries que de pareils mots ! » (p. 286)

En composant L'âge d'homme à partir de ses notes pré-rédactionnelles, il découvre que dire la vérité en obéissant au serment « toute la vérité, rien que la vérité » n’est pas le plus important quand il s’agit de trouver une forme qui puisse « porter » cette exposition de soi faite avec le maximum de sincérité.

 

La sincérité de Michel Leiris dans L'âge d'homme tient donc dans le fait de montrer qu'il a besoin du secret, du mensonge, de la mise en scène théâtrale et du mythe pour construire son moi comme un bloc solide dans la dérive des choses alentour. Et ce, grâce à cette écriture de soi qui lui permet de tenir debout. Plus que le respect de la vérité, c’est la lucidité qui caractérise l’ensemble de l’œuvre autobiographique de Michel Leiris. Et c’est à travers l’importance qu’il donne à la lucidité qu’il convient d’apprécier sa sincérité et l’authenticité de sa démarche dans la composition et l’écriture de L'âge d'homme.

Notes de bas de page numériques

1 La pagination qui suit la citation entre parenthèses est celle de la collection Folio 2003.
2 Voir aussi la fin de la préface de 1946 : « … cet engagement essentiel qu'on est en droit d'exiger de l'écrivain, celui qui découle de la nature même de son art : ne pas mésuser du langage et faire par conséquent en sorte que sa parole, de quelque manière qu'il s'y prenne pour la transcrire sur le papier, soit toujours vérité » (p. 22).
3 Texte repris dans la revue Intentions. Troisième année. Numéro 21. (Janvier - février 1924).
4 « Pour des raisons sur lesquelles je n'ai pas à m'étendre, ma femme devait alors garder le lit... » (p. 203).
5 « Qu'est-ce que le structuralisme ? » in Poétique 2, 1968, p. 65.
6 Cf Paul Valéry, Variété II (éditions Gallimard, 1927, p. 101) : « Comment ne pas choisir le meilleur dans le vrai sur quoi l'on opère ? Comment ne pas souligner, arrondir, colorer, chercher à faire plus fort, plus troublant, plus intime, plus brutal que le modèle ? En littérature le vrai n'est pas concevable. »
7 Philippe Lejeune, Lire Leiris. Autobiographie et langage, Klincksieck, 1975, p. 11.
8 ibid., p. 166.
9 ibid., p. 162.
10 in Lectures de Leiris : L'âge d'homme, textes réunis par Bruno Blanckeman, P.U.R., 2004, p 107.
11 Cf p. 127 : « à mesure que j'écris, le plan que je m'étais tracé m'échappe et l'on dirait que plus je regarde en moi-même plus tout ce que je vois devient confus, les thèmes que j'avais cru primitivement distinguer se révélant inconsistants et arbitraires, comme si ce classement n'était enfin de compte qu'une sorte de guide-âne abstrait, voire un simple procédé de composition esthétique. » N’est-ce pas là un effet de brouillage causé par ces « mystères sombres et cruels » qu’il a toujours associés au thème des « hommes blessés » ? Cf p.102 : « Entièrement dominée par ces effrois d'enfance, ma vie m'apparaît analogue à celle d'un peuple perpétuellement en proie à des terreurs superstitieuses et placé sous la coupe de mystères sombres et cruels. L'homme est un loup pour l'homme, et les animaux ne sont bons qu'à vous manger ou à être mangés. Il est possible que cette façon panique de voir les choses soit en liaison avec divers souvenirs que j'ai, relativement à des hommes blessés ».

Pour citer cet article

Eveline Caduc, « L'âge d'homme de Michel Leiris et la notion d’authenticité », paru dans Loxias, Loxias 7 (déc. 2004), mis en ligne le 15 décembre 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=97.

Auteurs

Eveline Caduc

Professeur de littérature française, Université de Nice