Loxias | 68. POEtiques : influence littéraire et poétique des genres | I. POEtiques : influence littéraire et poétique des genres 

Nicole Biagioli  : 

POEtiques ou les vertus d’un calembour

Introduction

Plan

Texte intégral

Tous les poètes (« poets » en anglais) ne s’appellent pas Poe. Quoique nous n’ayons pas de preuve formelle qu’il ait pesé plus que de raison sur le destin de son propriétaire, on peut supposer que ce patronyme n’a été étranger ni aux choix professionnels de Poe, ni à sa propension à lire les mots sous les mots qu’illustre le célèbre palindrome : « never /raven1 ».

Par ailleurs, Baudelaire, en orthographiant « poëte » avec un tréma dans la dédicace de sa traduction des œuvres en prose de Poe à Maria Clemm2 et dans les notices biobliographiques sur Poe de 1852 et de 18563 – et l’on sait ce que représentait pour lui cette variante orthographique4 ! – nous tendait une perche que nous avons décidé de saisir en implantant le nom de POE dans le terme qui en français désigne « l’étude de l’art littéraire comme création verbale5 ». Nous avons donc intitulé : « POEtiques6 » le colloque international qui s’est tenu en 2009, à la Faculté des Lettres de l’université de Nice, sous l’égide du CTEL.

La publication de ce colloque s’est réalisée en deux temps : le premier, en 2010 avec le numéro 28 de Loxias, intitulée « Edgar Poe et la traduction », le second, dix ans plus tard, avec la publication actualisée que nous préfaçons ici. Intitulée comme le colloque : POETiques, elle est consacrée aux genres autres que la traduction dont l’émergence ou l’évolution ont été influencés par l’œuvre de Poe.

Outre sa motivation historico-onomastique, POETiques a l’avantage de coiffer trois signifiés :

- celui de la pratique de lecture des poéticiens, linguistes qui analysent les procédés littéraires pour en tirer des traits généraux classificatoires ;
- la figure étymologique qui fait lire sous le français le verbe grec « poein » (faire) et désigne l’acte créatif de la poésie, entendue au sens le plus large de facture verbale à visée esthétique ;
- l’extension du mot qui justifie le passage du singulier au pluriel, puisqu’il peut y avoir autant de poétiques qu’il y a de projets artistiques repérables à travers les régularités de forme, de sens et d’intention : poétique d’un mouvement, d’un auteur, d’un objet, d’un concept, d’un art, d’une période d’un art, etc.

La poétique ne se borne pas à lire la littérature avec des outils linguistiques, mais se déploie dans l’entre-deux qui existe « entre l’œuvre comme structure linguistique comportant toujours des lieux d’indétermination sémantique et la concrétisation de cette structure dans les actes de lecture7 ». Elle se situe de plain-pied dans la vie et l’histoire de la littérature, décrivant non seulement les structures textuelles mais aussi les transactions entre lecteurs et auteurs, au gré des échanges culturels, des transformations des mentalités, de la divulgation ou de l’oubli des œuvres.

La poétique des genres

Lorsque l’on étudie ce que l’on appelait jadis la fortune d’un auteur, c’est-à-dire les traces laissées par son œuvre chez les lecteurs futurs et, parmi eux, les auteurs, on est inévitablement amené à fréquenter ce foyer de la réflexion poétique que constitue la poétique des genres. Le genre en effet se situe à l’intersection de « la poétique –l’étude de la création littéraire – et de la sémiotique littéraire – l’étude du système littéraire (conçu comme fait communicationnel)8 ».

Ce qui a permis à la poétique, depuis Aristote, de survivre aux innombrables controverses théoriques dont elle a été la cible, c’est le rôle socio-économique et culturel, et donc pratique, que le genre joue dans la vie artistique. Ainsi au XIXe siècle, le théâtre malgré la montée en force du roman, reste un lieu de consécration des réputations littéraires pour les poètes (Mallarmé destinait primitivement Hérodiade à la scène lyrique9) comme les romanciers (Zola a écrit cinq pièces, un drame lyrique et une comédie lyrique, et a été adapté cinq fois au théâtre de son vivant10). Ces exemples montrent que le genre est ce que les sociologues appellent un objet-frontière11 qui permet à des groupes sociaux différents de communiquer. Il met en relation les savoirs savants des critiques et des chercheurs, les savoirs professionnels des auteurs et des commanditaires (éditeurs, directeurs de salles), et les savoirs profanes des lecteurs ordinaires. Comme tout objet-frontière, le secret de son efficacité repose sur l’« articulation étroite entre flexibilité interprétative et infrastructure12 ».

Ce rôle d’objet-frontière, il le joue non seulement en synchronie, dans la transversalité sociale et géographique, mais aussi en diachronie, dans la transversalité historique. Pour un auteur comme Poe, dont l’influence culturelle est désormais mondialisée, la notion de genre peut paraître une entrée dérisoire. Poe semble échapper aux genres non seulement parce qu’il en a pratiqué plusieurs et inventé plusieurs autres, mais aussi parce que son œuvre a donné lieu à des reprises extrêmement variées, même à l’intérieur du seul domaine français.

Pourtant, nous allons voir qu’une approche non plus substantialiste mais pluraliste du genre peut rendre compte des mécanismes complexes qui relient les choix auctoriaux de Poe et ceux des écrivains, critiques ou praticiens d’autres disciplines artistiques qui les ont repris en quelque façon.

Neutralisation lectoriale de la traduction par les autres genres

Consacré à la traduction, le premier volet de la publication de POEtiques ne permettait de développer qu’une seule problématique : celle de l’écart entre la fidélité et l’adaptation. Elle passionne et divise les traducteurs et leurs commentateurs depuis toujours, comme en témoigne l’écrasant succès que ce genre hypertextuel – « forme de transposition la plus voyante13 » selon Genette – a obtenu auprès des intervenants, nous contraignant à scinder la publication et à approfondir son cadre théorique afin d’élucider les raisons de cette asymétrie.

Les traductions de Poe ont fait avancer la réflexion sur la traduction et sa professionnalisation, en mettant à jour aussi bien ses implications culturelles et linguistiques que son utilisation idéologique par les protagonistes du champ littéraire. Si Poe est devenu une figure de la contre-culture d’avant-garde en France, il le doit sans doute à ses choix philosophiques et esthétiques personnels, mais surtout au costume de poète maudit que Baudelaire lui a confectionné, et au mépris dans lequel l’avait tenu l’establishment littéraire américain de son époque.

Les traductions de Poe, quelles que soient leurs motivations et leurs incidences sur la perception du texte original, ont toutes un point commun : elles ont fait connaître son œuvre. En tant que condition de possibilité de l’apparition des autres genres concernés par le destin généalogique de l’œuvre, cette diffusion a eu pour effet de reléguer à l’arrière-plan les éléments textuels et culturels propres à la traduction comme genre. La perception de la traduction en tant que genre est donc antagoniste de celle des autres genres, car elle ne doit pas empêcher le lecteur de percevoir le ou les genres mobilisés par le texte. Le traducteur, en tant que lecteur et plus encore en tant que transpositeur, est le premier à s’appuyer sur l’existence des horizons génériques décelables dans le texte qu’il traduit. Il le fait avec son propre spectre culturel, mais cette subjectivité est sans grand dommage puisque le propre des genres est d’être des universaux culturels14 qui maintiennent des repères stables, relativement indépendants des variations entre les pays, les époques, et donc a fortiori les personnes.

Si l’on accepte de considérer la traduction du point de vue du lecteur (i. e. comme une matière textuellement neutre), il devient possible d’aborder l’étude des genres dont la traduction de l’œuvre de Poe en français a favorisé l’émergence, et de déterminer la façon dont ils ont rempli et continuent à remplir leur fonction d’intermédiaire entre l’œuvre et ses lectorats successifs.

Poe à la croisée des genres, entre généricité lectoriale et généricité auctoriale

Une autre différence entre la traduction et les autres genres est que le désir d’écrire est mu, chez le traducteur, par le désir de faire partager la lecture de l’œuvre source, et chez les auteurs15, par celui de la transformer pour l’inclure dans un projet personnel. Dans le premier cas, il s’agit d’une communication de lecteur à lecteur(s) ; dans l’autre, d’une communication d’auteur à lecteurs, mais qui passe d’abord par une communication fantasmatique entre l’auteur lu et le lecteur futur auteur. C’est en se mettant à la place de l’auteur que le lecteur futur auteur (ou pour simplifier auteur lecteur, par opposition au traducteur qui serait un lecteur auteur), réinstancie les postures créatives auxquelles il attribue les effets qui ont frappé son attention durant sa lecture.

Ce dialogue fantasmatique n’est pas inconnu du traducteur qui le pratique au moins chaque fois qu’il doit transposer une structure textuelle dont il n’existe pas d’équivalent dans sa langue. Mais il reste prisonnier du projet de l’auteur, un peu comme un enquêteur essaie de se mettre dans la peau d’un criminel pour reconstituer le crime. En revanche, la lecture de l’auteur non traducteur n’est pas centrée sur l’œuvre mais sur tout ce qui la traverse : genres, thèmes, figures de style, modes d’énonciation, dont elle constitue une configuration originale, mais que l’on retrouve chez d’autres auteurs et dans d’autres œuvres, et qu’il s’apprête lui-même à utiliser.

Précisons que cet auteur non traducteur dont la lecture se polarise sur les genres se décline en deux versions : l’auteur proprement dit, et le critique. Les genres servent au premier pour situer son projet créatif par rapport aux horizons d’attente en vigueur au moment où il le conçoit, et au second pour pratiquer la même opération vis-à-vis de l’œuvre qu’il analyse. Mais il y a un avant et un après la création. Le discours de l’auteur sur ses choix, quelle que soit la part de conscience et/ou de vérité qu’il renferme, n’offre pas le même point de vue et ne se tient pas dans le même contexte que celui que le critique tient sur l’auteur. Sur ce point d’ailleurs, le critique perd tout supériorité sur le lecteur profane car la distance temporelle qui sépare la fin de l’écriture de l’auteur et le début de la lecture du lecteur, est phénoménale et irréductible à toute problématique culturelle.

C’est pourquoi Schaeffer distingue deux sortes de généricité, auctoriale et lectoriale : « Au niveau auctorial, donc au niveau de la genèse du texte, les seuls traits génériquement pertinents sont ceux qui se réfèrent à la tradition antérieure du texte », et sont imputables « à des faits intentionnels de choix, d’imitation et de transformation »16, tandis que la généricité lectoriale ne repose que sur la tradition ultérieure au texte.

Poe lui-même offre un bon exemple de récusation de la généricité lectoriale par la généricité auctoriale avec son refus d’être classé dans la mouvance du fantastique romantique allemand (représenté par E. T. A. Hoffmann) :

Let us admit […] that the ‘phantasy pieces’ now given are Germanic, or what not. The Germanism is ‘in the vein’ for the time being. Tomorrow I may be anything but German, as yesterday I was everything else […]. But the truth is that […] there is no one of these stories in which the scholar would recognize the distinctive features of that species of pseudo-horror which we are taught to call Germanic… If in many of my productions terror has been the thesis, I maintain that terror is not of Germany, but of the soul – that I have deduced this terror only from its legitimate sources, and urged it only to its legitimate results17.

La classification lectoriale que lui appliquait la critique américaine contemporaine le conduit à expliciter sa propre classification, à base psychologique. Une fois reprise et validée par les lectorats français, puis européen, puis américain « converti », cette revendication d’originalité a produit un effet de « rétroaction générique », et Poe n’a plus été considéré (seulement) comme un auteur « gothique » mais comme l’inventeur d’un genre nouveau. Les effets de rétroaction apportent donc la preuve que le régime classificatoire de l’identité générique d’un texte diffère selon que l’on se place avant ou après sa production. Selon Schaeffer :

Ils sont dus au fait qu’un texte ne saurait prédéterminer toutes ses parentés ultérieures avec des textes ou des classes de textes encore inexistants au moment de sa production, ces parentés dépendant autant des textes à venir (et des changements historiques éventuels concernant les critères de classification) que des propriétés intrinsèques du texte en question18.

Les stratégies génériques au filtre de l’influence littéraire

Dans la présentation d’un colloque consacré à l’étude de l’influence d’un auteur sur presque deux siècles de littérature, la distinction entre classification lectoriale et classification auctoriale doit s’envisager à deux niveaux, celui de l’énonciation : l’éthos discursif des communicants, et celui de l’énoncé : les œuvres qu’ils étudient.

Pour l’énonciation, il est clair qu’en tant que lecteurs intervenant après la création de l’œuvre, les chercheurs en littérature se situent du côté de la généricité lectoriale. La différence entre les repérages génériques qu’ils opèrent et les choix génériques que l’auteur a fait, cru ou voulu faire, est inévitable. Son ampleur dépend du type de structure sur lequel portent les traits génériques. Par exemple, les traits communicationnels qui concernent les choix énonciatifs : type de discours, actes illocutoires, sont plus stables et donc moins discutables que les traits textuels. Et parmi ces derniers, on peut encore faire le départ entre ceux qui reposent sur des règles à forte reconnaissance sociale, et ceux issus d’un programme d’écriture original, qui prouvent qu’un auteur a inventé ou réinventé un genre.

Au niveau de l’énoncé, si l’on veut voir une idée exacte des travaux du colloque, vérifier de quel côté de la généricité, lectorial ou auctorial, se situent les auteurs étudiés par les contributeurs est indispensable. Or notre problématique est assez différente de celle de Schaeffer, puisque nous ne nous situons pas dans une perspective généraliste qui repose sur un auteur modèle et un lecteur modèle, mais que nous envisageons un auteur précis, Poe, et des lecteurs précis, qui ont laissé des traces de leur lecture, soit dans leur commentaire métatextuel de l’œuvre de Poe, soit dans les œuvres qu’il leur a inspirées et qui les classe a priori du côté de la production hypertextuelle. Tout ceci ne manque pas de poser quelques problèmes.

D’abord, l’établissement du jugement de généricité du premier niveau, celui de l’énonciation scientifique : sur quoi se sont appuyés les intervenants pour classer les auteurs qu’ils étudiaient dans la production hypertextuelle ou dans la production métatextuelle, surtout s’ils avaient pratiqué les deux, cas, entre autres, de Baudelaire, Verlaine et Mallarmé ?

La réponse, facile, se trouve dans ce que Schaeffer définit comme la partie la plus stable du socle générique : l’acte communicationnel. Écrire sur n’est pas écrire à partir de. Le critique n’écrit que pour faire partager sa lecture, l’auteur ne lit que pour nourrir son écriture. Pourtant il est difficile de considérer le critique uniquement comme un lecteur. D’abord, puisqu’il écrit, il produit un texte, et ce texte comme tout texte, devient interprétable et classable en fonction de ses traits sémantico-stylistiques : il existe des genres et des styles critiques. Ensuite, il arrive que les conduites hypertextuelles et métatextuelles coexistent chez le même individu, par exemple lorsque le style de l’auteur étudié déteint sur celui du critique, ou lorsque le critique s’identifie à « son » auteur et transforme son étude critique en autobiographie implicite. Enfin, le monde de la critique étant ce qu’il est, et le jugement de généricité aussi, il est impossible qu’un critique n’écrive que sur les textes qu’il commente, il écrit aussi sur ce qui a été dit par ses confrères, contribuant ainsi à nourrir les controverses auxquelles la critique doit sa vitalité. Un critique est donc aussi, et doit être considéré comme un auteur.

En retour, – et cela n’a pas échappé à Schaeffer– tout auteur est aussi lecteur :

On peut supposer que, au moment de la genèse du texte, généricité auctoriale et généricité lectoriale se superposent plus ou moins, ne serait-ce que parce que l’auteur est aussi un lecteur, et qu’il n’existe pas d’inventions génériques ex nihilo, mais seulement des réaménagements, amalgames ou extensions à partir d’horizons génériques déjà disponibles19.

Mais il ne manque pas non plus de rappeler que le temps, dans ce cas comme bien d’autres, est un grand maître :

Plus on s’éloigne chronologiquement – ou culturellement – du contexte dans lequel l’œuvre a vu le jour et plus les différences entre la généricité auctoriale et la généricité lectoriale risquent d’être grandes : la généricité auctoriale reste liée au contexte d’origine, puisque c’est une constante, alors que la généricité lectoriale est une variable qui s’enrichit (ou s’appauvrit) de tout contexte inédit20.

Pourtant, on pourrait dire que l’influence littéraire joue la culture contre le temps. Les critiques vivent souvent dans une contemporanéité intellectuelle et sensible avec l’auteur qu’ils étudient et leur connaissance de l’œuvre s’approfondit avec les années. De leur côté, les auteurs, à l’instar de Baudelaire accusant littéralement Poe de plagiat par anticipation : « La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi et écrites par lui vingt ans auparavant21 », ont l’impression de se relire lorsqu’ils lisent leurs auteurs favoris.

Il y a donc distance et empathie dans les deux postures, et ce, aussi bien avec l’auteur lu qu’avec le public, destinataire ultime de la communication dans les deux cas. La différence est dans la tâche. L’auteur lit pour réinstancier la démarche créative de ses prédécesseurs en fonction du lectorat qu’il vise ; le critique pour reconstituer la démarche créative qui a produit le texte et l’expliquer à ses lecteurs, en s’appuyant sur la vulgate critique existante.

Il semble donc que la sphère d’influence d’un auteur connu, bien qu’elle tombe, du fait même du phénomène de transmission, sous le coup de la dichotomie auctorialité/lectorialité, doive aussi s’appréhender en tenant compte de la double pratique lectoriale et auctoriale de ceux qui assurent la transmission, et du gradient d’originalité et de créativité dont font preuve aussi bien la reprise hypertextuelle des auteurs que l’investigation métatextuelle des critiques.

Filiation littéraire et création littéraire

L’influence d’un auteur connu présente l’avantage de mettre en évidence la relation maître-disciple qui a déjà été documentée dans l’histoire des sciences et d’en faciliter la transposition à l’histoire littéraire.

Waquet, qui a mené une étude longitudinale sur le rôle de relation maître-disciple dans la transmission du savoir du XIIe au XXIe siècle, rappelle que « La relation maître-disciple s’inscrit dans un milieu donné – le monde scientifique et universitaire– et [qu’] elle constitue l’un des liens qui le fédèrent22 ».

Tout en admettant l’asymétrie de cette relation et le risque d’abus de pouvoir du maître qu’elle implique, elle insiste sur sa force constructrice : « La relation maître-disciple se fonde aussi sur « un lien d’âme » unissant deux personnes ; elle allègue aussi une parenté choisie, et par un mécanisme d’inscription généalogique dépassant deux contemporains, elle devient un maillon dans la “chaîne des générations”23 ». Le pivot de cette relation est la notion d’auteur (certains disciples parlant de leur « maître et auteur24 »). Cependant le but du maître est « d’aider les disciples à devenir eux-mêmes25 », ce qui n’est possible que si les rôles tournent et que le maître apprend de ses disciples.

La transposition à la filiation littéraire est historiquement justifiée. Rappelons que la distinction entre les sciences et les arts est relativement récente, et que le terme de littérature garde encore actuellement son sens de production écrite relative à un domaine culturel quel qu’il soit, scientifique, littéraire, juridique, médical, etc.

Comme la filiation scientifique, la filiation littéraire est symbolique. Elle peut coïncider avec la filiation biologique, mais en général, s’oppose plutôt à elle : le maître est le père que l’on se choisit, pas celui que la vie vous impose. Mais elle n’a nul besoin de la présence physique, ou du moins celle-ci se réalise de façon métonymique, par l’intermédiaire du livre. Le maître (qui n’a pas toujours choisi de l’être, puisque c’est la plupart du temps sans son aval et souvent après sa mort qu’il est érigé en modèle) a donc un nombre a priori infini de disciples, et le disciple peut avoir plusieurs maîtres, en même temps ou successivement. Et si la relation est d’ordre fantasmatique, l’empreinte n’en est pas moins forte.

La filiation littéraire a le même objectif que la filiation scientifique : la transmission d’un métier intellectuel, selon la même méthode : l’apprentissage par observation qui repose sur la modélisation mimétique de l’activité du modèle, c’est-à-dire « l’imitation hiérarchique et structurelle (en tant qu’opposée à l’imitation de la surface des comportements26 ». Ce point est important, car il montre que la filiation littéraire exige les deux postures du critique et de l’auteur. En effet, l’imitation ainsi entendue va beaucoup plus loin que la simple reprise stylistique, et suppose un travail cognitif de reconstitution des stratégies créatrices du modèle.

L’interdépendance des deux postures apparaît en même temps comme :

- une spécificité de la communauté littéraire, qui donne lieu à un partage des tâches entre des sous-groupes professionnels (auteurs, critiques, chercheurs universitaires) et structure le marché de la production littéraire ;
- un algorithme de création alternant la pratique de la lecture et de l’écriture de soi et des autres, basé sur le partage de l’expérience entre pairs, que l’on retrouve dans les correspondances entre auteurs, les cénacles littéraires et les formations professionnelles à l’écriture littéraire de nos universités ;
- le gradient de mesure de l’autonomie littéraire, notamment dans le cas le plus fréquent, celui où la relation se construit exclusivement dans l’imaginaire du disciple. Lorsque le maître fantasmé supplante le disciple dans l’opinion de ses contemporains, la déception est forte, comme en témoigne ce passage de la correspondance de Baudelaire : « J’ai perdu beaucoup de temps à traduire Edgar Poe, et le grand bénéfice que j’en ai tiré, c’est que quelques bonnes langues ont dit que j’avais emprunté à Poe mes poésies, lesquelles étaient faites dix ans avant que je connusse les œuvres de ce dernier27 ».

Classification des logiques de généricité sous influence littéraire

Pour dresser le tableau des conduites génériques soumises à l’influence d’un auteur, c’est-à-dire au 2nd degré comme la littérature du même nom, mieux vaut donc se baser sur l’articulation que sur la dissociation des postures lectoriale et auctoriale. L’influence suppose non seulement un texte, mais aussi une personne : « Poe, l’homme et l’œuvre », pour reprendre l’ancienne formule des manuels de littérature. La conjonction du texte (l’œuvre) et du personnage littéraire imaginé à partir de sa lecture (l’homme), finit par produire la figure du maître en littérature (Poe). Celle-ci guide les lecteurs dans leur effort pour le dépasser et/ou entretenir sa mémoire.

Nous avons donc adapté le tableau général des logiques de la généricité de Schaeffer28 au contexte particulier de la sphère d’influence d’un auteur, en réalisant un tableau des logiques de généricité au 2nd degré.

Régime de généricité

niveau

référent

relation

définition

description

convention

écart

généricité auctoriale

auteurs lecteurs

acte communi-

-cationnel

propriété

exemplification globale

en compréhension

contrastive

constituante

échec

texte

règle

modulation par application

prescriptive

énumérative

régulatrice

violation

texte

classe généalogique

modulation hypertextuelle

heuristique

spécifiante

traditionnelle

transformation

généricité lectoriale

lecteurs auteurs

acte communi-

-cationnel

classe analogique

actionnelle

réinstanciation

des actes communicationnels

modulation identifiante

statistique analogique

typisante

identificatrice

argumentative

variation

texte

classe analogique intertextuelle

modulation par ressemblance intertextuelle

statistique homologique externe

typisante textuelle externe

argumentative

variation

texte

classe analogique intratextuelle

modulation par ressemblance intratextuelle

statistique homologique interne

typisante textuelle interne

argumentative

variation

Tableau des logiques de généricité au 2nd degré.

Nous avons gardé les 7 paramètres de la description du jugement de généricité :

- niveau qu’il prend en compte : acte communicationnel VS texte ;
- référent auquel il renvoie, et par rapport auquel il se situe : propriété, règle, classe généalogique, classe analogique ;
- relation logique qui le fonde : exemplification de la propriété, application de la règle, repérage de l’hypotexte, repérage des ressemblances ;
- définition qu’il produit : en compréhension, prescriptive, heuristique, statistique ;
- description qu’il utilise : contrastive, énumérative, spécifiante, typisante ;
- convention qu’il met en place : constituante, régulatrice, traditionnelle ;
- écart toléré par ladite convention : échec, violation, transformation, variation.

Nous avons conservé les trois conduites de la généricité auctoriale qui peuvent se transposer sans difficulté à la généricité auctoriale au 2nd degré, celle des auteurs qui reprennent les stratégies génériques d’un prédécesseur :

- la première se fonde ici sur la reprise des actes communicationnels caractéristiques de la production de Poe (ex : poésie, récit, essai) qu’elle exemplifie ;
- la deuxième applique des règles de composition reconnues dans le champ littéraire, qu’elles aient préexisté à Poe (poésie à forme fixe, nouvelle à chute) ou qu’ils les aient fixées lui-même (canard littéraire, Tale of the Grotesque and Arabesque29) ;
- la troisième repose sur la reprise hypertextuelle d’une œuvre de Poe, en tant qu’œuvre (par transformation ou transposition) ou en tant qu’archétype d’un genre inventé par Poe (roman d’aventure fantastique comme Gordon Pym, métatexte auctorial comme Genèse d’un poème).

Rappelons avec Schaeffer que les logiques génériques « ne sont pas des phénomènes absolus mais des phénomènes relatifs : ce sont autant de manières différentes d’aborder n’importe quelle œuvre »30. Elles fonctionnent plutôt comme des dominantes que des catégories séparées, le tout étant de déterminer laquelle prend le pas sur les autres dans le projet artistique.

Par exemple, la transmodalisation intermodale31 d’un conte de Poe à la scène, à l’opéra ou à l’image, relève de la modulation hypertextuelle. Pourtant c’est le choix du medium (communicationnel) qui frappe d’abord les sens, tandis que l’hypotexte manifeste sa présence par les règles qu’il a léguées. Dans la continuation d’une œuvre de Poe, c’est la démarche hypertextuelle qui prévaut, tandis que dans la continuation d’un genre créé par Poe, les règles qu’il a illustrées et souvent édictées lui-même servent de déclencheur.

Il va de soi que ces conduites génériques auctoriales au 2nd degré présuppose une lecture approfondie de Poe. C’est donc aussi en termes de dominantes que l’on doit raisonner pour décider du statut : auteur ou critique, d’un « disciple32 » de Poe.

Les principaux changements que nous avons apportés concernent la logique générique lectoriale.

Il paraît difficile de se contenter d’une définition purement négative de la généricité lectoriale dès lors que l’on a affaire à un lecteur qui écrit sa lecture et l’intègre dans le circuit de la communication littéraire. Schaeffer n’accorde à la généricité lectoriale qu’une case indifférenciée car il ne tient pas compte des paramètres de sa réalisation. Son niveau d’intervention est le texte, son mode de classement l’analogie. Elle établit entre les textes une relation de ressemblance, se base sur une définition statistique pour construire des types textuels, mais cette définition ne peut se comparer aux définitions des logiques auctoriales, du fait que la relation de ressemblance sur laquelle elle se fonde est « causalement indéterminée », c’est-à-dire postulée par le lecteur indépendamment des logiques suivies par l’auteur. Aussi Schaeffer juge-t-il sévèrement les noms de genre ainsi fabriqués :

leur description passe par la construction d’un type textuel idéal : ce type, construit généralement à partir de certaines œuvres considérées comme « exemplaires » du genre, est souvent traité comme une définition en compréhension du genre, alors qu’en réalité, il s’agit d’une fiction métatextuelle. La définition d’un tel genre ne saurait être que statistique, en ce sens qu’elle ne peut que mesurer la courbe des écarts que les œuvres réelles tracent par rapport à cet étalon métatextuel qu’est l’exemplaire générique idéal33.

C’est pourquoi la case « convention » de la classe « analogique » est la seule case vide de son tableau, comme si les étiquettes génériques ainsi élaborées n’étaient pas assez convaincantes pour trouver un consensus social.

Or si le mécanisme analogique suffit à définir le mécanisme fonctionnel de la généricité lectoriale, il ne peut spécifier ni l’aspect et la partie du texte sur laquelle elle porte, ni la conduite discursive qui vient étayer l’assertion de l’analogie, ni les phénomènes textuels induits par la mise par écrit de ladite conduite.

Nous avons donc commencé par intégrer au tableau les deux logiques, auctoriale et lectoriale, qui n’y figuraient pas, puisqu’elles en sont le résultat, Schaeffer les définissant empiriquement à partir de la comparaison des jugements génériques.

Puis, pour décrire la généricité lectoriale au 2nd degré, celle des lecteurs qui ont écrit sur Poe pour le faire connaître, nous avons établi trois types de logiques génériques. Pour cela, nous avons repris la répartition des niveaux de constitution du genre entre acte communicationnel et texte, en l’enfreignant sur un point : nous avons refusé de limiter le niveau d’intervention de la généricité lectoriale au texte en établissant une première logique lectoriale qui se fonde sur l’acte communicationnel.

Nous pensions en effet qu’un certain mode de lecture annule la conscience de son opérativité au profit d’une scène fantasmatique dans laquelle le lecteur réinstancie les conduites auctoriales de l’auteur, même si par ailleurs il en a une connaissance livresque. Les deux autres logiques s’appuient uniquement sur le texte. L’une, qui explore l’homologie intertextuelle, correspond à la définition de la généricité lectoriale de Schaeffer. Elle se fonde sur des rapprochements que le lecteur effectue entre les textes de Poe et ceux d’autres auteurs qui l’on précédé ou suivi, pour repérer un motif, un patron textuel, un type de personnage à partir d’eux, pour tracer une lignée générique inédite. L’autre privilégie l’homologie intratextuelle, c’est-à-dire la comparaison du texte de Poe à lui-même (sur une partie d’œuvre, une œuvre ou l’ensemble de l’œuvre), pour en scruter les replis, les contradictions, les énigmes.

Ces trois logiques restent sous l’emprise de l’analogie, qui, pour la première, concerne un rapport global interne d’identification à la conduite de l’auteur, et pour les deux autres des homologies (c’est-à-dire des analogies structurelles) textuelles. Elles reposent sur un régime de preuve statistique et leur écart est constitué par une variation qui fait du type textuel établi une création du discours critique. C’est pourquoi nous avons rempli la case « convention » avec l’étiquette « argumentation », qui rappelle la place qu’occupe la controverse dans cette création.

Présentation des contributions

La présentation des contributions s’appuie sur le tableau des conduites auctoriales et lectoriales au 2nd degré qui définit la sphère d’influence de Poe. Nous avons réparti les contributions d’abord entre les conduites génériques auctoriale et lectoriale, selon la conduite dominante chez les auteurs étudiés, puis subdivisé chaque dominante selon les trois sous-groupes qui la composent, soit 6 en tout.

Nous avons choisi d’ouvrir le trajet de lecture de ce recueil par les conduites auctoriales. À cela, une raison factuelle : ce sont les plus fréquentes, et une raison fonctionnelle, la métatextualité présupposant l’existence d’un texte, il était préférable de l’aborder après s’être familiarisé avec les problématiques de la création textuelle et hypertextuelle.

Nous commençons par les transmodalisations. Celles-ci font partie de ces « transpositions en principe et en intention purement formelles et qui ne touchent au sens que par accident » que Genette compare à juste titre à des traductions et qu’il oppose aux « transpositions ouvertement et délibérément thématiques, où la transformation du sens fait manifestement, voire délibérément partie du propos34 ». L’acte illocutoire qui exemplifie le genre est conservé, mais le medium change. Ce sont des traductions intersémiotiques ou « transmodalisations intermodales » dans le vocabulaire genettien. La plus connue – car la plus fréquente, est la dramatisation d’un texte narratif, dont Genette rappelle qu’elle est « aux sources mêmes de notre théâtre35 ».

Marie-Pierre Rootering a choisi d’étudier les pièces tirées des œuvres de Poe qui ont été données sur la scène française au début du XXe siècle. Dans une étude tout à la fois socio-critique et poéticienne, elle expose les raisons de l’engouement de cette époque pour les adaptations théâtrales des récits fantastiques de Poe, les caractéristiques du genre théâtral ainsi créé, et les raisons de son succès. Genette rappelle que « les pratiques de dérivation ne sont nullement l’apanage de la littérature, mais qu’elles se retrouvent aussi bien en musique que dans les arts plastiques36 ».

Nicole Biagioli présente le diptyque opératique de Bruno Coli qui s’est servi des textes originaux de Poe comme contrainte créative pour composer The tell-tale heart (1995) et The angel of the odd (2013). Le sérieux y dialogue avec le grotesque au service d’une musique qui mélange les genres, les styles et les langues. Les conduites hypertextuelles se caractérisent à la fois par leur diversité et leur parenté, ce qui favorise le passage de l’une à l’autre.

Nathalie Gibert-Joly montre la double influence exercée par l’œuvre de Poe sur Jean Bruller-Vercors qui, graveur, a illustré Le corbeau et trois poèmes en prose de Poe, puis, devenu écrivain, s’est inspiré des contes fantastiques de Poe pour ses récits de fantômes. Les pratiques génériques auctoriales du deuxième groupe sont celles des auteurs qui reprennent un genre que Poe a soit revisité, soit fondé. Ils en suivent les règles tout en explorant la marge de transgression qu’elles autorisent.

Nicole Biagioli décrit la façon dont Alphonse Allais s’est approprié le hoax littéraire créé par Poe, en variant systématiquement les scénarios de la mystification et en les ponctuant d’allusions à son modèle qui hésitent entre hommage et dérision.

Barbara Bohac confronte « Le puits et le pendule » de Poe et Igitur de Mallarmé et montre comment Mallarmé transforme le conte terrifiant à résonance philosophique de Poe en un récit métaphysique mettant en scène la lutte de l’esprit contre le néant. Les pratiques génériques auctoriales du troisième groupe caractérisent les auteurs qui reprennent un genre, en y entrant à travers une œuvre sans laquelle il n’existerait pas, ou du moins ne serait pas perçu comme tel : un architexte.

Odile Gannier enquête sur les places respectives de The Narrative of Arthur Gordon Pym de Poe et du Le sphinx des glaces de Jules Verne dans l’évolution du roman maritime et conclut que, s’il a révolutionné l’écriture du genre, Poe n’a pas été égalé par ses successeurs.

Patrick Thériault étudie le genre de la « révélation critique » qui prend naissance dans les œuvres de Poe et que Mallarmé relaie dans La Musique et les lettres, et suit ce genre-charnière entre l’auto-fiction et la critique jusqu’au moment où il finit par connoter la modernité littéraire. Les pratiques génériques lectoriales au 2nd degré sont celles des critiques qui ont écrit sur Poe. Elles s’opposent donc aussi bien au métatexte auctorial de The philosophy of Composition qu’à sa reprise par les conduites génériques auctoriales au 2nd degré de Mallarmé ou, plus tard, de Roussel dans « Comment j’ai écrit certains de mes livres ».

Métatextuelles par leur posture illocutoire, celle du commentaire, elles sont aussi hypertextuelles par leur condition d’apparition : sans l’œuvre de Poe, elles n’existeraient pas. C’est ce qui fait d’elles des pratiques au 2nd degré. Elles sont également habitées par le spectre de l’auctorialité. On pourrait même les qualifier de pratiques auctoriales par procuration. En, effet, qu’il s’identifie à lui, le resitue dans une filiation générique construite a posteriori, ou cherche à reconstituer la genèse d’une œuvre, le critique d’un auteur est toujours amené à adopter le point de vue de sa cible. Rester dans l’orbite d’un auteur précis crée donc une dépendance qui incite le critique à réorganiser sa vision de la littérature et celle de ses lecteurs autour de l’auteur et de son œuvre.

Le premier groupe de pratiques génériques lectoriales sont le fait de critiques qui sont en posture de disciples par rapport à Poe, et endossent une ou plusieurs de ses identités génériques, lesquelles sont fondées sur les actes communicationnels exemplifiés par les genres concernés.

Elina Absalyamova examine en détail la filiation littéraire qui relie Baudelaire, Mallarmé et Verlaine à Poe, et le lien fraternel qui les unit en tant que poètes, critiques et traducteurs de Poe, et co-créateurs du mythe du poète maudit. Les deux autres groupes de pratiques génériques lectoriales se fondent sur des indices inter- ou intra- textuels. Les pratiques génériques lectoriales intertextuelles postulent des genres non attestés, ce que Schaeffer appelle des « fictions métatextuelles », sur la base de rapprochements entre les œuvres de Poe et celles d’autres auteurs. Pour rester dans la sphère d’influence de Poe, ces auteurs doivent lui être postérieurs. Mais le plus souvent, les genres construits visent à établir le rôle de Poe comme relais dans la transmission d’un modèle transhistorique, ce qui implique de recourir aussi à des auteurs antérieurs. Quant à ceux qui construisent ce type de genre, ils font partie d’une chaîne interprétative qui peut abolir la différence de niveau énonciatif entre le chercheur en littérature et le(s) critique(s) antérieur(s) sur lesquels il s’appuie. En d’autres termes, les auteurs des contributions parlent en leur propre nom. Les autorités critiques antérieures, à commencer par celle de Poe lui-même, leur fournissent des preuves, mais ils ne les étudient pas pour elles-mêmes. Comme toute fiction, le genre ainsi construit comporte une part de réalité et influence son contexte. Indice d’ouverture interculturelle, il contribue à réguler la sphère d’influence en remettant en quelque sorte l’auteur à sa place.

Sébastien Mullier interprète le motif de la sirène chez Poe et dans Un Coup de dés de Mallarmé comme une alternative à l’opposition platonicienne entre la musique trompeuse de la poésie homérique et la divine musique des sphères. L’arabesque de la poésie personnifiée par la sirène réconcilie la musique et la philosophie.

Kieran Murphy étudie une autre figuration symbolique de la poésie : la chaîne magnétique. Dans Ion, Platon l’utilise pour symboliser la transmission de l’enthousiasme poétique. En la reprenant dans The spectacles avec le néologisme « magnetoaestetics », Poe en assure la transmission jusqu’à Jacques Derrida.

Les pratiques génériques lectoriales intratextuelles sont celles des critiques qui reconstruisent le scénario de la genèse d’un texte en explorant ses mécanismes. S’ils ont en commun avec les auteurs continuateurs d’approcher le genre par une œuvre, ce n’est pas à l’œuvre elle-même qu’ils s’intéressent, mais à son processus de création. Leur reconstruction est en général basée sur un modèle d’explication de la genèse textuelle admis par la communauté littéraire. L’influence de l’auteur étudié tient au fait qu’il devient indispensable au développement du modèle dont il constitue une illustration. Il est donc en même temps instrumenté et indispensable à ses utilisateurs. À la différence des pratiques lectoriales intertextuelles, le rapprochement se fait entre les éléments du texte, et sur la base d’un modèle interprétatif externe au texte et au critique. Si le chercheur intervient directement, ce n’est jamais en tant que promoteur d’un genre reconstruit mais comme applicateur d’un modèle d’interprétation construit et porté par un collectif. Quand il est extérieur au collectif, il présente la lecture de ceux qui en font partie dans une perspective historique et épistémologique.

Éric Auriacombe, qui est un spécialiste de psychiatrie infantile et de psychanalyse, compare le récit d’Arthur Gordon Pym à la biographie de Poe et fait l’hypothèse que le double littéraire est une formation de l’inconscient qui dévoile la vie psychique de son auteur.

Aleksandra Ourakova retrace les épisodes de la polémique Lacan/Derrida autour de « La lettre volée ». Elle fait apparaître l’homologie qui existe entre le texte de Poe, construit comme un round robin, où chaque personnage apporte sa contribution à l’élucidation du mystère, et la suite narrative métalittéraire auxquels les débats sur la genèse du texte ont donné lieu.

Notes de bas de page numériques

1 The Raven, in Edgar Allan Poe, The Fall of the House of Usher and Other writings, London, Penguin classics, 2003, pp. 29-33.

2 « À LA MÈRE ENTHOUSIASTE ET DÉVOUÉE/ À CELLE POUR QUI LE PÖETE/ A ÉCRIT CES VERS ». Suit la traduction par Baudelaire du poème To my Mother, publié dans The Works of the Late Edgard Allan Poe (New-York, 1860) par R. W. Griswold, Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, traduction par Charles Baudelaire, Paris, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 1, et p. 1067 pour la note 1 correspondante.

3 Il le qualifie de poëte lorsqu’il parle de lui, ne faisant qu’une exception, lorsqu’il présente son œuvre en prose « Comme nouvelliste et romancier, Edgar Poe est unique dans son genre » (notice bibliographique de 1852 (Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, traduction par Charles Baudelaire, Paris, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 1019). De même l’explicit de la notice de 1856, quoique présentant le volume des Histoires extraordinaires comme « rassemblant divers contes choisis dans l’œuvre général de Poe », et rappelant les autres genres pratiqués par lui : poésie, poème philosophique, articles critiques, roman, le désigne comme « ce poëte » (Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, traduction par Charles Baudelaire, Paris, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 1047).

4 « Poète ne fait qu’un seul pied. Poëte fait deux pieds. » écrit-il pour justifier la dédicace des Fleurs du mal en 1861 à Théophile Gautier « poëte impeccable, maître et ami » (Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 829, note de la p. 3). La justification métrique lui sert surtout à se démarquer de l’usage dominant. Dans l’idiolecte baudelairien « poëte » désigne soit l’idéal du poète selon Baudelaire, soit les rares individus susceptibles de l’incarner. Il entraîne fort logiquement la déformation de « poème » en « poëme ».

5 Jean-Marie Schaeffer, article « Poétique », in Oswald Ducrot, Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Le Seuil, 1999, p. 193.

6 Avec comme sous-titre : « l’influence de Poe sur les théories et les pratiques des genres dans le domaine français du XIXe au XXe siècle.

7 J-M. Schaeffer, article « Poétique », in O. Ducrot, J.-M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Le Seuil, 1995, p. 198.

8 J-M. Schaeffer, article « Poétique », in O. Ducrot, J.-M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Le Seuil, 1995, p. 202.

9 Cf. N. Biagioli, « Hérodiade et l’opéra », in D. Bilous (dir.) Mallarmé, et après ?, Paris, Noesis éditions, 2006, p. 97-108.

10 Cf. M.-P. Rootering, « Les romanciers-dramaturges du XIXe siècle à l’épreuve épistolaire ou le renversement de la primauté des genres : le cas Émile Zola », in N. Biagioli et M. S. Kaplan (éds.) Le Travail du genre à travers les échanges épistolaires des écrivains. Épistolaricité et généricité, Paris, L’Harmattan, Thyrse n°8, 2015, p. 89-99.

11 Cf P. Trompette et D. Vinck, Retour sur la notion d’objet-frontière, Revue d’anthropologie des connaissances, 2009/1 (vol. 3, n°1), p. 5-27.

12 P. Trompette et D. Vinck, Retour sur la notion d’objet-frontière (2), Revue d’anthropologie des connaissances, 2010/1 (vol. 4, n° 1),| p. 12.

13 G. Genette, Palimpsestes, Paris, Le Seuil, 1992, p. 293.

14 Cf. J.-M. Schaeffer, « La conscience de la sous-division de la littérature en classes d’œuvres plus ou moins délimitées est un phénomène universel, présent dans toutes les littératures, occidentales ou autres, écrites ou orales », article « Genres littéraires », in O. Ducrot, J.-M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Le Seuil, 1995, p. 626.

15 Au sens étymologique du terme, « auteur » désigne « la personne qui est la première cause (d’une chose), la première source (d’une chose) », Le petit Robert, 2020, p. 181.

16 J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Le Seuil, 1989, p. 148.

17 Préface aux Tales of the Grotesque and the Arabesque, citée par D. Galloway, dans l’Introduction à The Fall of the House of Usher and Other Writings, London, Penguin classics, 2003, p. XXXI : « Admettons que les récits fantastiques que je viens de publier sont germaniques, ou que sais-je encore. Le germanisme est dans l’air du temps. Demain je peux être tout sauf germanique, comme hier j’étais n’importe quoi d’autre. Mais la vérité est qu’il n’y a aucune de ces histoires dans laquelle l’érudit pourrait reconnaître les traits distinctifs de cette sorte de pseudo-horreur qu’on nous a appris à qualifier de germanique. Si beaucoup de mes productions sont basées sur la terreur, je maintiens que cette terreur ne vient pas de l’Allemagne, mais de l’âme que j’ai tiré cette terreur uniquement de ses sources légitimes et l’ai poussé seulement à ses légitimes effets », (nous traduisons).

18 J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Le Seuil, 1989, p. 147-148.

19 J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Le Seuil, 1989, p. 153-154.

20 J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Le Seuil, 1989, p. 154.

21 Charles Baudelaire, Correspondance, T.1, Paris, Gallimard, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 386.

22 F. Waquet, Les enfants de Socrate, Filiation intellectuelle et transmission du savoir XIIe-XXIe siècle, Paris, Albin Michel, 2008, p. 17.

23 F. Waquet, Les enfants de Socrate, Filiation intellectuelle et transmission du savoir XIIe-XXIe siècle, Paris, Albin Michel, 2008, p. 17.

24 F. Waquet, Les enfants de Socrate, Filiation intellectuelle et transmission du savoir XIIe-XXIe siècle, Paris, Albin Michel, 2008, p. 256.

25 F. Waquet, Les enfants de Socrate, Filiation intellectuelle et transmission du savoir XIIe-XXIe siècle, Paris, Albin Michel, 2008, p. 256.

26 J.-M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Le Seuil, 1999, p. 122.

27 Charles Baudelaire, Correspondance, T.II, Paris, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 466-467. Pour plus de détails, on se reportera à : « M. Brix, Baudelaire, “disciple” d'Edgar Poe ? », Romantisme, 2003, n°122. Maîtres et disciples. pp. 55-69.

28 J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Le Seuil, 1989, p. 181. Nos modifications sont en italique.

29 D’après le titre du premier volume de nouvelles publié par Poe en 1839 chez Mea et Blanchard à Philadelphie.

30 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, p. 184-185.

31 Cf. Genette, Palimpsestes, Le Seuil, 1982, p. 395-400.

32 Le vocabulaire qui sert à désigner la cible de l’influence littéraire ne comporte que des termes dépréciatifs (suiveur, séide, etc.), et ne permet pas de développer l’aspect professionnel de la relation maître-disciple : celui de la discipline (au sens d’algorithme d’action d’un métier) apprise par la fréquentation du maître. Nous optons donc pour un « disciple » qui évoquerait précisément cet aspect.

33 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, p. 178-179.

34 Genette, Palimpsestes, Le Seuil, 1982, p. 293.

35 Genette, Palimpsestes, Le Seuil, 1982, p. 396.

36 Genette, Palimpsestes, Le Seuil, 1982, p. 546.

Pour citer cet article

Nicole Biagioli, « POEtiques ou les vertus d’un calembour », paru dans Loxias, 68., mis en ligne le 07 mars 2020, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/index.html?id=9334.

Auteurs

Nicole Biagioli

Université Côte d'Azur, CTEL