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Maria Grazia Scrimieri  : 

« Je n’aime pas le féminisme » : Natalia Ginzburg et la réélaboration des dynamiques féministes

Résumé

La réélaboration des dynamiques féministes de la fin des années 60 a lieu, pour l’écrivaine italienne Natalia Ginzburg (1916-1991), en conjonction avec leur formulation, dans des années importantes et difficiles en tant que femme mûre et écrivaine affirmée, et cette simultanéité ne permet peut-être pas le détachement critique nécessaire ; pourtant l’analyse est tout aussi moderne et lucide, et touche inévitablement à sa qualité d’auteure. Son bagage personnel se retrouve dans son écriture et ses personnages féminins véhiculent les changements vécus par les femmes et tentent de redéfinir le rapport à elles-mêmes et aux instances du mouvement féministe qui, avec difficulté, depuis les années 60, tente de leur fournir les outils pour se remettre en question.

Abstract

For the Italian writer Natalia Ginzburg (1916-1991), the re-elaboration of the feminist dynamics of the late 1960s took place, in conjunction with their formulation, in important and difficult years as a mature woman and an assertive writer. Her personal baggage can be found in her writing, and her female characters express the changes experienced by women and attempt to redefine the relationship to themselves and to the authorities of the feminist movement, which, with difficulty, since the 1960s, has been trying to provide them with the tools to question themselves.

Index

Mots-clés : écriture féminine , études de femmes, féminisme, Natalia Ginzburg, Simone de Beauvoir

Plan

Texte intégral

La génération des femmes nées dans le premier tiers du siècle a été à l’origine d’une véritable floraison intellectuelle et l’après-guerre a connu une production littéraire féminine jusque-là sans exemple, à l’image de Simone de Beauvoir, née en 1907. Son œuvre, Le Deuxième Sexe, publié en 1949, a révolutionné le panorama intellectuel de l’époque car l’auteure réfléchit et approfondit des thèmes comme la sexualité, l’avortement, la maternité, la vie domestique, la condition féminine et la place des femmes dans la société en tant que « produit de savoirs historicisées et masculins, déjà culturellement situés et socialement déterminés1. » Au fil des ans et des débats féministes, l’œuvre de Beauvoir a été plusieurs fois relue, reçue et interprétée et les réflexions de l’intellectuelle française reviennent et font écho dans les écrits de nombreuses femmes écrivains, tant dans les romans que dans les articles, en France comme en Italie.

Par sa position mesurée et pondérée, Natalia Ginzburg (1916-1991) est particulièrement représentative, dans le contexte italien, de la phase de changement vers de nouvelles revendications féministes. Réservée et profonde dans son analyse, discrète et précise dans sa prose, l’écrivaine représente une voix particulière non seulement des années d’après-guerre mais de tout le XXe siècle. Natalia Ginzburg, en effet, a vécu l’Histoire et en a été victime. Née dans une famille juive bourgeoise, elle grandit à Turin dans un environnement stimulant sur le plan intellectuel et politique. La perte de son mari Leone2 s’ajoute à la perte des certitudes et des espoirs de sa génération – qui a fait face à la guerre et au régime fasciste – et tout cela marque profondément l’écrivaine qui reverse dans ses écrits son important bagage personnel.

C’est avec ce contexte en arrière-plan que cet article veut analyser dans un premier temps, les réflexions de Natalia Ginzburg sur le fait d’être une femme écrivain, ce qui va amplement influencer sa production ; ensuite les dynamiques féministes élaborées par Ginzburg dans sa production non fictionnelle où l’auteure réfléchit sur la condition des femmes, du travail à la maternité et construit, en modifiant et en modelant, une relation particulière avec le féminisme ; et enfin veut s’attarder sur les personnages féminins véhiculant les changements vécus par les femmes.

Femme, mère et écrivaine ?

Au départ, pour Ginzburg, être femme et écrivaine est une situation qui lui donne une sorte de contrariété. Dans les pages de l’essai Il mio mestiere (1949) elle souligne son malaise : cette préoccupation que, dans ses textes, des signes féminins transparaissent avec trop d’évidence, et la peur de ne pas être appréciée par les auteurs masculins. De la crainte d’apparaître « attachée et sentimentale3 » naît alors le complexe d’infériorité et l’insécurité que l’auteure ressent depuis des années, d’où le besoin de cacher ou de déguiser son être de femme. Pour éviter que cela ne transparaisse de sa propre écriture, Ginzburg évite dans un premier temps le genre autobiographique et pour les premiers textes produits elle élabore des protagonistes masculins. Dans le récit Casa al mare (1937) par exemple, le narrateur est un homme, mais comme l’admettra Ginzburg elle-même, l’histoire ne fonctionne pas et suscite la première prise de conscience, chez l’écrivaine, que seul ce qui est connu peut être raconté4.

Comme l’affirme l’auteure elle-même, un changement profond a commencé avec la naissance de ses enfants (Carlo, 1939 ; Andrea, 1940 ; Alessandra, 1943). Au début, la maternité l’absorbe complètement, elle a le sentiment de mépriser sa profession car les deux activités – celle de mère et celle d’écrivaine – semblent incompatibles et le métier d’écrivain lui semble facile et insignifiant, comparé à la prise en charge des enfants. Comme elle le déclare dans Il mio mestiere (1949) :

Les enfants me semblaient trop importants pour se perdre dans des histoires stupides, des personnages empaillés stupides. Mais j’avais une nostalgie féroce et parfois, la nuit, j’avais presque envie de pleurer pour me rappeler combien mon travail était beau [...]. Je pensais le retrouver un jour ou l’autre, mais je ne savais pas quand : je pensais devoir attendre que mes enfants deviennent des hommes et me quittent. Car ce que j’avais alors pour mes enfants était un sentiment que je n’avais pas encore appris à maîtriser. Mais ensuite, j’ai appris petit à petit5.

L’approche de la maternité change progressivement et Ginzburg apprend à concilier l’activité domestique avec une réflexion sur de nouvelles matières à écrire. L’expérience de la maternité lui permet donc de considérer différemment l’écriture à la manière d’une femme et son désir de ne pas laisser de traces féminines pour ne pas paraître sentimentale : elle reconnaît qu’être mère ne l’a pas rendue plus émotive ou sensible, mais l’a enrichie en termes d’expériences et de connaissances, et que même savoir préparer une sauce tomate lui a été utile dans sa profession :

J’avais eu les enfants et il me semblait que j’en savais beaucoup sur la sauce tomate et même si je ne les avais pas mis dans l’histoire, cela servait aussi mon travail que je les connaisse : d’une manière mystérieuse et lointaine, cela servait aussi mon travail. Il me semblait que les femmes savaient des choses sur leurs enfants qu’un homme ne peut jamais savoir sur eux6.

La tension qui a marqué sa jeunesse s’efface donc lentement : vers le milieu des années 1940, elle est maintenant prête à accepter le fait qu’elle ne peut pas écrire comme un homme et permet que sa mémoire et son expérience personnelle en tant que femme puissent inspirer et éclairer son travail. En fait, sa production d’après-guerre est pleine de figures féminines dans lesquelles son expérience de femme et d’écrivaine se reflète car « les signes féminins de notre tempérament sont imprimés sur nos actions et nos paroles7. » L’évolution personnelle et professionnelle de Natalia Ginzburg culminera dans la conviction – opposée à celle de sa jeunesse – qu’« un écrivain est simplement un écrivain, ce qui compte, c’est l’écriture, pas d’être des hommes et des femmes8 » : une considération qui nous rappelle ce que Simone de Beauvoir écrit dans La Force des choses : « Le fait est que je suis écrivain : une femme écrivain, ce n’est pas une femme d’intérieur qui écrit mais quelqu’un dont toute l’existence est commandée par l’écriture9. » Malgré les différences dans leurs vies et leurs expériences, les deux auteures partagent une passion commune pour l’écriture ; aucune d’entre elles ne conçoit une vie sans l’écriture, car la relation entre la vie et la littérature est très étroite : Beauvoir et Ginzburg, les deux romancières, essayistes, mémorialistes, nous parlent d’elles.

Le féminisme selon Ginzburg

Les premières réflexions de Natalia Ginzburg sur l’univers féminin se trouvent dans l’article « Discorso sulle donne », publié en 1948 dans la revue Mercurio, dirigée par Alba de Céspedes, où apparaît l’image du puits de la mélancolie féminine10. Ginzburg met ainsi en évidence une tendance qui serait toute féminine, à savoir « la mauvaise habitude de tomber de temps en temps dans un puits, de se laisser prendre dans une immense mélancolie et de s’y noyer pour remonter à la surface11. » De plus, l’auteure s’émerveille du fait que les femmes ont souvent honte de cette chute et font semblant d’être sereines et énergiques, alors qu’il y a toujours quelque chose de douloureux et pitoyable qui tente de les briser, et elle conclut ainsi :

Les femmes sont une lignée misérable et malheureuse avec tant de siècles d’esclavage sur les épaules et ce qu’elles doivent faire, c’est se défendre de leur habitude malsaine de tomber dans le puits de temps en temps, parce qu’un être libre ne tombe presque jamais dans le puits et ne pense pas toujours à lui-même, mais s’occupe de toutes les choses importantes et sérieuses du monde et ne prend soin de lui-même que pour s’efforcer d’être plus libre chaque jour. Je dois donc apprendre à faire la première, car sinon je ne peux rien faire de sérieux et le monde ne pourra jamais aller bien tant qu’il sera peuplé d’un groupe d’êtres non libres12.

En particulier, dans ce passage que nous venons de mentionner, nous constatons une sorte de parallélisme avec les mots de Simone de Beauvoir tirées par l’introduction au Deuxième Sexe :

Le drame de la femme, c’est ce conflit entre la revendication fondamentale de tout sujet qui se pose toujours comme l’essentiel et les exigences d’une situation qui la constitue comme inessentielle. Comment dans la condition féminine peut s’accomplir un être humain ? Quelles voies lui sont ouvertes ? Lesquelles aboutissent à des impasses ? Comment retrouver l’indépendance au sein de la dépendance ? Quelles circonstances limitent la liberté de la femme et peut-elle les dépasser ? Ce sont là les questions fondamentales que nous voudrions élucider. C’est dire que nous intéressant aux chances de l’individu nous ne définirons pas ces chances en termes de bonheur, mais en termes de liberté13.

Le drame dont parle de Beauvoir, à savoir la condition de la femme qui cherche la revendication et veut s’accomplir comme être humain, est traduit par Ginzburg par l’image plus littéraire de la chute dans le puits. Pour l’écrivaine italienne, cela semble être une habitude très restrictive contre laquelle les femmes doivent se défendre, en prenant soin des « choses importantes et sérieuses du monde » et en s’engageant à travailler pour elles-mêmes et pour les autres femmes, afin de ne pas tomber dans le sombre puits du malheur14, convaincue que l’écriture et la littérature ont une intention civile fondamentale, en tant que facteurs de libération des femmes.

Dans les années 1970, le mouvement féministe italien entre dans l’une des phases les plus débattues de son histoire : après les luttes de la première vague, domine la déception due au constat que l’acquisition des droits politiques et civils ne répondait pas au changement social souhaité et que les modèles culturels masculins continuaient à dominer l’univers féminin. Ce sont les années des batailles pour le divorce, l’avortement, la contraception, le renversement de l’ordre préétabli centré sur la figure masculine. Au cours de cette période, Ginzburg entame une révision de sa pensée sur le féminisme, parallèle à ses observations de l’évolution du mouvement. Comme le déclare Dacia Maraini, écrivaine italienne qui connaît bien les milieux intellectuels de ces années,

Elsa [Morante] et Natalia [Ginzburg] appartenaient à une génération qui a précédé le féminisme, qui était pour elles une idéologie étrangère et ennuyeuse. [...] Elle et Natalia se considéraient comme des ‘écrivains’. Mais vous pouvez comprendre pourquoi. À leur époque, le mot ‘écrivaine’ était synonyme de sentimentalité, d’ignorance, de maniérisme, d’émotion, de douceur. Tout ce qu’Elsa et Natalia abhorraient. Je dirais que leurs pensées ont précédé celles de Simone de Beauvoir, même si elles avaient plus ou moins le même âge15.

Dans un essai de 1973 intitulé « La condizione femminile », Ginzburg déclare ne pas aimer le féminisme comme « attitude de l’esprit » ; selon elle, le mouvement est basé sur une sorte de complexe d’infériorité qui considère la condition féminine comme humiliante, et les activités domestiques avilissantes et grotesques. Au cours des années 1970, le débat sur le féminisme de la deuxième vague a convergé vers deux concepts essentiels, l’émancipation et la libération16 : le premier concerne la sphère publique et tout ce qui touche à l’égalité devant la loi, tandis que le second remet en cause le rôle et les tâches des femmes au sein de la famille et du foyer. Ginzburg réélabore en particulier ce deuxième concept et, en réfléchissant aux travaux ménagers, elle souligne sa distance par rapport aux idées féministes de l’époque :

Le féminisme affirme que les travaux ménagers et la garde des enfants doivent être répartis de manière égale entre les femmes et les hommes. Ceci, comme toute autre demande pratique et concrète des mouvements de femmes, me semble être la justice. Dans le féminisme, cependant, il existe une idée fausse selon laquelle les travaux ménagers, et la garde des enfants, sont une humiliation. Il n’est pas vrai que les tâches ménagères et la garde des enfants doivent être partagées avec les hommes parce que c’est humiliant. Ils doivent être partagés avec les hommes parce que, entre l’homme et la femme, tout doit être divisé également, tout comme tout doit être divisé entre égaux17.

Les observations de Ginzburg nous paraissent en fort contraste avec la pensée féministe des années 1970 en Italie : bien que celles-ci soient considérées « la phase historique au cours de laquelle le besoin d’égalité se développe au plus haut degré » car « la législation sociale, le développement et la modernisation sont liés à la demande d’émancipation des acteurs sociaux les plus faibles qui demandent à compter dans la vie politique, dans le monde du travail, dans les institutions18 », le mouvement féministe émerge comme une voix de protestation « anti-égalitaire, anti-émancipationniste, anticonstitutionnel19. » Ginzburg, alors que les femmes commencent à sortir des cuisines et des prisons domestiques, encourage l’égalité des sexes dans la société – soit le public – et au sein du foyer – soit le privé –, et donc soutient une idée de fraternité entre homme et femme, une forme d’universalisme beauvoirien que le féminisme de la deuxième vague en revanche refuse de prendre en compte.

En 1975, dans l’article « Ragioni d’orgoglio », Ginzburg revient sur la contestation des termes et des modalités utilisés par le mouvement féministe : « Dans les mouvements féminins, ce qui me semble faux, c’est l’esprit de compétition avec le sexe opposé, et l’esprit de fierté. Les mots ‘être femme est bien’ n’ont aucun sens. La vérité, c’est qu’être une femme n’est ni bien ni laid, ou les deux, c’est la même chose qu’être un homme20. » La même année, l’écrivaine turinoise a l’occasion de s’exprimer (d’observer les débats) sur l’avortement. Sur cette question le mouvement est déchiré : certains groupes « veulent analyser le déni de la sexualité, du corps, de la vie affective [...] » ; d’autres, en revanche, « se battent pour le centre médico-social, pour la loi sur l’avortement21. »

En 1971 Simone de Beauvoir rédige le « manifeste des 343 », un appel pour la dépénalisation et la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse ; de son côté, Natalia Ginzburg, dans un article intitulé « Dell’aborto », se déclare en faveur de la légalisation, qui doit être exigée ‘pour la justice’. Contrairement à la philosophe française, cependant, elle s’écarte de manière décisive de certaines affirmations du mouvement féministe (« Je trouve odieux que les gens parlent de l’avortement comme s’il s’agissait d’une célébration libre et joyeuse. Je trouve odieuse, dans la campagne pour l’avortement légal, toute la chorégraphie qui l’entoure ; le bruit et le carillonnement festif, qui se situe entre le réjouissant et le macabre, les défilés des femmes avec des poupées accrochées au ventre, les mots ‘le ventre est à moi et j’en fais ce que je veux’ sont odieux22 ».) Ginzburg discute de l’avortement et le défend comme un droit qui appartient à la femme, mais souligne également le lien que ce choix a avec la vie, avec une possibilité de vie, une chance de vie qui est entre les mains de la femme, « car avorter, c’est en vérité tuer », et pour elle ce choix ne peut être qu’« individuel, privé et sombre23. »

Ginzburg aborde une dernière fois ces questions dans l’article « Donne e uomini », paru en 1977. Dans cet écrit, qui commence par une appréciation du volume d’Adrienne Rich Of woman Born (1976) qui « saisit la véritable essence des femmes », Ginzburg propose des observations singulières sur la nécessité de modifier les termes et les protagonistes de la lutte pour une société plus juste. Elle admet être imprégnée de patriarcat : « les images viriles et féminines dans ma tête sont, je le sais, déformées, anciennes et calibrées ; mais je ne peux pas les détruire […] Je sais que c’est une image qu’il faut arracher de la terre, un fruit vicieux du patriarcat24. » La conscience que l’auteure a de la présence de certaines images stéréotypées ne l’empêche pas pour autant de réfléchir sur la question ; au contraire, bien que son imagination continue de produire des hommes assis dans des fauteuils lisant le journal et des femmes faisant la vaisselle et s’occupant des enfants, Ginzburg se déclare persuadée que, dans l’avenir, son inconscient élaborera de nouvelles images et une idée plus moderne des femmes, qui seront dès lors « nouvelles, fortes, libres et pleines de courage, et enfin dotées de la faculté de dépenser les dons de leurs énergies vitales25. »

Lors d’un entretien avec Serena Anderlini en 1984, Ginzburg revient sur certaines de ses idées :

Je m’intéresse à beaucoup de choses qui intéressent les féministes. Par exemple, la violence, la violence contre les femmes et la violence sexuelle. Je suis avec ces femmes parce qu’elles sont faibles. Je n’accepte pas la compétitivité des femmes féministes. Je n’aime pas la compétitivité des femmes parce que je n’aime pas comme la compétitivité en général26.

Malgré les changements du contexte social et des considérations personnelles, un élément reste inchangé pour Ginzburg : elle ne prend pas le parti des féministes, mais celui des femmes et demeure persuadée d’une nécessaire égalité entre les hommes et les femmes, qui doivent mener ensemble les luttes sociales.

Personnages féminins et féministes ?

Après avoir examiné la position de Natalia Ginzburg concernant l’impact de son statut de femme écrivain et de ses revendications féministes, nous nous attarderons à présent sur l’analyse de certains personnages féminins tels qu’ils apparaissent dans sa production. Ils sont importants en nombre et incarnent souvent deux types opposés de femmes, « deux archétypes concurrents dans lesquels Ginzburg n’a jamais cessé de se représenter dans son ensemble27 » : d’une part, la femme traditionnelle, naïve et souvent victime du harcèlement masculin ; d’autre part, la femme émancipée et confiante. La raison de cette distribution sera formalisée dans les années de maturité, lorsque, pendant un entretien, l’auteure déclare : « Il y a deux types de femmes dans mon travail : une femme est instinctive, irrationnelle, et une femme est mesurée, lucide. [...] Ces deux femmes sont deux personnages qui vivent ensemble en moi28. » Avec un regard attentif et tout en s’abstenant de juger, Ginzburg raconte « la mystérieuse diversité et l’inaccessibilité du monde des femmes par rapport au point de vue masculin29 » ; elle donne la parole aux femmes qui n’ont pas la possibilité de réaliser leurs passions et leurs désirs, écrasées par les attentes des familles qui les maintiennent prisonnières des rôles établis.

Les années 1940, auxquelles remonte le célèbre « Discorso sulle donne », représentent la phase la plus sombre et la plus critique pour Natalia Ginzburg30, et qui se répercute dans son écriture et ses personnages. Dans l’œuvre de Ginzburg les thèmes de la famille et de la maternité sont centraux : nombreux sont les personnages féminins complexes, avec des rêves démesurés et des aspirations simples, inutiles et triviales, avec des relations faibles et peu passionnées, des femmes parfois diamétralement opposées dans leur caractère et leurs habitudes, dont la liberté est limitée et qui sont, à leur manière, aussi déchirées que l’auteure.

Par exemple, la protagoniste du récit Mio marito (1941), une femme trahie à plusieurs reprises et pour laquelle la famille est source de frustration et de déception, restera veuve après le suicide du mari ; la femme de È stato così (1947) connaît la même frustration et tire une balle dans l’œil du mari, tandis que la protagoniste de La madre (1948) fait preuve de persévérance dans son comportement émancipé – à côté de la figure de la mère âgée, qui incarne une idée plus traditionnelle de la féminité et de la maternité – et refuse le rôle de mère et de femme au foyer : ne se sentant pas réalisée et, très insatisfaite de la vie, elle se suicide.

Les années 1950 et 1960 sont les années du début de son travail à la maison d’édition Einaudi, du mariage avec l’angliciste Gabriele Baldini et de la maturité professionnelle, en tant qu’écrivaine : dans la production de cette décennie – Tutti i nostri ieri (1952), Valentino et Sagittario (1957) – Ginzburg raconte des relations familiales et sentimentales complexes et tragiques. Dans ces années, apparaissent dans ces romans des personnages masculins perturbés, qui ne parviennent pas à surmonter les traumatismes de la guerre, à côté de personnages féminins agités et ambitieux qui tentent en vain d’échapper à la grisaille du quotidien. Bien que les protagonistes des ouvrages de Ginzburg soient souvent considérées « des jeunes femmes absorbées au point de paraître un peu bêtes, habituées à être sur la touche, toujours désignées comme victimes de l’égoïsme d’autrui31 », nous pensons que deux personnages féminins se distinguent et méritent une attention toute particulière.

La première est Elsa, dans Le voci della sera (1961), une jeune femme qui réfléchit sur sa vie aussi bien en tant que fille et en tant qu’épouse. Elsa se retrouve souvent en ville avec son ami Tommasino, loin de leurs maisons et de leurs familles, qui sont des présences encombrantes. Lorsqu’ils décident de se marier, Tommasino modifie son comportement pour répondre aux attentes de la société à l’égard du rôle de “mari”, tandis qu’Elsa se transforme pour répondre aux attentes de la société à l’égard de la “femme”. Il est clair que pour “devenir une femme”, une épouse, Elsa estime qu’elle doit se conformer à l’identité de genre associée à la féminité, à savoir le mariage, les enfants et la vie domestique, autant d’aspects qui ont été implicitement dictés par la société et, explicitement, par sa mère, pour laquelle cette vision de la féminité est essentielle, alors qu’Elsa ne se sent pas adaptée. L’auteure lui confie conscience et détermination : ainsi, alors que Tommasino est favorable au mariage « pour être comme tout le monde [...] pour faire ce que tout le monde attend de nous », Elsa, bien qu’elle soit vraiment amoureuse de lui, ne cède pas et refuse de se marier.

À côté d’Elsa, Ginzburg présente un autre personnage féminin qui n’est pas en train de rompre avec la tradition patriarcale, bien qu’elle soit à un tournant de sa vie : il s’agit de Gemmina, qui échappe à la normalité de son époque. Elle a 40 ans, elle est célibataire, conduit une voiture, s’occupe de l’usine de sa famille et porte un pantalon. Déçue par l’homme qu’elle aime, qui lui préfère une femme plus conventionnelle, elle choisit de quitter sa ville et de se consacrer à son travail.

Les protagonistes de sa production théâtrale méritent également d’être mentionnés et qui sont le reflet d’une actualité qui ne laisse jamais indifférente Ginzburg : nous trouvons ainsi, à côté des pères absents et des jeunes hommes abrutis par la guerre, des femmes, toujours « suspendues entre tradition et modernité », qui ont souvent du mal à trouver leur chemin et qui expriment parfois leur malaise par le rejet de la nourriture, comme Barbara dans la pièce Fragola e panna (1966) et Angelica dans La porta sbagliata (1968), toutes les deux atteintes d’anorexie.

Conclusions

Qu’il s’agisse de personnages de roman ou de théâtre, les femmes créées par Natalia Ginzburg cherchent à redéfinir leur rapport à elles-mêmes et aux revendications du mouvement féministe qui, avec difficulté, depuis les années 1960, tente de leur fournir les outils pour se remettre en question.

Les personnages féminins de Ginzburg, bien qu’élaborés pendant des années des réflexions sur le rôle de femmes et les modalités d’action du mouvement, ne s’inscrivent pas dans un contexte général de libération des femmes et ne peuvent pas être considérées comme féministes. Les dynamiques du mouvement et le contexte social ont cependant clairement influencé les réflexions de l’écrivaine qui, à sa manière, de façon critique, a apporté sa contribution à la représentation littéraire de l’expérience féminine.

Comme nous avons pu le voir, bien que son travail d’écrivaine ait commencé avant les luttes du mouvement féministe de la deuxième vague, Natalia Ginzburg a su saisir les changements auxquels les femmes de différentes générations ont dû faire face, souvent en équilibre entre les conventions culturelles de l’époque, l’ordre patriarcal, la tradition catholique et la découverte de leur propre identité. Comme l’a fait Simone de Beauvoir dans les mêmes années, Ginzburg questionne le rôle des femmes à l’intérieur et à l’extérieur du foyer et entend affirmer l’égalité des rôles et des tâches tant dans la société que dans leurs maisons.

La journaliste et écrivaine Anna Garofalo a affirmé que le travail de Ginzburg représente bien « la lente ascension des femmes et leur intégration progressive dans la société32. » Pour cette raison, bien que Ginzburg n’ait jamais apprécié l’étiquette de féministe, sa position ne peut être considérée comme moins politique et sa contribution moins valable, dans le contexte d’une réflexion moderne sur le rôle des femmes.

Notes de bas de page numériques

1 Magali Guaresi, Marie-Joseph Bertini, Odile Gannier et al., « Introduction. Les réceptions contemporaines de l’œuvre de Simone de Beauvoir en Méditerranée (France, Italie, Espagne, Israël – 1949-2019) », Cahiers Sens public, 2019/3 (n° 25-26), p. I-X, II. Consultable aussi en ligne : https://www.cairn.info/revue-cahiers-sens-public-2019-3.htm

2 Leone Ginzburg était un éditeur, journaliste et professeur italien influent. Il fut également un important activiste politique antifasciste et un héros du mouvement de résistance en Italie. Il fut arrêté le 20 novembre 1943 et emmené à la prison de Regina Coeli, sous le faux nom de Leonida Gianturco. Lorsque sa véritable identité fut découverte, Ginzburg fut transféré dans un lieu de détention contrôlé par l’Allemagne et torturé. Le 4 février 1944, à l’infirmerie de la prison où il avait été transféré un mois plus tôt, alors qu’il souffrait d’une maladie, l’infirmière refusa d’appeler le médecin. Ginzburg fut retrouvé mort le 5 février.

3 Natalia Ginzburg, Opere raccolte e ordinate dall’Autore [1986], Milano, Mondadori, 2001, p. 1122. Toutes les citations en italien traduites par nos soins.

4 « Quand j’ai écrit Casa al mare, il m’a semblé que j’avais atteint le sommet de la froideur et du détachement. Je ne rêvais pas de froideur et de détachement, et cette histoire me semblait admirable : pourtant, quelque chose dans tout ce détachement me dégoûtait. Pour parler comme un homme, j’avais même fait semblant, dans cette histoire, d’être un homme : chose que je n’ai jamais fait et ne ferai plus jamais. Mais j’avais découvert la première personne, le grand plaisir d’écrire à la première personne, un plaisir inconnu jusqu’à ce jour. », Opere raccolte e ordinate dall’Autore, p. 1123.

5 Natalia Ginzburg, « Il mio mestiere », in Il Ponte, Firenze, V (1949), pp. 1185-94, 90. Publié en 1962 dans le volume Le piccole virtù, Torino, Einaudi, 2015, p. 64.

6 Natalia Ginzburg, Le piccole virtù, Torino, Einaudi, 2015, p. 65.

7 Natalia Ginzburg, « La condizione femminile », 15 aprile 1973, publié dans Vita immaginaria, Milano, Mondadori, 1974, pp. 182-184.

8 Natalia Ginzburg lors d’un entretien pour le New York Times Magazine, cité par Katarzyna Romanowska, « Non chiamatemi femminista! Il caso di Neera, Matilde Serao e Natalia Ginzburg », in Acta Philologica, 43, 2013, pp. 219-221.

9 Simone de Beauvoir, La Force des choses, Paris, Gallimard, 1963, p. 677.

10 Alba de Céspedes elle-même répondra ensuite à l’article. Le dialogue, intitulé « Discorso sulle donne del ’48 » est maintenant publié dans Natalia Ginzburg, Un’assenza. Racconti, memorie, cronache, sous la direction de Domenico Scarpa, Torino, Einaudi, 2016, pp. 51-56.

11 « Discorso sulle donne », p. 53.

12 « Discorso sulle donne », p. 55.

13 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949), I, Paris, Gallimard, « Folio », 1999, « Introduction », pp. 31-32.

14 Graziella Pulce, « Natalia Ginzburg. La luce dal pozzo oscuro », Il manifesto, 3 agosto 2016.

15 Sandra Petrignani, La corsara, Vicenza, Neri Pozza, 2918, p. 173.

16 Giovanna Bellesia, « Natalia Ginzburg: una postilla alla Storia », in Irmgard Scharold, Scrittura femminile: Italienische Autorinnen im 20. Jahrhundert zwischen Historie, Fiktion und Autobiographie, Tübingen, Gunter Narr Verlag Tübingen, 2002, p. 159.

17 Natalia Ginzburg, « La condizione femminile », p. 651.

18 Fiamma Lussana, Il movimento femminista in Italia: esperienze, storie, memorie, 1965-1980, Roma, Carocci, 2012, p. 199.

19 Fiamma Lussana, Il movimento femminista in Italia, op.cit., p. 199.

20 Natalia Ginzburg, « Ragioni d’orgoglio », in “Scritti sparsi”, Opere (1987), II, Milano, Mondadori, 2006, p. 1308.

21 Fiamma Lussana, Il movimento femminista in Italia, op.cit., pp. 67-68.

22 Natalia Ginzburg, « Aborto: la donna è sola », in Corriere della sera, 7.2.1975, pp. 4-6.

23 Natalia Ginzburg, « Aborto: la donna è sola », op. cit., p. 5.

24 Natalia Ginzburg, « Donne e uomini », in Non possiamo saperlo. Saggi 1973-1990, Torino, Einaudi, 2001, pp. 89-92, 90.

25 Natalia Ginzburg, « Donne e uomini », p. 91.

26 Serena Anderlini, « Solidarietà e femminismo: dove tracciare il limite? », in Canadian Journal of Italian Studies, 11, 37, 1988, pp. 178-183, 180.

27 Cesare Garboli, « Prefazione », in Natalia Ginzburg, Opere raccolte e ordinate dall’autore, pp. XX-XXI.

28 Serena Anderlini, « Solidarietà e femminismo: dove tracciare il limite? », p. 181.

29 Silvana Tamiozzo Goldmann, « Le voci femminili nel mestiere di Natalia Ginzburg », in Les femmes écrivaines en Italie aux XIXe et XXe siècles, Actes du colloque International (Aix-en Provence, 14-15 et 16 novembre 1991).

30 Après le mariage avec Leone en 1938, elle le suit après sa condamnation à la relégation (confino) à Pizzoli, un petit village reculé des Abruzzes. À la chute de Mussolini en 1943, la famille vivra clandestinement à Rome.

31 Présentation pour le Premio Strega du volume Le voci della sera (cinema Fiammetta, Roma, 23 juin 1961), publié sur la revue L’Europa Letteraria, II, 9-10 juin 1961, pp. 132-38 ; et plus récemment in Italo Calvino, Saggi 1945-1985, I, Milano, Mondadori, 1995, pp. 1087-94.

32 Anna Garofalo, L’italiana in Italia, Roma-Bari, Laterza, 1956, p. 183.

Bibliographie

Œuvres de Natalia Ginzburg

« Il mio mestiere », in Il Ponte, Firenze, V (1949), pp. 1185-94

« La condizione femminile », 15 aprile 1973, in Vita immaginaria, Milano, Mondadori, 1974

« Ragioni d’orgoglio », in “Scritti sparsi”, Opere (1987), II, Milano, Mondadori, 2006

« Aborto : la donna è sola », in Corriere della sera, 7.2.1975

« Donne e uomini », in Non possiamo saperlo. Saggi 1973-1990, Torino, Einaudi, 2001

Le piccole virtù, Torino, Einaudi, 2015

Œuvres de Simone de Beauvoir

Le Deuxième Sexe (1949), I, Paris, Gallimard, 1999

La Force des choses, Paris, Gallimard, 1963

Études

ANDERLINI Serena, « Solidarietà e femminismo : dove tracciare il limite ? », Canadian Journal of Italian Studies, 11, 37, 1988, pp. 178-183

BELLESIA Giovanna, « Natalia Ginzburg : una postilla alla Storia », in Irmgard Scharold, Scrittura femminile : Italienische Autorinnen im 20. Jahrhundert zwischen Historie, Fiktion und Autobiographie, Tübingen, Gunter Narr Verlag Tübingen, 2002

GAROFALO Anna, L’italiana in Italia, Roma-Bari, Laterza, 1956

GUARESI Magali, BERTINI Marie-Joseph, GANNIER Odile et al., « Introduction. Les réceptions contemporaines de l’œuvre de Simone de Beauvoir en Méditerranée (France, Italie, Espagne, Israël – 1949-2019) », Cahiers Sens public, 2019/3 (n° 25-26), p. I-X, II https://www.cairn.info/revue-cahiers-sens-public-2019-3.htm

LUSSANA Fiamma, Il movimento femminista in Italia : esperienze, storie, memorie, 1965-1980, Roma, Carocci, 2012

PETRIGNANI Sandra, La corsara, Vicenza, Neri Pozza, 2018

PULCE Graziella, « Natalia Ginzburg. La luce dal pozzo oscuro », il manifesto, 3 agosto 2016

ROMANOWSKA Katarzyna, « Non chiamatemi femminista ! Il caso di Neera, Matilde Serao e Natalia Ginzburg », in Acta Philologica, 43, 2013, pp. 219-221

TAMIOZZO GOLDMANN Silvana, « Le voci femminili nel mestiere di Natalia Ginzburg », in Les femmes écrivaines en Italie aux XIX et XX siècles, Actes du colloque International (Aix-en Provence, 14-15 et 16 novembre 1991)

Pour citer cet article

Maria Grazia Scrimieri, « « Je n’aime pas le féminisme » : Natalia Ginzburg et la réélaboration des dynamiques féministes », paru dans Loxias, 69., mis en ligne le 15 juin 2020, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9458.

Auteurs

Maria Grazia Scrimieri

Maria Grazia Scrimieri a obtenu son doctorat en Langue, Littérature et Civilisation Italiennes à l’Université Côte d’Azur (Nice). Elle est membre du Centre de Méditerranée Moderne et Contemporaine et elle est dans l’équipe du projet Idex « ExFem. Cent ans d’expressions féminins. 1918-1968-2018 ». Ses recherches portent en particulier sur la représentation de la nourriture dans la littérature italienne contemporaine, sur les études de femmes et sur les romans de famille écrits par des femmes au XXe siècle.

Université Côte d’Azur, CMMC