Loxias | Loxias 7 (déc. 2004) Programme d'agrégation 2005 |  Langue et littérature françaises 

Marie-Hélène Cotoni  : 

D’une folie à l’autre dans la trilogie de Beaumarchais

Résumé

La folie gaie que peut entraîner la libération du principe de plaisir est présentée de façon positive tant qu’elle ne se heurte qu’à une autre forme de folie, l’idée fixe d’un Bartholo dans Le Barbier de Séville. Mais lorsque l’égarement amoureux de Chérubin se porte sur la comtesse Almaviva, il conduit le comte à une folle jalousie, dans Le Mariage de Figaro, puis mènera toute une famille au malaise et à des scènes dramatiques allant jusqu’au délire dans La Mère coupable. Ce thème met donc en relief une morale familiale et sociale très conventionnelle. Il permet aussi l’expression d’une exubérante gaieté, renforçant ainsi le comique. Dans la recherche du pathétique, il aboutit  à des innovations tâtonnantes pour traduire des états-limites. Mais, dans son drame, Beaumarchais n’a exploité qu’avec prudence une thématique à la mode.

Index

Mots-clés : folie , gaieté, morale, sagesse, trouble

Texte intégral

1On sera peut-être surpris par le titre de cette étude puisqu’on ne rencontre pas, à proprement parler, de dément dans les pièces de Beaumarchais. Pourtant, le champ sémantique de la folie est bien représenté dans la trilogie : sept occurrences du mot “ fou ” (adjectif ou substantif) dans Le Barbier de Séville, et, outre l’adverbe “ follement ”, onze dans Le Mariage de Figaro, en tenant compte de son autre titre, La Folle journée. Nous trouvons le mot “ folie ” deux fois dans Le Barbier, sept dans Le Mariage. La première comédie offre aussi un emploi d’ “ extravagance ” et un d’ “ égaré ”, deux de “ déraisonner ” et de “ perdre l’esprit ”. Dans la seconde sont présents “ déraison ” et “ la tête vous tourne ”, sans compter “ manie ” et “ fureur ” qui relèvent du même registre. Quant à La Mère coupable, si on n’y voit apparaître qu’une fois le substantif “ fou ” et l’adverbe “ follement ”, et une fois également le terme “ folie ”, s’y rencontrent, en revanche, trois occurrences du terme “ insensé ”, trois d’ “ égarement ” et six d’ “ égaré ”, deux de “ délire ”, quatre de “ fureur ”, pour ne rien dire de “ manie ”, “ frénésie ”, “ hors de lui ” etc.

2Certains personnages reconnaissent leur part de folie, comme Figaro, amoureux dans Le Mariage ou, dans Le Barbier, au service d’amours juvéniles. Certains évoquent la folie d’autrui, en l’excusant ou en la condamnant : folie méfiante de Bartholo, dénoncée par le comte et Figaro dans Le Barbier, folle jalousie du comte ou rêves fous de Chérubin dans Le Mariage, folie générale dans La Mère coupable, à en croire Suzanne. En outre, par les termes injurieux que se renvoient les personnages, la folie paraît parfois tout envahir : ainsi remarquons les effets d’écho, ou de miroir aux scènes 13 et 14 de l’acte III du Barbier où le mot “ fou ”, passant de la bouche de Figaro à celle du comte, puis de Bartholo, revient six fois en quelques lignes. Mêmes effets dans la scène 10 de l’acte IV du Mariage :

Figaro : Y a-t-il longtemps que monsieur n’a vu la figure d’un fou ?
Bazile : Monsieur, en ce moment même.
Figaro : Puisque vos yeux vous servent si bien de miroir...

3Dans La Mère coupable, comme nous le verrons à travers les didascalies de l’acte IV, l’égarement se communique de la comtesse à Léon puis au comte Almaviva.

4Beaumarchais suit-il la tradition qui, par l’introduction de la folie, visait à amener le lecteur vers une réflexion philosophique ou morale ? Ces folies, quelles qu’elles soient, influent-elles sur le déroulement de l’intrigue ? Interfèrent-elles avec le comique ou le pathétique de ces pièces ?

5Dès la scène 6 du premier acte du Barbier de Séville, lorsqu’il part en oubliant sa guitare, Figaro s’exclame : “ Je suis donc fou ! ”. Comme il a également omis d’indiquer sa demeure au comte, il ajoute : “ Ah ! réellement je suis frappé ! ”. Ces étourderies font suite au plan rapidement mis en place pour servir les projets amoureux d’Almaviva et, ainsi, voler à la fortune :

6Moi, j’entre ici, où, par la force de mon art, je vais, d’un seul coup de baguette, endormir la vigilance, éveiller l’amour, égarer la jalousie, fourvoyer l’intrigue et renverser tous les obstacles.

7Comme l’indiquent le vocabulaire et le rythme, voilà Figaro hors du monde réel, loin du morne quotidien. Le voici dans un univers féerique, embelli par l’imagination. Par là Beaumarchais donne un caractère hors du commun à l’étonnante vitalité du personnage, à son énergie débordante, à ses inventions qui paraissent toucher à l’absurde, tel le cataplasme mis sur les yeux d’une mule aveugle ! Lorsque Bartholo lui reprochera cette “ extravagance ” (III 5), il proposera une explication qui frôle comiquement le non-sens : “ S’il ne lui rend pas la vue, ce n’est pas cela non plus qui l’empêchera d’y voir ”. Mais, surtout, il justifie une “ folie ” qui est libération du principe de plaisir : “ Les hommes n’ayant guère à choisir qu’entre la sottise et la folie, où je ne vois pas de profit je veux au moins du plaisir ; et vive la joie ! ”. Cette “ folie ”, c’est donc une joie de vivre qui fait fi des limites qu’imposent la raison ou le souci de l’ordre. “ J’aime ta joie parce qu’elle est folle ”, dira Suzanne à Figaro dans Le Mariage (IV 1). Dans cette pièce sa joie libératrice est d’autant plus grande qu’il est “ amoureux par folles bouffées ” (V 3). Et lorsqu’à la fin de la crise vécue au dernier acte, il a la preuve de la fidélité de Suzanne, c’est “ follement ” (V 8), dans une joie sans limites, qu’il reconnaît l’erreur qu’il avait faite en la soupçonnant.

8Le sentiment amoureux n’obéit pas aux normes de la raison et peut donc passer, autant que l’inspiration artistique, pour générateur de folie, quand l’intensité affective ne connaît pas de bornes : “ Si je ne savais pas qu’amoureux, poète et musicien sont trois titres d’indulgence pour toutes les folies... ” dira le comte, au début du Mariage de Figaro (I 10). Amoureux lui-même, dans Le Barbier, il n’a pas hésité à jouer le rôle d’ “ un homme qui déraisonne ” (II 14) sous l’effet d’une prétendue ivresse et à tenir, par feinte, un discours de fou : il interprète mal la réalité, appelant “ Mesdames ” le couple formé par Rosine et son tuteur, tourne le dos à toute vraisemblance en demandant laquelle est docteur et met à mal les conventions verbales en jonglant autant qu’il est possible avec le nom de Bartholo.

9Cette gaieté contagieuse, cette impétuosité sans limites vont miner la folie inverse, celle du vieux tuteur. Il enferme sa pupille, mais il s’emprisonne aussi lui-même dans un monde à part, où n’existent plus les repères communément admis : “ Quand une chose est vraie ! Si je ne veux pas qu’elle soit vraie, je prétends bien qu’elle ne soit pas vraie ” (II 7). Aussi s’acharnera-t-il à vouloir, malgré son âge, épouser la jeune et fraîche Rosine et guettera-t-il tous les dangers qui menacent ses vues, luttant pied à pied, jusqu’à la dernière scène, pour ne rien changer à son extravagant projet. Sa méfiance, justifiée en l’occurrence, lorsqu’il parvient à capter les paroles qu’échangeaient Rosine et Almaviva déguisé en Alonzo, est pourtant qualifiée de “ lubie ” par ce dernier (III 12). Les deux scènes suivantes restent donc ambivalentes : quand le comte et Figaro le traitent de “ fou ” à plusieurs reprises, son indignation semble justifiée, puisque son appréciation du réel était parfaitement exacte. Toutefois ils n’ont pas tort ; car tout chez lui, lucidité, capacités d’attention, est au service de son idée fixe. “ Une jeune femme et un grand âge, voilà ce qui trouble la tête d’un vieillard ” sera le diagnostic de Figaro (III 13). Quand Bartholo se retrouve seul, sans aucune aide, dérouté par des interlocuteurs qui, sur son modèle, nient la réalité (“ Je les ais vus comme je vois ce pupitre... Et me soutenir effrontément !... ”), il ne peut que répéter : “ Il y a de quoi perdre l’esprit ! Il y a de quoi perdre l’esprit ! ” (III 14). Il prend conscience, alors, des liens multiples qui existent entre la négation du réel et la folie, tout en refusant, par sa propre obstination, d’en tenir compte. Certains ont donc pu voir, dans Le Barbier de Séville, l’affrontement des calculs psychotiques de Bartholo et des élans schizophréniques d’Almaviva1. Remarquons, toutefois, que le jeu du comte Almaviva, qui le fait passer d’un personnage à un autre, est toujours volontaire, alors que Bartholo est esclave d’une passion absurde pour tout autre que lui.

10Dès Le Barbier de Séville, on voit donc apparaître deux formes de “ folie ” : une folie légère, un débordement vital, un entrain exubérant qui, souvent liés à une pulsion amoureuse, ne sont plus freinés par aucune contrainte et entraînent les personnages dans un tourbillon qu’ils parviennent pourtant généralement à contrôler2. À l’inverse, se manifeste également une “ folie ” sombre, qui resserre l’être sur une seule préoccupation, envahissante et dévastatrice. La gaieté folle est l’antidote de cette folie et peut, alors, ressembler à une forme de sagesse. George Evans juge à ce propos que Beaumarchais a réinventé, par là, l’esprit de la Foire ou de l’Opéra-Comique3 et cite, pour inviter à la comparaison, cette chanson tirée du Jeune vieillard (1722) :

Chers amis, réjouissons-nous,
Faisons les fous. (bis)
Etre fou et se réjouir
C’est être sage.
Etre sage sans se réjouir
C’est être fou.

11Figaro mettra pareillement en lumière, dans Le Mariage, les liens paradoxaux entre folie et sagesse4 : “ Depuis qu’on a remarqué qu’avec le temps vieilles folies deviennent sagesse... ” (IV 1).

12Dans cette Folle Journée, la dilatation du moi par l’amour est ressentie, nous l’avons vu, par Figaro qui serait tout prêt, même, dans un élan poétique, à prendre l’emploi de la Folie pour mener l’Amour à la “ jolie mignonne porte ” de Suzanne (IV 1). Ainsi sa stratégie pour détourner le comte de sa promise, en l’inquiétant par un faux avis sur la comtesse, est un tel manquement à la prudence et aux convenances qu’il s’attire de cette dernière ce reproche : “ La tête vous tourne ” (II 2).

13Ce débordement de vie est également ressenti par Chérubin, traité de “ fou ” par Suzanne quand il laisse divaguer son imagination, dans un bel alexandrin final : “ Une fille ! Une femme ! ah ! que ces noms sont doux ! qu’ils sont intéressants ! ”(I 7). Mais lorsque le sentiment amoureux se fixe sur sa marraine, on voit le mot “ folie ” se nuancer d’une acception plus inquiétante : “ Laissons... laissons ces folies ”, murmure la comtesse à Suzanne quand celle-ci lui rapporte les émois du petit page. La première personne du pluriel ne révèle-t-elle pas qu’ils pourraient représenter une dangereuse tentation pour elle-même ? L’emploi de ce vocabulaire devient vite un moyen de défense : “ Qu’elle est folle ! ” dit-elle devant sa camériste qui vient de trouver si joli Chérubin habillé en fille (II 6). L’adjectif, comme la troisième personne du singulier, contribue à créer une distance, destinée à la mettre à l’abri de la tentation. Et lorsque le petit page, seul avec elle, “ exalté ” et en larmes, lui déclare qu’il souhaiterait une mort proche pour pouvoir, auparavant, lui déclarer sa passion, elle repousse cet aveu en feignant de voir dans cette démesure un désordre de l’esprit : “ Taisez-vous, enfant ! Il n’y a pas un brin de raison dans tout ce que vous dites ” (II 9).

14Or ces mêmes termes la comtesse les emploie face à la fureur jalouse d’Almaviva, lorsqu’il est prêt à briser la porte du cabinet attenant à la chambre de son épouse : “ Si l’amour vous dominait au point de vous inspirer ces fureurs, malgré leur déraison, je les excuserais ” (II 16). Un peu plus tard, sauvée par la fuite de Chérubin, mais encore bouleversée, elle traitera de “ folies ” les réactions de fureur du comte qui, s’il les justifie en répliquant : “ Nommer folies ce qui touche à l’honneur ! ” (II 19), admettra cependant, une fois seul : “ Où m’égarai-je ? En vérité quand la tête se monte, l’imagination la mieux réglée devient folle comme un rêve ” (III 4).

15Figaro va même jusqu’à définir la jalousie comme “ la maladie d’un fou ” (IV 13). Pourtant, au cinquième acte, il trahira cette “ philosophie imperturbable ” dont il se vantait et son comportement deviendra comparable à celui du comte Almaviva, puisqu’il se laissera même “ prendre au piège apprêté pour un autre ” (V 8). Les deux hommes, plus ou moins fugitivement, ont alors conscience qu’il leur est impossible de croire à l’unité de la femme aimée. Aussi le comte se montre-t-il “ hors de lui ” (V 12) et crie-t-il vengeance quand il croit voir un homme aux pieds de son épouse. Mais Figaro, pendant un temps, a également donné une interprétation erronée de la réalité. Son monologue de la scène 3 révèle, par moments, la difficulté qu’il éprouve à trouver sa place, à cerner son identité : il oscille d’une forme de mégalomanie, qui s’exprime par des hyperboles (“ il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement qu’on en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ”), à la pénible sensation d’une absence au monde, à l’impression que son moi lui reste indéchiffrable, se dissout : “ Quel est ce moi dont je m’occupe ? ”. Le sens de sa vie lui échappe lorsqu’il évoque une “ bizarre suite d’événements ”5, quand il perçoit autour de lui une agitation absurde : “ On se débat, c’est vous, c’est lui, c’est moi, c’est toi, non, ce n’est pas nous ; eh ! mais qui donc ? ”. Ce “ soleil tournant, qui brûle, en jaillissant, les manchettes de tout le monde ”, selon la Préface, est allé jusqu’à connaître la tentation du suicide, par les mêmes moyens qu’envisagera Léon, plus tard, dans La Mère coupable.

16Sous ses deux formes, la folie a donc partie liée avec des émotions assez vives pour amoindrir la raison et faire passer d’une réalité peut-être sèche et terne à l’illusion, voire à l’erreur. Néanmoins les répliques du comte Almaviva, comme la plus grande partie du monologue de Figaro montrent une parfaite maîtrise du discours et même une rhétorique très bien conduite, à la différence de quelques phrases apparemment sans suite, prononcées aux moments de crise, dans La Mère coupable.

17Dans cette dernière pièce, la folie libératrice a disparu totalement. C’est l’aspect inquiétant, quasi pathologique qui demeure seul, mis en lumière par ce constat de Suzanne, elle-même “ un peu troublée ” : “ Toutes les têtes sont renversées ! Cette maison ressemble à l’hôpital des fous ” (III 4). “ Humeur sombre et terrible ” et “ bizarrerie ” du comte Almaviva (I 2 et I 6), “ triste fantaisie ” de la comtesse (I 1) : voilà le climat suggéré dès le premier acte de ce drame familial. Vingt ans se sont écoulés et le couple, réconcilié à la fin du Mariage de Figaro, ne vit plus, maintenant, que dans le regret et l’amertume. Lorsque les deux époux songent au passé, c’est pour déplorer “ l’égarement ” des deux “ insensés ” qu’ont été Rosine et Chérubin (II 1 et III 2). Par ailleurs, les personnages jeunes, Léon, Florestine, ne connaissent rien de cette vivacité d’imagination, de ce débordement de vitalité que nous avions rencontrés dans les deux comédies qui ont précédé ce drame. Lorsque Léon “ âme ardente ”, d’après la liste des personnages, “ enthousiaste ” politiquement (I 12) selon le comte, parlera de sa “ folie ”, il s’agira de cette “ rage insensée ”, selon ses propres mots, de cette “ fureur déraisonnable ” selon les termes de Bégearss, qui l’ont poussé, par amour pour Florestine, à vouloir se battre contre le Tartuffe. Mais cette très compréhensible folie, qui serait, en outre, vraie sagesse s’il voyait plus clair en Bégearss, s’évanouit bien vite. Plus tard, selon Suzanne, il parlera de se noyer, sans qu’aucun détail pathétique ne vienne donner quelque épaisseur à ce dramatique projet. Florestine, quant à elle, après avoir montré une gaieté bien morne de jeune fille rangée, tombe dans le “ désespoir ” (II 15) quand elle croit irréalisables ses projets de mariage avec Léon puisqu’il est son frère, à ce qu’on lui dit. Toutefois elle se préparera sagement à se sacrifier en épousant Bégearss.

18Cependant, au “ drame familial ” Beaumarchais avait voulu lier une “ comédie d’intrigue ”. Mais le Figaro qui se bat pour sauver cette famille des menées du Tartuffe n’a rien gardé de la vivacité fougueuse de sa jeunesse. Propos pesamment sentencieux, métaphores outrées et désintéressement angélique ont remplacé les folies d’autrefois. Seule sa réplique de la dernière scène est accompagnée de la didascalie “ follement ” (V 8), correspondant à l’ivresse de la victoire remportée sur Bégearss enfin démasqué.

19C’est donc uniquement la face sombre de la folie qui ressort dans La Mère coupable. Comme l’écrit Jean-Pierre de Beaumarchais, “ la comtesse, tout au long de la pièce, demeure inconsciente du monde extérieur, obsédée par le souvenir de sa propre faute ”6. Quant au comte, c’est sa fureur qui explose le plus souvent, lorsqu’il est question de Léon, son fils selon la loi mais non selon le sang. Dans l’acte IV, lors de l’affrontement des deux époux, Beaumarchais tente de cerner comment peut se produire un glissement vers la folie véritable. Comme beaucoup d’héroïnes de l’époque vivant une situation comparable7, la comtesse est habitée par un tel sentiment de culpabilité qu’elle est victime d’une altération physique (“ Mon sang est prêt à s’arrêter ” IV 12) et psychique. Déjà en écoutant Bégearss lui ordonner de brûler toutes les lettres qui rappelaient sa faute, elle croit “ entendre Dieu qui parle ” (III 2), parce que, coupable d’adultère et ayant intériorisé l’interdit social, elle se croit toujours face à un juge. Affronter son mari, pourtant lui-même infidèle, lui semble “ terrible comme le jugement dernier ” (IV 12). Le dramaturge, dans la scène 13 de l’acte IV, va donc dépeindre la montée de la folie. Il met en lumière les réactions violentes d’un homme qui, parce qu’il se sent outragé, ne se maîtrise plus, est “ hors de lui ”, parle “ avec fureur ”, lit “ avec égarement ” la dernière lettre de son épouse à Chérubin. Ce faisant, Almaviva suscite chez la comtesse un véritable “ délire ”. Elle fuit la réalité présente et la vue de son époux en fermant les yeux et en s’adressant à Dieu. Devant le portrait de Chérubin, que le comte a fait insérer dans le bracelet de son épouse en le substituant au sien propre, elle croit être victime d’hallucinations macabres : “ Ah ! je perds la raison ! Ma conscience troublée fait naître des fantômes [...] C’est lui qui me fait signe de le suivre, d’aller le rejoindre au tombeau ! ”.

20Comme elle a investi toutes ses forces pour défendre son fils et qu’elle est rendue fragile par le sentiment de sa culpabilité, le déséquilibre que crée un événement imprévisible - l’apparition du portrait de Chérubin - la conduit à un délire où l’amour est associé à la mort : “ Ombre terrible ! éloigne-toi. ”. Quand, revenue à elle après un évanouissement, elle se trouve entre son époux et son fils, elle se sent encore entre deux juges, parce que son surmoi voit en eux les deux victimes de sa faute. Elle a, selon l’expression de Michel Foucault, “ la folie du juste châtiment ”8.

21Mais il n’est pas indifférent que son égarement rejaillisse sur le comte et sur Léon, comme l’indiquent les didascalies des scènes 15 à 17. C’est “ égaré ”, “ avec délire ” que son fils annonce sa mort. C’est “ égaré ”, “ hors de lui ” que son époux appelle à l’aide. La “ folie ” de la femme coupable se répercute bien sur tous ses proches. La folie symbolise alors le désordre qui contamine toute une famille lorsqu’une épouse a perdu le sens, c’est-à-dire a transgressé les interdits imposés à son sexe par la société. Beaumarchais précise bien, dans Un mot sur “ La Mère coupable ”, que le titre de la pièce en indique l’intérêt, différent de celui qu’aurait pu présenter un drame intitulé L’Épouse infidèle : “ les conséquences d’un désordre presque oublié viennent peser sur l’établissement et sur le sort de deux enfants malheureux. ”9.

22Remarquons, cependant, que ce que la comtesse prend pour une hallucination et une image d’outre-tombe est, en réalité, une perception parfaitement normale, puisque le portrait de Chérubin a été inséré, à son insu, dans son bracelet. Son “ délire ” n’est qu’une erreur d’interprétation, parce que sa mauvaise conscience lui ôte la capacité de chercher une explication rationnelle. Notons aussi que la dégradation de la situation familiale ne suffirait pas à créer l’égarement de tous les personnages. Afin de parvenir à ces moments de délire, le dramaturge a jugé nécessaire la présence d’un Tartuffe pour attiser habilement la fureur du comte et le désarroi de la comtesse. Or, en montrant aux spectateurs des mécanismes qui restent cachés aux personnages, il rationalise quelque peu ces scènes.

23Mais le manipulateur qu’est Bégearss n’est pas exempt, lui-même, d’une forme de folie. Quand il croit être parvenu à ses fins, il est atteint, à l’acte IV, d’une sorte de mégalomanie et de dédoublement de la personnalité : voilà qu’il se parle à lui-même et prédit son triomphe dans l’alexandrin final :

Heureux Bégearss ! Pourquoi l’appelez-vous Bégearss ? N’est-il donc pas plus d’à moitié le seigneur comte Almaviva ? D’un ton terrible : Encore un pas, Bégearss ! et tu l’es tout à fait (IV 3).

24Aussi son échec, à l’acte V, est-il marqué à plusieurs reprises par la “ fureur ”. Et Figaro l’assimilera à une “ bête enragée ” (V 7).

25On voit ce que peut apporter, sur le plan dramaturgique, dans ces trois pièces, le thème de la folie. Dans les deux premières pièces, la gaieté prend par là une tonalité spécifique. Comme l’a remarqué George Evans dans l’article cité plus haut, le déroulement du Barbier aboutit parfois à un mouvement incontrôlable, dans une succession d’extravagances. Des effets comiques, proches du quiproquo, naissent de glissements où chacun juge l’autre fou :

Rosine, à Bartholo : Parlez-lui doucement, monsieur : un homme qui déraisonne...
Le Comte : Vous avez raison ; il déraisonne lui, mais nous sommes raisonnables, nous ! (II 14)

26Grâce à une mécanique très rigoureuse, Beaumarchais parvient, avec la scène 11 de l’acte III, à donner l’impression d’une scène “ folle ”. Or cette scène a une grande importance dramatique puisque tous y conjuguent leurs efforts, malgré des intérêts contraires, pour empêcher Bazile de nuire à leurs plans respectifs. Cette conjuration extravagante reste totalement incompréhensible à Bazile. Pour lui, les paroles des uns et des autres ne produisent qu’un charivari absurde. Les didascalies montrent que la réalité lui paraît de plus en plus chaotique : “ étonné ”, “ plus étonné ”, “ stupéfait ”, “ effaré ”, “ impatienté ”, “ en colère ”, “ au dernier étonnement ”. Ses propres répliques soulignent qu’il ne parvient à trouver aucune signification cohérente à cette scène : “ Qui donc est-ce qu’on trompe ici ? Tout le monde est dans le secret ”, “ je ne vous entends pas ”, “ je sens que je ne suis pas ici dans mon assiette ordinaire ”. Et c’est après lui avoir joué cette scène folle que les autres feignent d’apercevoir en lui des signes de folie : Rosine : “ Il a les yeux égarés ”, Figaro : “ Avez-vous vu comme il parlait tout seul ? ”. Au comique du trompeur trompé s’ajoute le comique de l’homme habituellement lucide et retors qu’on fait passer pour fou.

27Pareillement La Folle journée nous offre cette gaieté et cette mécanique qui s’emballe. L’auteur qualifie sa pièce de “ fol ouvrage ” dans le vaudeville final. Sainte-Beuve parlera de “ carnaval ” où tout est “ pris à partie et retourné sens dessus dessous ”10. Le jeu de cache-cache des scènes 14 à 18 de l’acte V est aussi qualifié de “ folie ” par Figaro (V 17). Mais le comique peut naître également d’un emploi inadéquat des mots appartenant à ce réseau sémantique. Ainsi le comte est-il bien adroit de nommer “ folies ” les paroles de Figaro, lorsque celui-ci lui demande de coiffer Suzanne de la toque virginale, “ symbole de la pureté de vos intentions ” (I 10) ? Et Fanchette est-elle consciente de la drôlerie de son langage hyperbolique lorsqu’elle promet, s’il lui donne Chérubin en mariage, d’aimer le comte “ à la folie ” (IV 5) ?

28Toutefois la coexistence des deux formes de “ folie ”, dans Le Mariage, rêverie amoureuse et fureur jalouse, oriente l’intrigue vers des situations périlleuses. La passion de Chérubin pour la comtesse présente un danger d’autant plus grand qu’elle alimente chez le comte un sentiment de dignité bafouée qui lui fait perdre toute mesure. Si le principe de plaisir le pousse à conquérir Suzanne, à élargir son domaine d’action, il n’admet pas chez autrui une libération identique. Sa “ folie ” consiste alors à se refermer, comme Bartholo, sur ce qu’il possède, titre, épouse, et à générer un désir d’éloignement, voire de destruction du rival. Par ces signes avant-coureurs, la trame de La Mère coupable est déjà en place dans Le Mariage.

29Dans son drame, d’une certaine manière, Beaumarchais rejoint les nombreux auteurs de romans et nouvelles qui, dans les années 1780, exploitent un même canevas : l’enlisement dans la démence d’une femme blessée par une peine de cœur. L’engouement pour ce thème, qu’on retrouve si souvent dans les recueils de Folies sentimentales de 1786, s’explique parce que, selon la formule de Didier Masseau, “ la folie d’amour doit être interprétée comme le parangon de la sensibilité blessée ”11. Cette sensibilité blessée aboutit, dans la représentation qu’on donne de l’imaginaire féminin, à des fissures, à une perte de repères, à des états-limites qui peuvent fasciner le lecteur.

30Mais la folie féminine se confond aussi, souvent, avec la déraison d’un comportement faisant fi des lois sociales. Beaumarchais se rattache également à cette conception moralisatrice. Il fait donc de la folie ébauchée dans son drame un moyen susceptible, à la fois, de plaire au spectateur et de l’instruire. Les scènes 13 à 18 de l’acte IV sont destinées à susciter des émotions fortes, à mener le pathétique à son point culminant. J.-P. Vincent a indiqué qu’il avait monté La Mère coupable, à la Comédie Française, en 1990, à la fois comme une histoire réaliste et comme un cauchemar “ avec cette légère irréalité si familière. La pièce a la structure même du cauchemar ”12. Il précise d’ailleurs qu’il s’est servi de la notion freudienne de l’ “ unheimlich ”, l’inquiétante étrangeté, et aussi de réminiscences de l’univers de Strindberg.

31En outre, Beaumarchais a tenté, comme Diderot, après une remise en question de l’efficacité du langage dramatique, de rénover l’expression d’états de crise en introduisant des mots entrecoupés, des silences. Cette rénovation ne pouvait qu’être favorisée par l’introduction de scènes de folie. Dans les scènes précédemment citées de La Mère coupable, on trouve, en effet, des didascalies concernant le débit ou la déclamation (“ brusquement ”, “ d’un ton étouffé ”, “ d’un ton terrible ”, “ avec fureur ”, “ effrayé ”, “ plus troublé ” etc.), un style entrecoupé (“ Comment ? Eh bien ! non, ce n’est pas ... ”) et, selon l’expression de Jacqueline Waeber, une “ invasion du non-verbalisable ”13 : qu’on songe aux trois moments où Almaviva, revivant douloureusement la mort de son fils, ne peut que répéter la même exclamation, “ Ah !... ”, suivie d’un silence (IV 13).

32Le dramaturge parvient-il à nous faire partager, alors, le trouble de ses personnages ? Il semble que la réussite soit mitigée dans la mesure où nous remarquons, dans les répliques les plus délirantes, non des mots sans suite mais, sur le modèle des monologues d’égarement de la tragédie classique, des vers réguliers, voire l’ample rythme de l’alexandrin. Nous entendons, en effet : “ Ciel que m’arrive-t-il ? Ah je perds la raison ! Ma conscience troublée fait naître des fantômes ” (IV 13), ou des décasyllabes comme “ Frappe, mon Dieu, car je l’ai mérité ”, ou des octosyllabes : “ Ombre terrible ! éloigne-toi ! ”, “ Attends... Oui, je t’obéirai ”, “ Ah ! qu’on a de peine à mourir ”, ou même, à la suite : “ Il n’est plus de pardon pour moi ! Mère coupable ! épouse indigne ! un instant nous a tous perdus. J’ai mis l’horreur dans ma famille ” (IV 17).

33Beaumarchais s’est donc plu à introduire la folie sous diverses formes, dans ses trois pièces, mais semble-t-il, en gardant une prudente distance, en laissant la suprématie à la raison. La folle ivresse de Lindor, dans Le Barbier, pourrait libérer des inhibitions ; mais c’est une ivresse feinte, parfaitement maîtrisée, un moyen pour arriver à ses fins et non un trouble qui fait perdre de vue le but à atteindre. Ce que la comtesse, dans La Mère coupable, prend pour une hallucination n’est que le résultat d’une tromperie ; et le désarroi qui risque de gagner tous les personnages n’a pu perdurer que grâce aux manœuvres d’un traître. Les moments de folie sont donc bien isolés, motivés par des causes rationnelles. La folie qui fait peur, qui entraîne le déchaînement de pulsions inconnues, qui métamorphose inexplicablement un être, cette folie-là n’existe pas dans le théâtre de Beaumarchais.

34La libération du désir et du plaisir est présentée de façon positive tant qu’elle ne se heurte qu’à la passion ridicule d’un Bartholo, donc qu’elle correspond à des amours légitimes. Elle équivaut même à la sagesse face à l’idée fixe d’un vieux barbon. Mais la représentation de la folie amoureuse est beaucoup plus inquiétante quand elle met en danger la cellule familiale et risque de susciter la folie furieuse d’un mari bafoué. Beaumarchais oscille, là encore, entre deux tentations, le libertinage et le maintien d’une harmonie sociale qui tient surtout à la fidélité féminine. Comme le chante la comtesse dans le vaudeville final :

La moins folle, hélas ! est celle
Qui se veille en son lien
Sans oser jurer de rien.

35Malgré quelques débordements séduisants, le dramaturge nous ramène donc alors, en agitant la menace de la folie, à la logique et à la morale établie14. Quand on est une épouse, une mère, le principe de réalité doit l’emporter sur le principe de plaisir.

36La folie des uns et des autres a, certes, une fonction dramatique, puisqu’elle constitue tantôt une libération, tantôt un frein ou un danger, et qu’elle crée même un climat délétère dans La Mère coupable. Elle entraîne ou renforce le comique de certaines scènes. Elle était destinée, parallèlement, à pousser à son paroxysme l’émotion née des séquences pathétiques. Le dramaturge a suivi la mode qui, dans les années 1780, exploitait les ressources offertes par la représentation d’émois fiévreux, d’états-limites, de passions menant au délire. Mais dans sa recherche d’effets et de langages nouveaux il n’est pas allé assez loin. En revanche, c’est bien, nous semble-t-il, parce qu’il a su rendre communicative une joyeuse folie, dans ses premières comédies, qu’il est parvenu à y rétablir “ l’ancienne et franche gaieté ”.

Notes de bas de page numériques

1 C’est le cas du metteur en scène de la pièce, Romain Bonnin, lorsqu’il la présente dans le programme du Théâtre de Nice, pour la saison 2004-2005 (représentations du 4 au 6 mai).
2 C’est une “folie” du même type que les Mémoires secrets du 1er août 1775 discernaient dans la fantaisie débridée de la Lettre modérée.
3 “Le Barbier de Séville, gaiety and folly”, Beaumarchais, homme de lettres, homme de société, Ph. Robinson éd., French Studies on the 18th and 19th centuries, Peter Lang, Bern, Oxford..., 2000, p. 234-235.
4 On se rappellera avec quelle virtuosité le Neveu de Rameau remet aussi en question les idées reçues à ce propos : “Moi je suis le fou de Bertin et de beaucoup d’autres, le vôtre peut-être dans ce moment ; ou peut-être vous le mien. Celui qui serait sage n’aurait point de fou. Celui donc qui a un fou n’est pas sage ; s’il n’est pas sage, il est fou ; et peut-être, fût-il roi, le fou de son fou” (Le Neveu de Rameau, éd. Antoine Adam, Paris, GF, 1967, p. 116).
5 Jean-Paul Sermain a relevé que Figaro, dans toute la pièce, envisage son destin dans le sens du progrès. Mais dans la dernière partie du monologue, “la succession entre les différents moments est dépourvue de sens, ne saurait fonder le moi”. Voir “La conscience du temps dans le Mariage de Figaro”, R.H.L.F. juillet-septembre 2004, p. 621-636.
6 Beaumarchais, Théâtre, la Pochothèque, Classiques Garnier, 1980, p. 582.
7 Voir le recueil Folies romanesques, sous la direction de René Démoris et Henri Lafon, Paris, Desjonquères, 1998.
8 Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 48, cité par H. Lafon, “Le délire et la feinte : Fromaget, Dorat, Loaisel, Louvet, Cottin”, Folies romanesques, op. cit., p. 400.
9 Théâtre, éd. citée, p. 593.
10 Causeries du lundi, Paris, 1853, VI, p. 191.
11 “Les folles par amour dans le roman français à la veille de la Révolution”, Folies romanesques,  p. 218.
12 cité par Béatrice Didier, Beaumarchais ou la passion du drame, P.U.F., “Écrivains”, 1994, p. 224.
13 “Beaumarchais et Rousseau ; sur quelques aspects du renouveau de la pantomime et de l’avènement du mélodrame”, Beaumarchais homme de lettres, homme de société, p. 219.
14 Jean Dagen conclut aussi à l’“adhésion, plus ou moins sournoise, à des valeurs de convention”, heureusement compensée par le style : “Figaro et le théâtre à effet”, Un autre Beaumarchais, R.H.L.F., juillet-août 2000, n°4, p. 1169.

Pour citer cet article

Marie-Hélène Cotoni, « D’une folie à l’autre dans la trilogie de Beaumarchais », paru dans Loxias, Loxias 7 (déc. 2004), mis en ligne le 15 décembre 2004, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=94.


Auteurs

Marie-Hélène Cotoni

Marie-Hélène Cotoni est agrégée de Lettres classiques et docteur d’État. Professeur à l’Université de Nice, elle a publié de nombreux ouvrages et articles sur la littérature française du dix-huitième siècle, sur l’histoire des idées, ainsi que sur la correspondance de Frédéric II. Elle a fait paraître également deux romans à intrigue policière et un recueil de nouvelles.